philosophie. Un juge très perspicace, Félix Ravaisson, avait hautement apprécié
la vigueur et l’originalité de son esprit philosophique. Quand Lachelier parut
à l'École Normale, nul parmi les élèves n'avait d'opinion à son sujet. Il venait
faire, en première année, le cours de philosophie. Ce cours était alors une terre
entièrement connue. Dans tous les lycées de France, les éléments de la
philosophie étaient enseignés d’une manière sensiblement identique. Le
professeur de l’École Normale déployait plus d'érudition et développait
davantage les parties les plus abstraites, mais il ne modifiait [4] ni les
doctrines ni l'économie générale du cours. La philosophie était alors régentée
par Victor Cousin. Celui-ci avait emprunté à l'Allemagne cette idée que, par
une dialectique interne, l’histoire de la philosophie, dans son déroulement à
travers le temps, avait peu à peu constitué la philosophie elle-même. L'œuvre
de l'histoire, véritable puissance créatrice superposée à la nature, consistait
à retenir et combiner tout ce que les systèmes des philosophes contenaient de
viable et de conforme aux aspirations de l'esprit. Mais, tandis que Hegel avait
conclu que le couronnement du long travail des siècles était l'hegelianisme,
Victor Cousin avait composé cette philosophie définitive avec quelques formules
empruntées ou attribuées, dans un esprit de conservatisme politique et social,
à Reid, à Royer-Collard, à Descartes, à Maine de Biran, à Leibniz, à Platon.
C'est cette philosophie, aux doctrines achevées et à la forme dogmatique, que
les élèves de Lachelier s’attendaient à le voir développer. Quel ne fut pas leur
étonnement lorsque débuta le nouveau maître de conférences ! Les titres des
leçons étaient à peu près ceux des programmes officiels. Mais la manière de
traiter les questions ne ressemblait guère à ce qu'ils avaient accoutumé
d'entendre. Lachelier posait des problèmes. Il en mesurait les difficultés. Il
réfléchissait, il cherchait, il avouait ne pouvoir se satisfaire. Il hésitait,
il se reprenait, il s'arrêtait. Un jour il lui arriva de dire : « Je me suis aperçu
que j'avais omis tel élément essentiel de la question. Je crois bien que ce que
vous avez de mieux à faire, c'est d’oublier tout ce que je vous ai dit. » Rien
de plus attachant, d'ailleurs, que la forme vive, familière, élégante, variée,
parfois laborieuse en apparence, pour aboutir à de merveilleuses trouvailles
d'expressions, qui distinguaient cet enseignement peu banal. C'étaient, à la
sortie des conférences, des conversations sans fin, entre les élèves, sur le
sens de telle théorie, sur telle remarque faite en passant, mais singulièrement
suggestive, sur les coups redoutables que ce modeste chercheur portait aux
doctrines reçues. Puis, à sa table de travail, on revoyait ses notes ; et l'on
découvrait, non sans étonnement, que ces causeries si libres et spontanées
étaient composées avec un soin extrême, et que la charpente en était aussi ferme
que la forme en était vivante et naturelle.
Ces conférences ne passionnaient pas seulement les élèves qui [5] se destinaient
à la philosophie : elles faisaient impression sur tous. Les uns étaient séduits
par les rares qualités de l'humaniste, les autres par l'originalité du penseur,
tous par l'excitation féconde que l'on ressentait en assistant au travail intime
de cet esprit. Le maître de conférences de philosophie, l'homme le moins soucieux