La culture du pluralisme juridique
est-elle soluble dans la criminologie ?
Un point de vue anthropologique
Contribution à la table ronde
Approche critique du concept de culture en criminologie
XXXIIème congrès de l’Association Française de Criminologie
Besançon, 10 décembre 1998
Etienne Le Roy
Laboratoire d’Anthropologie
Juridique de Paris, Université Paris 1
L’anthropologue Kroeber recensait déjà au début des années cinquante plusieurs centaines de définitions différentes de
la notion de culture dans l’Anthropologie américaine qui, il est vrai, s’est développée sous l’enseigne du culturalisme.
Je ne prétendrai donc pas en ajouter une nouvelle
1
, d’autant que si l’emploi du terme est fréquent dans nos travaux
d’anthropologie du Droit, ce n’est pas sans quelque facilité car culture, civilisation, tradition, voire ‘vision du monde’
sont employées par nous souvent comme des corrélats, donc avec une certaine ambiguïté.
Si cette table ronde est ainsi l’occasion de préciser les notions et les perspectives, il ne saurait s’agir, selon une formule
familière “ de jeter le bébé avec l’eau du bain ”, donc de rejeter la notion de culture sous prétexte que son emploi est
malaisé et que son recours a pu prêter à des excès lorsqu’elle a permis des repliements identitaires ou des remises en
cause de solidarités ou d’exigences transnationales, pour ne pas dire universelles. Le domaine des droits de l’homme en
a été un cadre particulier d’application et d’expression. Aux excès de langage de certains anthropologues défenseurs des
spécificités culturelles a pu répondre une chasse aux sorcières ” non moins excessive et condamnable. Par exemple, le
bel ouvrage de Sélim Abou, actuel recteur de l’Université saint-Joseph de Beyrouth, Cultures et Droits de l’homme,
2
tout en présentant une lecture plus mesurée de la requête d’universalisme que certains propos radicaux des
missionnaires des droits de l’homme, n’est pas à l’abri, la situation libanaise expliquant le propos par le risque de replis
identitaires, de généralisations qui peuvent peser sur le nécessaire dialogue interculturel
3
.
Cette difficulté à nouer un tel dialogue est une caractéristique de la période et du mouvement qui affectent la société
moderne ”, donc l’ensemble des savoirs qui s’y sont développés, induisant des remises en question, des crises ou des
ruptures qui peuvent affecter tant l’anthropologie que le Droit ou la criminologie. Ainsi, si on ne peut faire de procès
1
Par boutade je pourrai tout au plus me référer à cette définition lapidaire du président Herriot, la culture c’est ce qui
reste quand on a tout oublié.
2
Paris, Hachette, col. Pluriel, 1992.
2
d’intention à la criminologie et ainsi supposer que les débats internes aux droits de l’homme traversent également cette
discipline, on doit poser que la criminologie est interpellée par des modes innovants d’interpréter le lien social et
culturel. On doit également se demander si la criminologie est susceptible de se laisser interpeller et d’adapter les modes
de conceptualisation de ses pratiques et de ses résultats aux défis qui apparaissent. En particulier, on peut se demander
quelle est, chez les criminologues, la “ philosophie spontanée dominante, pour reprendre l’expression de Bachelard.
Est-ce celle qui fonde l’idéologie des juristes et qui pourrait avoir été transposée de l’un à l’autre domaines ? Pour y
répondre, il nous faut tenter d’identifier ces référents conceptuels et normatifs qui structurent la pratique de la
criminologie pour dégager, en cas de vérification d’un transfert d’idéologie des juristes, dans quelles conditions il sera
possible de sortir du “ monologisme ”, terme sous lequel Gérard Timsit inscrit l’expérience judéo-chrétienne de la loi
et du Droit. Rappelons que cet auteur entend par monologisme du système normatif, l’existence d’une logique unique,
unitaire, verticale et hiérarchique à l’oeuvre au sein des systèmes normatifs. C’est elle qui, encore aujourd’hui, pour
l’essentiel, fonde les systèmes de droit contemporains et permet de rendre compte de phénomènes dont nous sommes
tellement familiers qu’il ne nous vient même plus à l’esprit de nous interroger sur leurs implications
4
.
On organisera ainsi le propos en trois temps. Tout d’abord, je me tournerai vers une présentation ‘autorisée’ de la
criminologie pour en identifier la philosophie spontanée. Dans un deuxième temps, je repérerai les difficultés ou
problèmes que cette approche peut suggérer, au regard de la requête de pluralisme qui émerge dans des sociétés qu’on
qualifie de post-modernes mais que je préfère aborder comme ‘trans-modernes’. Dans un tel contexte, je
caractériserai brièvement ce que peut suggérer une pratique du pluralisme juridique en criminologie en introduisant le
concept de multijuridisme. Une brève conclusion suggérera de nouvelles pistes à explorer.
Une présentation ‘autorisée’ de la criminologie.
Puisque notre congrès fait appel à Philippe Robert pour assurer la conférence d’ouverture, il m’a semblé qu’il n’y avait
pas d’autorité plus qualifiée pour présenter la criminologie. Le dictionnaire de théorie et de sociologie du Droit a fait
appel en 1988 à notre éminent collègue pour rédiger l’entrée ‘criminologie’
5
. J’utilise la seconde et dernière édition
(1993) du dictionnaire.
- Le propos de Philippe Robert est organisé en dix paragraphes selon une progression logique qui est sans doute un
élément important de la philosophie cachée que nous cherchons à détecter.
Il me semble pourtant important, considérant une certaine ‘circularité’ du propos, de lier ensemble les points 1 et 10.
Dans le point 1, il est dit d’abord que la criminologie a été conçue comme une machine (de guerre ou de paix ?) à
l’encontre de la thèse de Lombroso et de sa conception d’une anthropologie criminelle qui était, si je me souviens bien,
3
Mes commentaires sur ces prises de position et sur les risque du relativisme et de l’universalisme dans E. Le Roy,
Les droits de l’homme entre un universalisme hâtif et le ghetto des particularismes culturels , L’effectivité des droits
fondamentaux dans les pays de la communauté francophone, Montréal, AUPELF-UREF, 1995, 65-66.
4
Gérard Timsit, Archipel de la norme, Paris, PUF, Les voies du droit, 1997, 11.
5
Philippe Robert, Criminologie ”, Dictionnaire de théorie et de sociologie du Droit, Paris, LGDJ, ed. 1993,
126-129.
3
attachée à des critères faussement scientifiques de l’anthropologie physique. Il y a ainsi en criminologie une requête de
scientificité qui se réalise par opposition à l’anthropologie, donc à l’encontre de ma discipline. Sous cet angle, le
dialogue ne paraît pas se présenter, entre la criminologie et ma discipline, sur des bases simples. Mais ce n’était
peut-être que tentative de prise de parole ou moyen d’exprimer une identité pour une discipline naissante car, au terme
du processus et un siècle après, la criminologie paraît logée à la même enseigne que l’anthropologie. Parlant de l’usage
en recul du terme et après avoir noté les raisons particulières d’une certaine tendance à l’éviter pour prévenir des
confusions, ce qui explique son recul contemporain ”, l’auteur conclue sur cette remarque que pourrait partager en
partie l’anthropologie : Comme par ailleurs il désigne un domaine plutôt qu’une discipline scientifique autonome -on
ne trouve pas de corpus conceptuel et méthodologique spécifique-, son usage n’est pas indispensable. Rien n’interdit
cependant d’en user comme un simple indicateur (1993-129). L’anthropologie en effet ne dispose pas d’un corpus
conceptuel parfaitement original et constitue sinon un domaine au moins un point de vue sur les phénomènes sociaux.
Enfin, autre différence mineure, son usage n’est pas celui d’un simple indicateur mais plutôt celui le marqueur d’un
intérêt particulier pour le qualitatif et les problèmes d’identité ou d’altérité. Au terme de la période, les oppositions
initiales semblent dépassables. Sur quelles bases ?
- Echappant à l’anthropologie, la criminologie naissante va en effet se réfugier dans les bras de principes juridiques
néoclassiques dit Philippe Robert dans son point 2. La synthèse qui en naîtra servira longtemps de doctrine de
référence à la politique criminelle (1993-127) en s’épuisant dans une rhétorique qui devient léthargie européenne
jusqu’aux années soixante. Seuls les Etats-Unis échappent à ce tropisme en faisant appel à la sociologie au
développement de laquelle la criminologie va largement contribuer nous dit l’auteur. Dans tous les cas, depuis les
années soixante et sous des étiquettes différentes comme le souligne le point 3, les études se multiplient ainsi que la
production de travaux concernant un champ de recherche qui jamais sans doute (...) n’a été autant étudié par les
disciplines les plus diverses ”, l’anthropologie partageant à nouveau ce trait et sans qu’on sache très bien si c’est un
avantage ou un inconvénient.
- Pour expliquer une situation paradoxale ”, le point 4, reconstruisant l’atmosphère des diverses époques de ce siècle
(où, ajouterai-je, se sont succédés des événements extraordinaires tels les divers génocides et des crises de sociétés non
moins exceptionnelles), ce paragraphe met en évidence une contradiction sans doute insuffisamment questionnée par
les praticiens : les caractéristiques du thème permettent de comprendre les difficultés rencontrées par la
criminologie. Si tout progrès de connaissance nécessite une remise en cause des évidences communes, il est toujours
malaisé d’y procéder quand il faut affronter à la fois les peurs sociales et l’autorité de l’Etat. C’est probablement
pourquoi la criminologie a eu tellement de mal à expliciter comment elle entendait le crime (...), tirant sans cesse vers
l’art de l’ingénieur social autant que vers la connaissance scientifique ” (ibidem).
- Reste pourtant , nous dit le point 5, un référent commun avec l’anthropologie, discipline de l’altérité donc de la
diversité : le criminel révèle par son comportement une différence (...) Longtemps la criminologie a pu se résumer à
cette quête du siège de cette différence ”. Cette démarche a pu ainsi privilégier la piste d’une anomalie morale
caractérisant les crimes les plus graves puis déboucher sur la déviance comme écart à l’égard de la norme de
comportement, ce qui débouche sur une sociologie de la domination. La piste de la différence a ainsi été perdue, au
profit d’une autre piste, la normativité, au risque du juridisme.
4
- Le point 6, qui confronte les critères des normes de comportements et des critères tantôt juridiques, tantôt
sociologiques peut ainsi conclure : quelle que soit la sorte de normativité invoquée (droit, morale, normes sociales),
il est malaisé de définir la classe comportementale par la seule référence directe à un ordre normatif ” (1993-128).
- Les points 7 et 8, par le biais de l’histoire des idées, montrent ainsi comment émerge progressivement de 1886 aux
années soixante un nouveau paradigme que Philippe Robert appelle le paradigme du crime comme objet
normatif/juridique : ce qui le définit en tant que crime c’est le double mouvement d’incrimination législative et
d’éventuelle régression dans le processus pénal. Mais, il s’agit cette fois de prendre comme objet même de l’étude
l’incrimination et l’éventuelle répression... la ‘criminalisation primaire’ et la ‘criminalisation secondaire’, en butant
sur la difficulté à faire apparaître la raison sociale de la raison juridique ” (1993-129).
- On en arrive alors avec le point 9 à l’élucidation de la philosophie spontanée du criminologue pris et saisi par un mode
de penser et par une logique que l’auteur approche ainsi : en raison de l’institutionnalisation juridique et des
impositions de rôles abstraits qu’elle détermine, il n’est pas facile de discerner les enjeux investis et les stratégies
déployées par les acteurs concrets : on ne peut jouer sur un tel registre qu’en endossant un personnage juridiquement
déterminé, puissamment institutionnalisé, sous le masque duquel il est difficile de reconnaître l’acteur concret (...)
(ibidem). Sur la base de l’importance de cette fiction du ‘personnage juridiquement déterminé’, je traduis ce passage
selon les critères de l’étude sur le transfert des connaissances juridiques réalisées sous l’égide de l’UNESCO par
l’association internationale des juristes démocrates
6
. Les criminologues ont été victimes de la philosophie spontanée
des ‘juristes de la loi’ , philosophie que Jacques Lenoble et François Ost avaient caractérisée comme une forme
d’idéalisme recouvrant un triple prétention, prétention à découvrir par la vertu de la raison l’universalité de la norme,
prétention à l’anhistorisme des facteurs en cause, prétention à la neutralité sociale des procédures et procédés ainsi mis
en oeuvre.
L’adhésion à un tel idéalisme semblerait condamner la criminologie à rester prisonnière de la conception monologique
du Droit dit positif, donc d’une forme d’unitarisme typique de l’archétype judéo-chrétien puis moderne, et ainsi à rester
étrangère à toute perspective pluraliste.
Un tel jugement n’est cependant pas totalement satisfaisant puisqu’il ne fait qu’exprimer une pratique majoritaire mais
passée et qu’apparaît selon l’auteur “ une tendance récente (cherchant) à ouvrir un nouveau chantier : au lieu de se
borner à lire le pénal à travers l’exhumation de ses logiques propres, logiques institutionnelles d’un côté, logique
symbolique de l’autre... on va aussi procéder à cette lecture à travers les logiques des acteurs qui jouent sur ce registre
soit qu’ils y aient recours, soit qu’ils y soient professionnalisés plus ou moins exclusivement, soit qu’ils en soient
l’objet, soit encore qu’ils y investissement massivement des enjeux symboliques ”( 1993-129). Cette diversité
d’objectifs peut autoriser à introduire, en rupture avec des perspectives juridicisantes et unitaristes, une lecture
pluraliste qu’on peut s’efforcer maintenant de mieux cerner.
Une criminologie pour quelle société ?
De la “ modernité en crise” à la notion de “ trans-modernité
5
Plus peut-être que d’autres disciplines, la criminologie est fille de la modernité par le scientisme qui marque les
conditions de sa naissance au tournant du XX° siècle, que ce soit dans le domaine de son autonomisation ou dans celui
de ses choix de méthode ou de paradigmes. Ainsi doit-on supposer que toute transformation de la modernité a pour
conséquence un infléchissement des pratiques du criminologue, même à son corps défendant et même de manière
inconsciente.
De ce fait, la désaffection relative du terme sinon de la démarche que signale Philippe Robert au terme de son article
pourrait être liée aux changements qui affectent la société globale, changements que le socio-anthropologue a pour
charge de qualifier.
Sans prétendre être exhaustif, je retiendrai ici trois thèses qui proposent des vues plus complémentaires que divergentes
en n’ayant pas le même regard ni la même profondeur historique.
- Alain Touraine, en sociologue, identifie une modernité en crise
7
identifiée à travers la remise en question du
rapport à l’Etat, la dissolution partielle du lien social, la modification du rapport au travail salarié... Ce que j’appelle les
trois fondements de la société moderne, l’étatisme, l’individualisme et le capitalisme connaissent, chacun dans son
domaine puis en relation avec les deux autres fondements, des mutations internes et externes (sous l’effet de la
mondialisation). Mais Alain Touraine croit dans la capacité de régénération de la modernité, sans que je puisse démêler
si l’auteur accepte ou non d’imaginer s’il peut y avoir une suite à la modernité. Peut-être n’y a-t-il pas ‘d’après’ parce
qu’on a fait l’économie de penser ‘l’avant modernité’, cette pré-modernité qui a été disqualifiée par le mode dualiste de
présentation de la société féodale qui émerge avec la philosophie des lumières et qui a pour fonction de dévaloriser le
principe de hiérarchie au profit de la représentation égalitaire de la société. Je fais naturellement référence, ce faisant, au
‘principe de l’englobement du contraire’ que théorise Louis Dumont dans ses Essais sur l’individualisme
8
, principe qui
se donne pour objectif de réduire la contradiction entre la volonté de fonder une nouvelle société sur l’égalité et la
constatation des faits de hiérarchie inhérents à l’idée même de société. Louis Dumont ne saurait pourtant être rattaché à
cette première thèse pour des raisons qui apparaîtront ultérieurement
- Une deuxième thèse, qui est minoritairement française car elle est plus d’esprit nord-américain, est chez nous
développée par des sociologues du Droit tel André-Jean Arnaud
9
ou des anthropologues tel Jean Poirier
10
alors qu’au
Canada où je l’ai rencontrée et aux Etats-Unis elle imprègne les réflexions du constitutionnaliste et du journaliste, du
savant, du plasticien et du politique. Il s’agit de l’hypothèse de post-modernité qui, appliquée à la société globale,
souligne une mutation en cours de la construction sociale et étatique par le travail qui se poursuit autour du concept de
souveraineté que Jean-Jacques Rousseau concevait comme exclusive et omnipotente car il est de l’essence de la
6
J. Lenoble et F. Ost, Prolégomènes à une lecture épistémologique des modèles juridiques ”, Domination ou partage,
transfert des connaissances et développement endogène, Paris, UNESCO, col. actuel N° 5, 1980, 81-91
7
Dans sa Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992
8
Paris, Seuil, 1983, 119 et s.
9
André-Jean Arnaud, “ Repenser le Droit pour l’époque post-moderne ”, Le courrier du CNRS, les sciences du Droit,
volume 75, 1990, p. 81.
10
De la tradition à la post-modernité, écrits en hommage à Jean Poirier, Paris, PUF, 1996,487 p.
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