Vestiges des recherches arithmétiques mayas
André Cauty
P
ROBLEME POSE
A lire les parties numériques et calendaires enchâssées dans les écrits laissés par
les scribes mayas, le lecteur d’aujourd’hui se dit plus ou moins rapidement que
leurs travaux reviennent à résoudre en nombres entiers des équations de la forme
ax = c (modulo b). Résoudre l’équation 73x = 1 (mod. 52) permet de montrer, en
passant par 365 364 = 1, alias 73 x 5 52 x 7 = 1, que le couple (x, y) = (5, 7)
est une solution de 73x 52y = 1. D’où : (73 x 5) x 52 = (52 x 7 + 1) x 52, c’est-
à-dire 73 x 260 = 365 x 52. En d’autres termes, l’almanach de 260 jours et
l’année vague solaire de 365 jours sont commensurables dans leur PPCM.
Non, je ne suis pas entrain de projeter mon savoir mathématique sur les pratiques
des scribes de l’Antiquité maya. J’essaie de comprendre à quoi ils jouaient
lorsqu’ils écrivaient des milliers d’équations calendaires, et qu’ils dressaient des
tables de multiples et des tableaux de dates habilement disposés. Les acteurs
étant disparus, le lecteur moderne ne peut compter que sur la capacité collective
de déchiffrer et de traduire les documents restants pour tenter d’entrer dans ce
que nous appelons l’Intelligence Arithmétique Maya. Les scribes, en effet, n’ont
laissé ni mode d’emploi ni mode de fabrication de leurs outils de calcul, et les
Espagnols qui furent en contact avec eux s’intéressèrent davantage aux façons de
faire disparaitre des pratiques jugées contraire à l’esprit de l’Evangile qu’aux
moyens de les comprendre en les dé-sémiotisant de l’écriture maya et en les re-
conceptualisant en langue espagnole, bref de les traduire. La sainte Inquisition, le
temps et les autodafés firent leur travail de destruction. Si bien qu’il ne reste
aujourd’hui que les codex de Dresde, Madrid et Paris pour répondre à nos
interrogations, peut-être aussi le codex Grolier soupçonné d’être un faux.
Jusqu’aux récents efforts de Linda Schelle pour enseigner aux descendants des
Mayas à lire les textes anciens, peu ou pas de Mésoaméricains étaient en mesure
de participer à l’aventure internationale du déchiffrement des textes mayas. En
effet, la domination exercée par les Espagnols sur les Mésoaméricains accéléra la
disparition de ce qu’il restait encore des pratiques de l’écriture des Autochtones,
des numérations vigésimales, des calendriers et des anciens systèmes de comput
du temps. Sur le vide provoqué par l’Inquisition, les colonisateurs imposèrent,
outre leurs religions et leurs lois, l’alphabet latin, la décimalité, l’arithmétique et
Professeur d’épistémologie et histoire des sciences, Université Bordeaux 1 (France)
2 André Cauty
le calendrier julien/grégorien lequel allait contraindre les Amérindiens à suivre le
rythme des fêtes religieuses chrétiennes et le cours des mois irréguliers des
occupants. Au début de la colonisation, le système calendaire maya était déjà
réduit
1
à une liaison plutôt vague du ha’ab, du tzolkin et du cycle des katun
2
:
Le nom yucatèque de ce type de découpage du temps et dénomination d’époques était
u-k'ahlaay k'atuno'ob ("la commémoration des katun") et, si son usage est attesté dès
le Vème siècle au Belize, c’est effectivement dans le Yucatán qu’il deviendra
prépondérant au point que, si le Codex Dresdensis montre que peu avant la conquête
espagnole il arrivait encore que l’on positionne des dates par rapport au début du
calendrier maya au moyen d’un "compte long", le souvenir d’un "début" du calendrier
maya dans la littérature yucatèque de l’époque coloniale (…) ne tenait plus qu’à
l’articulation du ha'ab, du tzolkin et des "cycles katuniques" (Hoppan;sd).
Comme le rappelle Hoppan, les scribes mayas de l’époque classique utilisaient
conjointement plusieurs calendriers pour former le noyau
3
de toute inscription
calendaire publiquement exposée sur les monuments, et que certains ne l’étaient
plus à l’époque coloniale :
1) Un calendrier ‘absolu’ connu dès le 1
er
siècle av. J.-C. mais diffusé sur une
moitié environ du territoire mésoaméricain, et qui donnait la date d’un jour
sous forme d’un entier (c
i
) chez les Olmèques et dans les codex, ou Σc
i
P
i
chez les Mayas – le plus souvent à cinq chiffres significatifs, correspondant à
la mesure vigésimale de la durée calculée en nombre de jours écoulés depuis
l’origine de la chronologie, que les spécialistes identifient au 11 Août 3114
av. J.-C. (pour les Mayas et avec 584 283 comme constante de corrélation).
Cette date ‘absolue’ est appelée le Compte Long, CL.
2) Le tzolkin almanach divinatoire connu dès 650 av. J.-C. de 260 dates α
αα
αX,
α
αα
α varie de 1 à 13 et X appartient à une liste immuablement ordonnée de
vingt noms de jour. Il est aussi appelé ‘année religieuse’ ou ‘semaine sacrée’.
1
Certaines informations calendaires en usage à l’époque classique finissent par ne plus
être attestées du moins dans l’espace public des inscriptions monumentales. Par exemple :
les séries lunaires, le cycle des Kauil ou celui des 9 signes G
i
. Les G
i
disparaissent des
monuments mayas au 10
ème
siècle, mais une sorte d’équivalent aztèque (les ‘9 seigneurs
de la nuit’) est à nouveau attesté au Postclassique.
2
Les termes tzolkin, ha’ab et katun désignent respectivement : l’almanach divinatoire des
260 dates de la forme α
αα
αX en usage dès 650 av. J.-C. sur l’ensemble du territoire
mésoaméricain, le calendrier des 365 dates
β
ββ
β
Y développé par les Mayas à partir du 4
ème
siècle ap. J.-C., et le premier multiple vigésimal d’une unité de mesure de temps peut-être
introduite par les Mayas au 2
ème
ou 3
ème
siècle ap. J.-C., le tun ‘an de compte’ formé de
dix-huit mois de vingt jours, soit 360 jours. 1 katun = 20 tun. La plus ancienne
attestation des périodes katun et baktun est sans doute l’inscription de la pendeloque de
Dumbarton Oaks (13/07/120 ap. J.-C.) qui prouve une utilisation d’abord sporadique des
signes de période pour enregistrer des durées ‘rondes’ : 8-baktun 4-katun (sous-entendus
0-tun ; 0-uinal 0-kin).
3
Nous appelons ‘noyau’ l’ensemble des informations calendaires contenues entre ce que
l’on pourrait considérer comme des ‘parenthèses’, la parenthèse ouvrante étant le signe Y
inscrit dans le glyphe introducteur de série initiale et la parenthèse fermante son
correspondant Y, le signe du mois de la date ha’ab qui complète la date CR auquel fait
parvenir le CL de la série initiale.
Vestiges des recherches arithmétiques mayas 3
3) Le ha’ab apparu au 4
ème
siècle chez les Mayas est un calendrier de 365
dates
β
ββ
β
Y,
β
ββ
β
varie de 0 à 19 et Y appartient à une liste ordonnée de dix-
neuf noms de période qui calquent l’organisation traditionnelle de l’année
solaire mésoaméricaine en dix-huit vingtaines de jours (18 mois) et un
complément, à savoir la période Uayeb de cinq jours ‘dormants’ chez les
Mayas. Remarquons que la description de Landa
4
ne donne pas explicitement
les dates
β
ββ
β
Y des mois de l’année, si bien que ce texte colonial ne permet pas
de décider si le 1
er
jour d’un mois était encore noté 0 ou s’il était noté 1 à la
manière des Espagnols. Il n’y a pas non plus de date aztèque
β
ββ
β
Y.
4) Le CR, ou Calendrier Rituel, de 18 980 dates de la forme (α
αα
αX,
β
ββ
β
Y)
résultant d’une combinaison particulière des dates tzolkin et ha’ab. Cette
combinaison sui generis correspond à la cinquième partie du produit tzolkin x
ha’ab, celle dont les couples sont dits ‘respecter la règle d’orthodoxie de la
chronologie maya’
5
ou ‘bien écrits’ ; le Calendrier Rituel est souvent présenté
sous la forme d’un mécanisme d’engrenage
6
.
5) Parfois aussi les scribes mayas utilisèrent des abréviations et un système dit
des dates « FIN de katun » surtout connu par les textes coloniaux.
Traduisons en langue de tous les jours ce que notre premier paragraphe disait en
jargon mathématique. Le vouloir-faire sous-jacent au texte mathématique maya
est de rendre commensurables des cycles qui ne le sont pas, de mesurer avec le
même étalon U : l’année solaire, le retour des éclipses ou des phases de Vénus.
Mesurer Paul avec l’étalon Pierre qui ne donne jamais ou presque de réponses en
nombre entier, mais des approximations par excès ou par défaut.
Les écritures numériques à beaucoup de chiffres significatifs que les Mayas ont
inscrites sur leurs monuments prouvent que les scribes ne se contentaient pas, au
moins dans le domaine d’expérience de la mesure du temps, d’approximations
comme « 18 et des poussières » ou « entre 18 et 19 ». Mais qu’ils se lancèrent, au
contraire, dans une course effrénée : découvrir ce que cachent les à peu près de
tous les « n.U et des poussières » pour faire rendre gorge, par le truchement de
calculs effectués « au jour près », à l’exaspérante incommensurabilité des cycles
astronomiques pour qui ne dispose ni d’horloge atomique marquant les fractions
de fractions de fractions de seconde ni d’écriture numérique des infiniment petits.
Habituellement, les gens n’ont pas besoin de se repérer « à un jour près » dans le
temps, tout particulièrement dans le temps de l’année des saisons. Car tous les
vivants subissent le temps –celui du jour et celui de l’année des saisons par le
biais de la variation de l’ensoleillement qui tombe différemment sur l’alternance
4
Relación de las cosas del Yucatán
5
Cauty, A., 2009, ‘Y a-t-il des années surnuméraires mayas ?’, pp. 9-12.
6
Identifier le CR de 18 980 dates des Mayas de l’époque classique avec le siècle
mexicain/aztèque SA de 52 xihuitl ‘années’ est un abus de langage. Les sources ne
permettent pas en effet d’affirmer que la période complémentaire, Nemontemi, comptait
partout et toujours 5 jours, que ces jours étaient systématiquement groupés (en fin
d’année ?), comptés et datés. Sans oublier qu’il n’y a pas d’exemple d’écriture aztèque
précolombienne montrant comment dater spécifiquement les 360 jours des dix-huit
vingtaines de l’année, et que certains auteurs affirment depuis l’époque coloniale que les
Indigènes avaient un calendrier ‘véritable’ périodiquement recalé sur la marche du Soleil .
4 André Cauty
des jour/nuit et des saisons. Qu’ils le veuillent ou non, avec ou sans calendrier,
tous les hommes subissent et perçoivent ces variations, s’y adaptent et doivent y
adapter leurs travaux, en particulier agricoles, et leur vie sociale.
Habituellement, pour se repérer dans l’année, les gens se contentent des repères
7
et des durées
8
imposés par leurs prêtres ou dirigeants, et des expressions plus ou
moins précises comme « le temps des cerises », « trois jours avant Pâques »,
« une semaine après la Saint Jean », « au milieu ou à la fin du Carême », « la
semaine prochaine », « à la fin de la dernière quinzaine ». Difficile, dans ces
conditions, de toujours compter le temps « à un jour près ». L’histoire montre que
ces calendriers imposés par tous les César du monde ne sont jamais remis en
cause, sauf peut-être parfois au cours de Révolutions violentes
9
ou à l’occasion
de l’occupation d’un peuple d’une religion par un peuple d’une autre religion.
Quant aux autorités, elles aussi peuvent, au besoin, se dispenser d’un calendrier
marquant le temps de l’année des saisons « à un jour près » car il leur suffit,
comme le muezzin des musulmans ou les Aztèques du Feu nouveau, d’observer
directement un signe astronomique convenu pour clencher, au bon moment,
l’appel à la prière ou pour lancer, à la bonne date, la convocation aux assemblées
publiques dont le rythme allait, chez les Amérindiens, de quelques jours à un ou
deux siècles (par exemple : le xiuhtlalpilli de 52 ans des Aztèques).
D’où le constat que, même sans avoir un calendrier donnant une date spécifique
et unique à chacun des 365/366 jours de l’année solaire (vague, tropique ou
sidérale), un peuple pourrait suivre le déroulement de l’année des saisons. Mais
aussi qu’il aurait alors des difficultés à en suivre le déroulement « au jour près ».
Jusqu’à preuve du contraire, seuls les Mayas de l’époque classique suivaient le
déroulement de l’année solaire « au jour près », et ils le faisaient en en datant les
jours par les 365 expressions
β
ββ
β
Y de leur calendrier du ha’ab. Cette pratique
semble pourtant avoir ééphémère car la première attestation d’une date
β
ββ
β
Y est
le 0 Yaxkin de la plaque de Leyde (15/09/320), et les dernières se trouvent dans
les pages vénusiennes du Dresde ou, plus imprécises, dans les textes coloniaux.
Les autres Mésoaméricains semblent s’être contentés d’individualiser chacun des
jours de leur année solaire par sa date α
αα
αX (l’une des 260 dates de l’almanach
divinatoire) et par une expression plus ou moins approximative comme « 3 jours
avant la vingtaine consacrée à Xipe Topec », « pendant les 40 jours de jeûne… »,
« trois ans et cinq mois après le couronnement de la reine, un 13 Ahau ».
Pour rompre avec les approximations, il est une pratique, sans doute vieille
comme les cités humaines, qui consiste à mesurer quelque chose (les dimensions
d’une table, par exemple) une fois avec un étalon (l’épaisseur de l’index par
exemple), puis une deuxième/troisième/nième fois avec un autre (l’épaisseur du
pouce par exemple)
10
. Avec de la chance, on verra peut-être apparaître un résultat
7
Naissance/mort/résurrection… du Christ pour les Espagnols de la Conquête.
8
Carême, Avent, mois, semaine… pour les Conquérants. Vingtaine, treizaine, neuvaine,
siècle aztèque… pour les Autochtones en voie de colonisation.
9
Même le calendrier des révolutionnaires de 1789 (qui réussirent à imposer le système
décimal des mesures) fit long feu.
10
Variante : comparer avec les siennes propres les mesures en usage chez les voisins : le
pied de Paris et le pied de Rouen.
Vestiges des recherches arithmétiques mayas 5
‘intéressant’ : que la différence « 36 pouces 48 doigts » par exemple « égale 1
largeur de la table », ou que « 73 machins 52 trucs = 1 longueur de quelque
chose ». Pardon, ce n’est pas par chance que l’on obtient de tels résultats. Ils sont
le fruit d’un long travail d’expérimentation, et ils finissent par arriver après des
milliers et des milliers d’essais. Oui, trouver, en maths, c’est toujours finir par, et
au cours des efforts pour généraliser, simuler, modéliser. On finit par découvrir
une solution particulière de l’équation entière 73x 52y = 1, bien avant de voir la
possibilité de créer une méthode de résolution des équations « ax + by = c » (ce
que les Mayas ne firent certainement pas).
Comme beaucoup d’autres peuples de l’Antiquité, les Mayas furent confrontés à
l’impossibilité de mesurer en jours (/lunaisons) la durée de l’année des saisons ou
celle du retour des 13 constellations de leur Zodiaque. Comme la plupart des
autres peuples, ils découvrirent qu’une lunaison est comprise entre 29 et 30 jours,
qu’une année dure entre 365 et 366 jours, et ainsi des autres cycles de l’univers.
Comme les autres Mésoaméricains, leur année solaire possédaient ses points
remarquables (solstices, équinoxes, passages au Zénith…) et leur ha’ab était
organisée en dix-huit mois de vingt jours et une période complémentaire. Mais,
contrairement à d’autres, ils dépassèrent les approximations : a) en définissant de
manière précise (et peut-être nouvelle) le système vigésimal des unités de mesure
du temps et son sous-système uinal-kin, b) en adoptant une année vague
comprenant exactement 365 jours obtenue en fixant de manière rigoureuse le
complément Uayeb de 5 jours et les dix-neuf périodes de l’année (18 x 20 + 5) et
c) en datant spécifiquement les jours (en leur attribuant un numéro
β
ββ
β
) à l’intérieur
des 19 périodes, et d) en effectuant des calculs « au jour près » pour comparer et
mettre en phase les nombreux cycles a priori incommensurables qu’ils
considérèrent et utilisèrent.
C
ONSTAT
:
UNE FORET DE CYCLES
Les textes mayas permettent d’affirmer que les scribes ont produit de véritables
forêts de cycles intrinsèquement naturels/physiques/astronomiques/numériques et
surnaturels/métaphysiques/astrologiques/numérologiques. Par exemple, et pour
prendre les cycles qui nous sont moins familiers, les Mayas jonglaient avec les 9
Inframondes, les 13 cieux, les 260 jours de l’almanach divinatoire, les 364 jours
de leur Zodiaque, les 4 x 819 jours du Kauil associé aux quatre points cardinaux
et à leurs quatre couleurs, les 18 980 jours de leur Calendrier Rituel, les 2 CR au
bout desquels les trois années (religieuse, solaire et vénusienne) repassent par les
mêmes triplets de dates, etc.
Les tables de multiples de tels nombres et les équations calendaires qu’elles leur
ont permis d’écrire prouvent que les scribes étaient
à la recherche des moyens de co-mesurer les cycles
de cette foisonnante forêt : 73 tzolkin = 52 ha’ab, 5
révolutions de Vénus = 8 ha’ab (dans le Dresde :
65 années vénusiennes font 104 années solaires), ou
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