La Quinzaine littéraire, núm. 989/ 2009 Michel Foucault Le courage de la vérité Le gouvernement de soi et des autres II Cours au Collège de France. 1984 Édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana par Frédéric Gros Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, Éditions Gallimard, Éditions du Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2009. Une autre chance pour la philosophie par Pierangelo Di Vittorio « Il faut bien, comme professeur de philosophie, avoir fait au moins une fois dans sa vie un cours sur Socrate et la mort de Socrate. C’est fait. Salvate animam meam ». Dans cette phrase prononcée par Michel Foucault à la fin de l’une des ses dernières leçons au Collège de France, résonne la même ironie traditionnellement attribuée au personnage de Socrate. En 1984 Foucault consacre son enseignement à la parrêsia comme pratique courageuse de la vérité, mais il souligne tout de suite la différence qui existe entre le dire-vrai du parrèsiaste et celui de l’enseignant, c’est-à-dire du technicien, de l’homme qui a reçu un savoir de tekhnê et qui va le transmettre aux autres. Cet homme du savoir-faire et de l’enseignement, ce « professeur » joue un rôle certes important : il relie l’héritage d’un savoir commun sur lequel se fonde la possibilité d’un lien entre les générations. Mais cet homme de la filiation, de la reconnaissance et de l’amitié ne prend aucun risque. « Tout le monde sait, et moi le premier, que nul n’a besoin d’être courageux pour enseigner ». En revanche, le parrèsiaste est l’homme du risque et pour lequel le risque revient d’abord à mettre en jeu sa relation avec les autres. Par son franc parler il s’expose constamment à la rupture, au déchirement, à l’hostilité, à la guerre et à la mort. Et il y a sans doute de la rude franchise dans les remarques que Foucault adresse publiquement à son activité de professeur auprès du Collège de France : que reste-t-il de la recherche au moment où tout conflue dans un enseignement qui ressemble plutôt à un spectacle, à un rituel de masse ? Trop de monde pour faire de la recherche, peut-être trop d’amitié pour faire de la philosophie. Beau paradoxe. Cette différence dans le dire-vrai s’accentue lorsque Foucault en vient à considérer les cyniques, pour lesquels la parrêsia est directement liée à la philosophie comme « manière de vivre », et selon un rapport qui ne se réduit pas à l’harmonie socratique entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. Le cynique va jusqu’à donner une consistance physique, 2 corporelle à la vérité. Il est la performance athlétique et plastique de la vérité. La « vie philosophique » est en effet une « vrai vie » dans la mesure où le philosophe devient un « témoin vivant de la vérité », littéralement un martyre de la vérité (marturôn tês alêtheias). En reprenant un thème abordé en d’autres occasions – par exemple dans l’entretien intitulé Folie, littérature, société (1970), ou dans le cours « Il faut défendre la société » (leçon du 25 février 1976) – Foucault affirme ici que la possibilité d’une vie philosophique est rendue en quelque sorte caduque par l’apparition, au début du XIX siècle, du métier de professeur. On ne peut pas comparer le professeur universitaire à ce « professionnel de la philosophie» qu’est le cynique : aussi bien que Socrate, celui-ci reçoit en effet directement des dieux sa mission de « fonctionnaire de l’universalité éthique », de « responsable de l’humanité » en général. Si la question de la vie philosophique a pu être négligée au cours de l’histoire occidentale, jusqu’à se présenter comme quelque chose d’extérieur ou de superflu par rapport à la philosophie elle-même, ceci relève d’un double processus d’institutionnalisation : d’une part l’absorption du problème de la vraie vie dans l’institution religieuse, d’autre part l’annulation de ce même problème dans l’institution scientifique. Autrement dit, si l’on a affaire à des enjeux spirituels, il est certain qu’on est dans le domaine de la religion ; si, par contre, on entre dans le domaine de la science, il est certain qu’il n’y aura aucun enjeu spirituel, car l’accès à la vérité ne dépend point d’une épreuve éthique de transformation ou d’altération de soi-même. La marginalisation du problème de la vie philosophique va donc de pair avec un appauvrissement spirituel de la vie en général. On retrouve ici l’un des motifs-clé du cours L’Herméneutique du sujet (1981-1982) : le lien essentiel qui noue, dans l’antiquité gréco-romaine, la philosophie comme recherche des conditions d’accès à la vérité, et la spiritualité comme nécessaire travail de soi sur soi pour avoir accès à cette vérité. Dans l’histoire du rapport entre le sujet et la vérité en Occident, le « moment cartésien » ne serait que l’éponyme d’une rupture fondamentale survenue à l’age moderne dans ce rapport entre la philosophie et la spiritualité. Le rêve de donner un fondement absolu à la connaissance a mené la philosophie à perdre son autonomie et à rester capturée dans le miroir de la science. En perdant tout attache avec le problème du « style de l’existence », le rapport à la vérité ne peut désormais se valider et se manifester que dans la forme du savoir scientifique. Trop de sagesse pour qu’il y ait de la philosophie : encore un beau paradoxe. Alors, ce n’est pas un hasard si le premier geste de Foucault dans L’Herméneutique du sujet a consisté à arracher Socrate à son image stéréotypée : l’appel, célèbre, à la « connaissance de soi » (gnothi seauton) s’inscrit en fait dans une injonction plus générale, celle du « souci de soi » (epimeleia heautou) qui, loin de se borner à la philosophie, marque la culture gréco-romaine pour une période 3 de mille ans à partir du Ve siècle av. J.C. Ce travail sur Socrate se poursuit en 1984 dans la première moitié du cours Le courage de la vérité. Socrate apparaît d’abord au point crucial de « la grande chaîne des soucis et des sollicitudes » qui noue l’existence : c’est en se souciant des hommes que les dieux ont envoyé Socrate pour leur apprendre à s’occuper d’eux-mêmes. Le souci socratique de soi est ensuite à l’origine de la bifurcation qui va caractériser tout le développement de la philosophie occidentale : d’un côté, avec l’Alcibiade, ce souci investi l’être même du « soi » dont il faut s’occuper, c’est-à-dire l’âme qu’il faut contempler dans sa vérité, ce qui ouvre au principe de l’« autre monde » et donne ainsi naissance à la métaphysique occidentale ; de l’autre côté, avec le Lachès, la question est par contre de savoir ce que doit être ce « souci » et ce que doit être cette « vie » qui prétend se soucier d’elle-même. C’est une réflexion philosophique fondamentale sur l’ethos philosophique, sur la philosophie comme manière de vivre et comme art de l’existence qui trouvera son expression la plus conséquente dans la « grossièreté cynique », à partir du thème de la vrai vie comme « vie radicalement autre » : « le monde ne pourra rejoindre sa vérité, ne pourra se transfigurer et devenir autre pour rejoindre ce qu’il est dans sa vérité, qu’au prix d’un changement, d’une altération complète (…) dans le rapport qu’on a à soi ». Foucault prend position dans l’héritage divergeant de Socrate dont il propose finalement un portrait fortement orienté vers sa descendance cynique. Comme Socrate, Diogène de Sinope se rend à Delphes et reçoit d’Apollon le conseil de « falsifier la monnaie » (ou de changer sa valeur). Depuis lors les cyniques n’auront qu’à performer – jusqu’à la limite du possible – les principes les plus banals et reconnus de la philosophie, pour atteindre une transvaluation de toutes les valeurs et toucher au scandale de l’impossible philosophie. La « royauté philosophique » de Diogène qui chie au milieu de la rue après avoir enthousiasmé l’auditoire avec son éloge d’Héraclès, la folle monarchie de Diogène qui nu dans son tonneau déride la royauté politique d’Alexandre ne va pas sans rappeler la souveraineté-limite de Georges Bataille. « Une vie autre pour un monde autre » : voici la devise à partir de laquelle on peut distinguer l’attitude cynique le long de l’histoire occidentale. De l’ascétisme chrétien aux ordres mendiants et aux prédicateurs du Moyen Age, du militantisme révolutionnaire aux expériences artistiques de l’époque moderne et contemporaine, ce courant souterrain de la philosophie n’a pas cessé de répéter, comme une note de basse, qu’on ne changera pas le monde sans se transformer soi-même. Le courage de la vérité, à la limite, c’est le courage de devenir radicalement autre. Ceci revient à dire qu’à la racine de toute combativité critique et politique il doit y avoir un combat spirituel vis-à-vis de soi-même. C’est cet enjeu éthique qui permet de faire la « différence » à l’intérieur de n’importe quelle situation critique et politique. Le passage de la parrêsia politique à la parrêsia éthique – 4 que Foucault lie à la question du rapport entre le dire-vrai et la mort chez Socrate, et à la critique de parrêsia démocratique chez Platon – devient justement nécessaire au moment où on s’aperçoit que la démocratie est « structurellement » incapable de faire place au dire-vrai. Pour la simple raison que son fonctionnement exclut par principe cette « différenciation éthique » (thème de l’« excellence éthique », du « meilleur ») qui seule pourrait permettre de faire le partage entre la bonne et la mauvaise parrêsia. En démocratie tout le monde a le droit à dire n’importe quoi (mauvaise parrêsia), et comme c’est la majorité qui finalement décide, les discours qui vont s’imposer sont « ceux qui plaisent, ceux qui disent ce que le peuple désire, ceux qui le flattent ». Non seulement le courage de la vérité (bonne parrêsia) n’est pas honoré, mais il peut arriver, à ceux qui essaient de dire ce qui est vrai plutôt que ce qui plaît, de susciter des réactions négatives qui peuvent les exposer à la vengeance, à la punition, à la mort. Dérive démagogique du dire-vrai, dérive populiste de la démocratie : inutile de souligner l’actualité et l’urgence de ce problème qui remonte aux prémices de notre civilisation. En lisant le dernier cours de Michel Foucault au Collège de France il est difficile de ne pas penser à sa mort qui survient quelques mois plus tard. Pourtant, assez vite on se rende compte qu’on n’a pas affaire à quelque chose comme un « testament philosophique ». Il s’agit au contraire d’un nouveau commencement dont l’enjeu central est d’envisager une autre possibilité pour la philosophie et pour l’histoire de la philosophie. Ce nouveau regard sur la philosophie vise directement son différentiel éthique, plutôt que ses propriétés théoriques, et se focalise sur la recherche d’une radicalité éthique – d’une spiritualité – qui est comme une corde tendue entre le pôle de la vérité et le pôle de l’altérité. Il ne faut pas oublier en effet que Foucault s’était précocement evadé de la philosophie, en s’arrachant à sa formation (phénoménologie, hégélianisme, marxisme humaniste) par le biais de Nietzsche, lu grâce à Bataille, lu grâce a Blanchot. Ce grand refus de la philosophie pris ensuite une allure proprement éthique lorsque Foucault, suite à la rencontre autour de 68 avec les mouvements de lutte de base, se laissa déposséder de sa « maîtrise » et commença à penser le travail critique comme l’« accouplement » des savoirs érudits de l’historien et des savoirs combatifs des gens. L’avant-garde est toujours du coté de l’Autre : découverte fondamentale, mais justement, cela ne permettait pas encore d’envisager la philosophie comme « autre », et peut-être de la ranger dans la « grand famille des contre-conduites » qui depuis toujours ont résisté au pouvoir gouvernemental (cours Sécurité, territoire, population, 1977-1978). Le retour à la philosophie, qui s’achève en 1984 avec ce double portrait de Socrate et des cyniques, ne devient possible qu’à la suite d’une autre découverte importante, à savoir que la dimension éthique est en train de devenir l’un des 5 enjeux politiques majeurs des nos sociétés. Aux organisateur du séminaire Technologies of the Self , tenu en 1982 à l’Université du Vermont, Foucault dit que l’idée de s’occuper du problème du « soi » lui aurait été suggérée par la lecture du livre de Christopher Lasch The Culture of Narcissim (1978). La même année 1978, Foucault consacre son cours au Collège de France à l’analyse du libéralisme et du néo-libéralisme, en repérant le noyau « éthique » de ce dernier dans la doctrine du capital humain (Naissance de la biopolitique, 1978-1979). Souci de soi, mode de conduite, style de vie, esthétique de l’existence : depuis une trentaine d’années ces thèmes sont devenus des mots d’ordre incontournables. Mais quelle « différence » par rapport à la culture de soi qui régnait dans le monde gréco-romain ! La même chose et tout autre chose. Par exemple le style de vie : d’un côté il y a le jogging de l’homme néo-libéral, de l’autre côté il y a l’endurance de Diogène qui dort sur la dure, qui défie le froid et la chaleur pour affirmer sa folle souveraineté. Le moins qu’on puisse dire est que Foucault a aperçu tout de suite qu’un nouveau champ de bataille était en train de s’ouvrir dans le monde occidental, et qu’au centre de cette bataille il y avait précisément le soi, la subjectivité ou, si l’on préfère, l’âme. Alors sur le terrain on voit descendre d’abord Socrate, le taon qui réveille les citoyens pour les guider à la bataille morale, qui est lui-même le soldat du souci de soi ; et après Socrate, voici la meute des cyniques, formidables combattants, militants indéfectibles de la philosophie comme art de vivre. C’est ainsi que chez Foucault la philosophie redécouvre son altérité radicale. Elle revient de loin pour adresser une parole scandaleuse à l’homme contemporain : les principes les plus banals sur lesquels est fondée ta vie quotidienne risquent d’être complètement retournés, bouleversés au moment où ils apparaissent dans le miroir d’une vérité radicalement autre. L’étrange vérité du courage de soi.