Edgard Weber, Georges Reynaud . . CROISADE D`HIER, DJIHAD D

Edgard Weber, Georges Reynaud
. .
CROISADE D'HIER,
DJIHAD D'AUJOURD'HUI
THEORIE ET PRATIQUE DE LA VIOLENCE
DANS LES RAPPORTS ENTRE
L'OCCIDENT CHRETIEN ET L'ORIENT MUSULMAN
LES ÉDITIONS DU CERF
1989
CROISADES D'HIER, DJIHAD INTRODUCTION
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INTRODUCTION
A l'heure où la violence a si fréquemment fait rage au Moyen-Orient, tant au Liban qu'en
Irak-Iran, il est important de nous interroger sur quelques principes qui peuvent expliquer en
profondeur cette violence. L'actualité, en tout.cas, nous force à y réfléchir car le djihâd,
identifié à la guerre sainte, fait.de nouveau parler de lui, et l'Occident a le sentiment, d'être en
face de pratiques moyenâgeuses bien éloignées d'une vision moderne des rapports humains.
Le Moyen-Orient est en effet devenu un 'espace privilégié où régulièrement le djihâd est
invoqué, déclaré officiellement et mêlé à des actions dans lesquelles l'Occident ne voit
aujourd'hui que le reflet d'actes terroristes. .Ce qui, en terre d'Islam, apparaît comme
l'expression la plus affinée de la foi devient ici, une pratique barbare et indigne d'un homme
du xxe siècle. En jugeant ainsi les événements, l'Occidental ne retient qu'un aspect de la
complexité orientale et oublie que lui-même, il n'y a pas encore très longtemps, mettait à feu
et à sang non pas une région du globe, mais le globe entier avec les guerres de"14-. 18 et
surtout de 39-45, sans compter les guerres coloniales auxquelles il faudrait peut-être ajouter
les guerres économiques et idéologiques beaucoup plus sournoises mais dont les effets -à long
terme ne sont pas moins douloureux.
Ces guerres modernes sont, certes, très loin des croisades menées jadis du xxe au xlve siècle
en Orient. L'Occident d'aujourd'hui les considère comme révolues, expression d'une pratique
d'un Moyen Age devenu impensable ; mais pour l'Oriental, la croisade qui caractérise les
Occidentaux n'est pas véritablement révolue. A ses yeux, elle existe toujours. Les conquêtes
coloniales d'il y a un siècle, l'ingérence européenne ou américaine dans les conflits du
Moyen-Orient, durant cette dernière décennie, sont ressenties comme une forme de croisade.
Si l'Occidental ne peut comprendre cette accusation, le musulman
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ne comprend pas non plus pourquoi le premier lui reproche de atiquer la guerre sainte alors
qu'elle est exigée par Dieu. Pour i, le djihâd n'est pas ce que l'Occidental pense de la guerre
i.nte. Le djihâd apparaît comme intimement lié à là foi usulmane ; alors que pour l'Occidental,
ayant dans le p' assé tversé de multiples guerres de religion, ayant consomrtié au ;cle dernier
la séparation de la religion et de la politique, la serre sainte est devenue synonyme de
fanatisme. 1
Tandis que le musulman revendique encore aujourd'hui le ihâd, plus d'un historien occidental•
a dénoncé l'idéie de aisade, contribuant ainsi à donner mauvaise conscience à )ccident qui
l'avait pratiquée. Peut-être attend-il que le .isulman rejette également le djihâd comme une
pratique compatible avec les droits de l'homme du xxe siècld, les ncipes de liberté et d'égalité,
l'exercice de la libre conscience. :st à partir de tels principes, en tout cas, que l'Occidental
dense )ntanément les relations humaihes en cette fin du XXe siècle. musulman développe-t-il
sa réflexion à partir du même plicite ?
L'Orient et l'Occident n'auront pas fini de se méconnaître et de mal comprendre tant qu'ils ne
feront pas retour sur eux-mêmes ur saisir pourquoi l'autre le perçoit si mal. Car chacun juge
-ore trop souvent l'autre selon ses propres catégories ses )pres concepts, ses propres
implications et ses intérêts. On ne cartera pas de la vérité en disant que l'Oriental arâbo-
isulman mobilise encore trop une énergie formidable à réfuter nage qu'il croit avoir aux yeux
des Occidentaux au lieu de lterroger sur sa véritable spécificité d'une part et sur les ours qui
peuvent faire de lui un homme universel d'autre 'part. ut se passe comme si l'Oriental était en
quelque sorte sonnier du regard des autres, prêt à tout instant à dénoncer utre, rarement
capable de reconnaître ses propres ponsabilités dans un monde qui exige de plus en plus la
laboration et la solidarité. L'Occidental semble souffrir d'une p grande assurance personnelle
et peut-être lui est-il nécessaire comprendre que ses modes de pensée ne sont pas ,essairement
universaux. Toute compréhension véritable ose sur la prise de conscience de son propre
fonctionnement et fonctionnement de l'autre. Il est apparemment plus facile de
percevoir que l'autre est différent de nous, que de se çonsidé spontanément différent des
autres. Cette réaction toute ban révèle que par réflexe chacun se prend comme centre, référer
naturelle et légitime, voire norme se justifiant par elle-mêr Cette réaction est la révélation d'un
ethnocentrisme dont cultures ont du mal à se défaire. Lorsque le monde aral musulman fut à
son apogée, il se considéra comme le meillL des mondes, le plus équilibré et le plus juste.
Avant lui, les Gr considéraient comme barbares tous ceux qui lie parlaient ] comme eux et qui
n'avaient pas atteint leur degré de civilisati Si l'Occident s'est senti un moment supérieur à
toutes les aut civilisations, il ne réagissait pas autrement que les Arabes ou Grecs ou d'autres
encore, qui à un moment de l'histoire humai ont eu une supériorité technique, économique et
culturelle. destin des peuples est de grandir, d'être parfois puissants, tr aussi de vieillir et de
perdre leur puissance.
Dès l'instant où l'on a déterminé une différence avec l'au on se pense alors comme point de
référence, _ voi inconsciemment ou consciemment, comme centre du monde.] valeurs qui
nous sont propres (et qui sont toutes relativ deviennent alors les véritables valeurs humaines
(considér comme universelles). Le plus difficile est •de. prendre distances par rapport à ses
propres valeurs non pas pour rejeter ou les minimiser, mais pour les comparer à d'aut valeurs
et en mesurer ainsi leur véritable relativité. Cette dista. est conçue non pas comme un rejet de
soi ou un dénigrem< mais comme un recul par rapport à ses principes pour i meilleure
objectivité, pour une meilleure maîtrise du côté affe et émotionnel, et pour une meilleure
utilisàtion du rationnel. mot de relativité peut prêter à confusion. Parfois, il désigne manque
de vérité ou une profonde incertitude. La relativité cultures est tout autre chose. Elle signifie
essentiellement que vérités des cultures sont relatives, dans le sens de reliées à espace et un
temps donnés. Ce qu'une culture se donne com vérité pour elle (et qu'elle peut croire à tort
comme.universe n'est pas toujours considéré comme tel par une culture différé du fait que
celle-ci doit répondre à ses besoins vitaux autrem que la première. Car les exigences de la
nature, du climat, ressources, des habitudes, des coutumes... %ont différentes p
1.6 CROISADES D'HIER, DJIHAD D'AUJOURD'HUI INTRODUCTION _ 17
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chacune. On ne vit pas de la même manière dans les pays chauds d'Afrique et les régions
froides de l'Alaska. Les règles de la pudeur par exemple seront forcément différentes.
Il existe encore peu de gens qui soient véritablement capables de cette distanciation par
rapport à leurs propres valeurs,! parce que l'éducation traditionnelle n'habitue jamais à ce
décentrage indispensable. Pourtant, dans un monde qui développe les moyens de
communication, qui facilite les rencontrés des hommes de toutes les langues et de toutes les
cultures, c'est par là qu'il faut commencer si l'on veut que les hommes se comprennent
pàr-delà leurs différences. Il en existe même beaucoup qui ne soupçonnent pas que cette
distanciation soit possible voire bénéfique, et donc qu'elle puisse être souhaitable. Ceux qui
pensent ainsi n'ont pas encore pris conscience que le monde à la fin de ce xxe siècle a
formidablement évolué et que ce que connaîtront nos enfants sera très différent de ce qu'ônt
vu nos pères.
Plus que jamais le monde occidental et le monde ârabonusulman, spécialement celui du
Moyen-Orient, connaissent une )hase de tension politique qui sous-tend en réalité le problème
nfiniment plus grave de l'incompréhension quasi séculaire qui fivise l'Orient et l'Occident.
S'agit-il d'un état de fait onjoncturel, donc de détail, ou bien est-il question dei deux ilions du
monde ? Dans ce cas, l'Orient et l'Occident icarneraient-ils deux manières de voir, deux
sensibilités, deux taons de penser et d'appréhender le réel? A quoi est alois due 'tte différence?
Souvent, l'incompréhension résulte du fait que l'on parld deux .zigues différentes. Or,
précisément, les langues de l'Occident et :l'Orient n'appartiennent pas au même groupe
linguistique et ne )ssèdent donc pas forcément la même logique interne. A-t-on iffisamment
exploité lés différences des langues sémitiques et do-européennes dans le- sens où, bâties sur
des structures fférentes, elles véhiculent par conséquent une vision du monde Cférente ? 1
En effet, les grammaires sémitiques et indo-européennes nous prennent, par exemple, que les
structures de ces deux langues
se recoupent pas exactement. Pour ne donner qu'un exemple
rapide, on fera remarquer que la langue arabe n'aborde pas la notion de temps de la même
manière que le latin ou le grec d'où dérivent toutes les langues dites romanes. L'arabe oppose
une action achevée (le passé, al-mâdi) à une action non encore achevée (al-mudâri°). Ce
second aspect du temps, l'inaccompli", recouvre le présent comme le futur des langues
occidentales. Celles-ci affirment nettement des temps verbaux : le présent, le futur et le passé,
alors que l'arabe met en évidence l'aspect verbal, la qualité de l'action exprimée par le verbe.
Cette différence ne peut pas ne pas avoir une influence sur la manière de penser et donc de se
situer vis-à-vis du temps, tant il est vrai que la structure d'une langue organise la pensée et que
celle-ci modèle une manière d'agir. Un autre exemple est suggestif. La phrase arabe dite
verbale commence par un verbe et place le sujet en seconde position. Ainsi est valorisée en
premier lieu l'action, alors que les langues occidentales, valorisent le sujet. C'est dans cette
logique grammaticale que se comprend aussi l'existence d'un complément d'agent attesté dans
les langues latines alors que ce complément est absent en arabe. Sachant cela, oin s'étonnera
moins que l'Occidental se pose sans cesse comme un démiurge, Prométhée avide d'actions,
tandis que l'Oriental structuré par les grammaires sémitiques s'efface derrière l'action dont
l'auteur principal demeure d'abord Dieu.
Dans les pages qui vont suivre, nous n'allons pas directement expliciter ces différences du
point de vue grammâtical. Mais nous essayerons de comprendre deux institutions majeures de
ces deux cultures, les croisades et le djihâd, qui illustrent suffisamment bien la tension
séculaire entre l'Orient et l'Occident. Si aujourd'hui le djihâd connaît un certain regain, s'il fait
en tout cas beaucoup parler de lui et que de temps en temps des opérations suicides s'en
réclament, les croisades semblent moins invoquées depuis des siècles. Elles le seraient en
effet difficilement, car un pouvoir laïque pourrait-il accepter une. symbolique et une action
religieuses ,qui ne lui soient pas propres ? Certes, le monde occidental, de par la séparation
des pouvoirs religieux et temporels, ne pourrait plus entreprendre aujourd'hui une croisade au
sens classique, mais des avatars croisadistes subsistent, car n'oublions pas que l'Espagne
franquiste, de 1936 à 1939, appelait à une lutte contre la République, désignée sous le nom de
L.
Jrtc t,
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