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La culture du pluralisme juridique
est-elle soluble dans la criminologie ?
Un point de vue anthropologique
Contribution à la table ronde
Approche critique du concept de culture en criminologie
XXXIIème congrès de l’Association Française de Criminologie
Besançon, 10 décembre 1998
Etienne Le Roy
Laboratoire d’Anthropologie
Juridique de Paris, Université Paris 1
L’anthropologue Kroeber recensait déjà au début des années cinquante plusieurs centaines de définitions différentes de
la notion de culture dans l’Anthropologie américaine qui, il est vrai, s’est développée sous l’enseigne du culturalisme.
Je ne prétendrai donc pas en ajouter une nouvelle1, d’autant que si l’emploi du terme est fréquent dans nos travaux
d’anthropologie du Droit, ce n’est pas sans quelque facilité car culture, civilisation, tradition, voire ‘vision du monde’
sont employées par nous souvent comme des corrélats, donc avec une certaine ambiguïté.
Si cette table ronde est ainsi l’occasion de préciser les notions et les perspectives, il ne saurait s’agir, selon une formule
familière “ de jeter le bébé avec l’eau du bain ”, donc de rejeter la notion de culture sous prétexte que son emploi est
malaisé et que son recours a pu prêter à des excès lorsqu’elle a permis des repliements identitaires ou des remises en
cause de solidarités ou d’exigences transnationales, pour ne pas dire universelles. Le domaine des droits de l’homme en
a été un cadre particulier d’application et d’expression. Aux excès de langage de certains anthropologues défenseurs des
spécificités culturelles a pu répondre une “ chasse aux sorcières ” non moins excessive et condamnable. Par exemple, le
bel ouvrage de Sélim Abou, actuel recteur de l’Université saint-Joseph de Beyrouth, Cultures et Droits de l’homme,2
tout en présentant une lecture plus mesurée de la requête d’universalisme que certains propos radicaux des
missionnaires des droits de l’homme, n’est pas à l’abri, la situation libanaise expliquant le propos par le risque de replis
identitaires, de généralisations qui peuvent peser sur le nécessaire dialogue interculturel3.
Cette difficulté à nouer un tel dialogue est une caractéristique de la période et du mouvement qui affectent la société
“ moderne ”, donc l’ensemble des savoirs qui s’y sont développés, induisant des remises en question, des crises ou des
ruptures qui peuvent affecter tant l’anthropologie que le Droit ou la criminologie. Ainsi, si on ne peut faire de procès
1
Par boutade je pourrai tout au plus me référer à cette définition lapidaire du président Herriot, la culture c’est ce qui
reste quand on a tout oublié.
2
Paris, Hachette, col. Pluriel, 1992.
2
d’intention à la criminologie et ainsi supposer que les débats internes aux droits de l’homme traversent également cette
discipline, on doit poser que la criminologie est interpellée par des modes innovants d’interpréter le lien social et
culturel. On doit également se demander si la criminologie est susceptible de se laisser interpeller et d’adapter les modes
de conceptualisation de ses pratiques et de ses résultats aux défis qui apparaissent. En particulier, on peut se demander
quelle est, chez les criminologues, la “ philosophie spontanée ” dominante, pour reprendre l’expression de Bachelard.
Est-ce celle qui fonde l’idéologie des juristes et qui pourrait avoir été transposée de l’un à l’autre domaines ? Pour y
répondre, il nous faut tenter d’identifier ces référents conceptuels et normatifs qui structurent la pratique de la
criminologie pour dégager, en cas de vérification d’un transfert d’idéologie des juristes, dans quelles conditions il sera
possible de sortir du “ monologisme ”, terme sous lequel Gérard Timsit inscrit l’expérience judéo-chrétienne de la loi
et du Droit. Rappelons que cet auteur entend par “ monologisme du système normatif, l’existence d’une logique unique,
unitaire, verticale et hiérarchique à l’oeuvre au sein des systèmes normatifs. C’est elle qui, encore aujourd’hui, pour
l’essentiel, fonde les systèmes de droit contemporains et permet de rendre compte de phénomènes dont nous sommes
tellement familiers qu’il ne nous vient même plus à l’esprit de nous interroger sur leurs implications ”4.
On organisera ainsi le propos en trois temps. Tout d’abord, je me tournerai vers une présentation ‘autorisée’ de la
criminologie pour en identifier la philosophie spontanée. Dans un deuxième temps, je repérerai les difficultés ou
problèmes que cette approche peut suggérer, au regard de la requête de pluralisme qui émerge dans des sociétés qu’on
qualifie de “ post-modernes ” mais que je préfère aborder comme ‘trans-modernes’. Dans un tel contexte, je
caractériserai brièvement ce que peut suggérer une pratique du pluralisme juridique en criminologie en introduisant le
concept de multijuridisme. Une brève conclusion suggérera de nouvelles pistes à explorer.
Une présentation ‘autorisée’ de la criminologie.
Puisque notre congrès fait appel à Philippe Robert pour assurer la conférence d’ouverture, il m’a semblé qu’il n’y avait
pas d’autorité plus qualifiée pour présenter la criminologie. Le dictionnaire de théorie et de sociologie du Droit a fait
appel en 1988 à notre éminent collègue pour rédiger l’entrée ‘criminologie’ 5. J’utilise la seconde et dernière édition
(1993) du dictionnaire.
- Le propos de Philippe Robert est organisé en dix paragraphes selon une progression logique qui est sans doute un
élément important de la philosophie cachée que nous cherchons à détecter.
Il me semble pourtant important, considérant une certaine ‘circularité’ du propos, de lier ensemble les points 1 et 10.
Dans le point 1, il est dit d’abord que la criminologie a été conçue comme une machine (de guerre ou de paix ?) à
l’encontre de la thèse de Lombroso et de sa conception d’une anthropologie criminelle qui était, si je me souviens bien,
3
Mes commentaires sur ces prises de position et sur les risque du relativisme et de l’universalisme dans E. Le Roy,
“ Les droits de l’homme entre un universalisme hâtif et le ghetto des particularismes culturels ”, L’effectivité des droits
fondamentaux dans les pays de la communauté francophone, Montréal, AUPELF-UREF, 1995, 65-66.
4
Gérard Timsit, Archipel de la norme, Paris, PUF, Les voies du droit, 1997, 11.
5
Philippe Robert, “ Criminologie ”, Dictionnaire de théorie et de sociologie du Droit, Paris, LGDJ, 2° ed. 1993,
126-129.
3
attachée à des critères faussement scientifiques de l’anthropologie physique. Il y a ainsi en criminologie une requête de
scientificité qui se réalise par opposition à l’anthropologie, donc à l’encontre de ma discipline. Sous cet angle, le
dialogue ne paraît pas se présenter, entre la criminologie et ma discipline, sur des bases simples. Mais ce n’était
peut-être que tentative de prise de parole ou moyen d’exprimer une identité pour une discipline naissante car, au terme
du processus et un siècle après, la criminologie paraît logée à la même enseigne que l’anthropologie. Parlant de l’usage
en recul du terme et après avoir noté les raisons particulières d’une “ certaine tendance à l’éviter pour prévenir des
confusions, ce qui explique son recul contemporain ”, l’auteur conclue sur cette remarque que pourrait partager en
partie l’anthropologie : “ Comme par ailleurs il désigne un domaine plutôt qu’une discipline scientifique autonome -on
ne trouve pas de corpus conceptuel et méthodologique spécifique-, son usage n’est pas indispensable. Rien n’interdit
cependant d’en user comme un simple indicateur ” (1993-129). L’anthropologie en effet ne dispose pas d’un corpus
conceptuel parfaitement original et constitue sinon un domaine au moins un point de vue sur les phénomènes sociaux.
Enfin, autre différence mineure, son usage n’est pas celui d’un simple indicateur mais plutôt celui le marqueur d’un
intérêt particulier pour le qualitatif et les problèmes d’identité ou d’altérité. Au terme de la période, les oppositions
initiales semblent dépassables. Sur quelles bases ?
- Echappant à l’anthropologie, la criminologie naissante va en effet se réfugier dans les bras de “ principes juridiques
néoclassiques “ dit Philippe Robert dans son point 2. La synthèse qui en naîtra “ servira longtemps de doctrine de
référence à la politique criminelle ” (1993-127) en s’épuisant dans une rhétorique qui devient “ léthargie européenne ”
jusqu’aux années soixante. Seuls les Etats-Unis échappent à ce tropisme en faisant appel à la sociologie au
développement de laquelle la criminologie va largement contribuer nous dit l’auteur. Dans tous les cas, depuis les
années soixante et sous des étiquettes différentes comme le souligne le point 3, les études se multiplient ainsi que la
production de travaux concernant un champ de recherche qui “ jamais sans doute (...) n’a été autant étudié par les
disciplines les plus diverses ”, l’anthropologie partageant à nouveau ce trait et sans qu’on sache très bien si c’est un
avantage ou un inconvénient.
- Pour expliquer une “ situation paradoxale ”, le point 4, reconstruisant l’atmosphère des diverses époques de ce siècle
(où, ajouterai-je, se sont succédés des événements extraordinaires tels les divers génocides et des crises de sociétés non
moins exceptionnelles), ce paragraphe met en évidence une contradiction sans doute insuffisamment questionnée par
les praticiens : “ les caractéristiques du thème permettent de comprendre les difficultés rencontrées par la
criminologie. Si tout progrès de connaissance nécessite une remise en cause des évidences communes, il est toujours
malaisé d’y procéder quand il faut affronter à la fois les peurs sociales et l’autorité de l’Etat. C’est probablement
pourquoi la criminologie a eu tellement de mal à expliciter comment elle entendait le crime (...), tirant sans cesse vers
l’art de l’ingénieur social autant que vers la connaissance scientifique ” (ibidem).
- Reste pourtant , nous dit le point 5, un référent commun avec l’anthropologie, discipline de l’altérité donc de la
diversité : “ le criminel révèle par son comportement une différence (...) Longtemps la criminologie a pu se résumer à
cette quête du siège de cette différence ”. Cette démarche a pu ainsi privilégier la piste d’une “ anomalie morale ”
caractérisant les crimes les plus graves puis déboucher sur la déviance comme écart à l’égard de la norme de
comportement, ce qui débouche sur une sociologie de la domination. La piste de la différence a ainsi été perdue, au
profit d’une autre piste, la normativité, au risque du juridisme.
4
- Le point 6, qui confronte les critères des normes de comportements et des critères tantôt juridiques, tantôt
sociologiques peut ainsi conclure : “ quelle que soit la sorte de normativité invoquée (droit, morale, normes sociales),
il est malaisé de définir la classe comportementale par la seule référence directe à un ordre normatif ” (1993-128).
- Les points 7 et 8, par le biais de l’histoire des idées, montrent ainsi comment émerge progressivement de 1886 aux
années soixante un nouveau paradigme que Philippe Robert appelle “ le paradigme du crime comme objet
normatif/juridique : ce qui le définit en tant que crime c’est le double mouvement d’incrimination législative et
d’éventuelle régression dans le processus pénal. Mais, il s’agit cette fois de prendre comme objet même de l’étude
l’incrimination et l’éventuelle répression... la ‘criminalisation primaire’ et la ‘criminalisation secondaire’, en butant
sur la difficulté à “ faire apparaître la raison sociale de la raison juridique ” (1993-129).
- On en arrive alors avec le point 9 à l’élucidation de la philosophie spontanée du criminologue pris et saisi par un mode
de penser et par une logique que l’auteur approche ainsi : “ en raison de l’institutionnalisation juridique et des
impositions de rôles abstraits qu’elle détermine, il n’est pas facile de discerner les enjeux investis et les stratégies
déployées par les acteurs concrets : on ne peut jouer sur un tel registre qu’en endossant un personnage juridiquement
déterminé, puissamment institutionnalisé, sous le masque duquel il est difficile de reconnaître l’acteur concret (...)
(ibidem). Sur la base de l’importance de cette fiction du ‘personnage juridiquement déterminé’, je traduis ce passage
selon les critères de l’étude sur le transfert des connaissances juridiques réalisées sous l’égide de l’UNESCO par
l’association internationale des juristes démocrates6. Les criminologues ont été victimes de la philosophie spontanée
des ‘juristes de la loi’ , philosophie que Jacques Lenoble et François Ost avaient caractérisée comme une forme
d’idéalisme recouvrant un triple prétention, prétention à découvrir par la vertu de la raison l’universalité de la norme,
prétention à l’anhistorisme des facteurs en cause, prétention à la neutralité sociale des procédures et procédés ainsi mis
en oeuvre.
L’adhésion à un tel idéalisme semblerait condamner la criminologie à rester prisonnière de la conception monologique
du Droit dit positif, donc d’une forme d’unitarisme typique de l’archétype judéo-chrétien puis moderne, et ainsi à rester
étrangère à toute perspective pluraliste.
Un tel jugement n’est cependant pas totalement satisfaisant puisqu’il ne fait qu’exprimer une pratique majoritaire mais
passée et qu’apparaît selon l’auteur “ une tendance récente (cherchant) à ouvrir un nouveau chantier : au lieu de se
borner à lire le pénal à travers l’exhumation de ses logiques propres, logiques institutionnelles d’un côté, logique
symbolique de l’autre... on va aussi procéder à cette lecture à travers les logiques des acteurs qui jouent sur ce registre
soit qu’ils y aient recours, soit qu’ils y soient professionnalisés plus ou moins exclusivement, soit qu’ils en soient
l’objet, soit encore qu’ils y investissement massivement des enjeux symboliques ”( 1993-129). Cette diversité
d’objectifs peut autoriser à introduire, en rupture avec des perspectives juridicisantes et unitaristes, une lecture
pluraliste qu’on peut s’efforcer maintenant de mieux cerner.
Une criminologie pour quelle société ?
De la “ modernité en crise” à la notion de “ trans-modernité ”
5
Plus peut-être que d’autres disciplines, la criminologie est fille de la modernité par le scientisme qui marque les
conditions de sa naissance au tournant du XX° siècle, que ce soit dans le domaine de son autonomisation ou dans celui
de ses choix de méthode ou de paradigmes. Ainsi doit-on supposer que toute transformation de la modernité a pour
conséquence un infléchissement des pratiques du criminologue, même à son corps défendant et même de manière
inconsciente.
De ce fait, la désaffection relative du terme sinon de la démarche que signale Philippe Robert au terme de son article
pourrait être liée aux changements qui affectent la société globale, changements que le socio-anthropologue a pour
charge de qualifier.
Sans prétendre être exhaustif, je retiendrai ici trois thèses qui proposent des vues plus complémentaires que divergentes
en n’ayant pas le même regard ni la même profondeur historique.
- Alain Touraine, en sociologue, identifie une “ modernité en crise 7” identifiée à travers la remise en question du
rapport à l’Etat, la dissolution partielle du lien social, la modification du rapport au travail salarié... Ce que j’appelle les
trois fondements de la société moderne, l’étatisme, l’individualisme et le capitalisme connaissent, chacun dans son
domaine puis en relation avec les deux autres fondements, des mutations internes et externes (sous l’effet de la
mondialisation). Mais Alain Touraine croit dans la capacité de régénération de la modernité, sans que je puisse démêler
si l’auteur accepte ou non d’imaginer s’il peut y avoir une suite à la modernité. Peut-être n’y a-t-il pas ‘d’après’ parce
qu’on a fait l’économie de penser ‘l’avant modernité’, cette pré-modernité qui a été disqualifiée par le mode dualiste de
présentation de la société féodale qui émerge avec la philosophie des lumières et qui a pour fonction de dévaloriser le
principe de hiérarchie au profit de la représentation égalitaire de la société. Je fais naturellement référence, ce faisant, au
‘principe de l’englobement du contraire’ que théorise Louis Dumont dans ses Essais sur l’individualisme8 , principe qui
se donne pour objectif de réduire la contradiction entre la volonté de fonder une nouvelle société sur l’égalité et la
constatation des faits de hiérarchie inhérents à l’idée même de société. Louis Dumont ne saurait pourtant être rattaché à
cette première thèse pour des raisons qui apparaîtront ultérieurement
- Une deuxième thèse, qui est minoritairement française car elle est plus d’esprit nord-américain, est chez nous
développée par des sociologues du Droit tel André-Jean Arnaud9 ou des anthropologues tel Jean Poirier10 alors qu’au
Canada où je l’ai rencontrée et aux Etats-Unis elle imprègne les réflexions du constitutionnaliste et du journaliste, du
savant, du plasticien et du politique. Il s’agit de l’hypothèse de post-modernité qui, appliquée à la société globale,
souligne une mutation en cours de la construction sociale et étatique par le travail qui se poursuit autour du concept de
souveraineté que Jean-Jacques Rousseau concevait comme exclusive et omnipotente car “ il est de l’essence de la
6
J. Lenoble et F. Ost, “ Prolégomènes à une lecture épistémologique des modèles juridiques ”, Domination ou partage,
transfert des connaissances et développement endogène, Paris, UNESCO, col. actuel N° 5, 1980, 81-91
7
Dans sa Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992
8
Paris, Seuil, 1983, 119 et s.
9
André-Jean Arnaud, “ Repenser le Droit pour l’époque post-moderne ”, Le courrier du CNRS, les sciences du Droit,
volume 75, 1990, p. 81.
10
De la tradition à la post-modernité, écrits en hommage à Jean Poirier, Paris, PUF, 1996,487 p.
6
puissance souveraine de ne pouvoir être limitée; elle peut tout ou elle n’est rien ”11. Comment conjuguer plusieurs
appartenances à des collectivités s’emboîtant les unes dans les autres (comme le vivent les Européens avec l’Union
européenne, les Américains avec l’ALENA) si l’une de ces appartenances, la nationalité, se révélait exclusive des autres
au nom de la souveraineté ? Repenser la souveraineté puis les divers emboîtements de solidarité et de responsabilité est
abordé par le rapport aux valeurs prises en considération, comme le fait la québécoise Andrée Lajoie 12, ou par la
réinterprétation des fondements théoriques des formes politiques de la République moderne 13. Dans tous les cas, et
indépendamment de ses modalités particulières d’expression et de certains excès de langage, l’hypothèse de
post-modernité suppose une sortie de modernité donc l’observation de certains facteurs qui, en évoluant, autoriseraient
à parler du passage de la modernité à la post-modernité. Certains domaines seraient particulièrement révélateurs de cette
sortie de modernité dans la France actuelle, le droit de la famille avec le Pacte civil de Solidarité (PACS), le droit de la
nationalité avec le problème des immigrés ‘sans papiers’ ou l’évolution du droit constitutionnel avec le statut évolutif de
la Nouvelle-Calédonie au sein de la République Française. La prise en compte de la diversité et des particularités et leur
protection (féminisme, mouvements homosexuels) à l’encontre d’une tendance à l’uniformité et à l’unitarisme, donc la
sensibilité aux droits des minorités à côté et parfois à l’encontre des aspirations de la majorité, la valorisation de la
différence seraient des traits spécifiques de la revendication post-moderne. Cette société apparaît comme une mosaïque
ou un kaléidoscope où la notion d’intérêt général doit être redéfinie puisqu’elle n’est plus la seule expression de la
majorité et qu’elle doit exprimer des compromis sous le regard très formaliste et scrupuleux des juristes et de la Loi
(avec majuscule). C’est là où la conception américaine du rule of Law trouve sa véritable expression, comme expression
d’un culture du Droit mettant précisément la loi au centre des attentes, des compromis et des régulations sociales alors
que, dans les pays d’héritage catholique et latin, c’est l’Etat que nous mettons au coeur de nos attentes comme un
succédané de Dieu que nous avons, lors de la Contre-Réforme, renvoyé au ciel...
- Je travaille personnellement sur une troisième thèse dans le cadre de l’Association Française d’Anthropologie du Droit
(AFAD) et du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris. Après avoir, dans le bulletin du Laboratoire
d’anthropologie juridique N° 20 (1995), étudié collectivement les scénarios de “ sortie de crise ” de la modernité en
Afrique et l’hypothèse post-moderne, j’ai été amené à constater rapidement qu’une explication d’un passage de la
modernité à une post-modernité apparaissait bien simpliste et sans doute encore victime d’une présentation dualiste fort
peu éloignée du principe de l’englobement du contraire qui, comme l’indiquait L. Dumont ci-dessus, exprime
l’idéologie moderne . D’où l’hypothèse de trans-modernité.
La préparation d’un ouvrage d’anthropologie dynamique intitulé Le jeu des lois (à paraître, LGDJ, 1999) m’a permis en
effet de pousser plus loin l’analyse délibérément placée sous le signe de la complexité. Refaisant l’histoire de certains de
mes travaux depuis vingt-cinq ans, en particulier tout ce qui touche le communautarisme en France à la lumière de notre
anthropologie africaine. De 1972 à maintenant et au moins sur deux ‘terrains’ permanents, le pays wolof au Sénégal et
le pays picard du Vermandois en France, on voit apparaître depuis les crises récentes de ces dernières années des formes
11
Cité par Michel Troper, “ le concept d’Etat de Droit ”, Droits, revue française de théorie juridique, volume 15, 1992,
56.
12
Andrée Lajoie, Jugements de valeurs, Paris, PUF, Les voies du droit, 1997, 217 p.
7
néo-communautaristes derrière les cadres stéréotypés de l’action collective, la vie associative en France, l’économie
informelle en Afrique. Plus généralement, travaillant tant en Afrique de l’est, dans l’Océan indien et au Québec, je
m’aperçois qu’un mouvement important de société, un peu équivalent à une montée de laves dans un volcan est en train
de faire réapparaître non seulement la revendication du communautarisme mais surtout l’exigence de la mise en
commun ou du partage en commun de ressources qui sont sans doute plus souvent symboliques (donc culturelles14) que
matérielles mais qui concrétisent , à l’intersection entre le “ public ” et le “ privé “ la préoccupation d’un espace
interstitiel que la modernité avait gommé ou occulté mais non fait disparaître.
En effet, si à des situations nouvelles correspondent bien des innovations qu’on peut qualifier de post-modernes mais
que je préfère appeler “ contemporaines ”, le mouvement fait aussi redécouvrir la face cachée de notre société, des
solutions pré-modernes qui ont été disqualifiées et qui tantôt se pratiquaient honteusement et tantôt étaient caricaturées
sous des couverts (ou plutôt sous des oripeaux) modernes. Pour moi, la complexité des sociétés actuelles, au Nord
comme au Sud, oblige à réintroduire la pré-modernité ou au moins ceux de ses principes ou de ses modes d’organisation
dont la perte a affecté le lien social ou la relation à un pouvoir politique devenu trop concentré. Bien plus, la complexité
nous oblige également à associer dans un même mouvement dit de trans-modernité les requêtes contemporaines,
modernes et pré-modernes, même lorsqu’elles pourraient apparaître comme contradictoires et ceci en rapport avec deux
principes structurants.
D’une part, les évolutions se faisant selon des temporalités très lentes, de l’ordre du siècle, la sortie de la modernité
qu’on estime avoir débuté dans les années quarante-cinq avec la découverte de la shoa et les atrocités ‘scientifiques’ que
pouvait commettre un Etat européen moderne et “ civilisé ” pourrait mettre au moins encore cinquante ans avant de
laisser la place à une autre formule. Entre temps, à l’image de la dérive des plaques qui constituent le globe terrestre,
modernité et contemporanéité doivent apprendre à se séparer progressivement, non sans frictions potentielles qu’il
nous faut huiler.
D’autre part, ce que nous tenions comme opposé ou contradictoire sous l’empire de la modernité et spécialement de la
philosophie cartésienne centrée sur un sujet “ maître et possesseur du monde ” peut se décliner d’une autre manière si
on préfère le principe de la complémentarité des différences à celui de l’opposition des contraires qui semblerait un
héritage aristotélicien. Ainsi, on pourrait simultanément avoir des adhérences, des solidarités ou des intérêts dans des
champs relevant pour chacun de la contemporanéité, de la modernité ou de la prémodernité dès lors qu’on s’attache à
réduire les contradictions et les fractures qui pourraient apparaître de leurs concurrences.
C’est, à mes yeux, le grand intérêt de la sociologie de Boltanski et Thévenot que de proposer de penser le pluralisme
avec leur théorie de la ‘pluralité des mondes’ (ou des cités), théorie qu’il me paraît utile de présenter de manière
approfondie sur la base de développements empruntés au Jeu des lois.
13
Je pense par exemple à l’ouvrage très récent Philosophie de la République de Blandine Kriegel, Paris, Plon, 1998,
404 p.
14
E. Le Roy, “ La culture commune comme réponse à la crise de l’Etat et des économies en Afrique francophone ”, La
culture, otage du développement ? , sous la dir. de G. Rist, Paris, L’harmattan, 1994, 99/118.
8
- De la justification 15 fait partie de ces ouvrages dont on ne peut prétendre épuiser les implications en quelques pages.
Nous réserverons la prise en compte de l'objet principal de l'ouvrage : la manière d'expliquer ses choix et de privilégier
certaines valeurs en les opposant à d'autres, au nom d'une conception de la "grandeur", et dans le cadre d’une économie
des conventions par laquelle on cherche à composer avec les valeurs des autres sans aller jusqu'à la rupture. C’est ici une
incidente qui nous intéresse : le fait que dans la situation de complexité qui est la nôtre dans la période
contemporaine, un acteur appartient nécessairement à plusieurs mondes. Cette pluralité des mondes (résultant
d’une concomitance non susceptible d'être traitée de manière successive) est un événement fondamental induisant des
nouvelles attitudes.
Les mondes que nous venons d'évoquer sont l'expression pratique et la conséquence logique de cadres référentiels, que
Boltanski et Thévenot appellent les 'cités', dont l’analyse relève de la philosophie politique et dans lesquels s'expriment
les appartenances sociales. C'est donc au travers des manifestations d'appartenance à l'un ou à l'autre "monde" et en
fonction des "épreuves "qui permettent de lever l'ambiguïté ou la concurrence au sein puis entre ces mondes que les
véritables appartenances sociales dans les "cités", comme le supposent Boltanski et Thévenot, sont justiciables d'une
analyse de sciences sociales.
Cinq cités sont donc examinées dans l’ouvrage. Philippe Bernoux complète cette présentation en introduisant une
sixième cité dans ses “ nouvelles approches de la sociologie des organisations ”16. Les cités sont des constructions
politiques ayant fait l'objet d'une élaboration systématique et qui sont chacune conçues à partir d'un "ordre de grandeur
(...) orientant le sens du juste" (1991-96), seules les trois dernières étant d’inspiration moderne, voire même
post-moderne en France pour la cité marchande.
Le premier de ces modèles est la cité inspirée dont la matière est trouvée chez Saint Augustin. “ Il renvoie au principe
de créativité et est guidé par un principe supérieur d’innovation et de nouveauté ”. Le deuxième est la cité domestique
dominée par le prince et dont les arguments sont issus principalement de Bossuet. Il “ renvoie à l’art des relations
familiales, à la tradition au nom du respect et de l’attachement aux règles ”. Le troisième modèle de cité d'opinion ou
cité du renom “ vise à la reconnaissance sociale ”. Son modèle est emprunté à Hobbes. La quatrième cité est civique
et son argumentaire vient de Rousseau et de son Contrat social. On y justifie “ une action en fonction de la recherche de
l’intérêt général ”. Le cinquième modèle est celui de la cité industrielle, dominé par “ l’impératif de l’efficacité et de la
productivité ” à travers l'analyse qu'en fait Saint Simon à la fin du premier empire. Enfin, Philippe Bernoux cite la cité
marchande qui “ justifie une action par le donnant-donnant du contrat commercial ”.
Pour chacun des "mondes" qui traduisent les comportements attendus dans la cité, les auteurs ont reconstruit une sorte
de vade mecum du bien commun qui y est privilégié, de "l'ordre naturel, des agencements pertinents et des rapports qui
peuvent être donnés", ainsi que "la liste des êtres naturels (sujets, objets, relations) qui sont relevables de ce seul
monde" (1991-198). Cette présentation apparaît d'autant plus séduisante qu'en étant basée sur des manuels ou des
15
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, NRF essais,
1991 485 p.
16
Philippe Bernoux, “ Sociologie des organisations, nouvelles approches ”, Sciences humaines, N° 64, août-sept.
1996,48 auquel on emprunte les commentaires annexes
9
guides professionnels, elle met à jour chaque vocabulaire, ses métaphores et ses êtres privilégiés, des collectifs dans le
monde civique, des marchandises dans le monde industriel etc. Elle explique également à travers quelles épreuves
l'appartenance à tel ou tel monde peut être appréciée ou vérifiée. Elle suggère enfin que la cohérence de chaque monde
et de sa cité est à rechercher du coté d'une logique originale, plus fonctionnelle qu’institutionnelle.
Insistons pourtant sur le fait que la mise au clair des comportements attendus dans chacun des mondes permet de
détecter nos triviales erreurs d'appréciations au quotidien, les manières communes à notre époque de déroger aux
contraintes d'un monde en se réfugiant dans un autre monde, même imaginairement, ou ces confusions de registres
(donc de comportements attendus dans chacun des mondes) qui caractérisent la complexité de la société contemporaine.
Car la manière d'aborder ces contradictions et "le conflit des mondes" paraît de portée et d'usage plus général. Dans leur
présentation, Boltanski et Thévenot développent un argumentaire dont on doit restituer les principaux agencements, en
transcrivant en gras les expressions qui paraissent déterminantes pour la poursuite de l'analyse :
"Mais dans les épreuves que nous avons examinées jusqu'ici, n'étaient engagés que des êtres relevant d'un
même monde. Qu'en est-il lorsque des personnes et des choses relevant de mondes différents se présentent
ensemble devant l'épreuve ? Et comment s'établit, plus généralement, la relation entre différents mondes ? (...)
Les problèmes posés par la relation entre les mondes ne peuvent être écartés en associant les différents mondes
et les grandeurs qui leur sont liées, à des personnes, à des cultures ou à des milieux différents, à la façon dont la
sociologie classique traite la relation entre les valeurs et les groupes. Attacher les personnes et les mondes
reviendrait à les fixer dans une forme de grandeur, ce qui contredirait les principes de justice sur lequel repose
le modèle de la cité. Une des orientations principales de notre démarche consiste à l'inverse à considérer que
les êtres humains, à la différence des objets, peuvent se réaliser dans différents mondes. Il s'agit d'étudier la
possibilité d'arriver à des accords justifiables sous la contrainte d'une pluralité des principes d'accords
disponibles, sans échapper à la difficulté en admettant un relativisme des valeurs et en attribuant ces principes
à des personnes ou des groupes de personnes les possédant en propre.(1991-265/266) (...)
"Il faut donc renoncer à associer les mondes à des groupes et ne les attacher qu'aux dispositifs d'objets qui
qualifient les différentes situations dans lesquelles se déploient les activités des personnes lorsqu'elles mettent
ces objets en valeur. Or, dans une société différenciée, chaque personne doit affronter quotidiennement des
situations relevant de mondes distincts, savoir les reconnaître et se montrer capable de s'y ajuster. On peut
qualifier ces sociétés de "complexes" au sens où leurs membres doivent posséder la compétence nécessaire
pour identifier la nature de la situation et pour traverser des situations relevant de mondes différents. Les
principes de justice n'étant pas immédiatement compatibles, leur présence dans un même espace entraîne des
tensions qui doivent être résorbées pour que le cours de l'action se poursuive normalement. (1991-266) (...)
Notre cadre d'analyse se distingue par là des paradigmes qui reposent sur l'hypothèse d'un guidage interne au
moyen d'un programme préalablement inscrit dans les personnes (...) Notre programme vise à préserver au
contraire une incertitude concernant les agissements des personnes, qui nous semble avoir nécessairement sa
place dans un modèle prétendant rendre compte des conduites humaines. Bien que le jeu soit étroitement limité
par le dispositif de la situation, un modèle à plusieurs mondes donne aux acteurs la possibilité de se soustraire
à une épreuve et, en prenant appui sur un principe extérieur, d'en contester la validité ou même de retourner
la situation en engageant une épreuve valide dans un monde différent. Il inclut par là la possibilité de la
critique dont les constructions déterministes ne parviennent pas à rendre compte. (1991-267)
Nous arrêterons là la présentation des choix conceptuels et méthodiques des auteurs, la suite du texte s'attachant à la
présentation de "l'analyse de la compétence dans une société comportant une pluralité de principes d'accord", sur
laquelle on pourra revenir dans les débats. Tout en observant qu'il conviendrait d'élargir la recherche non seulement à
d'autres ‘mondes’ dans notre tradition occidentale, spécialement du côté anglo-saxon, mais également à d'autres
traditions, donc à d'autres "conceptions du monde ou de l'univers", je pense qu'il convient maintenant d'examiner l'idée
10
de pluralité, pour rendre concevable ce qui reste jusque maintenant un impensé 17 dans notre société, le pluralisme
juridique.
L'impensé du pluralisme
Une des avancées de ces dernières années a consisté à mieux comprendre le sens d'une contradiction particulièrement
irritante parmi ces divers paradoxes qui sont le fonds de commerce de l’anthropologue du Droit18. Poser la question du
pluralisme juridique c'est apposer le signe diacritique (celui qui sert à caractériser une réalité) de notre démarche
anthropologique appliquée au Droit. L'activité de l'anthropologue est sans cesse interpellée par des situations où se
côtoient, se combinent ou se concurrencent plusieurs références normatives qui sont ou peuvent être tenues par "du
Droit". Et l'anthropologue de s'interroger : en quoi et pourquoi le Politique moderne, aveugle ou aveuglé par sa
conception du Droit, continue-t-il à privilégier sa seule vision légale du Droit ? Pourquoi se prive-t-il de la possibilité de
mieux associer certains acteurs à la décision politico-juridique, voire à la prise en charge financière de certaines
dépenses en restreignant la place ou le rôle des sources du Droit qui ne relèvent pas de son autorité ?
La réponse à cette batterie de questions n'est ni circonstancielle ni contextuelle mais structurelle et c'est effectivement
dans l'Introduction que nous avons commencé à l'entrevoir en citant la conception monologique de Gérard Timsit. Pour
l’approfondir, nous pouvons revenir aux travaux sur les archétypes de Michel Alliot où il a mis en évidence "trois
grands principes métalogiques de penser l'univers, influençant l'organisation des sociétés humaines : l'identification, la
différenciation, la soumission"19. Prolongeons cette observation en relation avec la théorie de la pluralité des mondes.
Les six cités et les mondes qui leurs sont associés selon Boltanski et Thévenot s'inscrivent tous dans la vision de
l'univers fondée sur le principe de soumission, d'origine sans doute indo-européenne et de facture judéo-chrétienne avec
une variante musulmane puisque les trois religions du livre (Judaïsme, Christianisme, Islam) partagent les mêmes
représentations fondamentales tout en différenciant leurs réponses, que je dénomme les "traditions" sur des points qui
peuvent relever de l'eschatologie ou de la métaphysique. Il s'agit en particulier d'un univers issu du néant et d'un Dieu
que les Byzantins dénommeront, comme leurs empereurs, "pantocrator", créateur de tout, seule et unique origine d'un
monde qui aurait pu ne pas être et qui est devenu ce que Dieu a voulu qu'il soit, tant pour la chute de l'homme que pour
son salut final. Cet univers là est marqué par l'idée de soumission, non seulement la soumission de l'homme à l'égard de
son créateur par le fait qu'il a été conçu à l'image de Dieu mais également de la nature qui dépend de lois qui
reproduisent l'idée d'une dépendance à l'égard d'une force extérieure, supérieure, omnipotente et omniprésente dans la
version profane ou laïque, voire scientifique, de la causalité divine. Outre ces représentations d'une extériorité et d'une
17
Un impensé est une catégorie dont les significations ou connotations ne sont volontairement pas approfondies en
raison de difficultés d’énonciation sur le plan de la pratique. Un impensable obéit à des prescriptions beaucoup plus
fortes, de l'ordre du tabou ou de l'interdit et son examen, d'une grande richesse potentielle, reste soumis à des contraintes
idéologiques et pratiques délicates à négocier.
18
Brian Z. Tamanaha, “ The folly of the ‘Social Scientific’ Concept of Legal Pluralism ”, Journal of Law and Society,
20 N° 2, summer 1993, 192-217.
19
Pour une présentation synthétique voir N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, col. Droit fondamental,
1988, 401/408.
11
supériorité légitimante, l'héritage judéo-chrétien repose également sur l'idée de l'unicité monothéiste : monos, un seul,
théos la divinité . Le fait que ces sociétés soient monothéistes, qui croient en un seul Dieu, s'étend à la conception
qu'elles ont de la causalité puis de toutes ces représentations qui ont nom vérité, culpabilité, autorité, normativité...
Depuis que la parole de Dieu a été transmise aux Juifs sur le mont Sinaï sous la forme d'un corpus unique, le décalogue,
l'idéal20 est et restera jusqu'à ce jour, par la vertu de la compilation (pour le Digeste de Justinien en 530-533) ou de la
rédaction (pour le code Napoléon de 1804 ) de produire un corps de Droit unique, que Pierre Legendre dénommait le
Texte, comme Corpus Iuris s'imposant par sa plénitude, son rayonnement, son autosuffisance, bref comme une ratio
scripta , raison écrite, expression de la parole et de la volonté de Dieu (puis de ses avatars laïcisés).
De même qu'il n'y avait qu'un seul Dieu, donc qu'une seule autorité, il ne pouvait y avoir qu'un seul Droit, cette idée étant
d'abord systématisée juridiquement au début des temps modernes sous l'adage cujus regio, ejus religio (Traité
d’Augsbourg, 1555), le sujet étant tenu juridiquement d'adopter la religion de son prince. Par la suite, avec l'idée d'un
droit commun coutumier puis celle de codification qui émerge au XVIII° siècle en Autriche, l'idéal d'un Droit
entièrement codifié croît et ne semble pas s’arrêter puisqu'à l'époque contemporaine on mobilise les juristes pour
colliger les textes épars (extravagants au sens des textes extra vagantes du Droit Canon) et réunir en collections
codifiées les bases légales et réglementaires de l'ensemble des systèmes juridiques.21.
Je voudrais en outre souligner que, dans une telle conception unitaire (dans la tradition "protestante" de la Réforme) ou
unitariste (selon la tradition "romano-latine" de la Contre-Réforme) , les représentations de la dualité et de la pluralité
n'ont pas vraiment, pour l'idée de dualité, et pas du tout, pour la pluralité, leur place. L'idée de dualité est associée à cet
archétype que Michel Alliot caractérise par l'identification et qu'il a découvert dans la pensée confucéenne. Cette
pensée, tout en ramenant la vie en société à des polarisations (entre le li rites et le fa loi, entre le ying et le yang)
conjugue constamment ces principes contraires (du bien et du mal, du masculin et du féminin, de l’autodiscipline et de
la sanction) alors que nous chercherions à les opposer ou à soumettre l'un à la vertu de l'autre dans le cadre du principe
de l'englobement du contraire cher à Louis Dumont.
Quant à la pluralité, je l'associe, sur la base de mes travaux de terrain chez les Wolof du Sénégal puis chez les Lari et
Ba-Kongo de la région du Pool (Congo), à l'archétype que M. Alliot dénomme l'archétype de la différenciation. Plus
animiste qu'africain, cet archétype postule que l'univers est issu du chaos et se présente comme le résultat de plusieurs
tentatives successives, en général trois, la troisième étant la solution adoptée et le chiffre trois étant la marque de la
pluralité. Ici il n'y a pas UN Dieu mais une instance fécondante et organisatrice, tel le Nyambe des Duala du Cameroun,
qui est le garant des équilibres multiples qui caractérisent la vie en société. La régulation ne vient pas d'une force
extérieure à la société, mais de l'intérieur du groupe qui, par un effort de domestication de ses énergies ( ou de sa
violence), fait émerger un consensus minimal. Dans cette conception de l'univers, tout est pensé en termes multiples,
spécialisés et interdépendants, la multiplicité reposant sur le principe archétypique de la différenciation progressive
20
Voir les analyses comparables et savantes de Gérard Timsit, “ la loi : à la recherche du paradigme perdu ”, Archipel
de la norme, Paris, PUF, Les voies du droit, 1997, 9-16.
21
Les mésaventures récentes du code de l'environnement en 1997 en France tendent cependant à montrer que le désir
d'uniformité contient ses propres limites et que l'Etat de Droit peut s'exprimer par d'autres moyens que par l'unicité du
code juridique
12
autorisant une spécialisation mais l'interdépendance affirmée induisant la recherche de la complémentarité des
différences dont j'ai déjà également parlé.
C'est donc dans les traditions qui relèvent de cette vision de l'univers que la pluralité "juridique" peut être légitimement
pensée et organisée.
Doit-on se convertir à l'animisme et sacrifier à l'éloge du paganisme selon Marc Augé pour satisfaire la revendication de
pluralisme ? Ou n'y a-t-il pas plutôt à favoriser une rupture épistémique d'un autre ordre, élargissant le cadre de la
pensée moderne et son unitarisme normatif ? C'est un des grands enjeux des traditions juridiques occidentales et un
débat interne qu'elles ne sont guère préparées à affronter.
- Pour ce qui me concerne, j'ai préféré ne pas utiliser la notion de pluralisme et restituer l'idée que chaque "cité", donc
chaque "monde", peut posséder ses propres régulations et s'il y a pluralité des mondes, il y a ipso facto pluralité des
régulations, ce que je dénomme "multijuridisme" 22. J’ai préféré ce faisant renoncer au concept d’interlégalité que
Boenventura de Sousa Santos utilise pour connoter “ une conception de différents espaces superposés, combinés et
mélangés dans nos esprits et dans nos actions (...) Nous vivons un temps de légalité poreuse ou de porosité juridique,
où de multiples réseaux d’ordres juridiques nous forcent constamment à des transitions ou à des empiétements. Notre
vie juridique se caractérise par le croisement de différents ordres juridiques, c’est-à-dire l’interlégalité ”23. Si je
partage avec l’auteur la même expérience de la multiplicité des appartenances, il me parait que l’auteur reste trop juriste
en supposant que la vie juridique se ramène à la notion d’ordre juridique et, surtout, en associant le Droit à la loi et la
multiplicité à l’interlégalité. En effet, la synthèse des travaux du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris 24 a
conduit à poser que le Droit ne repose pas que sur le fondement légal. Le droit est tripode et ainsi d’essence plurale
même si la conception moderne de la Loi a perdu de vue les deux autres fondements du Droit, à savoir la coutume et ses
modèles de conduite et de comportement et les habitus ou systèmes de dispositions durables si indispensables pour
assurer la socialisation juridique.
Ainsi le passage de l’interlégalité au multijuridisme n’équivaut pas simplement à passer d’une unité pluraliste du Droit
à une multiplicité affichée des référents juridiques mais également à affirmer qu’il convient de passer de notre
conception étriquée du Droit-loi à une théorie plus adaptée de la juridicité “ plurielle ” (comme on parle actuellement de
“ majorité plurielle ” en matière politique. Bref qu’il faut apprendre à penser de manière plurale le pluralisme juridique
!
En conclusion : cette culture du pluralisme/multijuridisme est-elle assimilable par la criminologie ?
E Le Roy, “ L'hypothèse de multijuridisme dans un contexte de sortie de modernité ”, A. Lajoie et alii, Théories et
émergence du Droit : surdétermination, effectivité et pluralisme, Montréal, Editions Thémis, Bruxelles Bruylant, 1998,
31/43.
23
B. De Sousa Santos, “ Droit : une carte à la lecture déformée, pour une conception post-moderne du droit ”, Droit et
société, 10, 1988, 382.
24
E. Le Roy, “ La face cachée du complexe normatif en Afrique noire ”, Normes, normes juridiques, normes pénales,
pour une sociologie des frontières, sous la dir. de Ph. Robert, F. Soubiran-Paillet, M. Van de Kerchove, Paris,
L’harmattan, 1997, tome 1, 123/138.
22
13
Extrayant le pluralisme de ses applications animistes ou païennes, il nous est apparu comme fondé sur le principe que
tout est régulé sur la base d’instances multiples, spécialisées et interdépendantes.
Le première critère, la multiplicité, n’est plus un problème dans une société contemporaine qui doit conjuguer cette
contemporanéité avec l’héritage moderne et la redécouverte de certaines vertus de la pré-modernité, donc se découvre
multiple dans ses appartenances, même s’il s’agit d’un cauchemar pour certains.
Le deuxième critère, la spécificité, est déjà plus ambigu en répondant à une exigence de la technologie actuelle qui va
vers toujours plus d’artificialité, donc de prise en compte des spécificités alors que, par ailleurs et majoritairement, la
société continue à revendiquer l’application stricte du principe d’égalité des statuts et des conditions, dans un contexte
qu’on peut dénommer à la suite de G. Balandier une sur-modernité. La requête d’égalité interdit la discrimination
positive pour réduire ou inverser les inégalités et les spécificités qui pèsent sur l’acteur du fait de son sexe, de son âge,
de sa religion, de sa race, de son état de santé etc. C’est toute la difficulté de la position adoptée par le Haut Conseil sur
l’Intégration pour éviter les conséquences dramatiques des formes américaines de ghéttoïsation des quartiers
communautaires.
Le troisième critère, l’interdépendance, parait si éloigné de l’opinion ou de la pratique commune du criminologue que
ce n’est qu’au terme d’une rupture épistémologique et d’un aggiornamento de la discipline que la criminologie pourrait
entrer dans l’âge du pluralisme.
Pourtant, à y regarder de plus près, on peut remarquer, dans le domaine des incriminations ou dans celui des sanctions,
que le droit pénal est entré dans la logique de l’interdépendance. La pluralité des modes d’exécution des décisions de
justice autorisant à valoriser des modes substitutifs à l’emprisonnement, par exemple, sont typiquement d’esprit
pluraliste. Cette interdépendance caractérise aussi l’intervention des acteurs non seulement entre magistrats (avec le
renouveau de la collégialité) mais surtout avec l’ensemble des personnels concourant à l’exercice de la justice, dans et
hors des prétoires puisque la médiation vient d’être réhabilitée dans le champ pénal.
On peut donc supposer que l’ouverture de la criminologie au pluralisme est moins une révolution qu’une mise au clair
de toute une série de mutations qui se sont succédées et qui appellent l’émergence d’un nouveau paradigme.
Alors, messieurs les criminologues, il ne vous reste plus qu’à parfaire le travail entrepris car, comme nous l’avons appris
il y a trente ans, “ ce n’est qu’un début, continuons le combat ” pour retrouver derrière le pluralisme une société plus
humaine.
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