Workshop "Économie de l'Internet"
Brest 22-23 juin 2000
Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
Michel Gensollen
(France Télécom)
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Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
Workshop "Économie de l'Internet" - Brest 22-23 juin 2000
Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
Résumé
L'efficacité accrue des réseaux d'information, indépendants désormais des réseaux physiques de
distribution des produits, devrait théoriquement permettre des marchés plus fluides et plus efficaces,
caractérisés par des prix moins dispersés. Toutefois, les premières analyses empiriques concernant le
commerce électronique montrent qu'on assiste plutôt à l'émergence de segmentations plus fines des
clientèles et de différenciations plus efficaces des produits. Internet favorise ainsi la création de
réseaux de clientèles, structurées en communautés et de réseaux d'entreprises, qui mutualisent
certaines étapes de leur chaîne de valeur à fortes économies d'échelle. Le présent papier tente
d'imaginer les nouveaux couplages entre l'offre et la demande, qui se mettent en place sur Internet et
viendront bientôt rivaliser avec les marchés "réels".
Internet : digital market or commercial networks ?
Abstract
The growing efficiency of information networks, now distinct from the physical networks of
conventional retail markets, should, theoretically, lead to friction-free efficient markets, with less price
dispersion. But empirical evidence point to another direction : more precise segmentation on the
demand side, more efficient differentiation for the products and services. Internet allow consumers to
spontaneously form communities and firms to benefit from economies of scale by merging some of
their activities. This paper try to describe the new marketing that might be induced by electronic
markets when they replace conventional markets.
Sommaire
1 La collecte de l'information par les acheteurs : vers des marchés plus fluides ? .................. 4
1.1 Des marchés plus étendus où l'information circule mieux ........................................................ 4
1.2 Les stratégies d'enveloppement et la liberté d'accès à l'information ........................................ 4
1.3 Sur les marchés virtuels, les prix seront-ils acceptables par les consommateurs ? ................ 5
1.4 L'importance de l'effet marque sur les marchés virtuels ........................................................... 5
1.5 L'analyse empirique des marchés virtuels ................................................................................ 6
2 La collecte d'information par les vendeurs : vers des marchés plus segmentés ? ................ 7
2.1 L'intermédiation ......................................................................................................................... 8
2.2 La formation de communautés sur le réseau ........................................................................... 9
2.3 Les caractéristiques économiques de l'intermédiation ........................................................... 10
3 La réorganisation des marchés finals et du tissu industriel ................................................... 11
3.1 Le nouveau marketing ............................................................................................................ 11
3.2 Le déplacement de valeur vers l'intermédiation...................................................................... 12
3.3 L'organisation de l'intermédiation ............................................................................................ 13
3.4 L'évolution du tissu industriel .................................................................................................. 14
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Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
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Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
Internet est moins une innovation technique qu'une innovation sociale. C'est sans doute pour cela que
les opérateurs de télécommunications et les industriels du logiciel ont mis si longtemps à intégrer
cette révolution dans leurs plans de développement. Internet ne se caractérise ni pas par des
protocoles de transmission spécialement efficaces, ni par des logiciels de traitement extrêmement
novateurs mais par le fait, social, qu'il constitue une norme universelle. C'est parce que toutes les
machines de traitement de l'information peuvent dialoguer (même si ce n'est pas, dans chaque cas
particulier, par le moyen le plus efficace et le mieux adapté) qu'Internet modifie les pratiques
commerciales et les modes de gestion.
C'est un peu par hasard
1
que cette norme s'est établie, loin de l'économie de marché, et elle est
constamment menacée par les intérêts d'acteurs puissants qui souhaiteraient revenir à une
balkanisation technique qui leur serait profitable à court terme
2
. Elle n'a pu durablement s'imposer que
parce que les coûts de transport et de traitement des données se sont réduits au point de devenir
presque négligeables devant les coûts généralisés de la production et de la consommation de
l'information. Une normalisation universelle est nécessairement un compromis, une cote mal taillée
pour chaque situation particulière. Un protocole de type "best effort", la non-différenciation des flux
selon la qualité demandée, une tarification uniforme ne tenant pas compte des dispositions à payer
pour cette qualité, ont longtemps été considérés comme des absurdités techniques et économiques.
Elles se justifient parce qu'elles gaspillent, en effet, une ressource dont le coût marginal se réduit très
fortement (backbones, logiciels,…) pour assurer le service essentiel au plan économique : la mise en
relation de toutes les capacités de traitement et de stockage de l'information.
La réduction considérable du coût de traitement des informations a permis que la possession d'un
ordinateur connecté se développe largement sur le marché résidentiel. En mars 2000, environ
300 millions d'individus dans le monde sont reliés à Internet depuis leur domicile. Les pays avancés,
comme les Etats-Unis, le Canada ou la Norvège ont connecté 50% de leur population, l'Angleterre et
les Pays-Bas, plus de 25 %, la France et l'Italie, 15% environ (mais l'Italie rattrape son retard, ce qui
n'est pas le cas de la France). La mise en réseau par Internet correspond donc à un marché de
masse ; elle transforme en profondeur l'organisation des marchés finals, la distribution et, en amont, la
structure du tissu industriel.
Tableau 1 Population connectée à Internet début 2000
Population connectée
(en millions)
taux de
pénétration
taux de croissance
2000/1999
USA
123,6
45,33%
Norvège
2,2
48,57%
Pays-Bas
4,5
28,47%
Angleterre
15,7
26,56%
Allemagne
15,9
19,37%
Italie
9,3
16,39%
France
9
15,26%
Source : http://www.nua.ie/surveys/how_many_online
On tente ici de dégager, à partir de la situation des pays Internet est déjà développé, en particulier
les États-Unis, en quoi la mise en réseau des individus entre eux et avec les entreprises, modifie la
1
Les historiens des sciences ont documenté les débuts d'Internet et montré qu'une telle innovation, voulue par le politique dans
un contexte universitaire, n'aurait jamais pu émerger du fonctionnement naturel d'un marché. Voir, sur les débuts d'Internet,
l'article de Patrice Flichy : "Internet ou la communauté scientifique idéale", Réseaux, N°97, Paris, 1999.
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Encore récemment, les projets de portails Internet mobiles wap propres aux opérateurs mobiles et plus ou moins ouverts sur
l'ensemble du web mobile, montrent bien quelles sont les tentations des acteurs puissants.
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nature des marchés. On étudiera dans un premier temps si la réduction des coûts de collecte, de
transport et de traitement de l'information rend les marchés finals plus fluides et plus proches des
marchés "parfaits" décrits par la théorie économique. Comme il semble bien que les marchés virtuels
connaissent les mêmes dispersions de prix que les marchés réels, on s'interrogera, dans un deuxième
temps, sur les moyens nouveaux qu'Internet fournit aux entreprises pour segmenter les marchés et
différencier la demande. Enfin, dans un troisième temps, on tentera de typer le nouveau type
d'articulation entre l'offre et la demande qui se met en place à partir des réseaux d'échange
d'information et d'en tirer quelques conséquences sur l'organisation des marchés intermédiaires.
1 La collecte de l'information par les acheteurs : vers des marchés plus fluides ?
Après avoir présenté pour quelles raisons concrètes on peut en effet penser qu'Internet améliore le
fonctionnement des marchés, on s'interrogera sur les limites imposées à cette plus grande fluidité par
la nature même des marchés numériques : le free riding permis par les stratégies d'enveloppement,
l'acceptabilité des tarifications sophistiqués permises par les réseaux informatiques, la stabilité même
de ces marchés automatisés, la persistance des effets de marque. On évoquera, pour finir, la situation
effective des marchés numériques en cours de développement.
1.1 Des marchés plus étendus où l'information circule mieux
Il est peu douteux qu'Internet améliore le fonctionnement des marchés en réduisant le coût généralisé
de collecte de l'information. Sur les marchés réels, l'information de la demande se fait difficilement,
soit au travers des circuits de distribution, soit par la publicité, soit enfin par les publications
d'organisations de consommateurs. On ne peut pas considérer que l'on soit dans les conditions de
fonctionnement des marchés parfaits dont parle la théorie économique. Or on sait que la qualide
l'optimum est rapidement dégradée lorsque les consommateurs sont en rationalité limitée (par
exemple, s'ils choisissent le premier bien au-dessus d'un seuil de surplus, sans chercher à optimiser).
Dans ces conditions, les moteurs de recherche et les outils de comparaisons (shopbots) de prix, de
disponibilité, de qualité, en rapprochant le fonctionnement des marchés numériques de celui des
marchés théoriques, devraient améliorer la situation d'équilibre obtenue et ruiner les rentes de
situation d'intermédiaires inutiles ou inefficaces.
De plus, Internet ne se limite de toute façon pas à rendre plus fluides les marchés existants ; le réseau
étend le marché libre à des domaines nouveaux :
parce qu'il constitue une norme universelle, Internet accompagne la mondialisation de l'économie,
c’est-à-dire la création de marchés mondiaux et la réduction des barrières douanières,
parce qu'il étend la base de clientèle adressable (aujourd'hui 300 millions de consommateurs), il
permet de mieux amortir les coûts fixes des productions à économies d'échelle fortes ; en
particulier les biens informationnels et, plus généralement, l'économie des biens et services qui
sont ciblés vers des clientèles éparses (insuffisantes dans chaque marché local pour amortir les
coûts fixes de production) ;
parce qu'il permet des relations directes entre les consommateurs, des modes d'échanges
nouveaux se développent (des ventes aux enchères entre particuliers, des petites annonces
efficaces, etc.) ou s'inventent (l'échange de biens informationnels dématérialisés, selon un
schéma de type Napster, remet en question la valorisation des contenus) ;
parce qu'ils échappent à la réglementation des États, des secteurs encadrés et régulés vont
devoir s'adapter rapidement ; en particulier les secteurs de la santé (la pratique médicale aura à
tenir compte du fait que les malades auront pu se faire pré-diagnostiquer sur Internet), de
l'éducation (que vaudront les diplômes des universités françaises si les étudiants peuvent suivre
les cours d'une université américaine virtuelle ?) ; les limites juridiques à la circulation de
l'information pourraient elles-mêmes être tenues en échec (voir, par exemple, les règles
françaises inapplicables régissant la publication des sondages politiques avant une élection).
1.2 Les stratégies d'enveloppement et la liberté d'accès à l'information
L'analyse précédente suppose implicitement que la circulation de l'information est libre sur les
marchés numériques. Or, avec la réduction des coûts de recueils, traitement, transport, des données,
la question de la propriété de l'information se pose de façon nouvelle. Un moteur de recherche a-t-il le
droit de se servir de l'information déjà recueillie par un autre site ? La stratégie d'enveloppement, qui
consiste à venir en coupure entre un site et le client final est proche du free riding même lorsque le
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Internet : marché électronique ou réseaux commerciaux ?
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service rendu n'est pas gligeable (ainsi le "sur-moteur" Copernic propose un browser spécifique qui
lance les moteurs existants
3
; il tient leur liste à jour et propose une adaptation selon les centres
d'intérêt du client).
Pour le moment un tel enveloppement est accepté par les moteurs de recherche ; il n'en va pas de
même pour les shopbots et le procès récent de eBay contre l'enveloppeur Bidder's Edge en est le
témoignage ; le juge, en première instance, semble avoir donné raison à eBay
4
, non pas à partir du
non respect des règles du copyright (qui, aux États-Unis, ne s'appliquent pas clairement au cas des
bases de données, contrairement au droit français) mais à partir d'un passage non autorisé sur la
propriété d'autrui.
D'une façon générale, c'est l'accès aux informations disponibles sur le web qui est en question ; les
sites marchands auront-ils le droit de refuser d'être espionnés par les shopbots ? sans doute oui, mais
auront-ils intérêt à diminuer ainsi leur audience potentielle ? Un site peut-il refuser de recevoir un lien
venant d'un autre site ? sans doute oui, mais la jurisprudence nord-américaine semble s'orienter vers
la liberté d'établir des liens sans demander ex ante l'autorisation du site vers lequel on pointe (pourvu,
toutefois, de ne pas recourir à des cadres, afin de ne pas imposer des bandeaux publicitaires). Un
moteur peut-il refuser d'être interrogé par un agent logiciel et non pas par un client humain ? etc.
C'est finalement la valorisation commerciale des liens hypertexte et des services d'aide au
cheminement sur le web qui conditionneront dans une large mesure la fluidité des marchés pour le
client final.
1.3 Sur les marchés virtuels, les prix seront-ils acceptables par les consommateurs ?
Internet fournit aux entreprises et aux distributeurs les moyens d'une tarification sophistiquée et
rapidement remise à jour, permettant l'extension des techniques de yield management. Certains
économistes, à partir de l'exemple du transport aérien, se sont demandé si de tels prix étaient
acceptables par les consommateurs tant ils remettent en question l'impression de "juste prix". Ainsi
Andrew Odlyzko
5
soutient-il que des prix trop "optimisés" risquent de paraître arbitraires et injustes au
point que les régulateurs seraient conduits à encadrer de telles pratiques.
Indépendamment même de leur acceptabilité, des prix qui se définissent sur un marché à partir de
l'interaction d'agents de négociation (de type shopbots) avec des agents de tarification (pricebots) ne
conduisent pas toujours à des situations d'équilibre, sans même parler de situations optimales. Des
simulations réalisées par exemple par IBM
6
sur des populations d'agents de négociation montrent
que, selon les algorithmes d'apprentissage utilisés, le surplus global peut être plus ou moins élevé et
d'ailleurs plus ou moins confisqué par les intermédiaires de négociation.
Le fait que l'échange et le traitement de l'information se fassent aujourd'hui à des coûts très réduits,
ne conduit donc pas nécessairement vers un meilleur fonctionnement des marchés. Aux capacités
accrues de comparaison des produits par les clients correspondent des moyens plus complexes de
fixer et de modifier les prix. De tels marchés plus complexes ne sont pas nécessairement plus fluides ;
ils sont sans doute plus instables.
1.4 L'importance de l'effet marque sur les marchés virtuels
En raison de l'asymétrie d'information entre le vendeur et l'acheteur, il est nécessaire que le vendeur
puisse s'engager de façon crédible sur les caractéristiques du produit et sur les services qu'il fournira
par la suite (service après vente, fourniture de pièces détachées, produits dérivés nécessaires à
l'usage, etc.). Inversement, il est nécessaire que l'acheteur puisse assurer l'acheteur de sa solvabilité.
3
pour le web anglophone, il s'agit de : AltaVista, EuroSeek, Direct Hit, Euroseek; Infoseek; Excite, HotBot, Lycos, FAST
Search, Magellan, MSN Web Search, Netscape Netcenter, Web Craxler, Yahoo.
4
voir par exemple à http://news.cnet.com/news/0-1007-200-1948171.html?tag=st.cn.sr1.dir les détails du jugement : "On Dec.
10, 1999, eBay, the world's largest Internet auction service, filed a complaint against Bidder's Edge, alleging trespass to
personal property, unfair business practices, copyright infringement, misappropriation, false advertising, trademark dilution,
injury to business reputation, interference with prospective economic advantage, and unjust enrichment. The defendent in this
case lists prices from dozens of Internet auction sites, including eBay, thus allowing the viewer to shop for items from many
different sites at once. A federal judge has sided with eBay, issuing a preliminary injunction barring Bidder's Edge from using an
automated system to search eBay's site for auction information. The injunction, granted late yesterday by U.S. District Court
Judge Ronald Whyte, goes into effect June 8. Whyte granted the injunction on the grounds that Bidder's Edge's searches
slowed or had the potential to slow eBay's service."
5
Odlyzko Andrew (AT&T Labs - Research) The Bumpy Road of Electronic Commerce [1997].
6
voir l'article de Kephart Jeffrey O. (IBM Institute for Advanced Commerce), James E. Hanson (IBM Thomas J. Watson
Research Center), Amy R. Greenwald (Brown University, Department of Computer Science) [March 2000 ] Dynamic Pricing by
Software Agents.
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