Avant-propos :
Les multiples visages de la phénoménologie
Pascal Dupond et Laurent Cournarie
(texte paru dans Phénoménologie : un siècle de philosophie, Ellipses, 2002, p.
2-5)
Quel est celui pour qui, dans sa vie de philosophe, la “philosophie” a jamais cessé
d’être une énigme ? demande Husserl dans un appendice de la Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale
1
? La question vaut aussi bien pour le
phénoménologue à l’égard de la phénoménologie : quel est le phénoménologue pour qui la
phénoménologie a jamais cessé d’être en question dans son effort récurrent pour se fonder et
peut-être pour aliser, par son inachèvement et donc son histoire ouverte, l’idée de
philosophie
2
?
Parce que cette histoire de la phénoménologie couvre l’ensemble du 20e siècle, que
la phénoménologie fait “ époque dans la philosophie contemporaine en contribuant largement
à son renouvellement tant par la nouveauté de sa méthode que par la diversité de ses objets, il a
semblé utile de procéder à un inventaire des acquis, de la fécondité et de la plasticité théoriques
dont la phénoménologie a su faire preuve. Sans doute la philosophie continue-t-elle à côté et
au-delà de la phénoménologie. Mais la philosophie peut-elle rompre définitivement avec la
phénoménologie si celle-ci répond à l’étonnement devant l’apparaître dont elle s’efforce de
saisir l’essence et d’épeler les formes ?
Sous le titre Phénoménologie et histoire ”, J. Taminiaux, après avoir rappelé les
grandes approches philosophiques de l’histoire, chez Hegel et chez Nieztsche, s’attache à
dégager ce que peuvent être, pour la phénoménologie - Husserl et Heidegger essentiellement -
les conditions de possibilité de l’historicité. Si la praxis est bien le terrain phénoménal de
l’historicisation, peut-être est-ce le dernier Husserl, avec le thème du Lebenswelt, que l’on peut
trouver les fondations d’une phénoménologie de l’histoire.
Avant d’être phénoménologie de l’histoire, la phénoménologie est engagée dans sa
propre histoire, et celle-ci n’a jamais cessé d’être un retour, fidèle et critique, à l’œuvre de son
fondateur. Comment faire droit à l’œuvre de Husserl ? B. Barsotti en souligne fortement la
dimension rationaliste. Contre toutes ses réceptions, toutes plus surdéterminées les unes que
les autres ”, tant dans le champ de la phénoménologie que dans les traditions qui lui sont
extérieures, comme la philosophie analytique par exemple, il faut relire Husserl en considérant
1
Appendice XXVIII, éd. Gallimard, 1976, trad. G. Granel, p. 568.
2
C’est ce que pour sa part Merleau-Ponty invitait déjà à méditer au seuil de la Phénoménologie de la perception :
“L’inachèvement de la phénoménologie et son allure inchoative ne sont pas le signe d’un échec, ils étaient
inévitables parce que la phénoménologie a pour tâche de révéler le mystère du monde et le mystère de la raison. Si
la phénoménologie a été un mouvement avant d’être une doctrine ou un système, ce n’est ni hasard, ni imposture.
Elle est laborieuse comme l’œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry ou celle de Cézanne, - par le même
genre d’attention et d’étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du
monde ou de l’histoire à l’état naissant. Elle se confond sous ce rapport avec l’effort de la pensée moderne”
(“Avant-Propos”, éd. Gallimard, 1945, coll. Tel, p. XVI).
que sa question directrice est celle de “l’advenir de la raison dans le temps”. Et on se demandera
alors si, après un siècle de multiples développements, la phénoménologie a vraiment répondu à
la vocation que lui assignait Husserl.
Toute phénoménologie est sans doute un essai de refondation de la
phénoménologie. Non seulement la phénoménologie assume en notre siècle, comme l’assure
J.-L. Marion, “le rôle de la philosophie”
3
, en tant qu’elle en entreprend un nouveau
commencement, mais l’histoire même de la phénoménologie se présente comme une répétition,
de son commencement. La phénoménologie n’est ni une école ni une doctrine philosophique
mais une nouvelle méthode pour philosopher, riche de multiples possibilités originales.
L’histoire de la phénoménologie contient aussi bien les voies empruntées et délaissées par
Husserl lui-même que les “hérésies issues de Husserl”
4
. Parmi ces “hérésies”, J. Greish parcourt
quatre figures, dominantes dans l’université française, et qui sont autant de refondations de la
phénoménologie : la greffe herméneutique de P. Ricœur, la phénoménologie matérielle de M.
Henry, la phénoménologie génétique de M. Richir, et enfin la phénoménologie de la donation
de J.-L. Marion.
La philosophie d’E. Lévinas est-elle à mettre au compte de ces refondations
5
? Il se
pourrait que l’expérience du regard d’autrui engage une redéfinition radicale de l’intentionalité,
un affranchissement par rapport au paradigme de l’intentionalité objectivante et du voir
phénoménologique ” ? L’article de F. Guibal se demande quel peut être le statut de la
subjectivité dans cette esquisse d’une phénoménologie de l’archi-éthique telle que la
philosophie de Lévinas, à la jointure de l’élection et la loi, du singulier et de l’universel ”,
entre Kant et Kierkegaard.
Si la phénoménologie n’a d’autre exigence que son effacement devant le
phénomène dont elle est le logos, on peut se demander ce qui est pour elle proprement
phénomène, phénomène en un sens insigne ”. Commentant le Séminaire de Zähringen de
Heidegger, en chemin vers l’ extrême phénoménologie ”, la phénoménologie de
l’inapparent ”, G. Guest affronte cette question : la possibilité de la phénoménologie se porte à
son extrême, parvient au comble du voir phénoménologique, au moment elle cherche à
penser ce qui, demeurant en retrait, requiert, en tant qu’inapparent, la phénoménologie
6
.
Quel sens et quel rôle doit-on attribuer à la subjectivité dans l’apparaître des
phénomènes ? R. Barbaras présente la phénoménologie “ asubjective de Patocka en montrant
que dans une phénoménologie du mouvement, la subjectivité inhérente à la structure de
l’apparaître doit être comprise comme une subjectivité finie, non constituante mais
co-déterminante de la phénoménalité, incarnée, immanente au monde. Dans le mouvement
vivant, l’être et l’apparaître coïncident absolument : si l’apparaître est l’apparaître d’un monde,
le sujet auquel le monde apparaît est action et non pensée. Le moi est l’être-auprès-de-soi du
mouvement.
La phénoménologie, en quête d’une pensée du sujet, d’une figure de l’ego en-deçà
du sujet connaissant qui domine la tradition métaphysique, est ainsi conduite à approfondir le
sens de l’action : si la duction phénoménologique a su affirmer l’irréductibilité de l’être de
l’ego à l’objectivité, l’exploration de sa vie transcendantale doit renoncer à la problématique de
l’intentionalité. A l’instar de Patocka, M. Henry recherche dans la théorie ontologique de
l’action de Maine de Biran, la voie d’une pensée originaire de l’ipséité, c’est-à-dire
3
Réduction et donation, PUF, 1989, p. 7.
4
P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie, éd. Vrin, 1987, p. 8.
5
Voir à ce sujet l’article de S. Strasser, “Antiphénoménologie et phénoménologie dans la philosophie de
Emmanuel Lévinas”, Revue philosophique de Louvain 75, 1977, p. 101-125 ; et Etudes sur Lévinas et la
phénoménologie, éd. PUF, 2000.
6
Voir le § 44 dEtre et temps.
finalement, comme l’explique J. Soulès d’une refondation de la phénoménologie dans une
philosophie qui fait de la conscience non la condition de la manifestation mais la manifestation
originaire. La phénoménologie est à recommencer comme phénoménologie de l’essence de la
manifestation : phénoménologie de la manifestation immanente, c’est-à-dire phénoménologie
de la vie.
On voit ainsi qu’on ne peut s’interroger sur la phénoménologie sans s’interroger sur
son origine, sur l’origine qu’elle est en permanence. En effet, pour Maldiney, comme le
souligne S. Brunel, la phénoménologie répète à sa façon la première parole de la philosophie et,
avant elle, du mythe, pour dire l’entrelacement invisible du logos et des choses, du fondement
et du fond dont la compréhension est irréductiblement sensible et pathique.
La phénoménologie a trouvé un terrain propice à son renouvellement dans le champ
esthétique. H. Escoubas développe ainsi l’hypothèse que la peinture, notamment la peinture
abstraite, est la mise en œuvre “ du faire-monde du monde, de l’apparaître de ce qui apparaît
et que, par cette fonction de manifestation, elle est identique à la tâche de la phénoménologie.
La peinture, en demandant à l’expérience elle-même son propre sens
7
, est une phénoménologie
en acte.
On comprend ainsi l’importance de Cézanne dans la méditation de Merleau-Ponty.
Comme le montre P. Leconte, le nom de Cézanne est le nom d’un style dont l’œuvre est le
corps ”, la célébration de la co-naissance du sujet et du monde par l’effort inchoatif de rendre
visible la vision elle-même, d’accomplir “ la visibilité du visible ”.
Déjà Husserl indiquait la parenté entre le voir phénoménologie et l’intuition
esthétique
8
. H. Arendt développe ce thème en dégageant l’entre-appartenance, au sein de la
culture, de l’art et du monde. L’œuvre d’art est un objet qui n’existe que pour apparaître au
monde et se maintenir au monde en appelant les hommes à l’exercice d’un sens commun. Par
là, il atteste de la possibilité d’une communauté humaine. Autrement dit, comme le montre D.
Lories, une phénoménologie de l’art est éminemment une phénoménologie politique.
On reconnaîtra enfin que, si l’art est une expérience phénoménologique privilégiée,
c’est parce qu’en maintenant l’apparaître dans le plus propre de son ouverture, il a le pouvoir de
célébrer la facticité originaire de l’être au monde, l’affinité inengendrable du sujet humain et du
monde. M. Saison explique ainsi comment chez M. Dufrenne, l’art est l’occasion pour l’homme
de participer à la puissance poétique de la nature naturante ”. Au-delà de l’art, la
phénoménologie est reconduite à une philosophie de la nature.
Le lecteur peut constater la diversité et l’originalité des prolongements de l’œuvre
de Husserl au 20e siècle : plus grande est une pensée, plus grand l’impensé qu’elle gue à la
postérité pour une reprise créatrice.
4 ème de couverture
Quel est celui pour qui, dans sa vie de philosophe, la “philosophie” a jamais cessé
d’être une énigme ? demande Husserl dans un appendice de la Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale ? La question vaut aussi bien pour le
phénoménologue à l’égard de la phénoménologie : quel est le phénoménologue pour qui la
phénoménologie a jamais cessé d’être en question dans son effort récurrent pour se fonder et
peut-être pour réaliser, par son inachèvement et donc son histoire ouverte, l’idée de
philosophie ?
7
Voir Husserl, Méditations cartésiennes, Deuxième méditation, trad. E. Lévinas, Vrin, 1980, p. 33.
8
Voir Une lettre à Hofmannsthal, 12 janv. 1907, La part de l’œil, “Art et phénoménologie”, trad. E. Escoubas, p.
13-15.
A travers les études réunies dans le présent ouvrage, consacrées à E. Husserl, M.
Heidegger, J. Patocka, M. Merleau-Ponty, E. Lévinas, H. Arendt, H. Maldiney, M. Dufrenne,
M. Henry, sans oublier P. Ricœur, M. Richir ou J.-L. Marion, le lecteur est invité à découvrir la
diversité et l’originalité de la phénoménologie qui a largement inspirée la pensée philosophique
du XXè siècle. Cette nouvelle manière de philosopher se trouve ainsi présentée dans son
histoire fondatrice et les multiples visages de son œuvre présente.
Tables des matières
Avant-propos : Les multiples visages de la phénoménologie
P. Dupond et L. Cournarie 3
Phénoménologie et histoire
J. Taminiaux 7
I. Hegel d’abord
II. Nietzsche 12
III. Conclusion 17
Le rationalisme husserlien
B. Barsotti 21
I. Les trois controverses 21
II. Raison et intentionalité 23
III. Raison et langage 32
IV. En quel sens ne sommes-nous pas husserliens ? 43
Les yeux de Husserl en France : Les tentatives de refondation
de la phénoménologie dans la deuxième moitié du XXe siècle
J. Greisch 45
I. Introduction 45
II. Les yeux de Husserl 46
III. Le nouveau paysage de la phénoménologie française 49
IV. Les entreprises de refondation 55
V. Conclusion 71
VI. Bibliographie générale 73
Entre Kant et Kierkegaard : Le sens de la subjectivité selon E. Levinas
F. Guibal 75
I. L’éthique comme philosophie première 76
II. Loi du Même, loi de l’Autre 80
III. Unicité et élection 84
IV. Le harcèlement de l’amour 90
V. Autrement Dit 96
Aux confins del'inapparent (L'extrême phénoménologie de Heidegger)
G. Guest 99
La phénominologie du mouvement chez Patocka
R. Barbaras 129
L'ouvert interieur.
Manifestation originaire et pensee de l’être chez Michel Henry
J. Soulès 139
I. La question perdue : Qu'est-ce que l'homme ? 139
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !