ANNETTE CHOMARD-LEXA LUCIEN CUENOT, L'INTUITION NATURALISTE Préface de Jean Gayon Avant-Propos d'André Rossinot — 2 — ANNETTE CHOMARD-LEXA LUCIEN CUENOT, L'INTUITION NATURALISTE — 3 — — 4 — A mes parents en témoignage de ma reconnaissance affectueuse, A Laurent pour sa patience et sa confiance, A mes enfants, Remerciements Que soient remerciés ici tous ceux qui ont contribué à la réalisation de ce travail : Le Muséum-Aquarium de Nancy, Jean Gayon et Bernard Andrieu sans qui ce livre n'aurait pas vu le jour, René Cuénot, le dernier fils de Lucien Cuénot, qui m'a accueillie dans la maison même de son père à Nancy, et a bien voulu laisser publier les photos personnelles de son père, Les familles Merlet et Cuénot pour avoir bien voulu autoriser la consultation des documents personnels (lettres, photos...), L'Académie nationale de Metz pour avoir accepté de me laisser disposer d'une partie des archives et documents inédits d'Andrée Tétry, Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader pour avoir éclairé de leurs compétences l'arbre phylogénétique de Cuénot, Mon père pour la patience dont il a fait preuve au cours de la relecture de cet ouvrage, A la mémoire d'Henri Tintant. — 5 — — 6 — Préface Lucien Cuénot (1866-1951) n'a pas eu de Prix Nobel et n'a pas été professeur à la Sorbonne. Mais il a sans doute été un des biologistes français de la première moitié du vingtième siècle qui a le plus profondément influencé la communauté scientifique et intellectuelle française dans cette époque, et sans doute sensiblement au-delà. Unique pionnier de la génétique dans notre pays, il a laissé tout au long de sa carrière des ouvrages de synthèse sur l'évolution, l'adaptation, l'espèce, célébrés pour leur clarté, leur originalité, et la qualité de l'information scientifique. Son livre Invention et finalité, un classique de la philosophie biologique, a étendu son rayonnement bien au-delà de la communauté biologique. Par les trois facettes que l'on vient de mentionner, la figure de Cuénot - expérimentateur, naturaliste et essayiste - reste comme l'un des derniers et sans doute le plus bel exemple en France de ce qu'on appelait à la fin du XIXe et au début du XXe siècle la "biologie générale". Madame Annette Chomard-Lexa, biologiste lorraine, dit au début de son livre son étonnement lorsqu'elle prit conscience de l'oubli dans lequel était tombé Cuénot. L'un des mérites de l'ouvrage est de nous faire comprendre pourquoi l'œuvre de Lucien Cuénot a si profondément marqué les biologistes de son temps. Son intérêt principal est cependant ailleurs. En s'appuyant sur l'ensemble de l'œuvre publiée, sur les commentaires auxquels elle a donné lieu du vivant même de Cuénot, et sur de nombreuses sources manuscrites ou orales, Annette Chomard-Lexa rectifie un certain nombre d'erreurs que les études autant que les rumeurs sur Cuénot ont entretenues. On dit par exemple que Cuénot avait des idées mêlées sur l'hérédité de l'acquis. Ceci est faux. Il fut le premier et — 7 — l'unique biologiste français à adopter la théorie d'Auguste Weismann dans les années 1890. Jamais il ne changea d'avis. La question lui sembla cependant assez importante pour chercher à reproduire les expériences de ceux qui plaidaient en faveur de l'hérédité de l'acquis, et pour examiner leurs arguments, à de nombreuses reprises. On a dit aussi que Cuénot avait eu sur l'évolution et sur la finalité des pensées semblables à celles de Teilhard de Chardin. Or s'il est vrai que Cuénot a beaucoup réfléchi sur la finalité en biologie, changeant d'ailleurs d'opinion à plusieurs reprises, il n'a jamais partagé la vision orthogénétique et optimiste de l'évolution qui était celle de Teilhard. Annette Chomard-Lexa exhume des documents qui témoignent du jugement sévère que Cuénot a porté sur Teilhard. En dépit de l'estime personnelle qu'il avait pour celui-ci, Cuénot n'admettait pas la manière dont il mêlait science et métaphysique. On a enfin souvent évoqué l'horizon prétendument religieux des réflexions de Cuénot sur la finalité. Annette Chomard-Lexa établit au-delà de tout doute possible que "Cuénot n'a jamais eu de sentiment religieux". Agnostique, il n'avait rien d'un catholique engagé. Il était certes prudent dans ses rapports avec l'Eglise, et il a par orgueil accepté les honneurs qui se présentaient (il fut membre de l'Académie Pontificale). Mais il est tout simplement faux qu'il ait été un "grand intellectuel catholique", ou même un compagnon de route des catholiques. Ce que l'on trouve en revanche dans son œuvre, c'est un panthéisme diffus mêlant l'émerveillement devant la nature, des références sympathisantes pour Spinoza et d'Holbach, et une confiance sans réserve dans la science positive, seule religion qu'il admettait. Les plus belles pages d'Annette Chomard-Lexa — 8 — sont à notre sens celles qu'elle consacre aux rapports de Cuénot avec la philosophie et la religion. Outre les rectifications qu'elle apporte, cette biographie permet au lecteur de mesurer l'ampleur de l'œuvre scientifique de Lucien Cuénot. Zoologiste avant tout, Cuénot était un spécialiste des invertébrés. Il affectionnait les groupes peu étudiés (échinodermes, sipunculiens, priapuliens, etc.) Il s'est aussi hasardé à faire un arbre phylogénétique général des animaux. Longtemps, le Palais de la Découverte a exposé une version simplifiée de cet arbre. Il faut souligner l'originalité de l'entreprise : dans la période 1900-1950, les paléontologues français ont délibérément et systématiquement évité de faire des arbres phylogénétiques, particuliers ou, à fortiori, généraux. Le naturaliste Cuénot était aussi porté à la théorie. Annette Chomard-Lexa décrit en détail son engagement darwinien et weismanien dans les années 1890, sa théorie de la préadaptation, ses discussions critiques sur le néo-darwinisme puis la théorie synthétique, ses profondes pensées sur le concept d'espèce et d'adaptation. La contribution expérimentale de Cuénot à la génétique naissante n'est enfin pas oubliée. C'est évidemment cette contribution qui dans les années 1900 à 1930 a conféré à Cuénot une notoriété internationale. Il fut un temps l'un des plus respectés généticiens de la souris. L'on sous-estime d'ailleurs parfois la reconnaissance dont il a fait l'objet en France même. En 1912, l'Académie des Sciences lui décerna le prestigieux Prix Cuvier pour ses travaux de génétique. Plus tard, nous révèle Madame Chomard-Lexa, sur la base du témoignage de René Cuénot (fils du biologiste), on lui proposa une chaire de génétique à Paris, qu'il déclina. Sur ce sujet de l'hérédité, Annette Chomard-Lexa clarifie un point qui était obscur. Cuénot se rendit au Congrès — 9 — d'eugénique de New-York en 1921 en compagnie de Lucien March et de Georges Vacher de Lapouge. Mais d'après Madame Chomard-Lexa il n'aurait pas été membre de la Société française d'eugénique. Ceci contredit une affirmation courante chez les historiens des sciences. Selon Madame Chomard-Lexa, Cuénot n'aurait jamais développé de thèmes proprement eugéniques. Il aurait plaidé au contraire pour le métissage comme moyen d'accroissement de la vigueur des populations. Nul doute que les historiens liront avec attention les développements de l'ouvrage, et souhaiteront aller plus loin. Comme on le voit, le livre d'Annette Chomard-Lexa restitue une image complète, rectifiée, et souvent insolite, du biologiste influent qui fut Lucien Cuénot. Comme l'auteur le dit elle-même, il s'est agi de situer l'œuvre par rapport à l'homme, et par rapport aux contextes divers dans lesquels il s'est situé. L'une des surprises les plus inattendues de l'ouvrage vient dans la section où il est question de la création et de la construction du Musée de Zoologie de Nancy. Cuénot ne fut pas seulement le héros scientifique, par le biais des 15000 spécimens de sa collection qu'il exposa. Ses contacts américains dans les années 1920 semblent avoir joué un certain rôle dans la conception architecturale du Musée. On y trouve en effet un écho des réalisations de Franck Lloyd Wright. Il fallait sans doute que l'auteur fût lorraine pour mettre à jour cette dimension de la vie de Lucien Cuénot. Jean Gayon Professeur à l'Université Paris-1-Panthéon Sorbonne — 10 — Avant Propos La renommée de Lucien Cuénot est universelle. C'est en effet ce biologiste nancéien d'adoption, parisien de naissance, qui a démontré le premier que les lois de l'hérédité s'appliquaient aussi aux animaux. Lucien Cuénot se lance très jeune dans la génétique animale. Ses travaux publiés en 1902 ont un retentissement considérable au sein de la communauté scientifique internationale qui découvre ainsi l'unité du monde vivant. Les lycéens ou collégiens du monde entier apprennent comment se transmettent les caractères blancs ou gris du pelage des souris sans savoir que ces lois ont été découvertes par Lucien Cuénot. Même dans sa propre ville, où il a vécu soixante ans, Lucien Cuénot est toujours un inconnu. Cent ans après ses célèbres découvertes, cet ouvrage vient combler ce vide et son auteur, Annette Chomard-Lexa, retrace l'œuvre et le parcours de l'homme et du scientifique dans le contexte des grandes découvertes du dix-neuvième et du vingtième siècles. En juillet 1858, indépendamment l'un de l'autre, Charles Darwin et Alfred Wallace présentent à Londres à la séance de la Linnean Society, deux mémoires sur la théorie de l'évolution par sélection naturelle. Puis Gregor Mendel découvre les lois de l'hérédité. La théorie dite du néodarwinisme est née. Elle doit beaucoup aux réelles contributions que Lucien Cuénot lui apporte par la suite. Mais ses mérites ne s'arrêtent pas là. De 1908 à 1912, il entreprend un travail de pionnier sur le cancer et démontre qu'un carcinome de la souris était héréditaire. Alors conservateur du Musée de Zoologie depuis 1898, Lucien Cuénot propose en 1930 la construction rue Sainte Catherine d'un bâtiment original, sans fenêtre, spécialement destiné à la conservation et à l'étude des — 11 — collections de zoologie. Aujourd'hui dénommé Muséum-Aquarium de Nancy, géré par la Communauté Urbaine du Grand Nancy, en partenariat avec l'Université Henri Poincaré, ce bâtiment est à l'aube de sa rénovation. Dans le cadre de sa compétence en matière de culture scientifique et technique, le Grand Nancy est à l'initiative de la nouvelle muséographie qui rendra hommage aux études et aux approches pédagogiques de Lucien Cuénot, notamment par le biais de son Arbre généalogique du règne animal. Synthèse d'une partie de ses travaux, cet arbre, élaboré en 1936, a pour point de départ un organisme unicellulaire. Il fut repris par l'artiste Marcel Guillard en 1945 et présenté à l'Exposition Universelle au Palais de la Découverte à Paris, puis offert au Muséum-Aquarium de Nancy par la famille de Lucien Cuénot en 1994. Les découvertes de Lucien Cuénot sont innombrables. Annette Chomard-Lexa a recensé avec un soin extrême l'ensemble de ses 300 publications qui se sont succédé de 1886 à 1951, l'année de sa mort. En scientifique et historienne, Annette Chomard-Lexa a retracé avec rigueur l'aventure d'un des plus grands biologistes du début du vingtième siècle, qui a été en étroite relation avec les personnalités les plus en vue de l'histoire de l'évolution et de la génétique. Ce livre permettra aux lecteurs de découvrir ce que Lucien Cuénot a apporté à l'histoire du monde vivant et constitue le point de départ d'une nouvelle reconnaissance. André Rossinot Maire de Nancy Président de la Communauté Urbaine du Grand Nancy — 12 — Introduction Ouvrir pour la première fois depuis cinquante ou cent ans des ouvrages poussiéreux, des manuscrits, des lettres encore dans leur enveloppe, jaunis par le temps et oubliés du monde des vivants, ne se fait pas sans émotion : la vie est plus forte que tout, le passé a bien peu d'intérêt pour l'homme de science, avide de découvertes, vivant dans le futur proche. Mais s'arrêter un instant, relire ces auteurs oubliés, c'est prendre soudain conscience que le monde est un éternel recommencement : les hommes poursuivent sans cesse le but d'accroître leurs connaissances, leur emprise sur le monde et la matière dont ils cherchent à percer les mystères, et tel Faust, sont prêts à vendre leur âme au diable pour leur quête de l'éternité. Mais la nature ne se laisse pas prendre si facilement, elle est imprévisible. L'évolution biologique est par essence imprévisible. La quête du naturaliste, assoiffé de connaissances, ne lui laisse aucun repos. Retourner sur les traces de Lucien Cuénot, c'est revivre presque un siècle de découvertes exaltantes mais aussi d'incompréhensions, de balbutiements, de frustrations, de dérives. C'est aussi revivre la formidable aventure de l'évolution de la vie telle qu'elle put enfin être comprise grâce à la génétique, la science du XXe siècle dont nous vivons maintenant les applications pratiques, celles qui firent rêver, espérer tant d'hommes et qui donna aussi de bien lugubres pensées aux totalitaristes de ce siècle. Car l'évolution n'exista véritablement en tant que discipline scientifique qu'à la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a bouleversé le fondement même des sociétés occidentales depuis Darwin : la sélection naturelle, la contingence, autant de concepts — 13 — révolutionnaires qui n'allaient pas être acceptés d'emblée car les répercussions sociales étaient et sont encore trop grandes. Si je suis née, si j'ai grandi et si j'ai toujours vécu en Lorraine, si j'y ai fait toutes mes études de biologie, c'est avec étonnement, aujourd'hui, que je découvre l'oubli de cet homme de science, qui fut pourtant un zoologiste de tout premier plan, académicien couvert d'honneurs, un des rares biologistes français d'audience internationale à figurer dans les bibliographies anglo-saxonnes de la première moitié du XXe siècle. Formée à l'Université de Nancy au début des années 80, je n'ai retrouvé mention du nom de Lucien Cuénot que dans le cours de zoologie du Professeur Condé, zoologiste arrivé au laboratoire de la rue Sainte Catherine au sortir de la guerre. Et encore, s'agissait-il d'une ou deux lignes au sujet de la théorie de la préadaptation. Lucien Cuénot, bien qu'il ne fût pas lorrain, a vécu soixante ans à Nancy où il mourut le 7 janvier 1951 : naturaliste imminent, pionnier de la génétique, il contribua grandement à faire rayonner l'université de Nancy, en digne successeur de Godron. Il vécut une époque exaltante avec la découverte vers 1900 de la génétique mendélienne à laquelle il participa au tout premier plan, avec l'avènement de la théorie synthétique de l'évolution vers 1940 intégrant génétique des populations et darwinisme modernisé. Il contribua inlassablement — on le sait moins, la mémoire est ingrate — à défendre envers et contre tout le transformisme darwinien, contre le néo-lamarckisme mais aussi contre le créationnisme. Et c'est dans un climat français de farouche hostilité face à ce courant de pensée que l'inclassable Cuénot, néo-darwinien insatisfait, proche d'un Jean Rostand qui plus tard sut lui rendre hommage, naturaliste intuitif teinté de philosophie bergsonienne, traversa son époque avant de laisser un testament intellectuel dans un ultime élan — 14 — pathétique. Cuénot était animé par la volonté de tout connaître, tout comprendre, sans cesser d'exercer son esprit critique, embrassant toute la vie animale passée et présente, entreprise démesurée pour un seul homme. La découverte de nombreuses archives et documents totalement inédits et inconnus jusqu'à ce jour, tant privés que professionnels, ont rendu l'homme attachant à plus d'un titre. Ce qui ressort d'emblée chez cet homme, c'est cette quête incessante, la quête d'une Weltanschauung* ; on ne reste pas insensible face à ce courant de vie formidable, cette insatiable soif de connaître qui l'animait, surtout au travers des lettres et notes écrites de la main tremblante d'un homme qui se savait aux portes de la mort. Ce qui séduit particulièrement, c'est le libre-penseur, adogmatique, indépendant et que l'on ne peut rattacher à aucune chapelle. Et c'est l'imagination qui, grâce à l'impressionnante collection de photographies consultées, a emmené l'auteur sur les traces d'une biologie d'un autre âge, mais qui pourtant, était en train de construire celle d'aujourd'hui. Des plages d'Arcachon aux laboratoires de Roscoff, de la chambre aux souris de la place Carnot aux séances en habit de l'Académie des sciences, des explorations des mines de fer abandonnées aux vieilles vitrines du Musée de zoologie de la rue Sainte Catherine — qui vient de tirer un trait définitif sur le 'Musée Cuénot' tel qu'il fut conçu à l'origine, en le rénovant, ceci dit sans nostalgie aucune — un monde renaît, un monde perdu, un monde ni meilleur ni pire que le nôtre mais animé sans aucun doute d'un enthousiasme, d'un espoir de tous les possibles, et d'un émerveillement que nous avons perdu. Mais l'ambition de ce travail est aussi de rétablir une part de vérité : l'image de Lucien Cuénot, véhiculée depuis 50 ans, doit être revisitée. Il y eut à l'époque quelques phrases assassines et sans fondement, inspirées par des idéologies — 15 — dogmatiques : elles ont suffi à faire tomber l'œuvre de Lucien Cuénot dans l'oubli. Il fut classé dans le groupe des néo-darwiniens insatisfaits car certes, Lucien Cuénot refusa d'accorder un rôle évolutif important à la sélection naturelle. Et il n'a pas pris en compte les phénomènes évolutifs en terme de pools génétiques de populations, s'en tenant à l'individu et à son patrimoine héréditaire. Il s'est vu classé dans le groupe des biologistes français qui n'ont pas voulu se rallier avec enthousiasme à la nouvelle théorie synthétique de l'évolution et il fut rangé trop vite, par les jeunes générations, parmi les finalistes, les spiritualistes. Ce travail, par une analyse approfondie des 60 années de recherches naturalistes de Cuénot, porte un regard neuf sur l'œuvre. Il importe de faire remarquer que durant tout ce travail, ce sont essentiellement les livres personnels de Lucien Cuénot qui ont été utilisés ; ainsi l'ouvrage est construit autour des personnages avec lesquels il a communiqué et autour des connaissances scientifiques dont on peut être sûr qu'il possédait. Plus récemment, des lectures insuffisamment approfondies — jusqu'à confondre thèse et antithèse, un à priori idéologique incapable de sortir du vieux débat éculé entre matérialistes et finalistes, un manque de recul conduisant à des reproches anachroniques, une méconnaissance de la biologie actuelle, contribuèrent à continuer à faire circuler des lieux communs. A cet égard, saluons les biologistes Hervé Le Guyader et Armand de Ricqlès qui ont su récemment porter un regard neuf sur Cuénot. L'intérêt des historiens des sciences pour Lucien Cuénot remonte à 1976 avec l'étude canadienne de Camille Limoges ; elle semble pourtant n'avoir pas eu d'écho en France. Denis Buican y contribua également quelques années plus tard, en 1981. Enfin, l'excellente connaissance du — 16 — darwinisme historique a conduit Jean Gayon à s'intéresser aussi à Lucien Cuénot. Il faut utiliser à la fois la rigueur du travail de l'historien et du scientifique. Le regard de l'historien demande de mettre un temps de côté les connaissances scientifiques actuelles et qu'on oublie les évidences comme la structure et le fonctionnement du code génétique et la biologie moléculaire, inconnus jusqu'à la mort de Cuénot. Il demande aussi d'éviter autant que faire se peut de projeter sa propre vision du monde, ce qui est difficile. Mais, si l'on en est déjà conscient, le terrain est déjà mieux préparé. Il faut ensuite refaire le chemin de la découverte, petit à petit, avec ses incertitudes, et alors, les connaissances de la biologie actuelle viennent éclairer d'elles-mêmes l'œuvre. Il y a aussi la difficulté que représente les différents niveaux de lecture de l'œuvre : aujourd'hui, la biologie, et ce depuis 50 ans, est devenue biologie cellulaire et moléculaire. L'évolution est une science en soi, qui dispose d'une théorie, le darwinisme. Ors l'immense majorité des grands biologistes ne travaillent plus depuis longtemps au contact de la nature. Ce qui semble avoir fait défaut dans la compréhension de la pensée évolutionniste de Lucien Cuénot, c'est l'intuition naturaliste. Tout se passe comme si l'observation naturaliste était regardée aujourd'hui comme un passe-temps d'un autre âge ; anecdotique et dépassée, elle fut jugée non nécessaire et non suffisante puisque la biologie moderne orientait la compréhension du vivant au niveau de la cellule et de la molécule depuis une quarantaine d'années, avec l'a priori que l'étude des parties du vivant suffiraient à expliquer le tout. L'approche populationnelle consista en l'utilisation de modèles mathématiques statistiques, où le meilleur côtoie le pire. Ainsi, aujourd'hui, que l'on soit historien des sciences, philosophe des sciences ou scientifique, nous avons perdu — 17 — contact avec cette approche première, qui consiste simplement à poser son regard sur les êtres vivants dans leur milieu naturel. Or, ce sont justement les naturalistes qui furent taxés de finalistes, par leurs remarques embarrassantes, n'entrant pas dans le modèle bien huilé de la nouvelle théorie synthétique de l'évolution. On a eu vite fait de leur coller les étiquettes de métaphysiciens ou spiritualistes. Ils en sont d'ailleurs responsables eux-mêmes. Mais comme tente de le montrer ce travail, l'approche naturaliste peut conduire à une toute autre vision du monde dont l'importance n'est pas des moindres. Aujourd'hui, les processus génétiques et épigénétiques de la biologie du développement nous font découvrir la formidable inventivité du génome, l'admirable unité du règne vivant, fournissant toutes les raisons de penser que, décidément, Cuénot était, intuitivement, un grand biologiste, un des derniers grands naturalistes français, et qu'il méritait un coup de chapeau à l'aube de ce XXIe siècle et quelque cent ans après l'avènement de la génétique. — 18 — Chapitre I : Lucien Cuénot, un homme au tournant du siècle “ Aux heures de doute et de lassitude, rappelons-nous aussi que l'homme de science ne meurt pas tout entier ; il reste quelque chose de lui dans le patrimoine intellectuel de l'humanité, aussi longtemps que celle-ci existera sur cette terre ; les idées et les faits qu'il aura semés durant sa vie se mêlent aux autres connaissances humaines, pour contribuer à la moisson de l'avenir. ” Cuénot, discours, 1898, p.14. Lorsque l'on a la chance de vivre longtemps, on laisse malheureusement l'image d'un vieillard à la postérité : les rares auteurs français qui se sont penchés sur Cuénot ont souvent insisté sur la dernière période de sa vie (les années 1930-1950) avec sa théorie finaliste, sa vision sombre de la vie aux portes de la mort. Mais Lucien Cuénot, mort à 84 ans, fut un homme jeune d'une extraordinaire maturité scientifique : découvrant les lois de Mendel chez la souris en 1902 — il a 36 ans — il devient le premier généticien français. Arrivé à Nancy en 1890, il y vécut toute sa vie et y mourut en 1951. Zoologiste éminent et grand spécialiste des échinodermes, auteur d'une théorie évolutive originale, couvert d'honneurs, auteur de très nombreux articles, de plusieurs ouvrages qui ont marqué leur époque, il sut enthousiasmer les étudiants et le public durant plus de cinquante ans et remettre en cause ses idées jusqu'au bout. — 19 — Les jeunes années parisiennes Nous sommes pendant la guerre de 1870-7 ; Napoléon III a perdu la guerre contre la Prusse. Après un hiver terrible, les Allemands sont aux portes de Paris. Le gouvernement de Thiers, installé à Versailles, n'arrive pas à calmer les émeutes révolutionnaires dans Paris où s'est constituée la Commune. Le père de Lucien Cuénot, postier aux Batignolles, rejoint les Versaillais après avoir combattu les Allemands. Il avait perdu alors tout contact avec sa femme et son fils, restés dans Paris assiégé. Lorsque les Versaillais rentrèrent dans Paris, par un dimanche après-midi où Madame Cuénot promenait son fils dans les rues du quartier des Batignolles où ils habitaient, le jeune Lucien attira l’attention de sa mère : “ Tiens, c’est papa! ”. Monsieur et Madame Cuénot, séparés depuis la déclaration de guerre se retrouvèrent et la petite Jeanne naquit trois ans plus tard (entretien, Cuénot R., 2001). Lucien Claude Jules Marie Cuénot est né le 21 octobre 1866 à Paris, rue Legendre dans le XVIIe arrondissement (Courrier, 1952, p. 2). En réalité, il possédait des racines paternelles franc-comtoises : son père et son grand-père étaient nés dans le département du Doubs à Ornans, la ville natale du peintre Gustave Courbet. Un oncle de Lucien Cuénot, enfant de chœur, servit d'ailleurs de modèle à Courbet dans son "Enterrement à Ornans". Sa mère, née Merlet, était originaire de Versailles (ibid.). C'est à elle qu'il ressembla physiquement, ayant hérité de sa forme de visage et de son regard. Il comptait aussi dans sa branche maternelle un oncle archiviste en Eure-et-Loire, Lucien Merlet, correspondant de l'Institut. La tradition chartiste semble s'être perpétrée dans cette branche (Marot, hommages, 1986, p. 11). — 20 — Il conserva un mauvais souvenir du siège de Paris (ibid.). Une anecdote persista : celui de chocolat qui avait fondu sur le marbre de la cheminée parce qu'il contenait de la gélatine (Les Nouvelles littéraires, entretien, 1933). Il prépara son certificat d'études dans une institution privée — l'enseignement laïc et obligatoire date de 1882 — puis obtint une bourse de la mairie de son quartier pour poursuivre ses études au Collège Chaptal (ibid.). Tout jeune, il développa un goût pour l'observation de la nature et fut remarqué plus tard par un professeur d'histoire naturelle du Lycée Chaptal. Cela paraît paradoxal qu'un petit Parisien puisse trouver à Paris des sujets d'observation naturaliste mais à cette époque, Paris n'était pas encore la ville qu'elle est devenue, on y trouvait tout d'abord des chevaux, les oiseaux y étaient encore nombreux, il y avait plus de parcs et de jardins publics, et il était encore facile de sortir rapidement en campagne avant que celle—ci ne soit gagnée par la banlieue. Cuénot profitait de ses voyages scolaires offerts aux meilleurs élèves du collège et des ses excursions dans les fortifications et les environs de Paris pour ramener et collectionner tous les animaux, plantes, roches et fossiles qu'il trouvait (ibid., p. 3 ; Tétry, 1978, p. 243), et rassemblait dans un album (archives Tétry) des gravures d'animaux sauvages. Plus grand, au cours de ses promenades aux portes de Paris, il ramenait grenouilles, crapauds, couleuvres, etc. Un moment tenté par la géologie, il comprit vite que c'était la paléontologie qui l'attirait et décida de suivre des cours de zoologie après le baccalauréat (Courrier, 1952, p. 3). — 21 — L'âge d'homme Le jeune Lucien Cuénot, épris de la curiosité des choses de la nature, souhaita désormais consacrer sa vie à l'étude des animaux, des minéraux, de la géologie ; il lui fallait pour cela entrer dans l'enseignement supérieur (entretien, article, Léon Daudet, 1938). Il réussit brillamment son baccalauréat et entra directement à la Sorbonne en 1883 à l'âge de 17 ans, décidé à approfondir ses connaissances en sciences naturelles (Cuénot, discours, 1948). Les cours d'alors sentaient la poussière, “ des professeurs fatigués donnaient des cours fastidieux et le muséum oublieux de ses gloires sommeillait ” (Cuénot, discours, 1848 et introduction, manuscrit de L'évolution biologique). Pourtant les cours d’Henri de Lacaze-Duthiers l'enthousiasmèrent (Cuénot, introduction, manuscrit de L'évolution biologique) et il admirait Yves Delage et Alfred Giard (Les Nouvelles Littéraires, entretien avec F.Lefèvre, 1933). Il fut reçu premier en licence en 1885 (Courrier, ibid.) et alla passer un mois au laboratoire de zoologie marine de Roscoff (lettre Cuénot à Courrier R., 14 août 1943). A ce moment, il pouvait choisir entre la recherche ou l'enseignement et il opta pour la recherche. Son service militaire se passa à Beauvais (Les Nouvelles Littéraires, ibid.). Il retourna à Roscoff de mai à juillet 1886 pour entreprendre son sujet de thèse sur les échinodermes (ibid.) et obtint son titre de Docteur ès sciences naturelles en 1887. Il avoua avoir préparé sa thèse, livré à lui-même, sans conseil, fréquentant un laboratoire de la Sorbonne “ sombre, étroit, fort incommode ” (Cuénot, discours, L'Epée d'académicien, 1935). Soutenue le 11 novembre 1887 devant un jury composé d’Edmond Hébert, Henri de Lacaze-Duthiers et Gaston Bonnier, cette thèse présentait sa contribution à l'étude anatomique des astérides. — 22 — Ce travail histologique et anatomique fut réalisé au laboratoire de zoologie expérimentale d' Henri de Lacaze-Duthiers à la Sorbonne, puis poursuivi au cours de deux séjours au bord de la mer, dans les stations maritimes de Roscoff puis de Banyuls (Courrier, ibid. ; Cuénot, Thèse, 1887). Nommé préparateur d'anatomie et de physiologie comparées à la faculté des sciences de Paris, il entreprit des études de médecine qu’il ne poursuivit pas (Courrier, ibid.) car il fut nommé en janvier 1890 chargé de cours complémentaire de zoologie à la faculté des sciences de Nancy (Cuénot, discours, 1948). Il s'y installa avec ses parents et sa sœur Jeanne en janvier 1890 (Courrier, ibid.). En 1895 il dispensait la zoologie pour le certificat d'étude supérieure de physique, chimie et sciences naturelles (P.C.N.), rendu obligatoire pour les futurs étudiants en médecine. Déjà à cette époque, il laissait un souvenir admiratif pour la clarté d'élocution, et l'intelligente pédagogie dont il faisait preuve. La faculté des sciences était située place Carnot. Il vivait avec sa famille dans un appartement situé dans un petit passage entre la rue Saint-Dizier et la rue des Dominicains. Cet appartement abritait toute une faune (grenouilles, insectes, escargots ...) dont s'occupait sa famille (entretien, Cuénot R, 2000). Il continua à fréquenter la station de Roscoff pendant les vacances de 1893 jusqu'à son mariage. Il y retrouvait d'autres zoologistes passionnés comme Yves Delage et Emile Racovitza (album famille Cuénot, annotations). En 1897, de retour à Nancy, il remerciait son cher et illustre, son éminent maître, Henri de Lacaze-Duthiers, de la cordiale hospitalité du laboratoire, “ sorte de couvent laïque ”, mais constatait déjà que Roscoff avait bien changé sous l'affluence des baigneurs (Correspondances avec Lacaze-Duthiers, 27 mai 1893, août 1893 et 4 septembre 1897). Il profita de sa vie de célibataire — 23 — pour excursionner (Aix-les-Bains, les Vosges tous les ans avec l'Ecole de pharmacie) et pour faire de l'escrime (ibid.). Il retrouva un ami, un certain Allotte, étudiant à l'Ecole forestière de Nancy en 1894 : des relations amicales se nouèrent avec des élèves de cette école et il devint ainsi l'ami, puis le "maître" de Philibert Guinier (1876-1962) qui fut directeur de cette même école en 1921 et membre de l'Institut (Courrier, 1952, p. 6, Encyclopédie lorraine, 2000, p. 177). En août 1898, il se rendit à Londres et à Cambridge avec une délégation française comprenant entre autres le géologue Schlumberger et le zoologiste Alphonse Milne-Edwards (album famille, annotations). En 1899, il perdit son père victime d'une mauvaise chute dans un escalier de cave (Cuénot R, ibid.). Il attendit 1900 — le 31 juillet — pour se marier à la mairie du Xearrondissement de Paris avec Geneviève de Maupassant, née le 24 février 1881 à Paris (Courrier, ibid.). Le père de celle-ci, issu d'une famille aristocratique champenoise (Vertus), avait fait fortune dans les chemins de fer de l'Est. De cette union, naquirent six enfants : Nelly (1901-1988) qui fût directrice du dispensaire d'hygiène sociale à Baccarat, Lucienne dite Lucette (1902-1988), Alain (1905-1988) chirurgien-accoucheur à Arcachon, Claude (1911-1992) normalien, docteur ès lettres et professeur agrégé de lettres au lycée Henry IV, Marc-Antoine (1914-1962) ingénieur agronome au Maroc et René né en 1917, titulaire d'un D.E.S. en histoire et géographie et bibliothécaire à Nancy (Courrier, ibid. ; Cuénot R, ibid.). Cuénot perdit en 1947 son épouse, femme et mère de famille dévouée qui sut le décharger des soucis domestiques : il semble qu'il garda le regret de n'avoir pas pu partager sa passion scientifique avec elle et qu'elle regretta de ne pas avoir eu l'occasion de sortir souvent car son mari était casanier (Correspondance, Merlet M.M., 22 décembre 1947). — 24 — Il est probable que sa profession lui apportait suffisamment de relations enrichissantes, et de voyages et qu'il trouvait au sein de sa famille le repos compensateur. Il reconnut aussi ne pas avoir suffisamment développé l'art d'être grand-père. Son fils ajoute que son père ne se soucia jamais de l'éducation de ses enfants, il semblait régner un certain laxisme, entre une mère très maternelle et un père souvent absent (Cuénot R, ibid. ; Correspondance Merlet M.M., 22 décembre 1947). Fernand de Maupassant possédait une propriété à Arcachon. En fait, il dirigea la construction de la voie ferrée qui reliait Bordeaux à Arcachon. C'est ainsi qu'Arcachon devint station balnéaire et Monsieur de Maupassant — qui s'était arrogé le droit de reprendre la particule perdue lors d'une union roturière — fut à l'origine du casino ; s'il fit des affaires immobilières fructueuses à Arcachon (où l'on trouve encore une villa Maupassant, et, à côté, une villa Nelly du nom de la première fille de Cuénot), cela ne l'empêcha pas de perdre sa fortune et de venir d'installer à Nancy avec sa femme (entretien, Cuénot R, 2001). Arcachon possédait une station de biologie marine, émanation de la faculté des sciences de Bordeaux. Toutes ses longues vacances — la rentrée universitaire avait lieu début novembre — se passèrent en famille à Arcachon jusqu'en 1919 (Courrier, ibid.) : à la vie de famille avec les bals costumés, se succédaient les excursions dans les dunes, la pêche en mer, les travaux de laboratoire et la rédaction de publications sur la faune du bassin d'Arcachon (album famille, annotations). Il y rencontrait Georges Bohn et Anna Drzewina (dédicace Bohn et Drzewina, La chimie de la vie, 1920 ; photos album famille). Plus tard, ce sera Houlgate (Calvados) ou Saint-Gildas (Morbihan) près de la famille Merlet (ibid.). — 25 — Cuénot professeur Il fut nommé titulaire de la chaire de zoologie de Nancy en 1898, à l'âge minimum requis, soit 32 ans (Courrier, ibid.) Il consacra surtout ses premières années à la préparation de ses cours : l'enseignement le passionnait, ses cours étaient réputés pour leur grande clarté. Ses croquis au tableau noir se faisaient selon une convention de couleur toujours respectée, dans l'esprit des dessins de Lacaze-Duthiers (Tétry, Hommage 1967, p. 6). Il illustrait toujours ses cours d'échantillons qui, nombreux, venaient encombrer la table. Il venait régulièrement aux séances de travaux pratiques où, sortant de sa poche un humérus de taupe ou une dent de carpe, il posait des questions embarrassantes à ses étudiants. A un jeune ecclésiastique, il répondit un jour : “ Votre dessin est d'une imprécision toute théologique ! ” (Courrier, 1952, p.6). Un témoin (qui souhaite conserver l'anonymat) étudiant dans les années 1940 à Nancy, rapporte à l'auteur du présent ouvrage qu'à cette époque, les blagues de potache plutôt grivoises du professeur nancéien circulaient encore allègrement, preuve s'il en est de l'influence qu'il eut sur la jeunesse estudiantine. En amphithéâtre, où notre homme exposait doctement la supériorité des hommes d'Amérique du Sud, mieux fournis par la nature qu'ailleurs, une étudiante, furieuse et choquée, s'apprêta à quitter les lieux : notre docte professeur, malicieux, envoya à la volée : “ Ne vous pressez pas Mademoiselle, le bateau pour l'Amérique du Sud ne part que dans quinze jours ! ”. Lors d'un examen du baccalauréat, alors qu'une jeune fille arrivait en retard à sa convocation, Cuénot lui rappela fermement le règlement et ajouta : “ Prenez la queue des hommes, Mademoiselle, et attendez que — 26 — ça vienne ! ”. Les excursions organisées pour la licence et dirigées par le Maître (forêt de Haye, pelouses calcaires...) laissent un excellent souvenir (Tétry, Hommages, 1967, p.7) et semblaient se dérouler dans la bonne humeur si l'on en juge par les photos de l'album de famille. Outre les cours de zoologie, Cuénot donna régulièrement un cours de biologie générale — appelé plus tard zoologie générale — plus spécialement destiné au Certificat d'évolution ; il fit des disciples, sut enthousiasmer les jeunes étudiants. Ce cours avait lieu le mercredi (document Instruction publique 1927-1928) et médecins, pharmaciens, professeurs agrégés, philosophes, forestiers, agronomes, etc., y assistaient. Le Maître y présentait les dernières découvertes de l'hérédité, de l'évolution, de l'adaptation, de la sexualité : apprendre à bien penser, à développer son esprit critique, établir ce qu'est une expérience bien faite, tels étaient les objectifs de Cuénot (Tétry, ibid.). Son cours de P.C.N. servit de modèle à tous les traités de zoologie élémentaire écrits ensuite. Il donna aussi des cours de zootechnie générale (zoologie agricole). Ses cours furent à l'origine de l'œuvre didactique qu'il entreprit par nécessité à partir de 1911 avec sa première Genèse des espèces animales. Auparavant deux ouvrages de jeunesse eurent un certain succès au point d'orienter les vocations de jeunes lecteurs (Marot, Hommages 1967, p.14) : Les moyens de défense dans la série animale et L'influence du milieu sur les animaux. Les ouvrages de cette première époque avaient l'originalité d'être écrits dans un esprit nettement darwinien, bien que déjà marqué par l'empreinte originale de sa pensée (préadaptation...), à l'opposé des ouvrages de biologie de l'époque en France, tous teintés de lamarckisme. La Genèse des espèces animales connut deux versions réactualisées et remaniées en 1921 et en 1932, L'évolution biologique, édition — 27 — posthume de 1951, écrite en tandem avec André Tétry et pouvant être considérée comme l'ultime version réactualisée de sa Genèse. Tous ces ouvrages frappent par l'abondance de cas, d'exemples pris dans les travaux publiés en France comme à l'étranger — travaux essentiellement anglais et allemands. Chacun de ces ouvrages bénéficiait ensuite d'une mise à jour bibliographique permanente directement dans le texte. En 1925, il frappa encore un coup fatal au lamarckisme avec L'Adaptation. Inspiré de Godron dont il est le digne successeur et à qui il dédia ce livre. Il écrivit aussi un ouvrage imposant en s'attaquant à la notion même d'espèce : L'Espèce, paru en 1936. Il prit sa retraite de professeur le 30 septembre 1937. L'année suivante, il obtint le titre de directeur de recherche à allocations réduites car il suivait encore trois thèses. Mais il confia dans un courrier du 5 décembre 1938 à Robert Courrier — secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences — les vicissitudes de son nouveau statut de retraité. Robert Courrier (1895-1986) était physiologiste et endocrinologue à Nancy qu'il quitta après la première guerre mondiale pour Strasbourg. Il fut secrétaire perpétuel de l’Académie et auteur de la nécrologie de Lucien Cuénot. Il était aussi un sympathisant lamarckiste (Encyclopédie lorraine, 2000, p.33-34). “ J'ai eu à la Faculté des ennuis assez graves ; il était entendu avec mon successeur et ancien élève que je garderais un laboratoire monté dans l'Institut de Zoologie pour me permettre de continuer à travailler. Une fois nommé, il a changé complètement de manière, et très adroitement, feignant de faire une demande de transfert, il a mis en demeure la faculté de choisir entre lui et moi. Celle-ci, composée maintenant de jeunes, n'a pas hésité, et j'ai été mis à la porte sans ménagement ”. Paul Rémy (1894-1962) fut successeur au poste de Cuénot : cet ancien élève, licencié de sciences naturelles en 1920, docteur — 28 — en 1925, assistant de zoologie à Nancy, avait été nommé auparavant maître de conférence à Strasbourg ,sur recommandation de Cuénot lui-même (lettre Cuénot à Courrier, 10 mars 1932). Les principaux sujets de recherche de Paul Rémy furent le prolongement de ceux de Cuénot : la saignée réflexe, le déclenchement de la métamorphose, l'excrétion et la phagocytose, la respiration des vertébrés, la géonémie — faune épigée, faune cavernicole dans les Balkans en 1930, et à Sainte-Reine près de Toul. Il participa également à l'expédition Charcot au Groenland. Cuénot l'avait chaudement recommandé à l'Académie des Sciences comme en témoigne une lettre à Robert Courrier du 10 mars 1932. D'après René Cuénot (entretien, 2000), on ne peut accuser Rémy d'avoir chercher à écarter son père qui exagéra sans doute la situation. En 1938, au cours d'un entretien, le professeur nancéien se prononçait sur une question d'actualité, qui allait conduire après la guerre à la création du CNRS, “ Doit-on créer une catégorie de chercheurs, qui ne feraient que des recherches, ou combiner, comme cela est en ce moment, le professeur, la recherche et la direction d'élèves? ”. La position de Cuénot était très claire : le chercheur isolé se stérilise rapidement et se spécialise à outrance. Le chercheur doit être en même temps professeur, bon ou médiocre. C'est en faisant des cours que l'on acquiert l'érudition indispensable, que l'on voit les lacunes de la science. Il est excellent de diriger des élèves, mais Cuénot souhaitait aussi que l'on débarrassât le professeur accablé de la paperasserie administrative (entretien, article, Leon Daudet, 1938). — 29 — A l'aube de sa carrière scientifique : le discours auto-prophétique de 1898 S'ouvrir à la biologie en général n'a d'autre objectif que la recherche de la vérité et doit être également “ une source d'idées philosophiques d'intérêt majeur pour l'homme ” (Cuénot, discours, 1898, p. 5). Cette idée annonce la carrière future de Cuénot, dont les ouvrages écrits surtout dans le dernier tiers de sa vie peuvent être considérés comme du matériel biologique de réflexion philosophique. Cette idée fut d'ailleurs exploitée par sa disciple Andrée Tétry plus tard. La biologie, par accumulation de petits faits, doit conduire au progrès général : agriculture, chimie végétale, parasitisme du bétail, sans oublier ce terrible fléau qu'est le cancer (ibid., p. 5-9). Le biologiste éclaire aussi un autre abîme, la signification de la vie et “ il a mis au jour de grandes idées qui font maintenant partie du patrimoine intellectuel de l'humanité ”. Il conseillait d'ailleurs aux futurs agrégés de philosophie de venir passer un an dans un laboratoire d'histoire naturelle (ibid., p. 11), prémonition du travail qu'allait bientôt élaborer le philosophe Henri Bergson ; discours prophétique aussi lorsqu'il écrivait (ibid., p. 13) : “ De temps en temps un ouvrier génial, ou simplement heureux, découvre des filons inconnus, des trajets inédits... ” ou bien encore “ Il n'est pas paradoxal de prétendre que les découvertes fécondes se produisent presque fatalement à un moment donné, par l'accumulation de petites découvertes patiemment mises à jour […] encourageant les jeunes générations à creuser son filon, sans crainte, sans se préoccuper de ce qu'il y a au bout, dans l'unique souci de la — 30 — vérité, nous serons récompensés quoi qu'il arrive par les joies du travail, de la recherche libre et de la découverte ”. La consécration scientifique Ses admirables travaux de redécouverte des lois de Mendel chez la souris, quelque temps avant William Bateson avec lequel il entretint toujours des rapports amicaux, la découverte de la létalité génétique quelques années plus tard, ainsi que ses travaux sur l'hérédité du cancer chez la souris (sujet totalement inconnu à l'époque), tout cela le propulsa sur la scène scientifique internationale. Primés au congrès de Boston en 1907, ses travaux pourtant furent mal compris, minimisés, ignorés et même critiqués dans le milieu scientifique français. Thomas Hunt Morgan, le père de la génétique américaine sut par contre lui rendre hommage. En 1908, il fut invité à Londres où il exposa son travail sur l'hérédité. Avait-il mal préparé son exposé ? Toujours est-il qu'il mêla involontairement l'allemand et l'anglais, ce qui vexa les Anglais — à l'époque, l'entente cordiale franco-anglaise faisait front contre Guillaume II — et pour cette raison, il n'obtint jamais de siège à l'Académie de Londres (entretien, Cuénot R, 2001). A cette époque, ses travaux de recherche étaient effectués au sein du laboratoire de zoologie de la faculté de sciences place Carnot. Les locaux étaient exigus, les installations sommaires (Guinier, discours, 1935). Il contracta imprudemment, dans la "chambre aux souris", une grave infection parasitaire dont on ne connaissait pas de remède alors, la lambliase : il avait l'habitude de venir observer ses souris et déposait négligemment sa cigarette sur le couvercle des cages. “ Il ne se remit que lentement et avec peine ” selon Lienhart (1962). — 31 — La déclaration de guerre en 1914 mit fin aux travaux de génétique. Lucien Cuénot fut mobilisé, mais il avait déjà cinq enfants et était sur le point d'atteindre la limite d'âge. On le chargea néanmoins avec deux professeurs de Nancy de conduire, par la route de Nancy à Toul, un groupe de chevaux réquisitionnés ! Un général en tournée d'inspection le découvrit dans une écurie militaire de Toul ; il l'envoya aussitôt à Paris lui confiant un poste important dans ses services. Sa famille alla se réfugier à Arcachon, où Cuénot alla lui aussi poursuivre ses travaux zoologiques (entretien, Cuénot R, 2000). Il fut ensuite professeur au lycée Poincaré car l'université était fermée, logeant dans le local destiné aux étudiants créés par les Jésuites (le futur G.E.C., Groupement des Etudiants Catholiques). En 1917, il faillit être tué par l'explosion d'un pont (ibid.). De son élevage de souris d'avant-guerre qu’il fut contraint d’abandonner, il ne resta qu' “ un ensemencement de tout le quartier de la rue en souris brunes et en souris blanches ” (Correspondance Alain Cuénot au Docteur Michon, 23 septembre 1954). En 1921 il alla aux Etats-Unis. Il faisait partie de la délégation de la Société Française d'Eugénique au congrès international tenu à New York en septembre 1921. Il rencontra Thomas Hunt Morgan dans son laboratoire en Californie (entretien, Cuénot R, 2001). D'après une courte note parue dans les comptes-rendus des sciences en avril 1923, Cuénot atteste qu'il put examiner les mutants alaires de drosophile apparus dans l'élevage de Morgan. Ce fut une déception de constater l'état d'avancement et les résultats enthousiasmants des travaux américains. Plus tard, il eut à subir les rudes conditions de la recherche universitaire en province : pénurie de moyens financiers, avenir incertain pour tout jeune chercheur préparant une thèse en province. Le jacobinisme français ne date pas d'hier. Dans une lettre au secrétaire perpétuel de — 32 — l'Académie des sciences (10 mars 1932), Cuénot se plaignait qu'on fasse à Nancy “ des briques réfractaires, du lait, des machines électriques, des chimistes analystes, des agriculteurs mais la science pure, étouffée, sans crédit et sans gloire administrative, passe à l'état de parente très pauvre ”. L'œuvre scientifique Rapidement donc, il connut une consécration scientifique plus internationale d'ailleurs que nationale avec ses travaux sur l'hérédité en 1902, en recevant le prix Nicolas II au 7e congrès international de Zoologie de Boston en 1907. Ses travaux furent délibérément oubliés par les collègues de l'époque tous lamarckistes et peu prompts à adopter le mutationnisme ; il fut pourtant le premier zoologiste à retrouver les lois de Mendel chez l'animal. L'œuvre scientifique de Cuénot, membre d'une trentaine de sociétés, académies, comités nationaux et internationaux, est imposante : outre ses ouvrages, il écrivit 286 notes et mémoires originaux, 34 articles et chroniques, 239 analyses critiques — notamment dans la Revue générale des sciences, exposa presque 100 conférences et dirigea 16 thèses d'état (Courrier, 1952). A sa mort, on compte environ 15 notices nécrologiques et de nombreux articles de presse régionale, nationale et internationale (Courrier, 1952, p.23-58). Dans les livres personnels de Cuénot, utilisés tout au long de ce livre, sont collées ou annotées les revues critiques nationales et internationales faites à la sortie de chacun de ses ouvrages, comme la Genèse de 1911 et 1932, L'adaptation en 1925, L'espèce en 1936, Invention et finalité en biologie 1941. Quant à L'évolution biologique parue après sa mort, l'abondante revue critique internationale se trouve dans les archives Tétry. Cuénot avait une audience certaine — 33 — en Angleterre, Allemagne, mais aussi en Suisse, Hollande, Belgique, U.S.A. La revue de ces critiques montre à quel point Cuénot était lu à l'étranger et notamment dans les pays anglo-saxons : Nature, The Times, The Quaterly Rewiew, Journal of Hérédity, Science... Georges Gaylord Simpson, l'un des artisans de la théorie synthétique de l'évolution, dans son ouvrage majeur édité en 1944 aux U.S.A. ne citait qu'un seul français dans sa bibliograhie, Lucien Cuénot avec sa Genèse de 1921 et L'adaptation de 1925 (Simpson, 1950). Cuénot a parcouru dans son ensemble tous les grands thèmes de la biologie générale de son époque. Mais il resta surtout — outre le grand spécialiste des échinodermes — le premier généticien français et le défenseur d'une thèse évolutive de la préadaptation. C'était un homme qui fut couvert d'honneurs et qui aimait cela. Tout au moins, il semble n'avoir jamais refusé les honneurs comme savait si bien les rendre la IIIe République. Son seul refus fut celui d'aller à Paris où il se vit pourtant proposer une chaire de génétique : installé en famille à Nancy, dans une grande maison avec jardin, entouré d'amis, il avait su s'attacher à la Lorraine et lui resta fidèle (Cuénot, cité par Courrier, 1952, p.4). C'est sans doute avec fierté qu'il arbora en 1931, le bicorne et l'épée d'académicien gravée à ses armes, quatre petites souris, trois grises et une blanche, un oursin couronnant le pommeau, des feuilles de chardon couronnant la fusée et symbolisant l'attachement à la Lorraine devenue pays d'adoption (discours de Cuénot et Guinier, L'Epée d'académicien, 1935). L'épée fut réalisée par deux artistes nancéiens, Colotte et Bossut, grâce à une souscription auprès des amis et élèves du Maître (ibid.). Il prétendait ne pas aimer les discours (ibid.) : les siens étaient empreints de simplicité et d'humour, à la différence des discours ampoulés de l'époque. Le 23 octobre 1935, devant un parterre — 34 — d'académiciens, à la séance publique annuelle des cinq Académies, où on lui avait demandé de présenter (Académie des sciences, 8 août 1935) “ un travail qui n'a pas besoin d'être original, mais doit posséder un caractère suffisamment général pour intéresser un public mondain, qui n'est pas spécialisé, mais intéressé aux choses de l'esprit ”, Cuénot surprit son auditoire par une introduction pour le moins cocasse dans ce temple de la Connaissance : “ Vers 1881, un fabricant de gants, Joseph Mertz, inventa, dit-on, le bouton-fermoir à ressort, ou bouton-pression ... ” (L'invention en biologie, 1935) ; il termina son discours en citant Pascal : “ Nous ne savons le tout de rien ” (ibid.). Ce discours eut à l'époque “ un énorme retentissement, tant parmi les philosophes et savants que dans le public ” (Matisse, Correspondance, 12 juin 1937). Le 27 août 1948, à 82 ans, le gouvernement lui remettait la cravate de Commandeur de la Légion d'honneur. Cette cérémonie avait lieu dans les locaux de la Revue Scientifique (Bounoure, 1952) en présence notamment de Georges Duhamel et Jean Rostand (photos, archives Tétry). Pour l'académicien Georges Duhamel, qui fut très touché par l'annonce de sa mort, Cuénot faisait partie, avec Charles Nicolle, des hommes qui lui permirent de “ tracer (son) sinueux chemin ” (Duhamel, 1952, chronique). Charles Nicolle, professeur au Collège de France, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1928 pour sa découverte du vecteur du typhus entre autres, et romancier, fut un des plus extraordinaires caractères du monde scientifique, à l'indépendance farouche. Il semble qu'il dut sa place à l'Institut grâce à Cuénot qui se désista en sa faveur (Correspondance, 3 décembre 1929). Nicolle, face à l'inconnaissable de la biologie, se contentait d'admettre que le cerveau de l'homme n'était pas en mesure de comprendre la — 35 — nature (Rostand, 1966, p. 160, Nicolle, 1936, p. 38-41), alors que Cuénot n'y put s'y résoudre. Duhamel fut “ profondément remué par les réflexions de Cuénot sur l'adaptation organique, et, notamment, sur la structure de ces petits outils de l'être vivant, qui, par leur perfection et leur aspect intentionnel, paraissent défier toute tentative d'explication mécaniste ” (Rostand, 1966, p. 160). A sa mort c'est Emile Guyénot qui lui succéda à l'Académie (Note, Courrier, 1952). Cuénot et Teilhard de Chardin Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), prêtre jésuite, homme de science et philosophe, fut un temps assez proche de Cuénot qu'il venait parfois visiter à Nancy. Son fils se souvient d'entretiens animés où s'affrontaient des point de vue divergents (entretien, Cuénot R., 2001). Formé au laboratoire de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, alors sous la direction du professeur Marcelin Boule, il y fit ses premiers pas de chercheur en paléontologie humaine. Il fut nommé maître de conférence à l’Institut catholique de Paris, puis docteur en 1922. Il résida ensuite vingt ans en Chine (entre 1926 et 1946), période fertile en découvertes (fouilles de Choukoutien). Il revenait de temps en temps en France pour maintenir les contacts. Il est certain qu'ils se rencontrèrent au Muséum lors du retour de Teilhard en 1928 puisque Cuénot présentait en 1931, lors de deux conférences à Nancy en 1931, un arbre généalogique de la lignée anthropomorphe “ d'après la manière de voir de Gregory, Teilhard et (lui)-même ”, une manière de voir différente de celle d'Osborn à l'époque (L'origine de l'homme, 1931, p.15). Cet arbre, modifié au gré des découvertes, se retrouve d'ailleurs dans la Genèse et ailleurs. Il rencontra — 36 — aussi le Père Teilhard de Chardin en 1939 alors qu'il était allé se réfugier à Paris avec sa famille, ceci avant que Teilhard ne retournât en Chine en août 1939 (entretien, Cuénot R, 2001 ; Leroy, 1958, p. 34-38). Teilhard vint plusieurs fois à Nancy et Lienhart aimait à rappeler que ces conversations finissaient immanquablement par l'hypothèse de la “ pensée agissante de la cellule ” animée de l'élan vital. L'un des fils de Lucien Cuénot, Claude, publia une biographie de Teilhard de Chardin aux éditions du Seuil. La guerre de 1939-1945 A cette époque Cuénot avait 75 ans. D'avril 1939 à novembre 1940, la famille Cuénot alla se réfugier à Vannes dans la famille Merlet, la famille de sa mère. Il ne connut donc pas la prise de Nancy par la Wehrmacht le 18 juin 1940. Ils allèrent ensuite à Paris. Cuénot revint ensuite à Nancy où, à la fin de la guerre, les conditions de vie étaient rudes ; à cette époque, la situation se “normalisait”, l'occupant ayant retiré ses unités au profit des côtes (Histoire de Nancy, 1978, p.446-453). “ J'ai cinq enfants sur six sur le front ou près d'y aller ” (Correspondance, Robert Courrier, non datée), puis “ Nous sommes en Lorraine séparés du monde depuis septembre […] plus de livres, de comptes rendus ; on ressort les vieux rouets et l’on prend des leçons auprès d'antiques fileuses pour utiliser la laine locale ; faute de charbon, les gens […] vont couper du bois qui ne leur appartient pas dans les forêts avoisinantes ; on reprend les vieux manuscrits pour écrire sur la page blanche. On sait à peine ce qu'est la viande, et pas du tout l'huile et le café… ” confiait-il au Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences (Correspondance, Courrier R., 20 janvier 1945). A cette époque où le papier — 37 — manquait, on écrivait sur des enveloppes retournées, sur des factures, le moindre bout de papier était réutilisé, comme en témoignent les archives de Lucien Cuénot ou d'André Tétry. Durant toute la guerre, et malgré des conditions de vie difficiles, Cuénot n'en continue pas moins son activité : on dénombre entre 1940 et 1945 pas moins de 23 publications, 42 analyses d'ouvrages principalement à la Revue Scientifique à laquelle il collaborait activement à cette époque, et 11 conférences dont une dans le Morbihan où il était allé se réfugier puis à Nancy de 1941 à 1945 avec le groupe d'études catholiques. Ce fut même une période faste puisque voyant la parution de l'essai d’arbre généalogique du règne animal et de son ouvrage Invention et finalité en biologie. Période sombre, période de doute, de questionnement — sur les antinomies de la biologie, la place de l’homme dans la nature, hasard et anti-hasard et inquiétude métaphysique — que Cuénot traversa sans nous laisser de réflexion autre que scientifique et métaphysique. Une constatation s'impose d'ailleurs, récurrente tout au long de sa vie : Cuénot ne commentait pas l'actualité politique, économique, sociale, si ce n'est l'implication des progrès de la génétique pour l'humanité. L'on s'étonne souvent à propos de ses hommes qui traversèrent ses périodes paraissant à nos yeux si noires, agitées, troubles, révoltantes : que pensaient-ils ? Quelles étaient leurs opinions politiques ? Force est de constater que les contemporains d'une période historique sont bien souvent — hommes politiques et intellectuel(le)s mis à part — peu prolixes. N'en est-il pas de même dans les familles où les parents, grands-parents ne parlaient pas spontanément de leur vie passée, ou tout au mieux pour dépeindre les difficultés matérielles ? La récolte du témoignage, la volonté de laisser une trace est une obsession très récente. Depuis deux ou trois décennies seulement, historiens mais aussi enfants et — 38 — petits-enfants dans les familles recueillent activement les témoignages des derniers survivants de la première et la seconde guerre mondiale, et les publications régionales qui nous dépeignent la vie passée abondent. Lors du premier entretien (Cuénot R, 2000), son plus jeune fils, René Cuénot, affirma qu'il était “antinazi”, qu'il écoutait Radio-Londres et qu'il ne parla jamais allemand sous l'occupation (il eut toujours des difficultés avec les langues étrangères). “ Il faut espérer, comme le demande la grande voix entendue par-delà l'océan, que l'humanité, ressaisie, abjurera ses folies racistes et étatistes et reviendra à une approximative raison ” (Cuénot, écrits). Il était surveillé par un chef de la Gestapo, un certain “ Von Croll (orthographe incertaine), intellectuel munichois ” (Cuénot R, entretien, 2001). René Cuénot, absent de Nancy une partie de la guerre, y retourna en 1943-1944. C'est à cette époque qu'il se fit dire par ce Von Croll que son “ père était trop vieux pour être déporté et que ce serait (lui) qui y passerait à la place alors (il) était très prudent ” (ibid.). A cette époque, les Allemands déportèrent les scientifiques et les jésuites nancéiens dans le nord de la Hollande, puis dans un camp en Bohème (Teresin) pour être ensuite libérés par les Russes. Ce Von Croll fut condamné par le tribunal de Metz en 1945. En 1948, dans son discours de Commandeur de la légion d'honneur, Cuénot résumait a posteriori cette page d'histoire tournée en ces termes : “ La folie guerrière de deux hystériques, Guillaume II et Hitler, a marqué d'un trait sanglant la première moitié du XXe siècle ”. Cuénot et le dessin — 39 — Cuénot aimait dessiner. Il truffait ses lettres de petits dessins dans l'esprit de son ex-libris de 1896 et avait l'habitude d'illustrer lui-même ses cartes de vœux. A la fin de sa vie, il dessinait à ses correspondants des faux, des sabliers ou des tibias (Courrier, 1952, p.6). Pour sa nièce Marie-Madeleine, c'était des anges et un diable à l'air mauvais, portant barbichette et cornes, armé d'une fourche, censé représenter le combat que se livrait son âme sans doute (Correspondance Merlet M.M., non datée, fin 1946 - début 1947). Pour Marie Marvingt, c'était une vilaine sorcière borgne, boiteuse et bossue (conte de fée). Il réalisait sur ses cartes de vœux des dessins animaliers. Certains de ses croquis zoologistes sont remarquablement faits à la plume et à l'aquarelle. Il illustra même, à sa manière La guerre des mondes et Les premiers hommes dans la lune. Par contre, son goût fort classique ne le portait pas vers la peinture abstraite : il appréciait peu les peintres qui “ ont gâté leur talent en ne voulant pas se laisser dépasser par les fauves ” (Bounoure, 1952, p. 158). Cuénot et la nature Paul Brien, de l'Université de Bruxelles, au centenaire de Cuénot en 1967 (Hommage, p. 30) affirmait que “ L'animal ne fut jamais pour lui exclusivement un matériel de laboratoire ou d'expérience, mais un phénomène naturel qu'il importe de connaître en son origine, sa formation, en sa structure, son comportement du Tardigrade au Céphalopode, du Pagure à l'Homme, de l'Echinoderme au Galéopithèque ”. De tempérament casanier, Cuénot adorait son jardin qu'il cultivait lui-même : il y taillait sa vigne, y élevait des crapauds, chassait impitoyablement les mauvaises herbes et il — 40 — y venait relire les Livres de la jungle de Kipling ou des romans policiers quand il faisait chaud (Courrier, 1952, p. 7). Cuénot vu par ses contemporains Il porta toute sa vie d'homme une petite barbe taillée en pointe et de longues moustaches à la manière des professeurs de la IIIe république. Robert Lienhart en dresse un savoureux portrait : “ Assez grand, svelte, le visage attentif mais animé comme toujours par l'indéfinissable regard d'Henri IV, souligné par la moustache et la barbiche, alors noir d'ébène d'un Méphistophélès très classique qui aurait emprunté sa blouse au laboratoire de Faust ”. De haute taille, de belle prestance, parfois même un peu théâtral, avec une belle chevelure argentée et un sourire malicieux, il rappelait Anatole France qu'il aimait imiter et dont il avait l'humour caustique (Courrier, 1952, p. 4). Rostand rappelait “ son indépendance frondeuse, sa verdeur d'esprit, son espièglerie toute juvénile, sa séduisante brusquerie, son humour à la Bernard Shaw ” avec lequel il avait une ressemblance (Rostand, 1966, p. 158-159). Il en imitait non seulement les cheveux, la moustache et la barbiche mais également les vêtements d'intérieur : par le froid d'hiver, il portait chez lui la robe de chambre et la calotte. Très élégant en costume trois pièces et lavallière ou en costume blanc en été, il arborait immuablement ses pantalons de golf et son béret en sorties (album, famille Cuénot). Cuénot, fils de postier des Batignolles, n'a pas bénéficié d'une stricte éducation, aussi choquait-il parfois par sa désinvolture. Sa manière de poser les pieds sur la table firent scandale, ses prestations dans les salons nancéiens laissèrent des traces. Ainsi, chez le Doyen de la Faculté des sciences, après que l'épouse eût accompli une prouesse — 41 — vocale au piano, cette dernière se retourna, tout sourire, vers notre professeur, lui demandant : “ Est-ce que cela vous a plu? ”; à quoi Cuénot répondit : “ Ça se supporte... ” (Cuénot R, entretien, 2000). Il était avant tout un homme libre qui refusa les engagements idéologiques, tant politiques que religieux ou scientifiques dogmatiques : “ je n'aime pas à être embrigadé ” (Correspondance, Merlet M.M., 30 janvier 1949). Ce curieux de tout, ce passionné, se satisfaisait mal des relations mondaines superficielles, de ces “ patia-patia ”, avec une pointe très nette de misogynie : “ on trouve rarement des femmes intéressantes, surtout dans le monde... On a toujours quelque chose d'intéressant à entendre un homme qui a une spécialité quelconque, pourvu que ce ne soit pas l'éternel et ennuyeux mondain, mais avec une femme ! Cancans, ragots, enfants...C'est la barbe ! ” (Correspondance, Merlet M.M., 14 juin 1949) ou bien “ Je n'ai pas beaucoup changé, quand à mon costume et à ma coiffure, ils sont immuables, on ne pourrait pas en dire autant de ceux des femmes, ce qui montre une fois de plus la supériorité masculine ” (Correspondance, Merlet M.M., 10 janvier 1943). Très simple, respectueux des amateurs, d'un accueil direct, très accessible, il était parfois mordant pour ses collègues (Courrier, ibid.). Bounoure témoignait aussi de “ son caractère rude, entier, de son esprit mordant qui ne ménageait pas plus ses sévérités et ses railleries que ses approbations et ses éloges et d'ajouter que cette sécheresse savait se détendre en traits de gaieté, en évocations pittoresques des choses et des gens, en portraits malicieux ” (Bounoure, 1952, p. 155). Il avait de “ la droiture et de la noblesse intellectuelle ” (Marot, Hommages, 1967, p. 10). A 80 ans, le corps restait svelte, droit, il frappait par l'étonnante — 42 — jeunesse de son maintien, le regard était toujours perçant (Courrier, ibid.), gardant jusqu'au bout une sorte d'espièglerie juvénile selon l'expression d'Andrée Tétry (Hommages, 1964, p.5). Cette dernière le décrit, écoutant “ comme un étudiant attentif, prodigieusement intéressé, le regard au loin devant lui, le visage illuminé de satisfaction ” (Tétry, Hommage, 1967, p.5). Cuénot était en outre un hyperactif, et Andrée Tétry, sa plus proche collaboratrice, le décrivait “ incapable de rester à ne rien faire, aimant par dessus tout son travail”, l'entendant encore lui dire : “ travailler, toujours travailler, travailler à n'en plus pouvoir souffler ” (Tétry, 1967, p. 4-5 ; 1978, p. 251). A Nancy, sa silhouette était légendaire : il aimait à travailler chez lui le matin et apparaissait l'après-midi à bicyclette, très droit, la tête enserrée d'un béret basque légèrement incliné à gauche, des pinces aux chevilles. Il n'hésitait pas à s'arrêter s'il rencontrait une connaissance. Sans quitter la selle, il sortait de sa poche son carnet où se trouvaient notées les questions à poser (Courrier, ibid.). Il possédait une mémoire prodigieuse. Devenu âgé, sa mémoire le trahissait et il notait immédiatement ce qu'il jugeait utile à sa réflexion sur un petit carnet (ibid.). Il avait aussi un autre petit carnet, “ celui-ci était truffé d'histoires drôles, pas toujours grivoises et souvent biologiques ” (ibid.). Il collait au dos de la page de couverture de ses livres les lettres ou la bibliographie de l'auteur, les analyses de l'ouvrage, après avoir consciencieusement étudié l'ouvrage en question à son bureau, roulant mécaniquement ses cigarettes qu'il aimait faire lui-même. Un collègue — anonyme — dira de lui : “ Lucien Cuénot était un esprit de haute classe, dont la profondeur, l'indépendance, la finesse et le délicat humour m'ont toujours vivement impressionné ” (Tétry, annotations, 1951). — 43 — Cuénot et la littérature Enfant, il arrivait déjà au jeune Cuénot de fréquenter les salons du Paris bohème, où “ il faisait le serviteur qui passait le thé ” : ses parents habitaient le quartier des Batignolles et sa mère avait une amie modèle, maîtresse de Manet et de Mallarmé (entretien, Cuénot R, 2001). Mais c'est vers la littérature réaliste et anticipatrice qu'ira sa préférence. Impressionné par Le Docteur Pascal d'Emile Zola, vingtième tome des Rougon-Macquart paru en 1893, Cuénot avait écrit à Zola le 26 août 1894 de Nancy où il préparait un cours sur l'hérédité. “ J'ai relu votre beau livre du Docteur Pascal, où vous peignez une si belle physionomie de savant, si vivante, que j'ai l'intention d'en parler pour montrer l'importance des idées sur l'hérédité et leurs répercussions sur nos idées sociales ” (Rostand, 1957, p. 366). Voici la réponse de Zola à Lucien Cuénot (Zola, Correspondance, 1979, p. 154-155) : Médan, 28 Août 1894 C'est en 1868 que j'ai bâti tout le plan de mes Rougon-Macquart, en m'appuyant sur l'ouvrage du Docteur Lucas : L'hérédité naturelle. J'ai tiré de cet ouvrage toute la charpente scientifique de mon œuvre. Mais je n'ai eu aucun détail biographique sur le Docteur Lucas, j'ignore tout de lui, et je n'ai pu par conséquent songer à lui un seul instant en créant la figure du Docteur Pascal, qui est toute d'imagination. J'ai — 44 — simplement réuni en lui les traits épars de plusieurs savants*. Je vous remercie, Monsieur, de votre sympathie littéraire et je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués, *d'après Rostand : Claude Bernard, Prosper Lucas et Charles-Edouard Brown Séquard. Le Docteur Lucas avait notamment écrit un Traité physiologique de l'hérédité naturelle en 1847-1850 (Delage, 1895). Pascal Rougon avait reconstitué tout au long de son existence des dossiers sur sa famille : il y avait découvert les grands thèmes de l'époque que sont l'atavisme, la télégonie, l'innéité, l'hérédité de la phtisie. “ Sans doute l'hérédité ne le passionnait-elle ainsi que parce qu'elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutes les sciences balbutiantes encore, où l'imagination est maîtresse […]. Il était donc allé des gemmules de Darwin, de sa pangenèse à la périgenèse d’Haeckel, en passant par les stirps de Galton. Puis il avait eu l'intuition de la théorie que Weismann devait faire triompher plus tard […]. Le docteur Pascal n'avait qu'une croyance, la croyance à la vie […]. La vie, c'était Dieu, le grand moteur, l'âme de l'univers […]. Et la vie n'avait d'autre instrument que l'hérédité, l'hérédité faisait le monde” . Le Docteur Pascal rêvait que la connaissance de l'hérédité supprimerait la souffrance, la maladie, assurerait la santé à tous, rendrait les hommes forts, sains, intelligents, “ Il n'y aurait plus qu'un peuple supérieur, infiniment sage et heureux” . “ Ce vieux positiviste endurci ” qui ne s'était jamais marié découvrit à 60 ans le bonheur et le sentiment amoureux avec sa jeune nièce Clothilde. Auparavant celle-ci essaya de le ramener vers l'Eglise à laquelle elle était attachée par l'éducation. — 45 — Sentiment amoureux mis à part, cette tendre et fidèle affection réciproque de Clothilde pour son oncle Pascal fait penser à celle de Marie-Madeleine pour son oncle Cuénot qui l'appelait “ ma petite fille chérie ”. Le lien qui unissait Lucien Cuénot à sa nièce était très fort : “ Je t'aime bien comme fille de mon cher René, que j'aimais comme un frère ; mais je crois que je t'aime d'une autre façon ; il y a toutes sortes d'amours ” (Correspondance Merlet M.M., 22 décembre 1947). Dans la dernière lettre à sa nièce, Cuénot écrivit “ Sois sûre, chérie, que l'une de mes dernières pensées sera pour toi ” avant de terminer sur un émouvant “ Alors, chérie, adieu, L., je ne t'écrirai plus ” . S'il aimait Herbert George Wells (Le Nouvelles Littéraires, entretien, 1933), c'est sans aucun doute pour sa prédiction scientifique non dénuée de philosophie et sans illusion sur l'Homme : cet auteur fit paraître en cette fin de siècle un certain nombre de récits d'anticipation comme La machine à explorer le temps (1895), L'île du docteur Moreau (1896), La guerre des mondes (1898), Histoire des temps futurs (1899), Une utopie moderne (1907). A la suite de Wells (1866-1946) d'ailleurs, une génération d'auteurs comme J.H.Rosny aîné, Anatole France (L'île des pingouins, 1908), Arthur Conan Doyle, Jack London ou Rudyard Kipling (With the night Mail, 1905), donnèrent à ce genre littéraire un bel essor. Cuénot se délectait à la lecture de son auteur favori, Rudyard Kipling (1865-1936), et il aimait par dessus tout “ ces incomparables poèmes, si vrais, si profonds, que sont les deux Livres de la jungle ” (ibid.). Dans un de ses discours Cuénot citait, dans Kim de Kipling, le vieux lama à la recherche de la Rivière de la Flèche dont “ la découverte comblera de joie son âme inquiète ”. “ Nous tous, au cours de la vie, nous cherchons une Rivière de la Flèche, mais il faut — 46 — le faire avec le respect des opinions adverses qui renfermeront peut-être une part de vérité et surtout avec une absolue liberté de pensée, dégagée de tout conformisme ou dogmatisme ” (allocution, Soc.Zool.Fr., 27 mai 1948). Dans cette même veine de poésie orientaliste très française en ce début du XXe siècle, Cuénot, qui n'appréciait guère la musique, avait pourtant un faible pour un opéra aujourd'hui oublié — bien que récemment réhabilité, Marouf, savetier du Caire (Cuénot R, entretien, 2000), composé à l'aube de la première guerre mondiale par Henri Rabaud (1873-1949), élève de Massenet : cet opéra, dont l'argument est tiré des Contes des mille et une nuits, est encore salué comme un chef-d'œuvre d'humour et de poésie. Il appréciait aussi de se délasser avec des romans policiers : “ Je ne connais pas de littérature plus reposante ” (Les Nouvelles Littéraires, entretien, 1933). S'il avait lu Bergson à l'époque, il était peu versé dans la philosophie : c'est son fils Claude qui l'initia au cours de longues conversations à table (entretien, Cuénot R, 2000). Il s'enhardit à quelques envolées philosophiques et métaphysiques dont il parsemait articles, conférences et livres dont à ce titre L'évolution biologique, écrit au seuil de la mort, est le plus éloquent. Lienhart avouait aussi son penchant pour les écrits d'Anatole France (1844-1924) dont il citait de mémoire certaines de ses réflexions ; ce fait est corroboré par le président de l'Académie des Sciences lorsqu'il eut le devoir d'annoncer sa disparition (Javillier, 1951, p.94) : selon ce dernier, Cuénot en connaissait toute l'œuvre ainsi que, la poésie de Stéphane Mallarmé. Humaniste au jugement éclairé, Anatole France possédait un style clair, empreint de scepticisme et d'ironie voltairienne ainsi qu'un rare sens de la formule. — 47 — Cuénot et la vulgarisation scientifique Jean Rostand qui s'avouait un disciple fervent de Cuénot, suivait de près son œuvre à la fois scientifique et vulgarisatrice ; les deux hommes avaient cela en commun — à la différence près que Cuénot occupait une fonction tout à fait officielle de professeur — d'être des vulgarisateurs au sens noble du terme, avec la volonté de faire comprendre la biologie. Son discours de rentrée en 1898 est véritablement prémonitoire : à cette époque comme aujourd'hui encore, le public s'intéressait surtout plus à la médecine, “ la plus belle des sciences ” (Cuénot, discours, 1898, p. 5), gage de progrès pour l'humanité, mais ne comprenait pas l'intérêt de collectionner, observer des cellules au microscope, décrire des animaux et des plantes “ aux noms barbares, que l'on contemplera distraitement dans les vitrines d'un musée ” (ibid., p. 4). Il sut entretenir aussi d'excellents rapports avec la presse : on ne compte pas les innombrables articles au sujet du Professeur Cuénot tant dans la presse locale que dans la presse nationale. En 1900 une conférence de Cuénot à la salle Poirel faisait l'objet d'une page d'article et il suspendait l'attention de son auditoire avec un exposé sur la vie des fourmis (Cuénot, Le Progrès de l'Est, 11 mars 1900). Le musée de Nancy possède encore les photos sur plaques de verres projetées dans ces conférences qui faisaient sensation à Nancy. Avait-on des doutes sur l'existence du monstre du Loch Ness ? La presse consultait son autorité qui niait formellement l'existence d'un tel monstre antédiluvien (La Matin, 7 Février 1934). Il participait aussi aux Causeries de la Revue Scientifique sur Radio-Paris, comme par exemple au — 48 — sujet de Lamarck le 26 janvier 1932. Il multipliait les conférences tant à Nancy ou Metz qu'à Paris au Palais de la découverte ou à l'étranger (Belgique, Suisse…). Cours publics ou conférences aussi à la Faculté de lettres, à la salle Poirel, à l'Hôtel de ville à Metz (Eloge, Académie de Metz, 1951), dans les sociétés savantes... Dans son discours L'Epée d'académicien (1935), Cuénot remerciait, non sans humour, “ les représentants de la presse — cette deuxième puissance de l'Etat (la première étant le percepteur) — qui lui témoignèrent en maintes circonstances une bienveillance dont (il) leur (est) très reconnaissant”. Il était aussi bienveillant, patient à l'égard des naturalistes amateurs (Courrier, 1952, p. 7) avec lesquels d'ailleurs, il entretenait des échanges épistolaires, enrichissant ainsi ses observations naturalistes (Cuénot, dossiers Muséum Nancy). Cuénot et Rostand Rostand et Cuénot entretinrent d'amicales relations et les liens se poursuivirent au-delà de sa mort grâce à Andrée Tétry. Les premiers rapports semblent dater de la fin des années 1920 : encore empreint de déférence admirative, le jeune Jean Rostand adressait au Maître un des ses ouvrage de vulgarisation, écrit à la demande de son éditeur (L'état présent du transformisme paru chez Stock) et le remerciait de l'envoi de ses tirés à part concernant Les lois de l'hérédité (Correspondance, Rostand, 10 novembre 1929). Plus tard, ils écrivirent en commun, à la demande de Rostand, un ouvrage de vulgarisation Introduction à la génétique paru en 1936. Au sujet de ce projet, Rostand dans un courrier à Cuénot (non daté) écrivait : “ La tendance générale répondrait assez bien à — 49 — ce que Julian Huxley nomme si heureusement le nouvel humanisme scientifique”. Lorsque Cuénot allait à la traditionnelle séance de l'Académie du lundi, il en profitait pour se joindre aux dimanches de Ville d'Avray chez Jean Rostand (Album famille Cuénot). Ces deux véritables naturalistes, insatisfaits du néodarwinisme, vulgarisateurs scientifiques dans le sens le plus noble, avaient sans doute beaucoup à échanger. Rostand fit paraître dans Le Figaro deux longs articles destinés à rendre hommage à Lucien Cuénot et faire connaître le contenu de son œuvre (Rostand, Le Figaro littéraire, 3 février et 1er septembre 1951). Pour des raisons personnelles, Cuénot avait renoncé à l'écriture d'un ouvrage au sujet des fausses sciences, pour lequel il avait pourtant cherché à se documenter : cet ouvrage, ce fut Jean Rostand qui le fit : Science fausse et fausses sciences paraissait en 1958 chez Gallimard. Lienhart, l'ami fidèle Robert Lienhart, jeune étudiant à la faculté des sciences, devint très tôt un fervent et fidèle disciple du Maître. Une amitié débuta qui les lia à vie, partageant même ses vacances familiales à Arcachon avec les Cuénot. Tout commença avec les cours enthousiasmants sur l'hérédité en 1903, puis Lienhart, visiteur assidu de “la chambre aux souris” dont l'accès était réservé à quelques privilégiés, devint préparateur bénévole. Il réalisa avec lui les travaux sur l'hérédité du cancer chez la souris de 1908 à 1913 puis, après la guerre, les expériences visant à démontrer l'impossibilité de l'hérédité des caractères acquis au moyen de l'inoculation de la cataracte chez le lapin — en réponse aux célèbres expériences de Guyer et Smith. Il ne quitta plus Cuénot — 50 — jusqu'à sa retraite en 1938. Devenu adjoint au maire de Nancy, avec des responsabilités dans le domaine de l'enseignement supérieur, des beaux-arts et de l'hygiène, il fut une aide précieuse lors de la réalisation du musée de zoologie. Cuénot, Godron et la Lorraine Cuénot restera fidèle à la ville de Nancy toute sa vie. Il maintint le rang intellectuel de cette ville où les médecins et les naturalistes eurent jadis une place de choix. Le développement de la faculté des sciences à la fin du XIXe était déjà le lien entre la recherche pure et appliquée : ceci apparaît dès 1871 sur la base d'une idée déjà développée par Godron. Dominique Alexandre Godron (1807-1880) qui occupa l'unique chaire de sciences naturelles sous le Second Empire, ne fut pas seulement un excellent systématicien en botanique et en zoologie, il fut aussi un précurseur de la génétique inspiré des travaux de Charles Naudin (1815-1899) — alors professeur au Muséum d'histoire naturelle de Paris — sur l'hybridation végétale. Si Godron et Naudin travaillèrent, semble-t-il, en toute amitié, l'histoire n'a retenu que Naudin, sans doute parce que Godron vivait trop retiré dans la province lorraine. En 1871 une réorganisation permit la création de trois chaires de géologie, botanique, zoologie, la dernière ayant été représentée par Cuénot qui fut en fait le premier à y enseigner dignement les sciences naturelles après Godron. Godron et Cuénot, même si cinquante années les séparaient, avaient en commun — outre d'être tous deux d'origine modeste — d'être d'authentiques naturalistes, de grands professeurs connus pour la qualité de leurs cours et des précurseurs en matière de génétique. Godron fut aussi le — 51 — véritable fondateur de la Faculté des sciences de Nancy qu'il mit en place à partir de 1855 (Tétry, 1978). La Faculté des sciences de Nancy doit essentiellement son originalité à la création d'un enseignement technique supérieur, timidement imitée plus tard par d'autres facultés françaises. Nancy sut faire très tôt le lien entre la science fondamentale et la science appliquée. Outre les facultés à l'origine uniquement destinées à former les professeurs de l'enseignement secondaire, se développa un enseignement de sciences appliquées, aboutissant au diplôme d'ingénieur dans huit instituts et grandes écoles successivement créés : Institut de chimie, école de brasserie et de biochimie appliquée, Institut électrotechnique et de mécanique appliquée, Institut agricole et colonial, Ecole de laiterie, Institut de géologie appliquée, Ecole des mines, Ecole des sciences de l'Ingénieur. La Faculté des sciences qui comptait cinq postes d'enseignants en 1871, passera à vingt en 1904 (cela ne changera guère avant les années 1960). Le nombre d'étudiants passera de 38 en 1878, à 500 en 1904, 881 en 1935 et 1.012 en 1948. Installée place Carnot, la géologie sera déplacée à l'ancien séminaire rue de Strasbourg en 1910, la minéralogie en 1931 rue du Docteur Heydenreich, la Botanique et la Zoologie dans le nouvel institut rue Sainte Catherine en 1931 et 1932. Le P.C.N. fut créé en 1894, les certificats d'études supérieures de licences en 1896. Cuénot avoua que c'est à Nancy, où il arriva tout jeune encore en 1890, qu'il apprit grâce à deux professeurs de la Faculté de médecine, à l'origine de l'Ecole morphologique de Nancy qui connut un renom international avec les toutes premières observations de biologie cellulaire (Encyclopédie Lorraine, 2000, p33-38). Auguste Prenant (1861-1927) et Adolphe Nicolas (1861-1939) apprirent à notre jeune zoologiste “ la technique (histologique) rigoureuse, la — 52 — bibliographique bien faite, la méfiance de soi, au lieu du système D qui était la règle ailleurs ” (Cuénot, discours, L'épée d'académicien, 1935). Il attribua cette différence d'organisation dans le travail entre Paris et Nancy au fait que “ Nancy était alors une sorte de pont entre la science allemande et la science française ” (Cuénot, discours, 1948). Dans le laboratoire de Lacaze-Duthiers où il préparait sa thèse, “ il était de bon ton de préférer les injections et les dissections fines à la méthodes des coupes ” (ibid.). Une seule leçon d'histologie lui fut donnée dans un couloir de la station de Roscoff, par le maître de conférences : “ Durcir les objets dans l'acide picrique, les colorer par le picromarmin de Ranvier, puis les durcir à l'alcool et enfin les couper dans la moelle et sureau à main levée ” (ibid.). Il prit conscience de l'avantage de se tenir loin de Paris, qui n'est que la “ parure éclatante de la nation ” (ibid.). Il vécu 50 ans à Nancy dans sa maison acquise rue de Metz et qu'il fit agrandir pour sa nombreuse famille. Il portait attention à la vie de sa cité, donnait des conférences, présidait la Société lorraine d'anthropologie, fut également membre de l'Académie de Stanislas. Son discours sur L'Inquiétude métaphysique avait fait date. Cuénot avait confié à Pierre Marot (Hommages, 1967, p. 12) alors jeune, que ce discours “ avait conquis les suffrages à l'Académie des sciences ”. Il offrit aussi ses compétences à la bibliothèque municipale. Il suscitait bien sûr les pires jalousies parmi le petit monde universitaire nancéien, plus encore quand il fut élu à l'Académie de sciences en 1931 où il n'y avait que six fauteuils pour les non-résidents parisiens. Mais l'œuvre qui lui tenait le plus à cœur, selon Pierre Marot (Hommage, 1967, p.12) c'était le musée de zoologie : il fit transférer des locaux exigus de la place Carnot où il passa quarante-quatre ans (Cuénot, discours, L'épée — 53 — d'académicien, 1935) vers les bâtiments nouveaux de la rue Sainte Catherine quelques années seulement avant sa retraite. Ce fut la seule concession qu'il fit aux corvées administratives dont il avait parfaitement horreur (Tétry, 1978, p. 245). C'est en Lorraine qu'il poursuivit ses excursions naturalistes, en compagnie de collègues ou pour ses élèves de licence : les bords de la Moselle, Pierre-la-Treiche, les mines de fer de Maxéville, Bouxières, Custines, Belle-Fontaine et l'étang de la Cartonnerie à Nancy, la falaise de Pompey, le plateau de Malzéville, le bois de Champigneulles, Marsal, l'étang du Lindre : souvent accompagné d'autres scientifiques nancéiens comme Cyrille Grand'Heury paléobotaniste découvreur des ptéridospermées, René Nicklès qui fonda l'Ecole de géologie, son ami Philibert Guinier qui sera directeur de l'Ecole forestière, le disciple Robert Lienhart, plus tard avec Paul Rémy et Andrée Tétry. Il était aussi “ l'ami de Metz ” comme le dit fort bien Wilfried Delafosse (1951, p. 5). Dans les années 1930, il se joignait volontiers à la Société d'histoire naturelle de la Moselle où il prenait plaisir à participer aux séances fort actives à l'époque avec son président Delafosse. Il participa aux journées du centenaire de la Société en 1935, alternant excursions naturalistes et repas sympathiques (Delafosse, Hommage, 1967, p.8). A quatre-vingts ans, il participait encore à l'exposition mycologique annuelle de la Société et donnait une dernière conférence en 1948. Il fut accueilli au sein de l'Académie nationale de Metz en 1939 et présentait des conférences à l'Hôtel de ville sur des sujets tels que L'origine de l'Homme, Le sens de la vie et de l'humanité, L'origine de la vie — qui fut sa dernière conférence d'ailleurs le 11 mars 1948 (Delafosse, 1951, p.5 ; Delafosse, Hommage, 1967, p.9). — 54 — Enfin, notre homme écrivit un hommage touchant à Marie Marvingt (1875-1963), “la fiancé du danger”, “la femme la plus extraordinaire du siècle”, baptisée “la femme la plus extraordinaire depuis Jeanne d'Arc” par les Américains. Cette nancéienne était une femme exceptionnelle, au palmarès ahurissant, couvertes d'honneurs. Elle était physiquement et moralement une force de la nature, dotée d'une énergie extraordinaire, d'une indépendance farouche et d'une générosité sans égal. A une époque où l'émancipation féminine n'en était qu'à ses débuts, elle pratiquait le sport, l'art et la science avec le même talent, depuis le théâtre avec Sarah Bernardt, la médecine, jusqu'à l'aviation, l'alpinisme, la natation. La liste de ses activités, de ses exploits et de ses distinctions honorifiques dépasse l'entendement. Pionnière de l'aviation française, elle se fit même passer pendant la première guerre pour un poilu, pilota un bombardier et pilonna la base allemande de Metz-Frescaty. Tant d'exploits de la part d'une femme, dont on peut être sûr qu'elle ne perdait pas son temps en patia-patia selon l'expression chère à Cuénot, durent impressionner notre professeur nancéien, qui ne pouvait y voir qu'une hérédité hors du commun (Cordier et Maggio, 1991 ; L'Est républicain, 14 décembre 1983). A Mademoiselle Marvingt Conte de fées Lorsque vous naquîtes, les fées s'assemblèrent autour de votre berceau pour tracer votre destinée(1). — 55 — La première, qui était fort myope et se méprit sur votre sexe, dit : Tu seras un athlète complet, comme ceux que la Grèce couronnait aux Olympiades. La deuxième, plus clairvoyante, dit : Tu seras bonne et généreuse, artiste enthousiaste, originale, exactement le contraire d'une Bochesse. La troisième dit : Tu seras hardie jusqu'à la témérité, énergique, persévérante ; tu auras aussi le courage civique(2). La quatrième dit : Tu feras servir au bien un instrument admirable dont la méchanceté de l'Homme a fait un outil de mort. La cinquième dit : Tu seras saluée par trois maréchaux de France, beaucoup de généraux, trois membres de l'Institut dont la signature sera généralement illisible. La sixième dit : Tu auras bon estomac pour résister aux banquets officiels et aux champagnes des vins d'honneur. La septième dit : Tu auras horreur du mensonge(3). La huitième dit : Tu seras une excellente conférencière et des foules d'auditeurs t'applaudiront. Une très vieille fée, borgne, boiteuse et bossue, s'approcha alors et dit : Tu t'intéresseras aux sciences occultes dont je suis l'image fidèle. Tu croiras aux sourciers, à la radiesthésie, aux médiums, à l'ectoplasme, à Baradac, à Mme Bisson, au Colonel de Rochas et autres fakirs, au Dr Osty, à l'Abbé Mermet, à la chiromancie, etc., etc. Enfin, la dernière, une petite fée très gentille survint et dit : Je ne puis pas annuler le don de ma soeur aînée, mais je puis en atténuer les effets ; tu connaîtras, par mes soins, le Professeur C...., un type de première, qui te montrera que tout cela, c'est de la blague... — 56 — (1) Les fées existent toujours mais on les appelle maintenant particules du patrimoine héréditaire. (2) Don peu commun qui est octroyé exclusivement aux différents présidents de la République, aux ministres, aux généraux et à quelques tireurs de marrons du feu. (3) Çà, c'est un cadeau rarissime, qui n'est donné qu'exceptionnellement aux ministres, aux diplomates, aux députés, aux préfets, aux maires et aux recteurs. Cuénot face à la mort A son retour des Etats-Unis en 1921 il contracta une grave broncho-pneumonie. Il perdit le fonctionnement d'un poumon sans le savoir. Cuénot était de plus un fumeur impénitent. C'est seulement à la fin de sa vie, peu de temps avant sa mort qu'il apprit qu'il respirait depuis trente ans avec un seul poumon (Cuénot R, entretien, 2000). Après une congestion pulmonaire à l'automne 1949 dont il se remettait mal, très fatigué, atteint d'une “ escarre à la fesse grande comme une pièce de quarante sous mais embêtant comme si c'était un billet de mille ” (Correspondance, Merlet M.M., 1 janvier 1950), il finit par ne plus quitter sa chambre. Il avouait à la pieuse Marie-Madeleine que ses souffrances, loin de lui montrer la Lumière, le rendait “ fort grognon ” (ibid.). Il travaillait cependant inlassablement, mettant à jour une nouvelle édition de la Genèse des espèces animales. Voici la dernière lettre que Jean Rostand lui écrivit de Ville d’Avray le 28 novembre 1949 : “ J’apprends avec joie par Andrée Tétry que vous êtes maintenant sur le point de quitter la chambre et que vous avez largement profité de vos loisirs forcés pour avancer dans la rédaction de votre Genèse. La préface m’a semblé d’un (ton ?) excellent ; le morceau — 57 — d’ouverture sur la biologie à la fin du siècle dernier a grande allure. Et toujours que d’esprit ! Veuillez me croire […] fidèlement et affectueusement votre admirateur ”. En réponse à une demande émanant sans doute du directeur de Science et Vie qui lui demandait de collaborer au numéro 400 avec Louis de Broglie et Jules Romains, il répondit “ Oui ! mais voilà, je pense que je mourrai vers l'automne et il me paraît imprudent de m'engager, d'autant que j'ai un gros travail à faire pour mettre mes travaux scientifiques au point, et mes intérêts personnels en ordre.... ” (Correspondance, 19 mai 1950). Boris Ephrussi dans un courrier daté du 20 juin 1950 s'étonne de ne pas l'avoir vu au laboratoire de génétique de la faculté des sciences de Paris où il avait l'habitude de venir au mois de juin. Il est alors très malade. L'Héritier échangeait encore avec Cuénot (Correspondance, 26 juin 1950), au sujet d'une thèse, discutable du fait de l'insuffisance des données statistiques. Il rédigea, grâce à la ténacité d'Andrée Tétry, son testament intellectuel L'évolution biologique qui parut peu après sa mort. Besogneux jusqu'au bout, le moins qu'on puisse dire est que Cuénot ne pêcha pas par manque de réalisme : “ J'ai du travail, je fais un énorme bouquin pour léguer à la postérité (qui s'en fiche pas mal) et pour laisser des droits d'auteurs à mes gosses (qui seront enchantés de ce souvenir quand je serai rentré dans le sein de la terre) ” (Correspondance, Merlet M.M., 30 janvier 1949). Ecrite en tandem, la Conclusion des Conclusions peut être considérée comme le résumé de sa philosophie biologique. Dans le carnet de bord de l'Evolution biologique (p. 2), il avait recopié cette phrase de Rostand, “ Ce qui est dur dans la mort, c'est de disparaître sans avoir compris ; le crime de la mort n'est pas qu'elle nous tue, mais qu'en tranchant — 58 — notre tourment, elle lui confère l'éternité. C'est comme un roman policier qu'une censure sans appel coupe au moment où il est le plus embrouillé ”. Dans sa dernière lettre écrite à Marie-Madeleine Merlet, d'une main tremblante accusant l'extrême faiblesse d'un homme à bout de force, il annonce sa propre mort, attendant le retour de sa fille, alors en voyage à Rome, pour se laisser aller et cesser de se battre. C'est effectivement ce qu'il fit (Correspondance, Cuénot Nelly, 24 octobre 1950). Extrêmement affaibli, amaigri, il dormait constamment, ne marchait presque plus, ne pouvait se nourrir seul et son esprit vacillait selon sa fille Nelly (ibid.). Cependant Andrée Tétry qui le vit encore la veille de la sa mort, affirma qu'ils discutèrent encore “ des noms vernaculaires et scientifiques d'un serpent ”. Après seize mois de lutte, Lucien Cuénot s'éteignait le 7 janvier 1951, la veille de la Saint Lucien, “ très doucement, dans une sorte de coma ”, à 19 heures 30. Il fut enterré, selon son vœu, dans une stricte intimité, au cimetière de Préville. Comment ne pas penser de nouveau à cet autre grand nom de la science de l'époque, Charles Nicolle : même lucidité face à la mort, sans illusion sur un hypothétique au-delà, refusant toute spiritualité, tout mysticisme, répugnant tous deux au dogme catholique. A la différence près que Nicolle organisa lui-même ses obsèques chrétiennes par attachement à la tradition de ses pères. Leurs morts furent curieusement parallèles : même sollicitude filiale — Cuénot et Nicolle furent soignés par leur fille — , même déchéance lancinante, et pourtant, malgré l'inéluctable, même ardeur de vivre et de travailler jusqu'au bout à leur testament spirituel, sur leur lit de mort : Nicolle avec La Nature, Cuénot L'évolution biologique. Enfin, même adieu poignant à la Mère Nature — à ceci près que Nicolle pourtant tenté, refusa — 59 — le panthéisme (Les derniers jours de C. Nicolle, Les Nouvelles Littéraires, 7 mars 1936) . A l'annonce de sa mort et durant les quelques mois qui ont suivi, on ne compte pas les articles de la presse locale, régionale et nationale (comme Le Figaro sous la plume de Rostand par exemple) qui lui rendirent tous unanimement hommage. A sa mort, l'Académie en la personne de son président Maurice Javillier (1951, p. 195), reconnaissait qu'il n'était “ personne qui, quelque soit son domaine de pensée et l'orientation de sa philosophie, lui puisse mesurer son hommage et son respect…s'inclinant sur la noblesse de son caractère, la probité de son esprit, l'élan de son cœur ”. Robert Courrier fit son éloge à l'Académie des sciences en 1952. Le 20 octobre 1967, pour le centenaire de sa naissance, l'Institut de France rappela son souvenir lors d'une commémoration au musée de Caen, qui réunissait Jean Rostand, Pierre-Paul Grassé, Andrée Tétry et Wilfried Delafosse entre autres. — 60 — Chapitre II : De Darwin à la redécouverte des lois de Mendel 1. Rappel historique transformisme : du fixisme au Lamarck et le transformisme (La Science contemporaine, 1961, p.542-544 ; Rostand, 1945, p.94-108 ; Buican 1989, p.80-101, Delsol 1998, p.7-10) Des préoccupations d’ordre pratique furent à l’origine des premières observations : les éleveurs, les horticulteurs cherchaient à améliorer les espèces. Au XVIIIe siècle, les observations de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), des botanistes Jean Marchant et Antoine Nicolas Duchesne (1747-1827) préfigurent le mutationisme*. Mais l’esprit français empreint alors du déterminisme des lois physiques n’était pas prêt à accueillir le hasard comme hypothèse, même si pour certains l’hypothèse de Dieu n’était déjà plus nécessaire. Jean-Baptiste Pierre-Antoine de Monet Chevalier de Lamarck (1744-1829) développa, envers et contre tous, dès 1800, sa fameuse doctrine transformiste*, après avoir étudié longtemps les invertébrés qui lui firent douter de la valeur absolue de l'espèce. L'originalité de l'œuvre de Lamarck ne provient pas tant de ses lois, en partie fausses — les caractères acquis par suite de l'adaptation au milieu ne sont pas héréditaires — mais du transformisme qu'il présuppose : il fit dériver les êtres les uns des autres depuis les vers et les infusoires — les premières formes étant apparues sur la terre par génération spontanée — et les formes animales varient au cours des temps géologiques par — 61 — l’hérédité des caractères acquis sous l’influence du milieu. Il fut aussi le premier à avoir osé croire à la parenté de l'Homme et de l'animal. Ses contemporains admirent difficilement cette idée, préférant suivre le Baron Georges Cuvier (1769-1832) qui propagea sa théorie fixiste et catastrophiste : les espèces sont immuables, la terre a connu trois révolutions dont la dernière est représentée par le déluge biblique. Ces révolutions du globe expliquaient les changements de faunes : après chaque révolution, il apparaît une création nouvelle, la dernière étant la Genèse biblique. Cuvier fit tout pour enterrer la thèse de Lamarck : la société d'alors, la toute puissance de l'Eglise en accord avec la thèse de Cuvier, tout concourait à l'échec de cette doctrine qui supposait un ordre préétabli certes, mais avec une grande créativité des êtres vivants capables de s'adapter. Il eut pourtant un opposant en la personne d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) dont la thèse d’une unité de plan pour l’ensemble des animaux, se basant sur l’anatomie comparée, laissait poindre l’idée d’un développement évolutif des êtres. Son fil Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861,) avec ses travaux de tératologie, fut un précurseur du mutationnisme c’est-à-dire des variations individuelles fortuites. En Grande-Bretagne, les idées de Lamarck — la génération spontanée et l'idée d'une tendance progressive linéaire aboutissant à l'Homme — furent les bases de l'évolutionnisme matérialiste du début de l'ère victorienne. Mais les radicaux de l'époque ne purent se référer à son hypothèse sur l'hérédité de l'acquis, qui ne fut diffusée que dans une frange révolutionnaire au début du XIXe siècle (Bowler, 1995, p.35-36). — 62 — Les lois de Lamarck - “ Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et plus soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître”. En d’autres termes, le besoin crée l’organe, l’usage le fortifie, l’accroît, le défaut d’usage l’atrophie. Par exemple le cou de la girafe s’est progressivement allongé dans un pays aride où les girafes ont dû brouter des arbres pour se nourrir ; inversement la taupe a perdu l'usage de ses yeux devenus inutiles sous la terre. - “ Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et par conséquent par l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent pourvus, que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus”. Ce qui signifie que les caractères nouveaux acquis par l'usage deviennent héréditaires “ pourvu que les caractères acquis soient communs aux deux sexes ”. La révolution darwinienne : variations fortuites et sélection naturelle Bowler, 1995 ; La science contemporaine, 1961, p.545-549 ; Rostand, 1945, p.138-157 ; Buican, 1989, p.159-164) L’origine des espèces paraît la première fois en Angleterre en 1859. Il y a peu de théorie dont l’impact fut si fort. Elle alla jusqu’à modifier la vision que l’on pouvait — 63 — alors se faire du monde : telle une lame de fond, elle ébranla de nombreuses disciplines de la biologie à la philosophie, la sociologie, l’éducation, l’économie, la théologie, etc. Pourtant, il est curieux de constater que la science moderne, qui rend hommage à Darwin comme fondateur d'une théorie la plus plausible pour expliquer l'évolution, oublie que les raisons qui ont fait le succès de Charles Darwin de son vivant sont différents de celles d'aujourd'hui (Bowler, 1995, p. 287). Les arguments les plus importants aujourd'hui étaient secondaires pour Darwin. Herbert Spencer, qui défendait l'hérédité de l'acquis, la survivance du plus apte et la variation fortuite, proposa en 1851 une théorie sociale basée sur la nécessité de la libre entreprise comme garantie de l'adaptation de l'individu à une société en pleine mutation. Même si l'individu avait des défauts, il pouvait s'adapter. Il y avait la notion de progrès. Admiré par Darwin, ce dernier allait lui reprocher tout de même son approche trop théorique et son manque d'observation. Mais peu de biologistes admettaient alors les idées lamarckistes — hérédité de l 'acquis et matérialisme ; pourtant, nombreux sont ceux qui voulaient s'attaquer à l'interprétation théologique de la société. En Allemagne, Richard Owen, avec ses travaux paléontologiques, développait un évolutionnisme d'origine divine, basé sur l'anatomie transcendantale (archétypes animaux qui se spécialisent). Owen refusait la sélection naturelle. Ces travaux inspirèrent beaucoup Darwin (ibid., p. 48-49). Darwin s'inspira en outre de l’essai sur le principe de population de Thomas Malthus : la doctrine malthusienne est fondée sur le principe selon lequel le manque de nourriture limite la prolifération de la population. Pourtant, ni Darwin ni Spencer ne considérèrent la lutte pour l'existence comme un — 64 — principe vraiment créateur (ibid., p.112). Darwin était un évolutionniste atypique qui ne croyait pas nécessairement à une progression, l'Homme étant le fruit du hasard. D'après Peter Bowler, il y aurait eu en lui un penchant théiste et un penchant matérialiste et cette dichotomie allait le tourmenter toute sa vie, même si à la fin il se déclara agnostique (ibid., p.118-119 et p.142). Darwin assit les fondements de sa théorie de la sélection naturelle à partir d'un réseau d'observateurs de races d’animaux domestiques et de plantes cultivées. La première notion-clé, c’est la variation : il considéra que chaque couple d’une même espèce pouvait donner un nombre considérable de descendants différents par de petites variations individuelles fortuites. Puis il introduisit sa deuxième notion-clé, la sélection naturelle : “ J'ai donné le nom de sélection naturelle à ces conservations des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles ” (ibid., p. 158). La mort sélectionnait les moins aptes à la survie. C’est le fameux struggle for life, le combat pour la vie, dont l’enjeu est, pour l’individu, d’assurer à tout prix sa descendance. Darwin mit d’emblée en garde contre toute interprétation anthropocentrique : il ne prêtait aucun pouvoir immanent à la nature ni aucune intelligence à la sélection naturelle. Indépendamment de Charles Darwin, Alfred Russel Wallace (1823-1913) était arrivé pratiquement aux mêmes conclusions. Selon Bowler, l'adhésion à la thèse de Darwin ne fut pas due à une acceptation générale de la théorie de la sélection naturelle mais à “ l'exploitation de l'évolutionnisme par ceux qui étaient déterminés à faire de la science une nouvelle source d'autorité dans le monde occidental ” (ibid., p.185). Huxley propagea les idées de Darwin avec la volonté de défier le pouvoir conservateur de la communauté scientifique dans la société victorienne censée être de volonté — 65 — divine. Cette théorie permettait de sortir de l'impasse de l'échec du lamarckisme et en outre permettait de soutenir une vision progressionniste de l'évolution et, le progrès social allait pouvoir être considéré comme la suite naturelle de l'évolution. Cette idée plut à la bourgeoisie victorienne, qui défendait l'idée libérale selon laquelle le progrès social était le résultat d'efforts individuels humains (ibid., p.195-196). Au final, en Grande-Bretagne, l'évolutionnisme darwinien fut accepté d'emblée en 1860 et plutôt sous la version évolutionnisme théiste — le progrès va vers un but voulu par Dieu, ceci pour rassurer les autorités religieuses qui tenaient le corps social. (ibid., p. 212). Cette théorie eut rapidement pour résultat de classer la communauté scientifique en deux clans opposés : les darwiniens, partisans de la doctrine évolutionniste* de Darwin et les partisans encore nombreux de l'ancien fixisme* de l'école de Cuvier. Mis à part les fixistes, la théorie ne fut pas acceptée d'emblée : les variations n'étaient pas le fruit du hasard, elle suivaient un plan déterminé et la sélection naturelle éliminait les variations nuisibles, elle avait un rôle secondaire et négatif (ibid., p. 187). Progressivement, les scientifiques se rangèrent à un évolutionnisme dirigé — orthogenèse — et non adaptatif — lorsque l'adaptation était trop flagrante, ils se rabattaient sur le lamarckisme (ibid., p. 218-219). Darwin ne put se débarrasser d'une croyance résiduelle en l'hérédité de l'acquis (ibid., p. 221). Les implications religieuses rendirent le débat passionné : les clergés anglais et français lui furent particulièrement hostiles et la France, entre 1860 et 1880, fit de la résistance à cette nouvelle école de pensée ; ce fut une période de prudence et de grande rigueur sous la houlette d'une communauté scientifique vieillissante. — 66 — Aux Etats-Unis, “ où la paléontologie et la biologie n’existaient qu’à l’état d’ébauche, l'évolutionnisme rencontra beaucoup de résistance, le darwinisme social de Spencer entraînant une forte opposition ” (Mayr, 1982, p .496-497). En Allemagne, le darwinisme remporta rapidement l'adhésion. Ernst Haeckel (1834-1919) de l'Université d'Iéna, qui ne croyait pas à la sélection naturelle, associa le darwinisme et le concept de récapitulation. Le but ultime de la nature était pour lui l'Homme (Bowler,1995, p. 191). Il se fit le propagateur et le vulgarisateur un peu trop zélé de ses idées puisqu'on peut le considérer comme à l'origine du courant eugénique anglo-saxon. Après la mort de Darwin en 1882, la plupart des biologistes n'acceptaient plus la sélection naturelle. Selon Bowler, c'est la perte de croyance dans le progrès humain qui en serait la cause (ibid., p. 266). La théorie darwinienne avait déjà changé. En 1883, August Weismann (1834-1914), en Allemagne, s'attaqua à l'hérédité des caractères acquis pour en démontrer l'impossibilité : selon lui l'hérédité aurait pour base une substance, appelée plasma germinatif, contenue dans les cellules reproductrices et en aucune manière ce plasma ne pouvait être modifié par des influences extérieures: ainsi se créa un nouveau courant, le néodarwinisme*. La situation française changea après la disparition des représentants de la vieille école naturaliste, mais aussi à l’arrivée des républicains au pouvoir et à l’offensive des laïcs dans le domaine de l’instruction publique. Mais les chercheurs français après 1880, s'ils n'étaient plus fixistes, étaient néo-lamarckistes et refusaient la théorie de Weismann. Selon Cuénot, la polémique dura 40 ans de 1883 à 1923. Ils croyaient en l’hérédité de l’acquis c’est-à-dire en la transmission des variations adaptatives du soma* au — 67 — germen* et, de plus, en suivant le darwinien Georges John Romanes (1848-1894), ils refusaient d'accorder un rôle essentiel à la sélection naturelle. A cet égard, il est intéressant de noter que Lucien Cuénot n'employait jamais le terme de darwinisme ou de néo-darwinisme mais de transformisme. Le transformisme de Lucien Cuénot, c'était l'évolution par variations continues fortuites, sans hérédité de l'acquis, avec une sélection naturelle minimisée qui éliminait les extrêmes, les moins aptes ; il y avait des tendances à l'évolution dirigée dans certaines lignées, mais l'évolution n'était pas dirigée vers un but ou vers l'Homme. Il y avait même l'idée, à cette époque, de retour aux caractères ancestraux, d'atavisme inéluctable, voire de régression, mais bien moins chez Cuénot que chez ses contemporains. Les principales oppositions d'ordre scientifique faites à la thèse mutationniste de Weismann étaient en partie justifiées : - La sélection naturelle ne crée rien, elle trie les variations existantes, éliminant les moins aptes. - Les néo-lamarckistes refusaient d'admettre que seul le germen posséderait du plasma germinatif. - Les lamarckistes opposaient aux néo-darwiniens l’action de facteurs externes qui peuvent modifier le bon fonctionnement des gènes donc le cours normal d’une embryogenèse (aujourd’hui appelés par les embryologistes phénomènes épigénétiques*). - Certains, comme Alfred Giard(1846-1908), prirent la théorie de Weismann pour un retour à la théorie de l’emboîtement des germes, le plasma germinatif contenant en puissance l'organisme dans son entier : cette vieille théorie fut inspirée de l’animal-machine de Descartes, dont les gonades contiendraient en germe un minuscule être préformé. — 68 — - Enfin le concept d’hérédité de l’acquis est une affaire de sens commun, plus facile à comprendre, moins complexe ; il est “ enraciné dans les plus profondes conceptions humaines ” (Delsol, 1998, p.34). - On peut y voir aussi une explication de nature socio-politique : Si la République se devait d'être évolutionniste (en opposition à l'obscurantisme), la tradition française ne pouvait accepter pleinement le darwinisme et les idées libérales, à tendances eugéniques, si facilement propagées dans les pays anglo-saxons. D'ailleurs, sous la IIIe République, il y eu un net mouvement qui consista à faire de Lamarck un héros de la République dans les années 1880 (Limoges, 1976, p183). Il fut dit que le lamarckisme était plus proche des mouvements de gauche et le darwinisme des mouvements de droite. Enfin, lamarckisme et darwinisme avaient aussi leurs partisans dans le monde de la littérature puisque “ Balzac fut un vulgarisateur des idées de Lamarck comme plus tard Zola le fut des idées de Darwin ” (Giard, 1911). D'après Philippe L’Héritier, l'un des rares artisans de la théorie synthétique de l’évolution en France, il ne faut pas négliger non plus l’influence de la religion catholique qui préférait encore le lamarckisme à la limite plus moral au hasard darwinien. “ En fait, je me demande si ceci n'était pas non plus le produit d'une tradition religieuse propre à notre pays. On constate par exemple que les théories évolutionnistes de Darwin ont été plus facilement admises dans les zones protestantes de l’Europe du Nord ou du monde anglo-saxon et moins bien dans les pays catholiques de l’Europe du Sud. Quant au mendélisme, s’il a été admis rapidement en Allemagne, en Angleterre, mais ce n’est pas le cas en France ou en Italie (les biologistes italiens sont pratiquement tous allés travailler en Amérique) ” (L'Héritier, entretien 1986, Source Internet et Buican, 1982, p. 581). — 69 — - Enfin, le rejet du darwinisme peut aussi trouver sa source, selon Rostand, dans un rejet de ce qui venait d'Angleterre. Par orgueil national, il était tentant d'opposer Lamarck à Darwin et l’occasion était trop belle de réhabiliter “ le père du transformisme ” (Cuénot, Lamarck, Radio-Paris, 1932). 2. La période 1883-1892 : itinéraire d'un étudiant en zoologie sous la IIIe république Louis Pasteur et Claude Bernard ont fait leurs travaux dans des conditions déplorables et avaient déjà en leur temps jeté des cris d'alarme. Pour l'université qui octroyait des chaires à ses professeurs, l'enseignement oral représentait le prestige absolu. Lorsque l'un d'entre eux faisait une découverte importante, on lui proposait une chaire à la Sorbonne. Cuénot décrit les cours fastidieux, parfois “ nuls ” à la Sorbonne vers 1883, où régnait encore “ l'atmosphère de Geoffroy Saint-Hilaire, de Savigny et Ducrotay de Blainville ”; Henri Milne-Edwards (1800-1885) et Armand de Quatrefages (1810-1892) étaient en fin de carrière, les professeurs de la IIIe république venaient en habit et cravate et portaient souvent des favoris, la redingote distinguait les maîtres de conférence (Cuénot, Discours, 1948). Le Muséum dormait sur ses lauriers et “ nombre de ses chaires étaient occupées par des fils d'archevêques ”. Jamais Cuénot n'entendit “ les noms de Lamarck et de Darwin ni la moindre allusion au phénomène de l'évolution ” (ibid.). A l’époque où Lucien Cuénot commençait ses études à la Sorbonne en 1883, il fut attiré par la paléontologie, mais c’est la zoologie qui retint son attention définitive, enthousiasmé par les exposés d’Henri de Lacaze-Duthiers (1821-1901) qui sera examinateur pour sa thèse sur les astérides. C’est d'ailleurs à — 70 — lui que le jeune Cuénot alors âgé de 21 ans dédie sa thèse soutenue en 1887. “ Cher Maître, […] C'est vous qui m'avez fait aimer la zoologie, c'est vous qui, par votre constante bienveillance, m'avez permis de poursuivre mes études dans vos laboratoires ; je vous dois tout ....” . La zoologie avant 1900 était représentée essentiellement par Yves Delage (1854-1920) et Alfred Giard. Elle se réclamait des visions mécanistes de Jacques Loeb (1859-1924) (U.S.A.), de l'embryogénie de W.Kowalevsky (1840-1901) (Russie) sur l'Amphioxus et les Ascidies ou de Metalnikoff (U.S.A.), de Pierre-Joseph Van Beneden (1846-1910) en Belgique, et du monisme et de la phylogénie d'Ernst Haeckel (1834-1916) (Allemagne) : ils acceptaient tous le darwinisme mais avec l'hérédité de l'acquis et en minimisant la sélection naturelle à la manière de Romanes. Tous s'intéressaient à la fécondation, la parthénogenèse et l'embryologie. Mis à part les néo-lamarckistes, très peu de biologistes français acceptèrent ce qui allait devenir la théorie synthétique de l'évolution. Henri de Lacaze-Duthiers (1821-1901) était le dernier représentant de l’école du transformisme d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) ; beaucoup de ses travaux ont été dirigés par le principe de connexion des organes (Cuénot, 1932, p. 13). La nature a créé les êtres vivants selon un même plan d'organisation et a varié infiniment autour de ce même plan ; à partir des mêmes matériaux, elle s’ingénie à faire réapparaître les mêmes éléments, les organes sont liés : si l’un se développe exagérément, les autres se réduisent à l’état de rudiments. Lacaze-Duthiers fut considéré par certains comme un disciple arriéré de Cuvier confiné dans les détails anatomiques, et dont le but ultime était la classification (Pruvot, 1902, p. 30-31). Cependant il écrivit en 1872 (ibid., p. 34) que la zoologie descriptive avait fait son temps, qu'elle — 71 — devait désormais compter avec la morphologie, l’histologie et l'évolution. Il affirma en 1869 (ibid., p. 36), à la Sorbonne, ne pas être antagoniste au darwinisme, reconnaître la lutte pour la vie et la sélection naturelle, mais en minimisant leur influence, et admettre la variabilité “ dans les limites où elle peut être prouvée” . Henri de Lacaze-Duthiers proposa, avec Armand de Quatrefages (1810-1892), la candidature de Darwin à la section de Zoologie à l'Académie des Sciences de Paris. Il la défendit chaudement mais en vain. La candidature de Darwin à l'Académie de Sciences de Paris en 1870 fut rejetée (Théodoridès, 1987, p. 57-58). Darwin ne fut admis qu'en 1878, et encore, dans la section botanique (Buican, 1982, p.579). Il s'ensuivit une correspondance où Darwin se réjouissait de ce que “ quelques-unes des idées exprimées dans (son) article (lui) ont laissé croire qu'(il) acceptait les principes de l'évolution ” (Théodoridès, 1987, p. 58). Elève d’Henri Milne-Edwards, il se passionna lors d'un voyage aux Baléares pour la faune des invertébrés marins jusqu'alors peu étudiée si ce n’est par Lamarck, Cuvier s’étant surtout intéressé aux vertébrés. Il créa les premiers laboratoires de zoologie expérimentale marine, le premier à Roscoff de 1872 à 1880, puis le laboratoire Arago à Banyuls-sur-Mer. A cette époque, les financements publics pour ce genre de projets étaient inexistants et il eut recours à des fonds privés, parmi lesquels ceux du prince Roland Bonaparte qui mit à disposition un bateau à vapeur baptisé Le Roland ; celui-ci permit d’explorer les fonds sous-marins dès 1893 (Pruvot, 1902, p. 40-43). Il était difficile d’être admis dans son laboratoire où les étudiants étaient soumis à une rude discipline ; mais si l’épreuve était gagnée, alors le Maître donnait toute sa confiance à l’élève, accordant ses faveurs comme un voyage gratuit à Roscoff par exemple (Discours d'Yves Delage, 1902, p. 50-51). Pour réaliser sa — 72 — thèse consacrée à l’étude zoologique des astérides (étoiles de mer), Cuénot fit deux séjours, à Roscoff et à Banyuls (Album de famille, Correspondance Lacaze-Duthiers, Thèse Cuénot). En 1897, de retour à Nancy, Cuénot remerciait son “ cher et illustre, son éminent maître ”, Henri de Lacaze-Duthiers, de la cordiale hospitalité du laboratoire, “ sorte de couvent laïque ”, mais constatait déjà que Roscoff avait bien changé sous l'affluence des baigneurs (Correspondances Lacaze-Duthiers, 27 mai 1893, août 1893 et 4 septembre 1897). A cette époque, il n’y avait qu’une quinzaine d’universités dans les grandes villes de province, une seule chaire de zoologie à Paris. En outre il y avait le Muséum d'histoire naturelle, le Collège de France, les Hautes Etudes et l’Institut Pasteur. Les professeurs détenaient un prestige certain et la majorité d'entre eux était lamarckiste. Les premiers à propager les idées transformistes en France furent Edmond Perrier (1844-1921) et Alfred Giard (1846-1908). Parmi les professeurs que Cuénot a le plus admirés, il y avait Yves Delage et Alfred Giard, même si ces derniers se détestaient à tel point qu'ils ont failli se battre en duel vers 1895 (Delage, 1895, lettre ouverte à Mr le Pr Giard, 21 mars 1896) Cuénot parle du “ joli panier de crabes ” avec Lacaze-Duthiers, Giard, Delage et Perrier, tous en compétition pour des chaires de Paris, pour l'Institut, pour des présidences... (Cuénot, discours, Commandeur, 1948). Alfred Giard fut élève de H. de Lacaze-Duthiers, chargé de cours d'évolution des êtres organisés en 1888 — “ fonction municipale à laquelle la politique anticléricale n'était pas étrangère ” (Cuénot, Discours, Commandeur, 1948), puis professeur à partir 1892 à cette première chaire de la Faculté de sciences de Paris, membre de l’Académie des sciences en 1900. Il possédait “ une érudition prodigieuse lui permettant — 73 — d'exercer son don de généralisation ” (ibid.). Lorsque Cuénot fit ses études, Giard était considéré comme “ un hérésiarque à la dent dure qui professait des idées avancées, mais il était malséant de le connaître ” (Cuénot, introduction, manuscrit de L'évolution biologique ; carnet de bord, p. 6 ; discours, 1948). Il créa la station zoologique de Wimereux en 1874. Giard, comme Delage, accusa injustement Lacaze-Duthiers de s'être opposé au transformisme, notamment dans une correspondance à Ernst Haeckel, en 1901 : “ La mort de Lacaze nous a délivrés de la tyrannie des derniers adversaires du transformisme ” (Théodoridès, 1987, p. 67). Pourtant l'insatisfaction du darwinisme est présente chez lui : il cite les confessions du darwinien Romanes (à qui l'on doit le terme de néo-darwinisme* en 1896) qui avouait que, pour lui, les mots sélection et hérédité avaient des vertus magiques, mais n’expliquaient pas tout et notamment pas les effets du milieu. Giard distinguait les facteurs primaires — l’influence du milieu cosmique comme la lumière, la température, ou du milieu biologique, la réaction éthologique (convergence, adaptation) et la réaction contre le milieu biologique comme le mimétisme, et les facteurs secondaires — l’hérédité qui n'était pour lui que le résultat des facteurs primaires et la sélection qui ne crée rien en soi et agit comme un accélérateur de l’évolution. Les mutations brusques n'existaient pas, mais étaient le résultat d’une lente préparation de l'organisme vers un nouvel état d’équilibre. Cuénot semble avoir entretenu de bons rapports avec Giard comme en témoigne sa correspondance de 1897-1899 : “ La pauvre Société zoologique a grand besoin d'être relevée ”, soupirait Giard en confidence à Cuénot. Yves Delage (1858-1920) était professeur de zoologie à Caen et directeur des laboratoires Arago à Banyuls en 1883. Il étudia la parthénogenèse expérimentale chez les — 74 — échinodermes au laboratoire Arago : ce type de travaux était en vogue vers 1900, car on cherchait à comprendre les mécanismes du déclenchement de la fécondation et de l'embryogenèse : on réalisait des parthénogenèses expérimentales qui consistaient en inductions physico-chimiques de l'embryogenèse sur des ovules non fécondés d'oursins, de grenouilles, etc., et des expériences de mérogonie* qui consistaient à scinder un œuf vierge en deux, l'un nucléé, l’autre non. Il en perdit la vue à partir de 1904, Cuénot accusant un trop grand usage du microscope. Delage dressa un tableau assez édifiant de la zoologie française en cette fin de siècle dans son ouvrage La structure du protoplasme (1895). Malgré la fondation des laboratoires de biologie marine où se pratiquaient les techniques microscopiques les plus modernes, les Français étaient à la traîne et, qui plus est, dans une impasse : pour une publication en français, il en paraissait trois en anglais et dix en allemand ! (Delage, 1895, p. 4). “ Alors qu'en France, nous nous attardons dans les sentiers battus pendant qu'à l'étranger, on va de l'avant ”. La recherche française consistait à cette époque en une accumulation de travaux d'observation stériles : anatomie comparée, embryogénie descriptive, cytologie. “ J'avertis qu'il est temps de pousser les recherches dans une voie nouvelle ” (ibid., p. 7-8), Delage entendait par là “ l'évolution, l'hérédité, la biologie cellulaire, la différenciation ontogénétique ”. Il mettait en garde les biologistes qui au moyen de solutions nominales et sans s'en rendre compte, étaient en train de transformer l'hérédité, l'atavisme, l'adaptation en “ forces directrices ”, en “ divinités biologiques ” (ibid., p. 17). Pour sortir de cette impasse, il attendait “ l'expérience décisive, plus difficile à concevoir qu'à exécuter ”, une expérience entrant dans le cadre d'une théorie scientifique, et qui permettrait de sortir la recherche — 75 — en biologie de l'impasse dans laquelle elle était à l'époque, accumulant les monographies descriptives et ne permettant de tirer aucune conséquence. Delage qui admirait les philosophes de la nature en prenant comme modèle Spencer, rêvant de voir philosophes et scientifiques s'aider réciproquement pour une meilleure compréhension commune de leur discipline. Son appel semble avoir été entendu quand on pense au philosophe Henri Bergson. Et Cuénot saura concevoir l'expérience décisive. De plus c'est à Delage que Cuénot doit son élection à l'Académie des sciences comme membre correspondant en 1918 comme en témoigne leur correspondance. Delage était un lamarckiste prudent qui n'accueillait pas tous les faits sans réserve loin de là. Il était réservé quant à la formation des espèces les unes des autres par variations lentes et continues (ibid., p. 265 et 298) et opposé à la théorie du plasma ancestral de Weismann (ibid., p. 529), plus favorable aux thèses de Wilhelm Roux. — 76 — Chapitre III : Hérédité et Mendelisme 1. Rappel historique La découverte des mécanismes de l'hérédité date d'une centaine d'années. Jusqu’au déclin du fixisme, personne ne s’était sérieusement soucié de l'hérédité, mis à part quelques travaux isolés qui restèrent sans échos en leurs temps. Et ce n’est pas Charles Darwin qui inspira les recherches de Gregor Mendel, le véritable père de la génétique. Créer de nouvelles variétés végétales fut depuis longtemps déjà la motivation première des pionniers de cette science qui n'allait voir le jour qu'en 1906 sous le nom de génétique. Lucien Cuénot reste encore aujourd'hui indissolublement lié à la redécouverte des lois de l’hérédité en France. Certes il ne fait pas partie des trois co-redécouvreurs des lois de Mendel chez les végétaux en 1901, mais ses travaux inédits chez l’animal, au même titre que ceux de William Bateson en 1902 en font un des pionniers de la génétique à l'échelle internationale. Dans un climat peu favorable, hostile même, il fit œuvre de pionnier. Il participa à la naissance d’une discipline, la génétique, à une époque où la zoologie s'essoufflait, noyée sous l'accumulation d'observations et faute d’expérimentation méthodique. Le terrain était préparé certes : l’intérêt pour la fécondation, le déterminisme du sexe, la parthénogenèse... Mais la grande tradition de la zoologie française ne préparait en aucune manière à ce type de recherche expérimentale. Le XIXe siècle finissant sonna le glas de la biologie traditionnelle héritée de Buffon, Linné, — 77 — Cuvier : observation de la nature, classification, travaux d’anatomie comparée... Tout cela dans un fort climat néo-lamarckiste* et sans encore de volonté à mettre en place de réelles expérimentations suivant la méthode prônée par Claude Bernard. Il est vrai qu'à cette époque le darwinisme* est mis à mal et qu’aucune théorie solide ne remporte l’unanimité : il est alors difficile de baser une expérimentation sans hypothèse de travail sérieuse. Afin de comprendre l’importance des travaux de Lucien Cuénot sur l’hérédité, il est nécessaire d’effectuer un retour en arrière et de dérouler à nouveau le fil du temps de cette fin de siècle. Absence de concept d’hérédité Charles Darwin ne fit jamais référence au travaux décisifs de Gregor Mendel, même si on peut être certain qu'il en eut connaissance (Orel, 1991, p. 113-114). Le texte fondateur de la génétique moderne, Expériences sur les plantes hybrides, parut en 1865 dans une revue de faible audience. Darwin proposa en 1868, comme hypothèse provisoire, une théorie de la pangenèse basée néanmoins sur un support matériel biologique : des petites particules appelées gemmules seraient produites par chaque partie du corps et transmises aux organes reproducteurs où elles seraient susceptibles de s'agréger. Darwin ne comprit pas les aléas de la transmission héréditaire car l’époque ne disposait d’aucun indice susceptible de servir de base à une théorie ou une loi : les apports de la cytologie à la division cellulaire, au principe de reproduction, au déterminisme sexuel ou au développement embryologique étaient encore à venir. Cependant cette théorie, d'inspiration lamarckiste, impossible à prouver expérimentalement, resta marginale dans son œuvre — minimisée par son fils Francis — et ne lui fut d'ailleurs presque d’aucun secours. Partant du principe que — 78 — les gemmules des deux parents se mélangeaient à la fécondation, comment expliquer l’apparition soudaine de caractères différents des parents ? Comment réapparaissaient les caractères ancestraux (l’atavisme) ? Sur quel support matériel agissait la sélection naturelle ?. Le botaniste français, Charles Naudin En France, on trouve trace de premiers travaux mettant en évidence la ségrégation des caractères et la dominance de certains, avec les recherches de Sageret en 1826 chez les cucurbitacées (melon...). Mais les premiers travaux français sur l’hybridation furent réalisés par Charles Naudin (1815-1899) vers 1863-1865, au même moment donc que les fameux travaux de Mendel : ils consistaient en croisements d’espèces végétales : Datura, Primula, Nicotiana, Petunia... Naudin constata, dans les cas de fécondation croisée, la grande homogénéité de la première génération F1 même si parfois il observait des hybrides qui étaient des sortes de mosaïques des deux parents. A la deuxième génération F2, il observait la disjonction des caractères temporairement réunis dans l’hybride F1 et la réapparition des caractères des deux parents initiaux ce qu’il explique par la disjonction de deux essences spécifiques dans le pollen et dans l’ovule des hybrides. Naudin ne put pousser plus loin ses travaux faute d’un matériel adéquat, ses espèces renfermant un trop grand nombre de caractères différents. A la même époque, Godron à Nancy reproduisait les travaux de Naudin qui lui-même répétait ceux de Godron..... Gregor Mendel, les lois de l’hérédité particulaire “ Un mélange heureux d'influences économiques et académiques, ajouté à un talent propre et à une forte motivation personnelle menèrent Mendel à sa grande — 79 — découverte ” (Orel et Wood, 2000, p. 1037). Gregor Mendel (1822-1884), devint moine au couvent de Brünn (Brno) en Moravie pour assurer sa sécurité financière et s'épargner “ les rudesses de la lutte pour la vie”. Il vécut dans un environnement culturel propice, véritable “ catalyseur exceptionnel pour son désir de poursuivre ses études ” (Orel, 1991, p. 31). Ayant étudié les mathématiques, la chimie, l'entomologie, la paléontologie, la botanique et la physiologie végétale, il fit en outre de la physique expérimentale à Vienne avec Christian Doppler, ce qui lui plaisait particulièrement. C'était l'époque où l'on pensait que la nature toute entière était régie par des lois et les physiciens — qui prônaient le recours à l'expérience — cherchaient à découvrir des lois mathématiques qui régissaient les particules de la matière. Ainsi Mendel mit en place ses fameuses expériences avec une parfaite connaissance des derniers travaux en matière de fécondation et de techniques d'hybridation végétale et avec la volonté de mettre en pratique la méthode apprise en physique. Pourtant, à cette époque, on ne s'intéressait pas à l'hérédité mais à la reproduction, encore bien mystérieuse, même si on pensait que l'hérédité pouvait avoir un lien avec ce phénomène. Mendel savait qu'Hofmeister et Gartner proposaient déjà la participation des deux parents à la fécondation et avait lu Unger. Mendel corrrespondit avec le botaniste de Munich Carl Nägeli (1817-1891) et lui confia qu'il avait l'intention de faire des expériences proposées par Gartner : il sélectionna une légumineuse, Pisum, le pois, suivit 34 variétés pendant deux ans pour s'assurer que les caractères demeuraient invariables, ce que n'avait pas fait ses prédécesseurs. Il choisit de suivre sept caractères dont la forme ronde ou ridée des grains, la couleur verte ou jaune de l’albumen, la couleur des fleurs et la longueur des tiges (Orel, 1991, p. 31-48). — 80 — Sa première expérience consista à croiser des plantes de race pure*, l'une à graines lisses, l'autre à graines ridées. Les hybrides de ce croisement F1 avaient tous des graines lisses, quel que soit le sens du croisement (pollen ou ovules à graines lisses ou ridées). La saison suivante, Mendel sema les graines d'hybrides à graines lisses, et obtint une génération F2 contenant un rapport de trois plantes à graines lisses pour une à graines ridées : le caractère graine ridée réapparaissait. Mendel en conclut que le caractère était resté latent dans l'hybride. Il nomma dominant le caractère qui l'avait emporté et récessif celui qui avait cédé le pas. Puis Mendel poursuivit la saison suivante : il sema des graines lisses et ridées de la F2. Il soumit les plantes ainsi obtenues à une autofécondation, obtenant ainsi la génération F3. Les graines ridées n'avaient donné que des ridées, un tiers des lisses avaient donné des lisses et les deux autres tiers, des lisses et des ridées dans la proportion de 3 pour 1. Il poursuivit encore avec une quatrième génération. Il conclut que les hybrides recevaient un caractère de chacun de leurs parents et établit une formule qu'il appela série simple AA+2Aa+aa pour désigner les types dans la descendance hybride. Mendel chercha ensuite à vérifier cette loi avec deux caractères différents. Il croisa des plantes de race pure, lisses jaunes et ridées vertes. Il obtint sans surprise une F1 toute lisse jaune. A la F2 il obtint 16 combinaisons parmi lesquelles 9 à graines identiques aux graines parentales mais aussi des graines qui différaient : 3 lisses-jaunes, 3 ridées-jaunes et 1 ridée-verte. La proportion de 9:3:3:1 fut exprimée par Mendel par deux séries simples : AA+2Aa+aa et BB+2Ba+bb. La combinaison aléatoire d'un nombre quelconque de caractères, découverte par Mendel, fut appelée ensuite loi de disjonction indépendante des couples de caractères. Il croisa ensuite des hybrides avec des — 81 — homozygotes récessifs et constata une ségrégation totale des caractères dans une proportion 1:1:1:1, ce qu'il appelait alors retour de la progéniture aux formes parentales. A cette époque on était pas certain du fait que la fécondation des plantes supérieures nécessitait un grain de pollen et un ovule. Mendel le démontrait pourtant indirectement par ses expériences. Si les communications faites à Brno en 1865 suscitèrent un intérêt certain, personne n'en mesura les conséquences et notamment Carl Nägeli. Mendel poursuivit sur le haricot (Phaseolus) mais il rencontra une difficulté car il obtint par croisement de fleurs pourpres et blanches des hybrides de couleur plus ou moins prononcée. Mais appliquant la même méthode, il conclut que la couleur obtenue requérait à chaque fois deux éléments et que les diverses combinaisons obtenues étaient responsables des couleurs qui apparaissaient. Il travailla aussi au croisement d'espèces différentes de Hieracium. Ces expériences, complexes car Mendel rencontra un problème qu'il ne pouvait à l'époque expliquer, l'apogamie c'est à dire un phénomène de reproduction asexuée, furent néanmoins publiées. Mais sa vue baissait et ses nouvelles responsabilités de supérieur du Couvent l'accaparèrent et l'empêchèrent de poursuivre ses recherches (ibid., p. 55-87). D'autre part, il ne s’appesantit pas sur l’aspect génétique, mais plus sur les efforts des producteurs pour obtenir des hybrides stables : on pensait alors que le climat, le sol, la température influaient sur l’apparition des caractères — la fameuse hérédité lamarckiste des caractères acquis — ce en quoi Mendel s’opposait. De toute manière, la communauté scientifique de l’époque n’était pas prête à accueillir son travail qui ne fut perçu en 1865 que comme un modèle d'hybridisme horticole. Par ailleurs, le caractère discontinu des variations héréditaires — 82 — allait à contre-courant des concepts de l’époque. Le travail de Mendel ne put être compris qu’après la remise en cause des éléments énoncés par Charles Darwin. Et il faudra attendre 1900 pour qu’elle soit perçue comme le lien entre variation et la sélection naturelle. Découvertes cytologiques en cascade (Pichot, 1999) Vers 1860, Georges Newport (1803-1854) découvrit que, chez les amphibiens, le spermatozoïde pénétrait dans l’ovule. En 1876, Oscar Hertwig (1849-1922) découvrit chez l’oursin que spermatozoïde et ovule fusionnent. Vers 1880, Edouard Strasburger (1844-1912) étudie la division cellulaire chez les végétaux et invente les termes de cytoplasme, nucléoplasme, haploïde et diploïde. Walther Flemming (1843-1905) l’étudiant chez les animaux lui donne le nom de mitose et introduit le terme de chromatine. Ces deux derniers découvrent des particules colorables de nombre constant dans le noyau, qui seront appelées chromosomes en 1888 par Wilhelm von Waldeyer-Hartz (1836-1921). Theodor Boveri (1862-1915) découvrit la réduction chromatique en 1887. Wilhelm Roux (1850-1924), le pionnier de l'embryologie expérimentale, interpréta leur division longitudinale comme le partage du matériel héréditaire. Entre 1883 et 1887, le cytologiste belge Edouard von Beneden (1846-1910) montra que, chez l’ascaris, ils sont en nombre identique chez le mâle et la femelle et que ce nombre est deux fois moindre que dans les cellules somatiques. En 1903, les chromosomes étaient individualisés dans le noyau de la cellule. Les théories héréditaires (1860-1900) C’est une période de flou : un certain nombre de théories sont proposées, mais aucune n’est satisfaisante. — 83 — Parmi celles-ci, il faut retenir plus particulièrement celles d'August Weismann et d'Hugo de Vries. - Les stirps de Galton : en 1875, Francis Galton — cousin de Charles Darwin — cherchant à éliminer toute hérédité de l’acquis, propose une sorte de réserve de stirps qui doit nécessairement se reconstituer pour ne pas disparaître : au hasard, une partie du stirp — qui par ailleurs ne circule pas dans le corps à la différence des gemmules de Darwin — servira pour la génération ultérieure. Le stirp du père se mêle à celui de la mère et il y a compétition entre eux (Delsol, 1998, p. 87-91). La théorie de la pangenèse intracellulaire de Hugo de Vries : Hugo de Vries (1848-1935) développa cette théorie de l’hérédité en même temps d'August Weismann. Mais nous retrouverons Hugo de Vries au chapitre suivant, lorsqu’à la redécouverte des lois de Mendel, il développa sa théorie des mutations d’une importance toute particulière. Dans cette théorie de la pangenèse, les gemmules de Charles Darwin deviennent des pangènes localisés dans le noyau où ils existent en plusieurs exemplaires. Ils sont libres de passer dans le cytoplasme et deviennent alors actifs. Ils permettaient d’expliquer les variations indépendantes par le fait de leur autonomie et de leur existence en plus ou moins grand nombre (plus le nombre d’exemplaires est important, plus le caractère correspondant est marqué). - La théorie du plasma germinatif d'August Weismann et les autres théories allemandes (Pichot, 1999, p. 43-72 ; Delsol, 1998, p. 20-32) : August Weismann (1834-1914), professeur à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, au cours — 84 — d’un discours qui se voulait une critique de l’hérédité des caractères acquis, le 21 juin 1883, exposa sa conception théorique de la continuité du plasma germinatif, à une époque où le mécanisme de la méïose était encore inconnu. Les cellules germinales se séparent très tôt des autres cellules de l’individu dans l'embryogenèse et constituent une lignée cellulaire indépendante. A cette époque on savait que la fécondation réunissait les cellules germinales mâles et femelles mais on pensait qu’elles étaient seules à posséder du matériel héréditaire. Même si on sait aujourd’hui que les cellules somatiques renferment elles aussi le génome de l’individu, cette distinction avait son importance à l’époque car elle focalisait l’attention sur les cellules reproductrices dans la compréhension des mécanismes héréditaires. Il introduisit donc le concept de soma* et de germen*, ainsi que le concept de néo-darwinisme*. Il affirma l’existence d’une substance héréditaire, d’un véhicule matériel des tendances héréditaires, contenu dans le noyau de la cellule germinative. Le plasma germinatif contenu dans les cellules germinales est le nom qu’il donna au support matériel de l’hérédité. Il était selon lui constitué de déterminants, particules séparables (par exemple les cellules qui doivent produire des dents renfermeraient des déterminants de dents). Cette théorie purement spéculative avait cependant le caractère prophétique de la notion de gène. Ces déterminants auraient été selon lui regroupés en ids (boule de chromatine) eux-mêmes organisés en idants (chromosomes). Il avait supposé en outre la thèse de la sélection germinale : les déterminants héréditaires du germen combattaient entre eux pour la nourriture et les plus vigoureux prédominaient dans la descendance. Charles Darwin y avait pensé et confié cela à Thomas H.Huxley en 1869. — 85 — - La théorie des idioplasmes de Nägeli : Carl Nägeli (1884) — qui ne parla jamais de Mendel avec lequel il correspondit pourtant de 1866 à 1873 — postulait une sorte de réseau de filaments qui parcourt le corps : il renfermerait des fragments qui contiendraient un échantillon de tous les micelles constitutives de l’organisme ; il serait donc capable de refaire un nouvel être vivant (Pichot, 1999, p. 50-54). - Un courant, influencé par Ernst Haeckel et créé par Wilhelm Roux à partir de 1881 avec Hans Driesch et Oscar Hertwig (embryologie causale) postulait une théorie de l'auto-détermination : une lutte des molécules des cellules entre elles, des tissus entre eux, des organes entre eux (Delage, 1895). Toutes ces théories, surtout allemandes, sont proches du vitalisme. Parmi elles, certaines servirent de base à la compréhension des lois de Mendel lors de leur redécouverte. - Hugo de Vries et les mutations brusques (Pichot, 1999, p. 46-49 ; Caullery, 1935, p. 59-66 ; Cuénot, 1932, Bateson, 1894) : cette théorie est importante car elle fut une des sources d'inspiration de Lucien Cuénot. August Weismann n’était pas un partisan des mutations brusques : elles expliquaient tout au plus les malformations, les monstruosités. C’était un partisan des petites mutations. Charles Darwin lui-même les minimisait, les qualifiant de sports, leur accordant même un statut désavantageux face à la sélection naturelle. Lorsque le botaniste hollandais Hugo de Vries redécouvrit les lois de Mendel, il chercha à les interpréter par une théorie de la mutabilité périodique : l'espèce, stable pendant de longues périodes, traverse des périodes de variations brusques et discontinues totalement — 86 — héréditaires, permettant d'expliquer l'évolution. Son concept est sans doute très imprécis, mais il fut à l’origine du mutationnisme*. Il publia le 26 mars 1900 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris un texte intitulé "Sur la loi de disjonction des hybrides", sans mentionner le nom de Mendel. L’année qui suivit fut riche en expérimentations de croisements chez les animaux et les végétaux. Il publia Die Mutationstheorie en deux volumes : l’un en 1901, traitant d’expérimentations et d’observations sur l’origine des espèces par mutations, et le second, en 1903, contenant une théorie élémentaire de l’hybridation (traduit par Louis Blaringhem en français en 1909). Ces observations concernaient une plante Oenothera lamarckiana, dont il avait trouvé par hasard des variétés spontanées : il les cultiva de 1886 à 1900 à Amsterdam et constata l’apparition de formes nouvelles et stables, indépendantes du milieu. Ces observations, pourtant critiquées, lui permirent d’introduire le concept de mutation, terme déjà employé par le paléontologiste Waagen en 1868. Sa théorie postulait : - des variations continues, les fluctuations, sans signification pour l’évolution — en quelque sorte les écarts autour d’une moyenne. - des variations brusques, les mutations qui sont des altérations brusques du phénotype, fortuites, rares, discontinues et que l’on ne peut reproduire artificiellement. Mais de Vries ne sut pas interpréter les lois de Mendel. Il interpréta les résultats de Mendel par le fait qu’un homozygote* a des pangènes qui vont par paires identiques et qu'un hétérozygote* a des pangènes à paires dépareillées. Il distinguait des mutations rétrogressives correspondant à l’entrée en latence d’un pangène, des mutations dégressives correspondant à l’entrée en activité d’un pangène latent et des mutations progressives, les plus intéressantes pour — 87 — l’évolution, les précédentes assurant la diversité ; ces dernières correspondent à l’apparition d’un nouveau pangène, mais qui n’étant pas appariable, n’est pas toujours fécond. Il introduisit néanmoins un concept nouveau depuis Darwin, à savoir une conception saltatoire, non continue de l’évolution, en opposition à la théorie continue de Darwin. De plus il minimisa la sélection naturelle qui ne pouvait conduire selon lui à l’origine de nouvelles espèces. Ce concept de mutation était dans l’air du temps. En Angleterre, William Bateson (1861-1926), adversaire du darwinisme publiait en 1894 Materials for the study of variations, treated with especially regard to discontinuity in the origin of species. Il attaquait vigoureusement la sélection naturelle soutenant que le milieu ne pouvait jouer aucun rôle dans l'apparition de nouvelles espèces par mutation (Bowler, 1995, p. 280). Dans cet ouvrage, Bateson présentait un mélange de mutations héréditaires et de tératologies individuelles sans origine héréditaire. Son objectif était de rassembler du matériel d'observation afin de montrer que l'évolution était due à la discontinuité de la variation (polydactylies, absence de dents, pigmentation...) ; il souhaitait également montrer que les variations ne se diluaient pas nécessairement dans la population, et qu'elles étaient, d'après lui, directement sous la dépendance de la sélection naturelle. William Bateson devint un des acteurs principaux de la redécouverte des lois de Mendel et il s’opposa vivement à la théorie de H. de Vries, ne voyant dans les mutations constatées chez Oenothera lamarckiana que des phénomènes d’hybridation. Il est vrai que la variabilité chez les végétaux est importante et bon nombre de cultivateurs, parmi lequel Louis de Vilmorin au XIXe siècle, avaient déjà su tirer parti de ces extrêmes variabilités au sein des espèces en isolant des génotypes particulièrement intéressants (blé, betterave à sucre...). — 88 — La redécouverte des lois de Mendel en 1900 (William Bateson, 1902, Olby 1997 et 2000) : 1900 fut une date charnière pour la science : Max Planck révolutionnait la physique, et le mendélisme révolutionnait la biologie. Hugo de Vries en Hollande, Carl Correns et Erich von Tschermak en Allemagne avaient relu précédemment l’article de Mendel. Le 26 mars 1900, de Vries annonçait les résultats de ses expériences, "La loi de ségrégation des hybrides". Carl Correns, qui retrouva les lois de Mendel sur les pois et le maïs en Allemagne, contesta la découverte revendiquée par de Vries en attribuant à Mendel la priorité. Von Tschermak avait aussi retrouvé la loi de Mendel sur les pois. Ce dernier fit reparaître l’article de Mendel en 1901. En Angleterre William Bateson, pourtant opposé à la théorie de la variation continue de Darwin, deviendra le plus ardent défenseur des lois de Mendel, avec son livre paru en 1902 Gregor Mendel’s principle of Heredity. On trouve, dans la bibliothèque de Lucien Cuénot, ce livre — ainsi que celui de 1894 — accompagné d’une lettre de William Bateson datée du 23 juillet 1902. Les raisons du succès remporté en Angleterre par William Bateson proviennent en partie du fait qu'il prêcha devant la prestigieuse et influente Société royale d'horticulture qui comptait 10 000 membres en 1906 — déjà, entre 1860 et 1898, le nombre de nouveaux hybrides dans l'horticulture étaient passés de 4 à 800. Il n'eut aucune peine à convaincre du riche potentiel contenu dans le développement des techniques d'hybridations végétales en terme de création de nouvelles variétés. D'autant qu'il avait déjà su attirer l'attention par la création d'un comité scientifique au premier congrès international sur le sujet en 1899. Bateson fut en outre le premier à introduire en 1906 le terme de génétique — du grec genos qui signifie naissance — pour nommer cette — 89 — nouvelle discipline, ainsi que les termes d’homozygote, d’hétérozygote et d’allélomorphe. William Bateson définit ainsi la génétique : “ The elucidation of the phenomena of heredity and variation : in other words, to the physiology of descent, with implied bearing on the theoretical problems of the evolutionist and systematist, and applications to the practical problems of breeders, whether of animals or plants ” (Bateson, 1906, p.91 dans Olby, 1997). C'est le botaniste danois Wilhelm Johannsen (1857-1927) avec ses travaux sur l'approche mathématique de la variation chez les végétaux vers 1911 qui proposa les mots gène, génotype et phénotype. Ainsi Bateson et Johannsen peuvent être considérés comme les principaux architectes de cette nouvelle discipline (ibid.). Mais l'application du mendélisme au règne animal eut plus de mal à emporter l'unanimité. “ En 1900 les embryologistes voyaient le mendélisme comme une menace, les systématiciens le considéraient comme inutile à leur discipline, quant aux darwiniens, ils ne comprenaient pas qu'il était en harmonie avec leur vision de l'évolution ” (Olby, 1997). Il fallait passer d'une génétique mendélienne formelle, biostatistique — ce qui représentait déjà un pas de géant de par l'approche expérimentale qu'elle supposait — à une génétique cytologique, et pour cela il fallut attendre la théorie chromosomique de Morgan en 1913, ainsi que les années 1930 et les apports du statisticien anglais R.A.Fisher, de J.B.S. Haldane et S. Wright, pour que mendélisme et darwinisme soient enfin réunis dans ce qui fut plus tard appelé la théorie synthétique de l'évolution. — 90 — 2. Un professeur de zoologie redécouvre les lois de Mendel.... L'intérêt de Lucien Cuénot pour l'hérédité vient de sa position originale en France à cette époque, c'est-à-dire l'affirmation de l'impossibilité de la transmission héréditaire des caractères acquis. Déjà à 28 ans, il présentait un remarquable article de synthèse dans la Revue générale des sciences intitulée "La nouvelle théorie transformiste" (Cuénot, 1894) où il se montrait entièrement acquis à la théorie de Weismann. Il affirmait que l'on ne pourrait étudier sérieusement les variations que lorsque l'on aurait séparé “ les variations héréditaires provenant d'une mutation du plasma d'avec les variations transmissibles qui affectent les individus sans toucher au plasma ” (ibid., p. 78). Cet article fut d'ailleurs cité par Henri Bergson dans l'Evolution créatrice (Bergson, 1962, p. 80). De 1894 à 1999, c'était l'étude du déterminisme sexuel qui le sensibilisa à l'hérédité. Ce sujet était alors très en vogue ; on pensait que l'œuf fécondé était sexuellement indéterminé et que l'influence des conditions extérieures au cours du développement déterminait l'orientation sexuelle : il démontra, sur des chenilles de papillons (1904), des larves de mouches (1897), des têtards de grenouilles, des pigeons et des jeunes rats, que la nourriture n'influence pas le déterminisme du sexe dans l'œuf (Cuénot, Titres et travaux scientifiques, 1926, p. 25-26). Mais l'origine des travaux semble aussi avoir été conditionnée en partie par le hasard d'une rencontre. Fasciné par les travaux d'hybridation chez les végétaux au travers du personnage du Docteur Pascal d'Emile Zola, déjà sensibilisé par ses quelques travaux sur le déterminisme du sexe depuis 1896, Lucien Cuénot rencontra une “ jeune institutrice intelligente ”, Mademoiselle Barthelet, qui avait publié une — 91 — note dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences en 1900, au sujet de l'hypothèse de la télégonie (Cuénot, discours, 1948). En ce temps-là, les plus prestigieux professeurs que comptait l'Université — comme Alfred Giard ou Yves Delage — y croyaient. Une explication de cette bien curieuse hypothèse de l'hérédité nous est contée avec le plus grand sérieux par Alfred Giard, professeur à la chaire d'évolution des êtres organisés et membre de l'Académie des sciences, dans ses Controverses transformistes (Giard, 1904, p. 150 et suivantes). La télégonie voulait que le sperme du premier mâle qui fécondait une femelle imprègne durablement celle-ci et sa descendance lorsqu'elle s'accouplait par la suite avec d'autre mâles. “ L'action directe du premier mâle sur les produits ultérieurs est un fait dont les conséquences sociologiques n’ont pas été suffisamment remarquées ”. Connu d'après Giard (1904) et Delage, ce dernier étant nettement plus sceptique (Delage, 1895, p. 230-233), chez les éleveurs de chiens et de pigeons, le cas le plus classique était celui de la jument de Lord Morton, cité par Darwin : “ Cette jument alezane de race arabe presque pure croisée avec un Couagga, mit bas un métis puis eut deux poulains avec un cheval arabe noir : ces derniers étaient isabelle et les jambes plus rayées que le Couagga ou que le métis […] Le poil de leur crinière était court et dressé comme le Couagga ”. Or ces caractères étaient inconnus chez les chevaux européens et arabes. Ce fait démontrait, selon Giard, “ la dépendance étroite entre les éléments reproducteurs et les éléments somatiques”. L'interprétation d’Alfred Giard voulait que le plasma germinatif d’ovules non encore mûrs soit modifié dans l’ovaire et que cette variation acquise se répercute sur les descendants nés plus tard. Alfred Giard interprétait par la télégonie et l'hérédité des caractères acquis, l'amélioration de la race : à l’époque où la noblesse était toute — 92 — puissante et où certains seigneurs s'attribuaient un droit “ exorbitant ” lors du mariage de leurs sujets, ce fait expliquerait “ le perfectionnement de la race […] les enfants nés sous cette influence ont peut-être contribué autant que les bâtards au relèvement des classes inférieures et préparé l’affranchissement de 1789 ” (ibid., p. 152). Il est inutile de dire que l'hypothèse ne fut pas confirmée mais ce fut l'occasion pour Cuénot de constater à quel point l'élevage des souris était facile (Rostand, Hommage, 1967, p. 19) ; il eut l'idée de les utiliser pour vérifier les lois de Mendel qui venaient d'être redécouvertes chez les végétaux. En cette année 1900, Lucien Cuénot était alors professeur dans le vieux bâtiment à la Faculté des sciences de Nancy, place Carnot. La redécouverte des lois de Mendel venait d'être annoncée. Au premier étage se trouvait une salle, appelée la chambre des souris : elle consistait en grands bacs de verre à couvercle grillagé, posés sur des tables à tréteaux : les souris reposaient sur de la sciure de bois et disposaient de simples boîtes à cigares comme refuge ainsi que de morceaux de coton pour leur reproduction (Lienhart, 1962, p.29). Lienhart, qui allait devenir assistant de Lucien Cuénot, mais était encore étudiant à cette époque, insistait sur ces détails montrant “ le feu sacré ” (ibid.) qui animait ce dernier. La faiblesse des moyens était inversement proportionnelle à l'importance de la découverte. Premiers travaux : les souris albinos et grises Après deux années d'expériences de croisements, Lucien Cuénot envoyait aux Archives de zoologie expérimentale, le 12 mars 1902, une courte note intitulée "La loi de Mendel et l'hérédité de la pigmentation chez les souris". Elle parut dans la rubrique Notes et Revue de la 3e Série, volume 10, pages xxvii—xxx, en 1902. Cuénot — 93 — présentait également, le 12 avril 1902, cette note au cours d'une séance de la Société de biologie. Il envoya aussitôt sa note à Bateson, comme le prouve une lettre de remerciement datée du 23 juillet 1902. Cuénot lui ayant fait part de curieux résultats non mendéliens avec la couleur jaune chez la souris, Bateson l'engagea vers la voie d'une hypothèse de polymorphisme*. Il lui faisait part par ailleurs de sa déception au sujet de sa “ recherche chez les animaux de couleur bizarre comme la poule ” et entreprenait désormais des croisements chez une plante Latyra odoratus. Cette lettre prend tout son sens lorsque l'on sait qu'elle augure la deuxième importante découverte de Cuénot, la létalité génétique. Par croisement de souris grises et albinos (dépigmentées), il obtint une F1 uniformément grise. Le croisement des hybrides F1 entre eux fournit une F2 dans le ration 3 : 1 c'est-à-dire 75% de gris et 25% d'albinos. Il est à remarquer la présentation toute mathématique de ses résultats par la formule n(g+g)+2n(g+b)+n(b+b), g étant le caractère gris et b le caractère albinos. Il a ensuite croisé au hasard les souris grises (gg et gb) de la F2 et obtint encore 74% de grises et 26% d'albinos. Il semble que Haacke en 1897 avait déjà constaté la dominance grise chez la Souris. Mais “ pour l'observer, il faut avoir soin d'opérer avec de vraies souris grises, capturées à l'état sauvage, et non avec des animaux de laboratoire qui peuvent avoir des albinos dans leurs descendants”. La publication de ses résultats est laconique, Cuénot y voyait “ en zootechnie d'intéressantes applications et l'importance théorique considérable que Hugo de Vries a bien senti avec sa théorie des particules représentatives ”. Un mnémon-une diastase Dans une note envoyée le 3 mars 1903 (publiée en 1904) aux Archives de zoologie expérimentale et présentée — 94 — au cours de la séance de la Société de biologie du 7 mars, il rendit compte de l'apparition parmi les croisements de troisième génération entre souris grises hétérozygotes et souris albinos homozygotes, de souris noires avec une dominance du gris sur le noir : le croisement de souris noires homozygotes obtenues par sélection avec des souris albinos présentait des résultats différents selon la descendance des albinos (parenté grise, noire ou jaune). Ainsi ce croisements noires X albinos pouvait donner des noires, des grises ou des jaunes. Ces résultats furent imparfaitement rapportés, selon Cuénot, par d'autres auteurs comme Crampe en 1885, Haacke en 1895-1897, Von Guaita en 1989-1900, Castle en 1903 avec cobayes, lapins, etc., mais ce fut Cuénot qui réussit à l'interpréter : les auteurs utilisaient des individus albinos “ en apparence identiques ” d'aspect mais en réalité “ de valeur différente ” (ibid.). Il attribua ces résultats en apparence contradictoires à la présence de pigments mélaniques appelés chromogènes formés par une réaction chimique mettant en jeu l'action chimique de diastases. La souris grise posséderait un chromogène et deux diastases, ces trois substances étant contenues à l'état potentiel sur trois mnémons dans le plasma germinatif ; la souris noire posséderait un chromogène et une diastase en puissance sur trois mnémons et la souris albinos ne posséderait que deux diastases. Ainsi Cuénot envisageait un rapport possible de ses mnémons (gènes) avec des diastases (enzymes) et des chromogènes (pigments) et les interactions chimiques contradictoires entre eux. Il employa le terme de mnémons empruntés à Coutagne, qui travailla sur l'hérédité chez vers à soie (Cuénot, 1903, Hypothèse sur., p. 301), pour qualifier ces particules matérielles du plasma germinatif. Il avait donc pressenti, dans ce qu'il appelle une “ explication hypothétique et provisoire ” (ibid., p. 302), le lien possible entre un gène et une enzyme ou une protéine. — 95 — Bateson quant à lui pensait que le déterminant était lui-même une enzyme (Guyénot, 1950) puis on pensa qu'il était un ferment autocatalytique. La découverte des hormones est due à l'origine au physiologiste français Brown-Séquard émigré aux U.S.A. : c'est vers 1890 qu'il affirma l'existence de ces ferments : c'était l'avènement de l'endocrinologie. Starling leur donna le nom d'hormones en 1905. Ce n'était avant que des secrétions internes. La notion d'hormone subit encore de nombreuses évolutions, quittant le domaine de la physiologie jusqu'à devenir des substances protéiques majeures, codées par un gène (Rostand, 1945, p.180-185). Dans les années 1930 la nature protéique du matériel héréditaire fut montré et en 1935. G.W. Beadle et E. Tatum montrèrent que les gènes sont responsables de la synthèse des enzymes protéiques, mais il fallut attendre 1953 pour que la structure chimique exacte — la structure en double hélice — de l'ADN soit découverte par Watson et Crick. Découverte de l'épistasie Des souris valseuses sans doute importées de Chine vers 1890 (Guyénot, 1950) présentaient un pelage panaché de jaune clair et les yeux rouges. En les croisant avec des albinos aux yeux rouges, il obtient une F1 à yeux noirs et à pelage gris. Cuénot, insatisfait par l'explication de l'atavisme* selon Weismann (retour à l'activité du plasma ancestral) et fort de ses expériences précédentes interprétées en terme de pigments et de diastases, mit en évidence un phénomène d'épistasie*, nom donné par Bateson : ce phénomène de polyhybrisme, où plusieurs gènes situés sur des locus différents sont impliqués dans la même voie biochimique, modifie les rapports de la F2 qui sont normalement de 9 :3 :3 :1. Il proposa comme on l'a vu précédemment la présence de plusieurs déterminants codant pour le dépôt de pigments dans — 96 — les poils. Dès 1904, il croisa des souris à pelage fauve, gris à ventre blanc, gris perle et brun et découvrit, là aussi, qu’il pouvait y avoir plus de deux allèles pour un caractère donné (Cuénot, 5e note, 1907) : certaines étaient apparues subitement dans son élevage comme les souris panachées, noires ou jaunes. Les laboratoires français ne connaissaient que l'emploi de la souris albinos aux yeux rouges. Seuls les laboratoires anglais employaient des variétés différentes car, dans ce pays, l'élevage de ces rongeurs était un véritable sport d'amateurs passionnés et de commerçants intéressés qui avaient ainsi créé de nouvelles variétés. Cuénot se fournissait en Angleterre par l'intermédiaire de Bateson (Lienhart, 1962, p.30). C'est ainsi qu'il mit en lumière ce phénomène d'épistasie. Il insista beaucoup sur la différence entre le “ caractère-unité ” (le génotype) et le “ caractère descriptif ” (le phénotype) : “ un caractère descriptif simple peut très bien correspondre à plusieurs caractères-unités indépendants ” (Cuénot, 1907, 5e note Arch.Zool.Exp., p.IX ; 1906, Rapport sur l'hérédité). Au congrès de Lyon de 1906, il se montra rallié à la théorie chromosomique de l'hérédité alors à l'état embryonnaire et mit l'accent sur le rôle de l'ontogenèse* dans l'apparition de phénomènes plus complexes (nous parlerions aujourd'hui de phénomène épigénétiques*). “ Il y a beaucoup de raisons pour croire que les déterminants sont enfermées dans les chromosomes ” (ibid.). Le concept gène-protéine, les chromosomes support matériel de l'hérédité, l'épistasie, le génotype et le phénotype, l'épigenèse, l'hérédité non mendélienne, l'hérédité cytoplasmique, Cuénot avait découvert ou pressenti en quelques années de 1902 à 1906 les grands traits de la génétique balbutiante. Il ne devait pas s'arrêter là, puisqu'il découvrit également la pléïotropie et le gène létal. — 97 — L'hérédité de la valse et la pleïotropie (Cuénot, 1908, 6e note Arch.zool.exp., p.XII-XIV) Déjà certains chercheurs anglais et allemands (Darbishire, Haacke, Castle, von Guaita) s'étaient intéressés à ces souris dites valseuses, mais leurs résultats ne coïncidaient pas exactement avec la prévision mendélienne, du fait d'une mortalité précoce : deux apparurent au bout de quatre ans dans l'élevage de Cuénot qui était alors persuadé de l'existence préalable de ce déterminant récessif présent à l'état latent mais non encore exprimé (cryptomérique selon son expression). Les souris valseuses sont très excitables, présentent des mouvements variés (girations, tourbillonnements, mouvements verticaux de la tête....). Elles sont fragiles et présentent un mortalité supérieure aux souris normales. En outre, on sait depuis que ces souris sont sourdes. En croisant ces souris avec des souris normales, il mit en évidence le phénomène de pléïotropie* par lequel un gène peut influer sur d'autres caractères en apparence indépendants. C'est le cas ici de l'expression du caractère “valseuse” qui semble liée à la surdité, la baisse de viabilité, la baisse de fécondité. La découverte du gène létal Généralement un gène se traduit par un caractère phénotypique visible (pigmentation de la peau, maladie, anomalie comme la polydactylie...). Mais il existe des gènes létaux entraînant une mort précocement in utero de l'embryon. Encore faut-il qu'ils soient identifiables au niveau du phénotype. L'individu hétérozygote portant l'allèle récessif létal est susceptible de mener une vie normale, l'homozygote, lui, est non viable. Le premier cas de gène létal fut découvert par Lucien Cuénot en 1905 (Les races pures.) avec le cas de la souris jaune devenu un classique du genre. — 98 — Lienhart, à l'époque préparateur du Maître, compta cette découverte par le menu en 1962. Dans l'élevage de souris fourni par Bateson depuis l'Angleterre, apparurent des souris jaunes à partir des souris albinos. Il eut l'idée de créer une souche pure de souris jaunes, ce qui était donné comme impossible par Bateson ou Davenport en 1904 (Lienhart, 1962, p. 33). En effet un tel élevage donnait immanquablement des souris grises, noires ou brunes. Cuénot dut se rendre à l'évidence : les souris jaunes qui apparaissent sont toujours hétérozygotes ; en outre elles sont moins fécondes, plus farouches. Il pensa que la fusion de deux gamètes contenant le déterminant de la couleur était tout simplement impossible. En effet le rapport du croisement de deux hétérozygotes où le caractère jaune est dominant (sur le noir par exemple) ne donne jamais le ratio 3:1 mais 2:1 à savoir deux jaunes Jn ou un noir nn, la forme homozygote JJ jaune n'apparaissant jamais. Mais Cuénot n'obtint pas tout à fait le ratio 2:1 mais 72.5/27.5 donc un peu trop de jaunes. Insatisfait, il rechercha alors une explication possible : il supposa alors que certaines gamètes femelles devaient échapper à la fécondation et interpréta cela en termes de fécondation différentielle. Les choses en sont restées là lorsque la guerre fut déclarée et il dut interrompre ses travaux, ses collaborateurs étant mobilisés et les risques de bombardements trop fréquents. Or des chercheurs tels Kirkham, Ibsen et Steigleider, reprirent ces travaux et démontrèrent en 1917 que, dans les souris jaunes fécondées, on trouvait environ 1/3 de fœtus avortés (ibid., p. 35). Malgré une erreur d'interprétation de toute façon difficilement compréhensible puisque ses résultats étaient pourtant bien conformes avec la ration de 2:1 attendu, Cuénot n'en demeure pas moins le découvreur du premier cas de létalité génétique. Au congrès de Boston en 1907, il énonçait que “ les — 99 — déterminants n'ont pas une action restreinte à un caractère particulier, ils agissent d'une façon générale sur l'organisme. Il n'est pas douteux que le déterminisme W (souris valseuse) […] quels que soient ceux qui les accompagnent, soient corrélatifs avec une mauvaise santé générale. […]. Ce sont toujours ces races qui meurent plus facilement, ce qui produit souvent des erreurs apparentes dans les proportions numériques prévues théoriquement. […]. Il y a des déterminants qui sont incompatibles avec la vie de l'animal s'ils ne sont pas corrigés par leurs symétriques. Ainsi, il ne peut exister de souris jaunes pures, évidemment parce que le déterminant qui commande la couleur jaune ne permet pas un fonctionnement vital normal. Mais si le déterminant jaune dominant est accompagné de son symétrique étranger, le sujet hétérozygote vit parfaitement ” (ibid., p. 38). En fait l'allèle en question est récessif pour le phénotype “viabilité” mais dominant le phénotype “couleur jaune” : d'autres cas ont été découverts depuis comme les souris anoures, ou les poules à courtes pattes Creepers. Parfois la viabilité est effectuée à plus ou moins long terme comme dans le cas de la Corée de Huntington, le Xeroderma pigmentosum chez l'homme. Cancer et hérédité (1908-1912) Sur sa lancée, Cuénot en collaboration avec Mercier initia aussi en France un travail tout à fait original à l'époque à savoir la réceptivité de la greffe de tumeur chez les souris ; “ il faut faire une place, dans l'étude du cancer expérimental chez la souris, à des facteurs héréditaires ”. Ces travaux prennent place dans une lutte internationale contre cette terrible maladie qui trouve son origine en 1906, date à laquelle eut lieu la première conférence internationale pour l'étude du cancer à Heidelberg. L'événement fut de taille — 100 — puisque 23 gouvernements furent représentés et ce fut Gaston Doumergue, alors ministre de l'Instruction civique et futur président, qui prononça le discours d'inauguration. A cette époque, on invoquait la théorie de l'irritation, provoquée par des facteurs extérieurs. Il est fait mention d'une communication du Docteur Borrel, de l'Institut Pasteur, sur l'utilisation de Souris, pour cette recherche naissante en France, dans le Journal des accoucheurs du 1èr septembre 1908 (De Viel, 2003, p. 12 et 14). Cuénot put isoler deux lignées différentes, à partir de souris blanches provenant de l'Institut Pasteur (Cuénot, 1910, p. 645 et suiv.) pour leur sensibilité à la greffe d'un carcinome : l'une sensible, l'autre résistante. Il constatait que ces tumeurs étaient héréditaires mais non mendéliennes (Cuénot, 1910, p.1443-1446). Malheureusement, la guerre de 1914 força Cuénot à abandonner ses recherches (Courrier, 1952, p.16). Accueil des travaux de Cuénot par la communauté internationale (Olby, 1997 ; Caullery, 1935) A l'étranger, ce type de travaux était entrepris sur des espèces de mammifères différentes : cobaye, rat, lapin, poule. En 1904 en Angleterre, Charles C. Hurst reproduisit les travaux de Cuénot sur les lapins. Cuénot entretint d'ailleurs longtemps des rapports épistolaires professionnels et amicaux avec Hurst comme avec Bateson. Bateson quant à lui poursuivit ses expériences chez le rat de 1903 à 1907 (dominance incomplète), et Punnet en 1911 chez la poule (hérédité liée au sexe entre autres). Bateson fut par ailleurs le premier à synthétiser l'ensemble des travaux réalisés depuis la redécouverte des lois de Mendel. Aux U.S.A. il faut signaler les expériences de E. Castle et Th. Morgan : trihybridisme de Castle en 1905 sur la pigmentation des — 101 — cobayes et des lapins, en 1909 sur des lapins dont la longueur des oreilles montrait un cas de phénotype intermédiaire. En France, Lucien Cuénot fut le seul et la guerre interrompit les travaux sur l'hérédité qu'il ne reprit plus tard qu'en relation avec l'infirmation de l'hérédité des caractères acquis. Quand on compare la réception de l'hérédité mendélienne au sein des communautés agricoles et horticoles avec son accueil dans les Académies de botanique et de zoologie, il y a un contraste saisissant. En 1905, au Congrès international de botanique à Vienne, Erich von Tschermak exposa le résultat de ses travaux sur l'hérédité mendélienne ; mais il fit figure de solitaire à tel point qu'au Congrès suivant à Bruxelles, cinq ans plus tard, le mendélisme ne fut même plus mentionné. Les zoologistes furent plus téméraires et, à leur 7e congrès qui eut lieu à Boston en août 1907, Lucien Cuénot reçut le prix de l'Empereur Nicolas II pour son essai intitulé "New expérimental research on the questions of hybrides" (Seventh Inter.Congr.Zoology., 1907, p. 99-110 ; Recherches sur l'hybridation, Proceeding of the 7th Intern.Zool.Congress, Boston-1907, p. 45-56). Robert C. Olby va jusqu'à penser que cette récompense lui fut remise à contrecœur — c'était le seul essai remis à temps pour le prix — et que le comité aurait préféré récompenser l'essai de Max Standfuss sur l'hérédité des caractères acquis intitulé “ Expériences d´hybridation, dans le sens large du terme de 1873 à aujourd'hui, dans une optique d´analyse du cheminement de l'évolution des espèces ” (traduit imparfaitement de l'allemand). Mais cet essai est arrivé trop tard pour être pris en considération. Par contre, au cours de ce congrès, le mendélisme semble avoir rencontré plus de succès auprès de la section cytologie et hérédité. Dans la correspondance de Lucien Cuénot avec Erich von Tschermak, celui-ci se réjouissait que les zoologistes — 102 — montraient enfin de l'intérêt pour les questions de l'hérédité (Correspondance, 31 juillet 1903) mais il ne semblait pas en mesurer la portée, si ce n'est pour les cultures végétales (Correspondance, 15 mai 19?). Tschermak en effet ne comprit pas l'importance du concept mendélien de ségrégation, car il considérait trop le travail de Mendel du point de vue d'un producteur de semences bien plus que d'un généticien (Harwood, 2000, p.1061). Tschermak fut chargé de la création d'un comité pour la réalisation d'un monument à la mémoire de Gregor Mendel à Brno et il demanda la participation de son collègue français (Correspondance, 15 mai 1905). Vers 1910 des fonds suffisants avaient été recueillis dans le monde entier afin d'ériger le monument sur la Klösterplatz de Brno. Cuénot, Hurst, Bateson, Tschermak et d'autres faisaient partie des personnalités qui se déplacèrent à Brno pour la cérémonie inaugurale en l'honneur de Gregor Mendel (Iltis, 1911 dans Olby, 1997). La France n'eut d'ailleurs que peu de participants à l'érection de ce monument car outre Lucien Cuénot, on ne retient qu’Alfred Giard et deux autres professeurs français, Guignard et Flahaut ainsi que la famille de Vilmorin pour s'être engagés à récolter des fonds. La majeure partie des participants était allemande ou anglaise. On y note la participation des plus grands noms étrangers de la biologie de l'époque passée et présente à savoir : Bateson, Correns, Davenport, Driesch, Hertwig, Haeckel, Hurst, Morgan, Plate, Przibram, Punnet, Saunders, von Tschermak, Weismann...(Appel pour l'érection d'un monument à la mémoire de G.Mendel à Brno). Dans un mémoire sur Gregor Mendel, daté de 1902 et envoyé par le neveu de Gregor Mendel à Lucien Cuénot, le nom de Cuénot est associé à ceux de de Vries, Correns, von Tschermak et Bateson. — 103 — L'abandon Lucien Cuénot s'arrêta au seuil de la génétique chromosomique ; cette ère nouvelle prit naissance avec les travaux de Thomas Hunt Morgan (1866-1945) et ses collaborateurs C.B.Bridges, A.H.Sturtevant et Hermann J.Müller qui, à partir de 1910, entreprirent une œuvre majeure de l'histoire de la génétique à l'aide d'un matériel biologique extraordinaire, la mouche du vinaigre Drosophila melanogaster. L'élevage aisé, la reproduction rapide (un seul couple produit des centaines de descendants et il suffit de douze jours pour obtenir une nouvelle génération), les mutations nombreuses (plus de 400), huit chromosomes facilement identifiables, en font un matériel de choix. Morgan mit au point une méthode qui lui permit de situer approximativement la position des gènes sur les chromosomes. Il découvrit par hasard l'hérédité liée au sexe (certains caractères sont portés par des chromosomes sexuels). Il postula aussi l'échange d’unités chromosomiques pendant la première prophase de la méïose. Sutton et Boveri avaient déjà postulé que les gènes étaient sur les chromosomes et que chaque chromosome possédait son propre assortiment de gènes. Morgan apporta définitivement la preuve que les particules héréditaires nommées gènes étaient situées sur les chromosomes. L'accueil de ces découvertes de premier ordre allait éveiller scepticisme voire ironie de la part de scientifiques français (Buican, 1982, p.584-585). A cet égard, Félix Le Dantec et Etienne Rabaud en furent des exemples qui seront étudiés au chapitre suivant. Même à l'échelle internationale, cette théorie chromosomique de l'hérédité fut rejetée par beaucoup comme Bateson ou Goldschmidt. Morgan laisse deux ouvrages majeurs The mecanism of Mendelian hereditary en 1915 et The theorie of the gene en — 104 — 1926. Plus tard, la découverte des chromosomes géants des glandes salivaires de drosophile en 1933 par Painter allait confirmer la théorie de Morgan. En 1927, Hermann Müller (1890-1967), collaborateur de Morgan et Prix Nobel en 1946, démontra la possibilité de produire des mutations artificielles aux rayons X (Buican, 1928, p. 586). En 1924, l'Académie des sciences, qui avait déjà refusé Darwin, refusa l'élection de T.H.Morgan comme membre correspondant à 1 voix pour et 47 contre. Il attendra 1931 pour être accepté dans ce temple lamarckiste et sera Prix Nobel en 1933. Enfin, dans ce contexte, il importe de dire que Morgan, très tôt, sut rendre hommage à Cuénot (Buican, 1982, p. 584-585). L'interruption des si brillants travaux de Cuénot à plusieurs raisons : - Ce type de recherche nécessitait des moyens matériels et financiers ainsi que du personnel dont il ne disposait pas, car à cette époque en France la recherche ne vivait que des maigres subsides de l'Etat. - L'immense majorité des biologistes de l'époque étaient des lamarckistes acharnés. Jean Rostand écrivait que “ Chez nous, Lucien Cuénot ne put, d'un assez long temps, imposer ses conceptions car elles se heurtaient au préjugé anti-mendélien qui obnubilait alors l'esprit de nos pontifes, lesquels ne consentaient à voir dans les caractères héréditaires soumis aux lois de Mendel que des caractères accessoires superficiels, voire des caractères d'ornementation ” (dans Buican, 1981, p. 28). Marot, professeur de botanique à la Faculté des sciences à cette époque, témoignait du scepticisme régnant alors dans le milieu scientifique français au sujet du rôle des chromosomes dans le déterminisme des caractères des êtres vivants (Marot, Hommage, 1967, p. 15). Félix Le Dantec enseignant à la Sorbonne, attaqua le mendélisme de Cuénot, allant jusqu’à assimiler les facteurs — 105 — héréditaires à des microbes, considérant les lois mendéliennes comme des accidents, et affirmant que “ des considérations finalistes (ont) amené certains auteurs, et Weismann en particulier, à considérer les chromosomes comme le véhicule de l’hérédité ” (Le Dantec, 1903, p. 149). Il écrivit en 1909 dans La Crise du Transformisme que le mutationnisme d’Hugo de Vries était la “ négation même de l'idée transformiste, et le retour aux vieilles conceptions catastrophistes ”(Rostand, 1945, p. 206). Pour ces raisons, aucun étudiant n'osa se hasarder à ces recherches en génétique car une thèse de doctorat dans cette discipline équivalait à une sorte de suicide scientifique pour la carrière future. Il n'existait en outre aucune structure d'accueil ni d'enseignement permettant de se spécialiser en génétique expérimentale. D'ailleurs, fait parlant plus que tout autre il n'y eut une chaire de génétique à la Sorbonne qu'en 1945, occupée tout d'abord par Boris Ephrussi et Philippe l'Héritier (Buican, 1981, p. 29). “ C'est un Français, Lucien Cuénot, qui avait montré que les lois de Mendel s'appliquaient aux espèces animales, mais Cuénot n'a pas eu d'élèves. A l'époque à la faculté, il ne convenait pas qu'un patron ait des élèves et si c'était le cas et que certains d'entre eux fassent de la génétique, ils ne pourraient faire de carrière universitaire ” (Philippe L'héritier, entretien, 1986). Conclusion Si au départ il y eut une part de hasard dans ce travail de redécouverte des lois de Mendel chez la souris, il y eut aussi d'autres moteurs qui ont amené ce jeune zoologiste vers la génétique : la curiosité et le défi. Cuénot était assoiffé de nouveau comme l'a écrit Buican : chercher à mieux comprendre l'hérédité et l'atavisme en utilisant une méthode expérimentale rigoureuse. Tenter d'obtenir une lignée pure de — 106 — souris jaunes. Se présenter seul néo-darwinien français dans ce grand courant international mendélien. Affronter l'hostilité farouche du milieu scientifique français avec notamment Rabaud et Le Dantec. Cuénot avouait au cours d'un entretien (article, Daudet L., 1938) que “ les qualités les plus utiles à la découverte était la faculté d'observer et de s'étonner, la curiosité de la recherche, une très bonne mémoire, beaucoup de patience, le dons de concevoir des expériences simples, le don d'établir des rapport entre les faits, l'intuition […] et penser constamment au travail en train. Ces dons sont innés et indispensables. L'enseignement apprend seulement les techniques et les bases nécessaires ”. Cuénot n'a pas cherché à théoriser : il a choisi la voie de l'expérimentation. “ Classer et mettre en lumière les faits expérimentaux, déjà nombreux, sans chercher à tirer des conclusions théoriques ” (Cuénot, 1903 dans Buican, 1982). Buican (1982, p. 113-114) qui a su lui rendre hommage, insista sur son scepticisme et sa réserve quant à la localisation des phénomènes héréditaires mais n'oublions pas que si réserve il y eut, cela tient plus de sa rigueur expérimentale, son esprit critique, son refus d'accepter une théorie non démontrée et c'est tout à son honneur. Entre 1902 et 1912 environ, aucun travail cytologique, aucune preuve directe de la localisation des particules matérielles de l'hérédité dans le noyau de la cellule ne paraît. Il est heureux qu'il n'ait pas choisi la voie de la théorie à la manière d'un Félix Le Dantec en France. D'ailleurs son explication hypothétique et provisoire de 1903 dans laquelle est contenu en substance le lien entre un mnémon et une diastase (un gène-une protéine/enzyme) est déjà une prouesse pour l'époque même si l'on sait désormais que cela n'est plus exact. En 1906, au Congrès de Lyon organisé par l'Association française pour — 107 — l'avancement des sciences, c'est avec prudence qu'il présenta la théorie selon laquelle l'hérédité serait portée par la chromatine car aucune expérience jusqu'alors ne l'a dûment prouvée malgré les travaux de Sutton et Boveri, insuffisamment rigoureuse selon lui. Par ailleurs des résultats contradictoires ne pouvaient exclure un éventuel rôle du cytoplasme maternel : les expériences consistaient en fécondation par des spermatozoïdes d'ovules anucléés d'échinodermes donnant des larves présentant les caractères paternels ou maternels. Acquis à la théorie chromosomique de l'hérédité dès 1906, il en présentait les bases dans sa Genèse des espèces animales de 1911 (p.130-136) : - La chromatine renferme le substratum matériel des caractères transmissibles. - “ Puisque les caractères se transmettent indépendamment, il faut que chacun des n chromosomes d'un œuf correspond à un déterminant spécial ” : c'était une des difficultés de la conception puisque, pour la souris par exemple, on connaissait six déterminants indépendants, devant être portés forcément, pensait-on, par six chromosomes. - Lors de la formation des gamètes, “ il faut donc que, par un phénomène cyclique inexpliqué, réapparaissent identiques à eux-mêmes (les chromosomes) après chacun de leur évanouissement ”. Il y aurait lors de la méiose un stade de réduction numérique et qualitative lors de la première division, la deuxième étant une simple mitose. - Les gènes ne sont pas des germes indépendants capables d'auto-multiplication comme les pangènes ou les biophores, on ne peut les concevoir que comme des “ entités chimiques peut-être des diastases ou des générateurs de diastases ” (annotation manuscrite, p. 136, écrite vers 1912 car faisant suite à la lecture de Morgan, 1910). — 108 — - “ Les caractères dits sex-linked suivent dans leur distribution celle du chromosome sexuel d'une façon tellement frappante que l'on ne peut guère douter du rôle déterminant de ce chromosome spécial ” (ibid.) - Il n'attribuait pas aux gènes (facteurs) un rôle en soi mais comme faisant partie d'un appareil plus général de réaction ontogénétique. - Et de conclure qu'“ Assurément, tout cela ne prouve pas que les chromosomes sont les déterminants des caractères individuels, mais il y a néanmoins des coïncidences curieuses entre les constatations cytologiques entremêlées d'hypothèses, il est vrai, et les exigences théoriques basées, sur les expériences de croisements ; il est juste d'ajouter que si l'on rejette la conception des chromosomes déterminants, il n'y a aucune théorie d'ensemble à mettre à la place ” (ibid., p. 136). Il avait compris grossièrement le mécanisme et ne pouvait en admettre plus car on ne connaissait pas le nombre précis de chromosomes des espèces, le crossing-over et tous les mécanismes de recombinaisons à la méïose n'étaient pas encore démontrés, le rôle propre du gène dans la synthèse de protéines était totalement inconnu. Dès 1906 (Rapport sur l'hérédité), Cuénot entrevoyait les conséquences de ces découvertes pour l'Homme : l'atavisme*, expliqué de façon insatisfaisante par Darwin ou Weismann, par persistance d'une parcelle du plasma germinatif entré en latence pendant des générations, était enfin élucidé. Les conséquences étaient importantes en zootechnie et en horticulture mais aussi en histoire, en sociologie et plus particulièrement en médecine prédictive : “ Le cancer est héréditaire dans un cas sur 6 ”, “ L'Homme qui applique depuis des siècles les procédés de sélection pour ses animaux domestiques, n'ayant pas eu encore l'idée qu'il — 109 — pourrait en retirer quelque avantage pour sa descendance ; une santé robuste et une hérédité rassurante valent cependant une grosse dot, on peut en être bien persuadé ”. L'œuvre scientifique du généticien Cuénot restera marginale dans la biologie française et c'est plutôt le biologiste Cuénot qui passa à la postérité. Puisse cet historique rappelle à nos mémoires l'œuvre du pionnier de la génétique française. — 110 — Chapitre IV : Du transformisme l'avènement de la grande synthèse à 1. Darwinisme et mendélisme : vers la synthèse Darwin avait formulé une thèse gradualiste de l'évolution : la nature ne fait pas de sauts. Il ignorait alors les mécanismes des mutations génétiques. Force est de constater que la nature offre des séries graduelles (taille, poids, couleur...) mais également discontinues. Avant le mutationnisme, il fallait admettre alors une série de mutations dirigées qui poussaient l'espèce dans une direction (Gayon, 1992, p. 309). La redécouverte des lois de Mendel montra que les facteurs héréditaires se comportaient comme des particules matérielles indépendantes et juxtaposées, qui se transmettaient de manière invariable à travers les générations. Ils se combinaient et se recombinaient de manière aléatoire selon des lois statistiques. Mais pourtant, d'un côté le mutationnisme et le darwinisme resteront inconciliables jusqu'en 1915 : “ Tous les mutationnistes estimaient que leur théorie disqualifiait la conception darwinienne d'une sélection formatrice ” (ibid., p. 308). D'un autre côté, les rares darwiniens, partisans de la variation continue, se demandaient d'où venaient les discontinuités chères au généticiens. A partir de 1910 où Morgan se convertit au mendélisme, l'école de T.H.Morgan et la théorie chromosomique de l’hérédité marquent une étape fondamentale. En 1918, le généticien Ronald Aylmer Fisher (1890-1962) fonde la génétique des populations et, avec Sewall Wright (1889-1988) et le généticien anglais John B.S.Haldane (1892-1964), ils synthétisèrent les apports du — 111 — mendélisme et de la biométrie. Il y eut d'abord la loi de Hardy-Weinberg en 1908 qui stipule que la fréquence de combinaisons mendéliennes pour un caractère donné restera stable dans une population si la reproduction a lieu de manière aléatoire, en absence de migration, de sélection, d'accouplement sélectif ou de dérive due à l'échantillonnage (petites populations). Bien sûr, il s'agit d'une situation théorique idéale jamais rencontrée dans la nature. La conséquence fut que la panmixie balaya la soi-disant dégénérescence, la régression. Déjà en 1903, Castle avait tenté ainsi de redéfinir le rôle de la sélection naturelle au regard de l'hypothèse mendélienne : la sélection stabilise, elle fixe un caractère mendélien, mais elle ne produit pas de type nouveau (Gayon, 1992, p. 307). Les populations naturelles sont composées d'individus féconds qui partagent entre eux un pool de gènes. L'évolution est donc la modification de la fréquence des allèles. Ainsi on comprend que certaines maladies rares dues à des mutations récessives se maintiennent néanmoins dans une population à l'état d'hétérozygote. Elles n'augmentent de fréquence que dans des cas où la sélection joue : reproduction dans une population restreinte, isolée, favorisant le rapprochement de deux allèles récessifs entraînant le phénotype défavorable. Morgan montrait que de petites mutations rares, non dirigées, apparaissaient spontanément dans les élevages de drosophile. Norton montra en 1915 que même des avantages ou des désavantages minimes pouvaient conduire à des changements radicaux dans une population. Ce fut le point de départ des travaux d’Haldane, Mayr, Dobzhansky, etc. Punnet montra que les caractères mimétiques des papillons apparaissaient brutalement et que le rôle de la sélection était de diffuser les formes apparues spontanément dans une population. Ainsi se conciliaient mutationnisme et — 112 — darwinisme, la sélection devenant processus de remplacement. (ibid., p. 311-313) A partir de 1918, R.A.Fisher s'appliqua à démontrer, dans le cas de grandes populations, le maintien du polymorphisme allélique dans une population, le rôle de la dominance, comment un gène se répand dans une population. Sewall Wright, inspiré de l'indéterminisme de la physique et de l'évolution créatrice de Bergson (ibid., p. 364), travaillait depuis 1914 sur la transmission héréditaire de la coloration du pelage et sur les effets de la consanguinité du cobaye. Il s'appliqua à démontrer que même les populations reproductrices de petite taille pouvaient amener des dérives génétiques non négligeables. Il insista beaucoup sur le fait que des événements élémentaires indéterminés pouvaient amener, à l'échelle macroscopique, à des événements prévisibles (ibid., p. 362-364). Tous deux virent l'évolution comme le remplacement au sein d'une population des allèles les plus 'aptes' d'un gène, imposé par un changement de milieu. Ainsi la génétique des populations mettait l'accent sur le polymorphisme des populations et le rôle de la sélection naturelle. Mais leurs calculs sur des populations statistiques avaient plus à voir avec les mathématiques et n'étaient que peu diffusées ou alors dans des journaux spécialisés. Aussi les naturalistes — dont Cuénot — n’ont pu en bénéficier de suite. La génétique des populations est née d'une controverse entre les biométriciens (Weldon, Pearson) et les mendéliens. Cependant les modèles mathématiques de Fisher et Wright attendront les années 1947-1950 pour être démontrés par l'expérimentation. Puis Hermann J.Müller (1890-1967), collaborateur de Morgan et représentant de la génétique classique, démontra la possibilité de produire des mutations artificielles. Il introduisit le concept génétique de mutation. Il produisit des — 113 — mutations chez la drosophile et cartographia ainsi près de 500 gènes. Cela allait conduire à ruiner la notion d'évolution dirigée (Gayon, 1992, p.391). Lors d’une réunion à Tübingen en 1929, paléontologues et généticiens s'affrontèrent autour de l’hérédité de l’acquis, chaque clan pouvait démonter les arguments de l’autre et au final, le score fut de zéro partout. Dans les années 1930, à l'aube de la théorie, Ernst Mayr, qui s'avouait alors lamarckiste, fut converti (Mayr, 1982, p.512). Douze ans, entre 1936 et 1947, furent nécessaires pour que naisse la théorie synthétique de l'évolution — appelée ainsi par Julian Huxley en 1942. Pour expliquer l'évolution, c'est-à-dire la création des espèces, et l'apparition de taxons de rangs supérieurs, il fallut accepter un certain nombre de concepts (ibid., p. 524) : - l’évolution est graduelle, elle procède par petites mutations génétiques, recombinaisons et sélection naturelle, - l’espèce est un agrégat de populations reproductives isolées, - importance des facteurs écologiques (occupation de niche, concurrence, radiation adaptative). - l'apport du paléontologue au Muséum d'histoire naturelle de New-York, Georges Gaylord Simpson (1902-1984), avec Tempo and mode in evolution paru en 1944 aux U.S.A. : conscient lui aussi des lacunes difficilement explicables dans les séries de fossiles, il construisit un modèle de microévolution / macroévolution / mégaévolution. Il apporta l’envergure des temps géologiques : l’évolution ne se fait pas sur des souris ou des drosophiles sur quelques années, mais sur des millions d’individus pendant des millions d’années. Il formula deux formes de spéciations* : l'anagenèse — transformation d'une espèce entière en une autre espèce, et la cladogenèse — clivage en deux d'une espèce. Il invoquait des changements génétiques rapides dans de petites populations ; les organismes rejetaient leur ancienne adaptation, — 114 — traversaient une phase préadaptative et finissaient par atteindre un état adaptatif nouveau. Cette évolution rapide et localisée n'avait aucune chance de laisser de traces fossiles. Mais Simpson abandonna, dans les années 1950, ce modèle, pour des raisons qui seront détaillées plus loin (Simpson, L'évolution et sa signification, 1951). Theodosius Dobzhansky (1900-1975), généticien, élève de Morgan et inspiré des travaux de Wright, fit paraître son ouvrage majeur Genetics and the origin of the species en 1937 : c'était la référence de la théorie synthétique de l'évolution. Il affirma que l’essentiel du processus de la formation des espèces était l’établissement de l’isolement reproductif entre des groupes de populations. La sélection devenait équilibrante : au lieu de réduire la diversité génétique, elle l'entretenait par exemple par l'avantage d'un hérétozygote, un environnement particulier, etc. (Gayon, 1992, p. 392). Dobzhansky et Müller allaient représenter deux courants opposés vers 1950 : Müller pensait que la variation produisait surtout des gènes létaux et que l'état normal était l'homozygotie, la sélection était éliminatrice en maintenant la fréquence des mutations délétères à un très bas niveau. Dobzhansky, quant à lui, ne croyait pas au type sauvage : les individus d'une population panmictique sont hétérozygotes et la sélection entretien la variation, elle ne la crée pas (Gayon, 1992, p. 392-393). Ernst Mayr(1904-), zoologiste biogéographe et systématicien avec The systematic and the origin of the species en 1942, montra que des nouvelles espèces apparaissent lorsque les populations s’isolent, l'isolement géographique étant une condition préalable : séparées par une barrière écologique, les espèces accumulent des différences génétiques telles que même lors d'un contact avec la population mère, l'isolement géographique est remplacé par — 115 — l'isolement reproductif (Mayr, 1982, p. 522 et 555). Les grandes populations n'ont qu'une faible capacité évolutive : les mutations déviantes se fondent vite dans le pool commun et n'ont aucune chance de persister. Seuls les petits groupes peuvent le faire, par spéciation allopatrique*, idée avancée par Ernst Mayr en 1942 mais avant aussi par Wright (ibid., p. 555-556). Les travaux du biologiste anglais Julian Huxley (1887-1975) en 1932 sur les croissances relatives montrèrent que les dimensions relatives de deux variables — par exemple la taille et la longueur du museau chez les équidés — sont génétiquement liées : la croissance peut être isométrique si les deux structures croissent en même temps, négative ou positive si les structures croissent plus ou moins vite les unes par rapport aux autres. Certaines lignées phylétiques montrent des cas d'hypertélies c'est-à-dire de développement exagéré de certaines parties de l'organisme. Le grand Cerf Mégaloceros du Quaternaire d'Irlande développa ainsi des bois surdimensionnés atteignant 2,50 mètres d'envergure, mais en fait conformes au développement de la taille de son corps (Simpson, 1951, p.129-132). Huxley est l'auteur de The modern synthesis en 1942. Enfin, et nous en reparlerons, il ne faut pas négliger l'apport de Richard Goldschmidt (1878-1958), paléontologue allemand émigré au Etats-Unis, auteur d'une théorie des macroévolutions (les monstres prometteurs), sans écho à l'époque. Mais cette théorie est à la base de l'œuvre de Stephen J.Gould. Il avait proposé qu'à côté du modèle évolutif par micromutations pouvait exister un modèle par macrmutations. Ce modèle avait aussi l'avantage d'expliquer l'absence de fossiles intermédiaires, objection bien connue depuis Darwin. Les partisans du modèle synthétique — 116 — objectèrent que de tels monstres prometteurs n'avaient aucune chance de se reproduire et ce modèle fut discrédité. La théorie nouvelle postulait donc un modèle graduel de l'évolution : des variations minimes répétées sur de longues périodes permettraient d'obtenir des changements de faible ampleur qu'impliquent les espèces et de grande ampleur dans la morphologie, la physiologie qu'impliquent les familles, ordres, classes, embranchements. La transformation des espèces se fait sur les lieux même où vit l'espèce — la spéciation* est dite sympatrique — ou bien par isolement géographique — la spéciation est dite allopatrique. Toute l'évolution est sous-tendue par un mécanisme génétique ; elle consiste en le remplacement progressif de gènes par d'autres gènes, passés au crible de la sélection naturelle. Accepter le néo-darwinisme et la synthèse des découvertes de la génétique des populations était une révolution idéologique qui n'allait pas de soi car les implications sociales, politiques, psychologiques, philosophiques, religieuses étaient énormes. Cette nouvelle façon de penser le monde allait contraindre toutes les disciplines à se remettre en cause : tous les philosophes s'y opposèrent, sauf plus tard Karl Popper, la plupart des historiens, des psychologues et des sociologues. Aujourd'hui encore, malgré les travaux de sociobiologie et d'éthologie de Conrad Lorenz, d'Edward O.Wilson dans les années 1970, les sciences humaines en France n'ont pas intégré la théorie néo-darwinienne. 2. La période 1900-1923 néo-lamarckisme français — 117 — : l'apogée du Entre 1900 et 1920 environ, alors que le darwinisme rencontrait un grand succès aux U.S.A., en G.B. et en Allemagne, la France s’isolait. Pourtant les preuves de la non-hérédité des caractères acquis s'accumulaient, le mendélisme apportait le nouveau souffle qui manquait au darwinisme. Au tout début du siècle, il s'est ainsi créé deux clans au niveau international (Mayr, 1982, p. 714). D'un côté, il y avait les partisans du mécanisme, réductionnistes extrêmes comme Bateson, Johannsen, qui essayaient de tout quantifier en termes de mouvement, de force. Ils avaient peur que l’on identifie les gènes à des corpuscules ce qui aurait été un retour au préformationnisme ; c'est à ce clan que l'on pourrait rattacher Le Dantec s'il n'avait pas été pur lamarckiste, pour qui la vie n'était ni force ni mouvement, mais assimilation. De l'autre se trouvaient ceux qui évoquaient plus les molécules chimiques, préféraient les explications en termes de structures, de formes. Ce sont ces derniers qui emportèrent la victoire plus tard avec la théorie chromosomique (Weismann, Hertwig...). En matière d'évolution, il y avait d'un côté ceux qui ignoraient la systématique, les taxons, les espèces, les populations et de l'autre le courant des naturalistes fascinés par la diversité et qui regardaient l’organisme dans son entier et dans son milieu et travaillaient dans l’espace et le temps à la différence des généticiens. C'est à ce clan que l'on pourrait rattacher Lucien Cuénot. Parmi les naturalistes de sa génération, ce dernier fait figure de solitaire face notamment aux deux figures de proue de ce mouvement d'arrière-garde que sont Etienne Rabaud et Félix Le Dantec, tous deux élèves de Giard. Etienne Rabaud (1868-1956) était professeur à la chaire d'évolution des êtres organisés à la Sorbonne. Grand polémiste, excessivement dogmatique, il est resté célèbre par — 118 — sa critique féroce de l'adaptation et du finalisme (Grassé, 1958, p. 4). Si Grassé lui reprocha d'avoir freiné le développement de la génétique, il lui reconnut néanmoins, dans son éloge, une influence heureuse en combattant nombres d'idées reçues (ibid., p. 6) et d'être à l'origine du regard nouveau que portèrent les biologistes français sur les comportements instinctifs animaux (ibid.., p. 5). Mais peut-être n'était-ce là qu'une politesse de façade... car le portrait que Grassé nous laisse du personnage en dit long : il le décrivait, sous ses lorgnons de myope qui semblait ne rien voir, prenant son temps et “ décochant à l'ennemi une flèche, que dis-je un dard acéré et cruel, le clouant au poteau du ridicule et de l'ignorance ”. Cet homme se fit par là même des ennemis, et suscita des haines et des rancœurs tenaces (ibid.). Lucien Cuénot a fait tout au long de sa carrière de nombreuses analyses d'ouvrages pour la Revue générale de Sciences ou la Revue Scientifique. Ses comptes-rendus se voulaient concis, clairs, essayant le plus possible d'exprimer la pensée de l'auteur même s'il n'y adhérait pas ; en cela, le ton était toujours poli, respectueux. Cette manière de rédiger fit école auprès de son élève Andrée Tétry. Ainsi en est-il de l'analyse de l'ouvrage de Rabaud (Le transformisme et l'expérience, 1911) dont Cuénot put faire une critique de bon ton “ après avoir débarrassé le texte de M. Rabaud de la sauce lamarckiste ” (Cuénot, analyse d'ouvrage, Rabaud, 1912). Il y résumait les deux manières de voir : “ La seule différence entre les deux écoles réside dans l’interprétation d’un très petit nombre d’expériences dans lesquelles un changement de milieu défini produit une modification somatique qui réapparaît plus ou moins exactement chez les descendants en l’absence du facteur déterminant (Kammerer, Fisher, Sandfuss) […] aussi accueillent-ils volontiers, sans aucun désir de critique les expériences qui leur sont — 119 — favorables (par exemple les extraordinaires et souvent invraisemblables expériences de Kammerer […] pour les autres, c’est un phénomène rare, exceptionnel, dû à des modifications indépendantes du soma et du germen qui se trouvent produire des effets analogues ” (ibid.). Si Rabaud s'attaquait à Caullery, il ne le fit pas directement pour Cuénot, mais il y avait un voile de mépris dans ses allusions répétées à la préadaptation de Cuénot qu'il assimilait à du créationnisme (Rabaud, 1911, p. 268 et p. 301, 1914). Il rejetait toute idée d'adaptation avec une haine évidente de tout finalisme puisque, selon lui, le devenir de l'organisme vivant dépendait à tout instant de son environnement physico-chimique : même la variation spontanée chère à Darwin portait “ en germe l'idée finaliste que l’individu possède en lui une tendance à varier ” (Rabaud, 1911, p. 235). Plus grave, il rejeta en bloc la théorie de l'hérédité, rejetant sa hargne verbale, le mot n'est pas trop faible, sur l'Ecole américaine de Morgan (Rabaud, 1937, p. 7-10), et, curieusement, attaquant frontalement Maurice Caullery et Emile Guyénot, mais évitant nominativement Cuénot. Maurice Caullery, son successeur à la Sorbonne, regrettait que l’école américaine ne trouve guère d’échos en France et accusa même directement Rabaud d'une responsabilité particulière. Celui pour qui le gène était un symbole, attaquait l'approche expérimentale de ces travaux de génétique, trop éloignés de la tradition de Claude Bernard (la méthode hypothético-déductive) : l’hypothèse du crossing-over, l’hypothèse des facteurs létaux étaient pour lui invérifiables. En ce qui concerne les rapports de Cuénot avec Rabaud, les deux hommes s'en tinrent un temps à une distance à peu près cordiale comme en témoigne la dédicace de Rabaud, en toute cordialité, sur l'ouvrage de ce dernier offert à Lucien Cuénot, La matière vivante et l'hérédité. Son éloignement du panier — 120 — de crabes parisien lui offrait la distance nécessaire et suffisante pour ne pas avoir à s'immiscer dans des querelles intestines et, ce faisant, lui offrait la position idéale pour acquérir la hauteur de vue et de jugement idéale. Anthony du laboratoire d'anatomie comparée du Muséum brossa un tableau édifiant du personnage dans une lettre adressée à Cuénot :“ Je suis tout particulièrement heureux d'avoir jugé de la même façon que vous-même les élucubrations de Rabaud. Quelque étrange que cela puisse paraître, ici à Paris, il y a bien des gens, je dirais même la plupart de notre petit monde biologique, qui prennent Rabaud au sérieux […]. Il a […] une grande autorité biologique […]. Je soutiens que la lecture de Rabaud est impossible […]. J'ai relevé […] des monstruosités. Le cas de Rabaud est une vaste mystification. Un homme méchant qui inspire la peur, par les airs profonds qu'il sait prendre, les attaques en termes violents […]. La Sorbonne et la zoologie française courent un très grand danger […]. Il reluque une chaire vacante […]. Il n'y connaît rien en biologie, en physiologie, fait une histologie de charcutier ; ce qui lui reste c'est la biologie générale”. Antony lançait un appel à l'aide à Lucien Cuénot, regrettait son silence, son désengagement et lui demandait de se manifester sur cette façon de traiter l'hérédité (Antony, Correspondance, 1922). Georges Bohn, élève de Frédéric Houssay, qui professait à la Sorbonne, développa une conception physico-chimique de la vie : ayant effectué des recherches expérimentales sur la croissance et les changements de symétrie des plantes et des animaux (Bohn, 1921, p. X), il s'efforça de montrer que les lois chimiques qui régissent la forme, le développement, la reproduction, les métamorphoses, la régénération, chez les animaux et les plantes, sont les mêmes qui régissent le mouvement (Bohn, — 121 — 1921, p. VIII). Adepte d'une mécanique biologique, il travailla vingt ans sur l'influence des facteurs physico-chimiques extérieurs : pression, température, oxygène, concentration en sels, lumière... (Bohn, 1921, p. 161-162). Il développa une conception personnelle de l'être vivant-machine, conception qui inspira tant Le Dantec. Cependant, si ces observations peuvent être à la base considérées comme intéressantes, il n'en demeure pas moins qu'elles n'ont pas offert de pistes de recherches fertiles car les mécanismes fondamentaux de la biologie cellulaire et moléculaire étaient à cette époque totalement inconnus. Félix Le Dantec (1869-1917), mathématicien égaré dans les sciences naturelles après une thèse sur l'alimentation des protozoaires, coupa véritablement ses rapports avec la nature et se consacra à la théorie (Grassé, 1958, p. 1). Influencé par Jacques Loeb et Claude Bernard, il se voua à la construction d'une théorie physico-chimique de la vie basée sur l'assimilation, inspirée des idées de Georges Bohn. Lamarckiste, partisan de la télégonie, il tenta un raccordement de sa théorie de la vie aux travaux de Weismann. Mais il ne réussit pas à assimiler la redécouverte des travaux de Mendel et les expériences de Cuénot qu'il ne mentionna jamais. Le cas de Le Dantec, curieux à plus d'un titre et pôle opposé de Cuénot au sein de la biologie française de l'époque, montre au final l'impasse à laquelle conduit le mépris de l'expérience de laboratoire au profit de la dialectique. Il développa un raisonnement en apparence logique mais “ tellement fantastique qu'il faut quelque temps pour s'y habituer et les prendre au sérieux ” (Cuénot, analyse d'ouvrage, Le Dantec, 30 mai 1903). Notre professeur, avec son ironie teintée de délicatesse verbale habituelle, résumait cette nouvelle théorie comme “ l'effort formidable, peut-être présomptueux […] d'un esprit auquel on ne saurait contester — 122 — une audacieuse imagination et une rare originalité de langage et de raisonnement ” (ibid.). Etre obnubilé — “ Si j’ai été fortement attiré vers l’étude de la vie, c’est uniquement, je l’avoue, par le besoin impérieux de me comprendre moi-même ” (Le Dantec, 1904, p. 270), il resta sourd à l'hypothèse séduisante avancée par Cuénot à savoir un déterminant-une diastase, hypothèse qui eut correspondu à son goût, son obsession même du physico-chimique. Le Dantec était avant tout un dialecticien, un théoricien egocentré. Pierre-Paul Grassé, qui ne le connut pas personnellement mais fréquenta le laboratoire d'évolution des êtres organisés deux ans après sa mort, put cependant témoigner de l'influence, du prestige même qu'il y exerça : fort éloigné des réalités du laboratoire, il construisit une théorie sur la base de faits recueillis de seconde main (Grassé 1958, p. 1-2). Ces principaux travaux se résument à des expériences de mérotomie*, constatant que, lors de la section d'un protoplasma en plusieurs morceaux, l’assimilation s’arrête dans le mérozoïte anucléé. Le Dantec s'était visiblement arrêté à Weismann et ignorait ou feignait d'ignorer les travaux postérieurs de de Vries, Cuénot et les autres : pour lui, chaque substance du plastide était constituée de demi-molécules mâles qui apportaient leur capacité d’assimilation à la fécondation, et de demi-molécules femelles. L'ovocyte en voie de maturation était l’objet de la disparition des demi-molécules mâles, ce qui expliquait les parthénogenèses, les abeilles ouvrières. “ Les partisans de la théorie de Weismann au contraire considèrent chaque chromomère d’un chromosome formé d’éléments spéciaux qui représentent les qualités héréditaires de l’individu se divisent longitudinalement ” et “ Weismann a besoin que ces éléments soient différents ” (Le Dantec, 1903, p. 149-150 et suivantes). Il créa aussi “ la substance d'homme ”, au — 123 — fonctionnement tout lamarckiste : “ Un œuf d’homme est simplement de la substance d’homme qui peut vivre par elle-même, elle assimile et prend fatalement la forme d’un homme […].L’origine de cette substance d’homme ou autre est à rechercher dans l’hérédité des caractères acquis : un enfant nourri de pain ne prendra pas la forme d’un nourri de viande […] mais une substance de manchot ne donne pas un manchot, une substance de chinoise pied-bot ne donne pas de chinois pied-bot […]car il faut que le caractère acquis l’ait été par les deux sexes ” (Le Dantec, 1903, p. 133). Ce théoricien, qui dénonça les erreurs de langage, l'erreur antropomorphique et l'erreur téléologique et substitua finalement une dialectique pour une autre toute aussi obscure, exerça une influence sur son entourage comme Etienne Rabaud, laissant en héritage ses conceptions dogmatiques inexactes (Grassé, 1958, p. 1-2). Pourtant Rostand, qui avoua néanmoins reconnaître certaines bévues qu'il commit, avoua avoir une dette envers Le Dantec, “ que j'ai tant lu et tant aimé dans ma jeunesse, ce Le Dantec qui a formé Jean Barois et l'Antoine de Roger Martin du Gard ”, ce Le Dantec dont la philosophie paraissait à Rostand plus proche de la sienne que celle de Cuénot (Rostand, 1966, p. 157). On a du mal aujourd'hui, à la lecture de Le Dantec de comprendre le succès que suscita ses ouvrages parmi les jeunes générations : ce fut surtout le cas de La lutte universelle, qui fait immanquablement penser au succès de la théorie actuelle du gène égoïste de Richard Dawkins. Dans cet ouvrage néo-lamarckiste à la gloire de la lutte à tous les niveaux, adaptation mécaniciste française de la sélection naturelle de Darwin, depuis toutes les actions les plus élémentaires (apparition d'une génération spontanée résultat d'un lutte, luttes diastasiques, toxiques, antitoxiques, assimilatrices) jusqu'à la lutte de l'Homme pour les corps bruts, toute la vie, — 124 — sans répit, n'est que lutte pour triompher des obstacles vers une victoire perpétuelle (Pieron, analyse d'ouvrage, 1906). Le Dantec correspondit un temps avec Cuénot à la suite des analyses d'ouvrages pour la Revue Scientifique, critiques que Le Dantec (Correspondance, 5 août 1903) jugeait très courtoises et assaisonnées d'une ironie qui n'était pas pour lui déplaire. Ses longues diatribes épistolaires, parfaitement cordiales au demeurant, visaient à assurer sa propre défense, invoquant un peu trop les contraintes rédactionnelles qui l'empêchaient de développer ses arguments, sa bibliographie.... Elles nous dépeignent un homme, qui avait horreur de toute métaphysique, obsédé jour et nuit par sa théorie physico-chimique de la vie et du sexe, par la crainte de se tromper, mais aussi un homme qui espérait conserver l'estime scientifique de Cuénot : “ Formulez vos critiques aussi nettement et aussi brutalement que vous voudrez, je les accueillerai avec reconnaissance ” (Correspondance, non datée). La démarche froidement mécaniste de cet homme, proche de l'animal-machine de Diderot ou du monisme d’Haeckel, épurée de tout finalisme, pour qui la conscience est un épiphénomène, laissait présager les expériences de Pavlov ou l'émergence de la sociobiologie. En accord avec Lee Jong-hee (1998), on peut affirmer que Le Dantec frôla le nationalisme scientifique par son approche eugéniste de l'hérédité des caractères acquis. Dans son Traité de Biologie, il consacra un chapitre à l'application de la biologie à la sociologie : il y remettait en cause les notions de liberté, égalité et fraternité, certain qu'il doit être possible, pour reprendre sa terminologie (Le Dantec, 1903, p. 526 et 528), “ par une obéissance prolongée aux lois définitives de la collectivité humaine de faire de l'Homme un bon citoyen en route vers l'état des mouches à miel ”. Voici ce que Cuénot écrivait de Le Dantec, bien des années, plus tard (Cuénot, — 125 — analyse d'ouvrage, Matisse, 1944) : “ Des nombreux livres de Le Dantec, qui eurent jadis un certain succès, il ne reste rien : non seulement le raisonnement pur ne l'a amené à aucun résultat nouveau, ni à aucune idée utilisable, mais il l'a induit en erreur avec une surprenante continuité ”. Tant que les biologistes naturalistes se contentèrent d'observation, la question ne put être résolue. La méthode inductive qui consistait à généraliser à partir d'observations ne pouvait conduire qu'à une impasse. Il fallut que la question de l'hérédité de l'acquis passe par le crible de la méthode expérimentale à la manière d'un Claude Bernard ou plus tard par ce que Karl Popper appela la méthode hypothético-déductive (qui consiste, en vue de tester une théorie, à poser une hypothèse et à élaborer une expérience afin de la confirmer ou l'infirmer). Mais jusque dans le premier quart du siècle, il n'y avait pas de rigueur expérimentale et les publications ne donnaient aucune précision sur les conditions expérimentales, ce qui rendait les résultats difficilement réfutables. Certaines expériences polémiques sont ainsi devenues des classiques de l'histoire de la biologie. “ Les lamarckistes, partisans de l’inscription patrimoniale accueillent avec plaisir les expériences ou observations, même médiocres ” (Cuénot, analyse d'ouvrage, Rabaud, 1912). Cuénot faisait paraître à 28 ans seulement, en 1894, un remarquable article pour l'époque, exposant "La nouvelle théorie transformiste", éloge du weismannisme, acte de bravoure dans un pays tout entier converti au lamarckisme : avec une maturité extraordinaire et une vision anticipatrice sur l'avenir — Cuénot affirmait que le problème serait résolu “ lorsque l'on aura réussi à séparer les variations héréditaires provenant d'une modification du plasma d'avec les variations non transmissibles qui affectent l'individu sans toucher au — 126 — plasma ” (Cuénot, La nouvelle théorie transformiste, 1894, p. 78). Parmi les correspondants de Lucien Cuénot, il y avait aussi Maurice Caullery (1868-1958), biologiste de réputation internationale, et qui sera titulaire de la chaire d’évolution des êtres organisés à Paris. Il entretenait très tôt de bonnes relations avec Cuénot dont il salua la sortie de la Genèse des espèces animales en 1911 “ pour sa documentation abondante et tout à fait moderne ” (Caullery, Correspondance, 1911). Il s'affichait à cette époque ouvertement “ plus porté vers les explications lamarckistes mais elles ont besoin d'être mises au point par des expériences précises ” (ibid.). Il publiait dès 1910 Variation et hérédité, tendances et problèmes actuels : pour lui l'adaptation était l'harmonie entre les divers organes et entre l'organisme et son milieu. Enfin, Louis Blaringhem (1878-1958), professeur de botanique, élève d’Alfred Giard, formula une thèse lamarckiste de formation des espèces par traumatismes en 1906. Il parut assez ouvert aux travaux de Cuénot sur l'hérédité (Blaringhem, Correspondance, 1907). 3. Un transformiste contre l'hérédité de l'acquis Les tentatives expérimentales visant à démontrer l'hérédité de l'acquis n'étaient pas nouvelles. Déjà, en 1882, Brown-Séquard, sur des cobayes, avait essayé de montrer que la dégénérescence de l’oreille, des yeux et des pattes obtenue à partir de section de nerf pouvait être transmise aux descendants. En 1920, les américains M.F. Guyer et E.A.Smith présentaient une expérience tendant à prouver l'hérédité des caractères acquis. En injectant à des poules des cristallins broyés, ils obtenaient un sérum cristallolytique qui était injecté à des lapines en début de gestation. Ce sérum, — 127 — qui n'avait aucun effet sur des lapine adultes, provoquait ici des malformations plus ou moins graves des yeux des petits. Or, ces chercheurs prétendaient que le caractère “cataracte” se transmettait à la manière d'un caractère mendélien récessif, jusqu'à la huitième génération, sans que le traitement ne soit poursuivi et que la cristallosine agissait sur les cellules germinales. Si Cuénot fut un peu troublé par l'expérience, de nombreux détails de l'expérience le laissèrent insatisfait (Cuénot, Génétique et adaptation, 1923, p. 34-36). En collaboration avec Lienhart, Mutel puis Vernier, en 1923 et 1924, il reprit une de ces expériences en induisant une cataracte chez des lapines en gestation par absorption de naphtaline dissoute. La naphtaline induisit chez la mère et chez les embryons une opacité du cristallin entre autres effets. Mais les lapins nés par accouplement de ces derniers étaient parfaitement normaux. Lucien Cuénot pensa que la pseudo-transmission de ces auteurs provenait sans doute d'une coïncidence avec une cataracte héréditaire chez le lapin (Cuénot, 1926, Titres et travaux, p. 19). 4. La période 1919-1936 : la déroute française Avant la grande synthèse, on voyait l’évolution comme un processus discontinu qui, par mutations génétiques, était susceptible d’expliquer la formation d’espèces. Les mendéliens pensaient que les mutations brusques expliquaient tout et la sélection naturelle n'avait pas d'effet — au mieux elle éliminait les mutations nuisibles. Les naturalistes minimisaient le mendélisme car trop attachés au gradualisme, ils continuaient à croire à l’usage, au non-usage, bref à l’hérédité de l’acquis (Mayr, 1982, p. 508). Caullery, de retour des Etats-Unis en 1917, vit soudain son pays “ étriqué, vieillot ”; il comparait l'état d'un — 128 — biologiste français à celui d'un enkystement ou à une forme de vie ralentie... Face à la vigueur américaine due à l'initiative privée, l'étatisme français pesait comme une chape de plomb sur les universités et particulièrement sur la recherche. Il n'y avait alors qu'un établissement privé, l'Institut Pasteur, d'où sortirent d'ailleurs quelques excellents scientifiques plus tard. Il accusait les pouvoirs publics d'imprévoyance, le milieu scientifique d'excès d'individualisme. La France vivait encore sur ses lauriers passés et la tradition française des belles lettres, du raffinement et de l'élégance d'esprit s'accommodait mal du développement scientifique, selon Caullery. La bourgeoisie française et le clergé catholique n'étaient pas sans reproches et ce dernier “ s'était efforcé inlassablement de jeter la suspicion sur le science, et encore aujourd'hui il ne lui déplaît pas d'en entendre proclamer la faillite ”. Le public français s'était détourné du goût de la culture scientifique, lui préférant les arts et la littérature. Sans l'appui du public, les hommes de bonne volonté étaient impuissants (Caullery, 1917). Aux Etats-Unis, les travaux de recherche majeurs sur l'hérédité et l'embryologie du début du siècle avaient été réalisés dans des laboratoires privés. L'université était dévolue essentiellement à l'enseignement, et il s'était créé, sur des initiatives privées, quelques grandes institutions : la Carnegie Institution, créée en 1902, possédait la station expérimentale de recherche sur l'évolution à Cold Spring Harbor (Long Island), dont le directeur Davenport fut le pionnier de la génétique américaine. Carnegie finança les travaux de Castle sur l'hérédité. L'institut Rockefeller, créé en 1906 à New-York, accueillit Alexis Carrel, Jacques Loeb (Pichot, 2000, p. 204-205 et 249-250). Mais l'envers du décor est que ces institutions privées furent à l'origine des sociétés — 129 — d'eugénique en Amérique mais aussi en Europe et que des gens comme Davenport ou moins dangereux comme Carrel ont propagé des idées eugéniques pour le moins troubles. Par ailleurs, aux Etats-Unis dans les années 1920, les créationnistes étaient tout puissants et il était impossible à un enseignant de parler de la théorie de Darwin. Un des aspects à signaler est la centralisation parisienne : entre le Muséum d'histoire naturelle de Paris pour la paléontologie, la Faculté des sciences avec la chaire d’évolution des êtres organisés, et l'Académie de sciences pour la remise des prix, tout concourait au conformisme intellectuel. Entrer en campagne académique était un sport auquel tout biologiste qui se respecte devait s'adonner. Il est remarquable que les grands scientifiques français aient tous été plus ou moins isolés de ce courant parisien : Cuénot, penseur indépendant passa toute sa vie à Nancy, loin du bruit et de la fureur... Emile Guyénot(1885-1963) forcé de quitter la France pour Genève en Suisse (Buican, 1982, p.588), tout comme plus tard Boris Ephrussi(1901-1979) aux U.S.A, André Lwoff (1902-1990), Jacques Monod (1910-1976) ou François Jacob(1920-) étaient tous dans une institution privée, l’Institut Pasteur (Grimoult, 2000). Il y a aussi une explication à chercher dans les moyens financiers de la recherche scientifique française de l'époque qui ne vivait que de subsides de l'état. Si les expériences décisives de Cuénot ont été réalisées sur un coin de paillasse, un équipement moderne devient nécessaire si l'on veut aller plus loin. Caullery était conscient du retard dramatique de la France : “ Je crois que nous devons tourner tous nos efforts pour faire remonter la zoologie française […]. Dans l'ensemble nous ne sommes pas au niveau qu'il faudrait ” (Caulley, Correspondance, 1911). Il confiait à Cuénot les immenses difficultés qu'il avait à cette époque pour réaliser un — 130 — laboratoire où l’on puisse expérimenter. “ Jusqu'ici je ne connais que les déboires de résultats négatifs mais je ne désespère pas. Je me suis d'abord heurté à une opposition de principe qui se réduit maintenant à une impossibilité de trouver l'argent ”. Caullery, élève de Giard, se déclarait “ favorable à un lamarckisme modernisé, assagi, essaie, en faisant appel au facteur temps, de le concilier avec les faits solidement acquis du mutationnisme ” (Cuénot, analyse d'ouvrage, Caullery, 1931). Si Caullery acceptait les mutations tout en mésestimant le rôle de la sélection naturelle, il garda toujours une insatisfaction car les mutations ne pouvaient expliquer seules les phénomènes de convergence adaptative comme pour les cétacés, les siréniens ou les ichtyosaures. Caullery pensa longtemps que l'adaptation devait trouver une explication dans le perfectionnement progressif dans un lien direct avec le milieu extérieur. Dans son hommage à Lamarck, en 1949, il avoua ne plus croire à l'hérédité de l'acquis : “ Il faut bien reconnaître que toutes les tentatives faites depuis cinquante ans pour en apporter une preuve expérimentale inattaquable ont échoué ” (ibid., p. 39). A partir de 1930 environ, Emile Guyénot, le seul avec Cuénot à refuser l'influence du milieu, accorda une grande importance aux variations : mutations géniques et réarrangements chromosomiques ont du jouer une rôle important dans la création des groupes et des espèces, la biométrie a montré que l'apparente continuité phénotypique de la population masque une véritable discontinuité génotypique. Mais Guyénot écartait d'emblée tout rôle évolutif à la sélection naturelle. 5. La période 1936-1950 : un consensus encore difficile — 131 — En France, une certaine arrière-garde se débattait, plus virulente que jamais. Etienne Rabaud (1868-1939) écrivait encore en 1937 que “ La théorie de Morgan […] en contradiction violente avec les principes les plus élémentaires de la méthode expérimentale […] a développé sa propagande et accentué son action débilitante ou encore que le problème de l'hérédité consiste à inventer des "gènes" et à les localiser sur des chromosomes par le moyen d'une statistique ” (Rabaud, 1937, p. 9). Emile Guyénot dut subir les attaques de Rabaud et de sa collaboratrice, Mademoiselle Verrier, qui, en 1938, l'accusèrent de falsification d'expérience au sujet de radiographies de vessie natatoire chez le poisson. Il appela d'ailleurs Cuénot à l'aide, s'estimant profondément injurié, attaqué dans sa “ probité scientifique ” (Correspondance, 11 décembre 1939). Pourtant le torchon finira par brûler avec Cuénot en 1942, à la sortie d'un nouvel ouvrage polémiste de Rabaud, Transformisme et adaptation : cette fois-ci, Cuénot, attaqué sournoisement par des on, des certains auteurs et traité de morphologiste naïf, candide et benoît face aux coaptations, riposta : benoît signifie-t-il imbécile? Rabaud en prit pour son grade dans cette critique où Cuénot ne perdit pourtant pas son humour et sa verve habituelle (Cuénot, analyse, Rabaud, 1942). Enfin, pour en finir avec le panier de crabes de la biologie française de l'époque, Pierre Grassé(1895-1985) dans un courrier à Cuénot du 13 novembre 1948, remerciait Cuénot de son soutien, écrivant : “ La muflerie de Caullery dépasse les bornes, il se venge de mon refus de signer un factum injurieux qu’il avait rédigé contre Rabaud et qui devait paraître dans le bulletin zoologique […]. Mlle Cousin, égérie haineuse de cet éminent biologiste […] mène contre moi une campagne […] entendant par là payer la dette de — 132 — gratitude qu’elle a contractée envers moi quand je l’ai fait nommer chef de travaux et maître de conférence à la Sorbonne”. La France connaissait, à part les néo-darwiniens convaincus, un courant qui ne rejetait pas le néo-darwinisme mais en restait insatisfait. Il comptait dans ses rangs Lucien Cuénot, Emile Guyénot, Maurice Caullery et, pour les plus jeunes, Jean Rostand, Boris Ephrussi, Philippe L’Héritier et Georges Teissier et Pierre-Paul Grassé. Les travaux expérimentaux de Philippe L’Héritier (1906-1990) et Georges Teissier furent décisifs. L'Héritier, issu de l'Ecole normale supérieure, enseignant la zoologie à Strasbourg en 1938, alla aux U.S.A. en 1931-1932, quand la génétique des populations était en cours d’élaboration : il découvrit les travaux de Fisher, Wright et Haldane, rencontra Dobzhansky et Müller. De retour en France, il s’associa à Georges Teissier pour valider les équations théoriques avec des élevages de drosophiles en grandes populations. Georges Teissier était normalien mais surtout biométricien : il fut à partir de 1928 à la station marine de Roscoff où il développa avec L'Héritier, des cages à populations pour les drosophiles, permettant de faire de la génétique des populations et d'étudier les lois de la sélection naturelle. Ils montrèrent que le plus apte dispose, dans des conditions définies, d'une probabilité plus grande de transmettre ses caractères. Ils réussirent à valider le rôle de la sélection naturelle dans les changements génotypiques des populations animales. En dépit de ses engagements communistes, Teissier sera soutenu un temps à la direction CNRS par la Fondation Rockfeller. Il fut professeur de génétique et de biologie générale à la Sorbonne puis directeur du CNRS en 1946. Quant à Boris Ephrussi, il avait travaillé entre les deux guerres aux U.S.A. avec Beadle sur la — 133 — drosophile. Revenu en France, il fut nommé à la première chaire de génétique créée à la Sorbonne en 1945 (Buican, 1982, p. 588) et fit de la génétique moléculaire sur les levures chez lesquelles il découvrit de l'hérédité non mendélienne. Quant à Maurice Caullery, il s'intéressa à l'embryologie, à l'hérédité, au parasitisme, à la sexualité et à l'évolution. Il resta lamarckiste prudent, plutôt sentimental, car il n’ignorait pas la génétique. Dans Le problème de l'Evolution (1930), que Cuénot salua dans la Revue générale des sciences (Cuénot, analyse d'ouvrage, Caullery, 1931), il essayait d'intégrer un facteur négligé, le temps, à son lamarckisme modernisé pour “ tenter de concilier les faits solidement acquis du mutationnisme ”. Il prononça plus tard une conférence en 1945 au Palais de la découverte au cours de laquelle il affirma que le parasitisme empêchait d’écarter définitivement la solution lamarckiste. Mais il écrivit aussi en 1946, dans un mémoire pour le bicentenaire de Lamarck, que “ Sur l’hérédité des caractères acquis elle-même, il faut bien reconnaître que toutes les tentatives faites depuis cinquante ans pour en apporter une preuve expérimentale inattaquable ont échoué ” (Caulley, 1946, p. 39) et que “ Ni le lamarckisme originel, ni le darwinisme complété par la théorie des mutations ne peuvent offrir à notre esprit une image satisfaisante de la réalisation de la nature vivante telle que nous la connaissons ” (ibid., p. 43), ce qui se rapproche intimement de la pensée de Cuénot à cette même époque. Emile Guyénot (1885-1963), élève de Caullery, professeur à l'Université de Genève et correspondant de l'Académie en 1932, peut être considéré véritablement comme le seul anti-lamarckiste de sa génération avec Cuénot. A l'écart du tumulte parisien, il écrivit deux livres importants La variation et l'évolution en 1930, réédité et L'hérédité en 1924 et réédité 4 fois jusqu'en 1942. Il salua en Cuénot “ la — 134 — grande et noble figure d'un savant de premier plan, dont (il) n' (a) pas été l'élève, mais qui a, de façon indirecte, exercé une influence profonde sur (sa) pensée. Il y a eu entre Cuénot et (lui) une véritable convergence sur bien des points ” (Caullery, Correspondance avec Tétry, 1952). Convaincu du rôle majeur des mutations, il partageait avec Cuénot le même scepticisme vis-à-vis du néodarwinisme, incapable d'expliquer l'évolution. Jean Rostand (1894-1977) n'a pas été universitaire, mais s’établit dès 1920 à Ville d’Avray où, dans son propre laboratoire, il étudia la biologie du développement et de la génétique. Il “ a contribué à faire connaître, dans de larges sphères, les grandes directions de la biologie moderne, et particulièrement la génétique, longtemps décriées en France, malgré les découvertes d’un grand pionnier, Cuénot, et les cris d’alarme d’un des plus clairvoyants de nos maîtres, M. Caullery ” (Etienne Wolff in Grimoult, 2000, p. 128). Grand vulgarisateur, écrivain scientifique, moraliste, il fut un adversaire acharné du lyssenkisme en France. Néodarwinien, évolutionniste insatisfait, non finaliste, il était une admirateur de Cuénot et écrivait en 1928 dans son premier livre scientifique : “ Avouons-le, nous sommes présentement enfermés dans un dilemme dont il ne paraît pas que nous soyons prêts de sortir : l’évolution des espèces, est, sans hérédité acquise, très difficilement concevable, et quant à l’hérédité acquise, non seulement elle est très difficilement concevable, mais les faits lui sont franchement contraires ” (Rostand dans Buican, 1994, p. 34-35). L'affaire Lyssenko et le courant néo-lamarckiste soviétique (Fischer, 2001, p.35-66, Delsol, 1998, p.72-76) La polémique entre hérédité de l'acquis et darwinisme eut des retombées politiques : la première version de — 135 — l'évolution offrait l'espoir de modifier le cours des choses, de diriger l'hérédité, avec l'utopie de créer ainsi un nouvel homme, la seconde version, plus noire, proclamait l'impuissance à modifier le cours des événements ; elle était de plus considérée comme la science bourgeoise, dévolue aux intérêts d'une classe privilégiée. En U.R.S.S., le néo-lamarckisme se développa, offrant tous les espoirs à une idéologie qui prônait un égalitarisme totalitaire. A une époque où le développement de l'agriculture russe était nécessaire à l’édification du communisme, Riazzan Mitchourine (1855-1935), horticulteur en U.R.S.S., puis Trophym Lyssenko (1898-1976) crurent pouvoir démontrer l'hérédité de l'acquis, seule doctrine compatible avec le dogme marxiste-léniniste et l'application à l'hybridation végétale. Lyssenko développa un concept destiné à contrebalancer le darwinisme dangereux pour son pays : dans une plantation d'arbres, des jeunes plants se sacrifiaient pour la survie des autres. Le système Lyssenko eut des effets catastrophiques et l’agriculture russe mit quinze ans pour s’en remettre. Pavlov crut aussi montrer l’hérédité acquise par l’habitude chez la souris en 1923 : les souris allaient chercher de la nourriture par suite d'un conditionnement qui demandait 300 leçons à la F1, 100 à la F2, 30 à la F3, 5 à la F4... Guyénot avait pensé le premier en 1930 (Delsol, 1998, p.39) qu’il n'avait fait que sélectionner des génotypes plus capables d’apprendre que la normale. 6. Après la grande synthèse... La théorie synthétique est aujourd'hui dépassée d'une part parce qu'elle est restée très déterministe (elle croyait encore aux lois), d'autre part à cause des progrès en génétique et en paléontologie. Depuis Morgan, la génétique formelle ne — 136 — s'intéressait pas à la nature chimique de l'évolution, elle était purement mathématique : on ne savait pas si le gène était lui-même une enzyme, s’il fabriquait une enzyme ou bien s’il intervenait dans une réaction dégageant de l’énergie nécessaire. Il fallut attendre les années 1950 pour qu'on s'intéresse à nouveau à la biochimie de l'hérédité avec la découverte de l'ADN ; la structure tridimensionnelle de l’ADN fut découverte par James Watson et Francis Crick en 1953. Entre 1953 et 1963 tout alla très vite : on découvrit la duplication de l’ADN, le rôle des ARN messagers, le mécanisme de la synthèse des protéines et sa régulation. Ensuite, la théorie synthétique, trop réductionniste, a montré ses limites, en partie pour n'avoir pas voulu prendre en compte l'organisme individuel et la forme, ce qui revient aux réticences de Cuénot. Il fallut aussi comprendre le polymorphisme, ce qui ne se fit pas avant 1966. C'est un état stable qui maintient dans une population une grande diversité génétique, jouant le rôle d'assurance contre le danger d'inadaptation : l'espèce peut ainsi faire face au changement (cas des bactéries résistantes aux antibiotiques). Ce n'est qu'après la découverte de l'ADN qu'on comprit que le polymorphisme correspond, au niveau du chromosome, à l'existence sur un même emplacement (locus) de plusieurs variantes (allèles) d'un même gène (cas des groupes sanguins humains par exemple). Un cas bien connu et étudié par Theodosius Dobzhansky (1900-1975), Maxime Lamotte plus tard en France, est celui de l'escargot des haies Cepaea nemoralis. Le néo-darwinisme évolua tout au long des décennies suivantes jusqu'au début des années 1980 où la théorie synthétique traversa une crise : les paléontologues Stephen G.Gould(1941-2002) et Nils Eldredge avaient développé à partir de la théorie de Goldschmidt, un modèle — 137 — paléontologique de l'évolution par saltation, dit des équilibres ponctués ou intermittents. L'étude de la faune précambrienne d'Ediacara (680 millions d'années) a permis de développer une nouvelle conception de l'évolution : à une époque très ancienne, il existait de nombreux habitats potentiels vacants, l'apparition de nouveautés majeures avait plus de chance de se réaliser, ainsi de nombreux phylum* se sont différenciés. Les principaux types étaient créés. Il ne resta plus qu'aux descendants et survivants éventuels d'extinctions massives d'occuper des niches de plus en plus restreintes au prix de modifications microévolutives mineures, créant de simples subdivisons de phylum. C'est donc un modèle qui propose un équilibre entre microévolution et macroévolution (Eldredge, 1982). Le rôle de la sélection naturelle invoquée pour expliquer les apparentes orthogenèses fut jugée par les paléontologues S.G.Gould et E.Vbra invérifiable bien souvent dans les cas de séries fossiles et pas toujours nécessaire. Les embryologistes appuyèrent ce point de vue en invoquant les conditions intrinsèques dues au programme génétique : seules les variations compatibles avec ce programme ont des chances d'aboutir au cours du développement (Devillers, 1981, p.1156). Gould réhabilita aussi une grande absente de la théorie synthétique : l'ontogenèse (De Ricqlès, 2002, p.27). Une autre voix se fit entendre, dès 1967, celle de Motoo Kimura qui établit une théorie neutraliste de l'évolution, basée sur des modèles quantitatifs, en étudiant les taux d'évolution des protéines et des nucléotides. Il montra que de nombreux polymorphismes au sein des protéines pourraient être sélectivement neutres. Ainsi les neutralistes soutiennent qu'il n'y a pas lieu de rechercher systématiquement un avantage sélectif à une mutation. Pour les neutralistes, la structure et la fonction des protéines déterminent leur polymorphisme, alors que pour le — 138 — sélectionniste, adepte d'une sélection positive, le milieu est déterminant. Ainsi, certains mutants neutres peuvent quand même se répandre dans la population (Kimura, 1998, p.150-159). Enfin, signalons la théorie sélectionniste du gène égoïste de Richard Dawkins en 1976, qui finalement ne fait que reprendre les propos d'Haeckel sur l'altruisme cent ans plus tôt, ainsi que les vieux concepts du combat pour la vie à l'intérieur de la cellule de W. Roux(1850-1924) en 1881, repris aussi par Le Dantec. Aujourd'hui deux concepts tentent de coexister. D'une part la version classique d'une évolution contingente*, adaptatrice et innovatrice : elle est classiquement considérée comme le résultat d'un couple indissociable variation génétique/sélection naturelle. De l'autre, la version non orthodoxe, moins réductionniste, de S.G.Gould, venue moduler la thèse classique en renouant avec la morphologie et le développement de l'individu. A partir de la découverte de l'ADN, on a vraiment bien compris comment les mécanismes de la méiose et de la fécondation étaient une source de réarrangement chromosomique et un brassage allèlique : délétions, duplications, translocations, fusions, crossing-over, etc. conduisaient à une multitude de nouvelles recombinaisons génotypiques. On a aussi mieux compris la différence entre le génotype et son expression phénotypique, le déterminisme sexuel et l'hérédité liée au sexe, les maladies héréditaires (phénylcétonurie, anémie falciforme...). On a découvert l'hérédité cytoplasmique, avec notamment l'hérédité maternelle de l'ADN mitochondrial : cet ADN est utilisé, dans l'étude de l'évolution notamment, pour la mesure du taux de mutations (horloge moléculaire). On connaît, depuis les travaux de Monod, Jacob et Changeux, la régulation de — 139 — l'expression des gènes et les mécanismes de rétrotransposition, modification de l'ADN à partir de l'ARN. L'utilisation de matériel de choix comme la drosophile a permis de découvrir que le développement de l'embryon, pour une période plus ou moins longue suivant les espèces, dépend des gènes maternels, à tel point qu'un gène maternel pourra ne pas être compensé par un gène paternel. L'ARN cytoplasmique maternel est responsable aussi par exemple de l'enroulement d'une coquille de gastéropode (Le Moigne, 1996, p. 61). La sélection naturelle Pour Darwin, c'était la survivance du plus apte. Mais s'il s'était basé sur les sélections de races ou de variétés des éleveurs et des horticulteurs, il n'en put fournir aucun exemple dans la nature. L'Homme n'a pas encore assisté à la création d'une nouvelle espèce. Si la théorie synthétique lui a concédé un rôle quasi-créateur, aujourd'hui la sélection naturelle n'est plus considérée comme toute puissante. Dobzhansky voyait la sélection comme une sorte d'ingénieur, François Jacob la voit plutôt comme un bricoleur car il faut que les potentialités du logiciel préexistent pour que la sélection puisse jouer son rôle. Simpson considérait d'ailleurs cela comme étant le seul anti-hasard dans l'évolution. Si elle peut adapter, elle ne peut innover, elle n'est pas une force créatrice. Le couple variation/sélection est indissociable et c'est ce couple fonctionnel qui peut être considéré comme créateur. L'évolution adaptative est aléatoire, dépourvue d'orientation, indépendante du temps, par contre elle peut se montrer directionnelle dans le cas d'événements itératifs de type transgression marine, modification climatique. La sélection élimine les plus éloignés de la moyenne : elle est conservatrice. Si elle retient un type déviant au contraire, elle — 140 — est directionnelle (ce qui pourrait lui conférer un rôle majeur dans l'anagenèse). Si elle frappe les individus moyens, ne laissant subsister que les extrêmes, elle conduit à la cladogenèse (Devillers et Tintant, 1996). En outre, le concept de sélection naturelle s'est complexifié de part les divers niveaux de sélection, depuis la molécule jusqu'aux grands plans d'organisation du vivant. Pour Jean Gayon, la sélection naturelle n'a de signification que locale, elle explique l'arbre de la vie pas à pas. Elle explique pourquoi il y a de la diversité mais pas cette diversité plutôt qu'une autre. Elle unifie la vision générale du vivant à la manière d'un processus, pas d'un plan (Gayon, 1992, p. 405). Les apports de la génétique moléculaire et de la biologie du développement (De Ricqlès et Le Guyader, 2000, p. 20-26) Les récents progrès en biologie du développement ont aussi été considérables avec la découverte des gènes de développement : une famille de gènes homéotiques groupés en un grand complexe appelé HOM chez les invertébrés et HOX chez les vertébrés commande des phases du développement de manière similaire chez tous les animaux et dérivent tous par duplication d'un gène ancestral. Ces gènes sont responsables du contrôle des plans de base de l'organisme, axe antéro-postérieur, dorso-ventral et proximo-distal. Tous les gènes homéotiques du complexe possèdent en commun une séquence de 183 nucléotides, appelée homéoboîte, codant pour une séquence protéique de 60 acides aminés appelée homéodomaine et dotée d'une fixation préférentielle à l'ADN, assurant donc le rôle de régulateur de transcription. Chez la drosophile, ce complexe s'est trouvé secondairement séparé en deux sous-complexes, Antennapedia et Bithorax. On peut remplacer les gènes HOM — 141 — de la drosophile par des gènes HOX de l'Homme ou de la souris sans perturber le développement embryonnaire. L'homologie semble également se situer au niveau de la fonction, car ces gènes codent pour une information de position le long de l'axe antéro-postérieur de l'animal mais aussi le système nerveux central. Le complexe homéotique n'existe pas seulement chez les animaux métamérisés mais aussi chez tous les triploblastiques* bilateralia* comme les plathelminthes, annélides, arthropodes, némathelminthes, échinodermes, Amphioxus, mammifères. Par contre les diploblastiques sans symétrie bilatérale, cnidaires et éponges, possèdent des gènes HOX mais pas de complexes homéotiques. Le complexe homéotique préexistait aussi avant l'existence même les métazoaires puisque des gènes de ce type ont été retrouvés chez les champignons et les plantes vertes, ce qui permet de dater leur apparition vers un milliard d'années. Les gènes responsables du codage des organes floraux semblent fonctionner de façon similaire aux gènes HOM/HOX du règne animal (Bally-Cuif, 2000, p. 97). La structuration du complexe de gènes homéotiques semble donc avoir été réalisée avant l'apparition de plans d'organisation élaborés. La morphogenèse des membres des vertébrés tétrapodes aquatiques repose sur un ensemble de réactions de croissance et différenciation cellulaire à partir d'un bourgeon appendiculaire, mettant en jeu outre des gènes de développement, des cascades régulatrices de protéines, de facteurs de croissance, des boucles de rétroaction et des gradients de concentration. Les gènes impliqués dans la formation des doigts étant pléïotropiques*, leur mutation affecte les capacités de reproduction ou de gestation et contrôle la formation du système digestif. “ Cette multifonctionnalité des gènes restreint sévèrement la capacité — 142 — d'une structure isolée à évoluer en dehors du contexte global auquel elle appartient ” et le fait que nous ayons cinq doigts est peut-être simplement une contrainte du développement de notre appareil digestif ou de notre colonne vertébrale (Hérault et Duboule, 1998, p. 44). “ Cette approche théorique, qui s'appuie sur les résultats de la génétique du développement de ces dernières années, n'est pas facilement intégrable dans une vue strictement néo-darwinienne de l'évolution. En effet, cette dernière voudrait que le tout soit l'ensemble de parties relativement indépendantes, ayant des potentiels évolutifs propres liés à des valeurs adaptatives locales ”. Cela complique sérieusement le rôle évolutif de la sélection naturelle, car une mutation qui fait passer l'organisme de cinq à quatre doigts peut avoir un effet létal ailleurs. “ La quantité de variations possibles n'est pas illimitée et l'interdépendance génétique des systèmes ne permet à l'organisme de ne produire qu'un nombre restreint d'innovations morphologiques ” (ibid., p. 44). Enfin la biologie du développement a développé la notion d'épigenèse* : c'est l'action des caractères externes, non génétiques qui modifient l’action des gènes, et pouvant donc modifier le cours normal d’une embryogenèse. Ainsi l'expression des gènes HOX est fortement régulée par des facteurs tels que l'acide rétinoïque sécrétée par les cellules embryonnaires (Bally-Cuif, 2000, p. 86). Il est apparu ainsi une grande unité des processus moléculaires réglant le développement embryonnaire : le nombre de processus cellulaires nécessaires à la réalisation du développement est restreint et les mécanismes connaissent aussi une grande stabilité. La conservation structurale (un gène ou une famille de gènes) correspond généralement à une conservation de fonction moléculaire. Cependant, la structure n'est pas toujours corrélée avec la conservation de la fonction — 143 — biologique : un même gène peut au cours de l'évolution réaliser des fonctions biologiques différentes. D'une manière générale, des gènes homologues* qui possèdent de légères différences structurales au niveau des séquences, entre deux espèces, vont cependant déclencher de profondes différences fonctionnelles (ibid., p. 89-96). De la même manière, les protéines à homéodomaine appartenant à une même famille reconnaissent des sites de fixation d'ADN très semblables mais pourtant ont une action très différente (ibid., p. 75). Si ces découvertes biologiques ont profondément bouleversé le concept génétique depuis une quinzaine d'années, les mécanismes classiques tels que molécules / sites de fixation, ne suffisent pas à élucider l'énigmatique question de la traduction de l'information (information spacio-temporelle, information entre support biochimique et comportement éthologique) à l'échelle moléculaire et cellulaire. La réponse reste très incomplète au niveau de la corrélation entre inventivité du génome et conditions écologiques (Hervé Le Guyader, 1994). La fameuse hérédité de l'acquis — dont on a peine à se passer — qui ne semble pourtant pas devoir relever de processus strictement génétiques, pourrait peut-être être un jour comprise en terme de processus épigénétiques. D'un point de vue philosophique, ces découvertes sonnent le glas d'une vision réductionniste simpliste du fonctionnement génétique, héritée des découvertes des années 1960-1970 : à cette époque, on espérait vraiment corréler un gène à une fonction. Ainsi tous les espoirs d'en finir avec le cancer se sont focalisés sur les oncogènes. Aujourd'hui on sait que le cancer est plus une dérégulation d'un processus normal plutôt qu'un processus physiologique. Ces gènes ne sont pas réductibles à une catégorie particulière, en outre ils interviennent à une période tardive de la vie de — 144 — l'organisme où ils peuvent intervenir dans d'autres processus. Il ne s'agit pas non plus de pléïotropie : au niveau moléculaire, la fonction élémentaire est toujours la même. Il faut donc aller rechercher une différenciation à un niveau plus élevé d'organisation, qui dépend de l'environnement moléculaire (protéines cytoplasmiques...). Les espoirs de comprendre le rythme circadien au niveau moléculaire s'est avéré compromis aussi : les protéines impliquées ne possèdent rien de rythmique dans leur structure. L'espoir de comprendre les processus du vieillissement avec la découverte de gène de longévité s'est aussi écroulé : s'il est possible de corréler une forte longévité à une meilleur réparation de l'ADN ou à une diminution du métabolisme énergétique, la fonction élémentaire des gènes impliqués ne peut à elle seule expliquer le processus qui nécessite, pour être compris, d'appréhender d'autres niveaux d'organisations, donc de processus épigénétiques complexes (Morange, 2000, p. 1152). 7. Le transformisme de Lucien Cuénot “ L'évolution n'est qu'une suite d'accidents qui s'additionnent, c'est donc un phénomène contingent, nullement nécessaire. Chaque accident nouveau se conserve par sélection et hérédité s'il est avantageux ou au moins indifférent …ce sont des facteurs extérieurs qui, d'une façon plus ou moins immédiate, déterminent les accidents, et s'ils avaient été autres qu'ils n'ont été et qu'ils ne sont, l'évolution aurait suivi d'autres routes. ” (Cuénot, annotations, Genèse des espèces animales, 1932, p. 445-446). “ Je reconnais bien volontiers que j'ai été surtout un curieux ”, écrivait-il en 1926 (Cuénot, Titres et travaux, p. 5), se comparant à Giard. Cette curiosité a toujours été le moteur — 145 — de sa vie : fonctions physiologiques énigmatiques comme la fonction la phagocytose et l'excrétion chez les invertébrés, moyens de défense chez les invertébrés, transmission héréditaire, faune cavernicole, régénération, coaptation, homochromie, zoologie de quelques taxons alors mal connus comme les tardigrades, les onychophores, les sipunculiens ou les échiuriens. Ces travaux si différents en apparence ne visaient qu'à combler un besoin insatiable de comprendre les grandes énigmes de la vie que sont l'évolution et l'hérédité. Dès 1911, il fit paraître, à la demande d'étudiants, son premier ouvrage traitant des questions de zoologie générale, comme l'hérédité, les théories sur la formation des espèces, la distribution géographique des animaux, à une époque où la littérature française scientifique était pauvre en la matière (Cuénot, Genèse des espèces animales, préface, 1911). La Genèse des espèces animales sera rééditée deux fois, en 1921 puis en 1932. Cet ouvrage, qui traite de l'évolution, du peuplement de la terre, de la formation et des adaptations des espèces, connut un très bon accueil pour ses nombreux exemples d'observation ; c'était en outre le premier ouvrage traitant véritablement du mendélisme et du transformisme. Suivront, sur ce sujet, L'adaptation en 1925, Invention et finalité en biologie en 1941, L'évolution biologique en collaboration avec Andrée Tétry en 1951. A la différence d'un Rabaud ou d'un Le Dantec dans les ouvrages desquels la bibliographie est soit inexistante, soit centrée sur l'auteur, soit partisane, Cuénot eut très tôt des contacts avec des scientifiques à l'étranger mais aussi avec des naturalistes passionnés, comme en témoignent sa correspondance et ses références bibliographiques. Il analysait tous les résultats obtenus par les néo-lamarckistes, ne les rejetant pas d'emblée mais les accueillant avec scepticisme. D'autre part, en — 146 — observateur infatigable, il ne perdit jamais le contact avec la nature, à la différence de bien des biologistes. Lucien Cuénot a laissé de très nombreuses annotations manuscrites dans ses ouvrages personnels et, dans les pages qui vont suivre, des citations inédites sont présentées : elles sont principalement extraites de sa Genèse de 1932 et sont donc des annotations écrites entre 1932 et 1950. Toute sa vie, il réactualisait et enrichissait sa bibliographie, ses sources d'observations naturalistes, réajustait son point de vue en acceptant des résultats contradictoires, supprimant ce qui lui paraissait obsolète, abandonnant ces remarques finalistes, acceptant presque tous les nouveaux concepts. Il n'ignorait rien des nouvelles thèses évolutives en cours d'élaboration dans les pays anglo-saxons : les références à Mayr, Dobzansky, Huxley, Haldane, Goldschmidt, Simpson, sont fréquemment rajoutées à la plume, prouvant par là sont acceptation de ses conceptions nouvelles de l'évolution, et ceci jusqu'à sa mort comme en témoignent ses dernières annotations tracées de la main d'un homme malade et épuisé en 1950. Ses annotations, ses suppressions, ses chapitres remaniés prouvent qu'il avait préparé une nouvelle édition de sa Genèse. Malheureusement les ouvrages n'ayant pas subi de nouvelle réédition, ces annotations — qui pour beaucoup, ne figurent pas dans son dernier ouvrage L'évolution biologique paru en 1951 — restèrent ignorées. Certaines méritent une attention particulière, comme on le verra pour l'orthogenèse ou la finalité. Elles apportent un nouvel éclairage sur sa pensée scientifique sans cesse mouvante, évoluant jusqu'au bout. Ce fut à partir de ses premières observations — tant à Arcachon qu'en Lorraine — que se développa son intérêt pour l'adaptation. Il distingua très tôt l'accommodation et l'adaptation statistique : la régénération, la coloration — 147 — adaptative, les coaptations, et ses antinomies comme les callosités de phacochères, autant d'exemples puisés dans l'infinie diversité de la vie. Sa réticence à accorder les pleins pouvoirs à la sélection naturelle dans la théorie darwinienne, ses concepts de substitution, de fécondité différentielle, de filtrage des faunes, de places vides, et enfin de préadaptation conduisirent Cuénot à en faire un penseur indépendant de l'évolution. Les prémisses : 1883-1900 Dès l'âge de 23 ans, alors qu'il était préparateur d'anatomie et de physiologie comparée à la Faculté des sciences de Paris, il se consacra à la physiologie de l'appareil circulatoire puis de l'appareil excréteur des invertébrés. Il travaillait avec Giard avec lequel il s'entendait bien (Correspondance, 1897-1899), ces deux hommes ayant en commun leur insatiable curiosité du vivant. On a déjà évoqué sa formation de zoologiste avec Henri de Lacaze-Duthiers(1821-1901). Nommé à Nancy, il continua à bénéficier de l'accueil au laboratoire de Roscoff de 1893 à 1900. Il y entreprit l'essentiel de ses travaux zoologiques, dans une incomparable facilité de travail, dans ce laboratoire qui possédait désormais des bacs et des pompes permettant la maintien dans des conditions optimales des animaux récoltés dans cette région côtière si riche en faune (Correspondance, Lacaze-Duthiers, août 1893). Dans une lettre à son cher et illustre Maître Cuénot écrivait “ Je ne vois pas très bien le grand avantage qu'il y a à décrire cents crevettes nouvelles, autant de poissons ou de mollusques si l'on s'arrête là ; ce qu'il y aurait d'intéressant, il me semble, ce seraient les notions anatomiques et physiologiques sur ces animaux ; on se borne à les fourrer dans l'alcool, à les décrire et c'est tout ”. A cette époque les moyens étaient encore rudimentaires, les — 148 — observations histologiques se faisaient par coupe à main levée (Tétry, Hommage, 1967, p. 5). Il travailla sur le sang, les ganglions lymphatiques, les organes phagocytaires des invertébrés puis l'excrétion chez les mollusques, tout en poursuivant son sujet de thèse sur la morphologie des échinodermes. Il avait mis au point une méthode d'injection de colorants, comme le carmin ou l'encre de Chine, qui lui permirent de visualiser des organes excréteurs jusque-là inconnus et qu'il appela athrocytes — organes chargés en quelque sorte d'une fonction détoxifiante (Cuénot, Titres et Travaux, 1926, p.12-13, Courrier, 1952, p.11). Parallèlement, comme tous les naturalistes, Cuénot fut très tôt intrigué par l'implacable loi du combat pour la vie qui consiste à dévorer ou se faire dévorer. A cette époque, Elie Metchnikoff (1845-1916) découvrait la phagocytose, terme introduit par lui pour la première fois en 1883 à la suite d'observations de larves d'étoiles de mer. Metchnikoff, d'origine russe, vint en France en 1888 à l'Institut Pasteur. En 1908, il fut Prix Nobel de physiologie et de médecine. Camille Limoges établit un lien direct entre ce concept totalement nouveau et l'interprétation que Cuénot fit de ses premières observations de défense chez les échinodermes. En outre cette théorie de la phagocytose était corrélée avec le concept de lutte pour l'existence des différentes parties de l'organisme (molécules, cellules...) de Wilhelm Roux. En 1892, Metchnikoff attaqua la doctrine lamarckiste, incompatible avec cet incessant combat pour la vie à l'intérieur de l'organisme, revendiquant une explication darwinienne (Limoges, 1976, p.187-191). Très tôt il constitua un réseau d'observateurs en France et à l'étranger (étudiants, colonels en retraite, architectes, professeurs…) qui lui fournissaient par courrier leurs observations (Cuénot, notes et correspondances, — 149 — dossiers de travaux de recherche). En 1892, il fit paraître un petit fascicule Les moyens de défense dans la série animale, puis un article synthétique sur ce sujet présenté en conférence à l'assemblée générale annuelle de la Société zoologique de France le 25 février 1898, "Les moyens de défense chez les animaux". Il y passait en revue les inventions : fuite et autotomie, cuirasses et piquants comme chez les tatous, les tortues ou les mollusques, défense électrique des torpilles, défense chimique d'holothuries, saignée réflexe des cantharides et coccinelles, mort apparente, homochromie des papillons, ou des phyllies, commensalisme défensif pagure-éponge, maquereau-méduse, poissons Rhodeus-Unio. Cuénot ne s'arrêta pas à une description, il envisagea dès lors le 'comment' de la sélection naturelle. Et jusqu'en 1897, il adhéra pleinement à la doctrine darwinienne de la sélection. Mais il avait déjà remarqué que dans le cas de parasites d'arthropodes, la phagocytose n'était pas toujours un procédé efficace; il devait y avoir une loi plus générale pour expliquer l'écologie du parasitisme et cet apparent équilibre entre les cycles de l'hôte et du parasite. En 1894, Cuénot exposait au moyen d'un concept à la fois clair, élégant et sophistiqué selon les termes mêmes de Camille Limoges, comment la notion de sélection pouvait conduire éventuellement à une relation d'équilibre entre hôte et parasite. Cuénot pensait à cette époque que le jeu de la sélection devait pouvoir rendre compte de tous les phénomènes, des plus généraux aux plus particuliers. Or à partir de 1897, un brusque changement d'attitude se fit sentir dans ses publications. Dans son étude physiologique sur les oligochètes en 1894, il reconsidère la question sur la base d'expérimentations. Il conclut que la décharge de liquide coelomique au travers des pores dorsaux sert de protection vis-à-vis des prédateurs. Ceux-ci attaquent et mangent impunément ces animaux qui ne développent pas — 150 — de “saignée” réflexe pendant l'attaque (Limoges, 1976, p. 196-200). Il publiait déjà au sujet de la saignée réflexe chez les insectes coléoptères dès 1890. Pour se défendre, des coléoptères comme la coccinelle ont mis au point une réaction réflexe qui consiste à rejeter, lorsqu'ils sont en danger, de grosses gouttes de sang, contenant un principe toxique pour les insectivores. Non content de ses observations, il expérimenta ce moyen de défense avec les prédateurs tel les carabes, crapauds ou lézards. Le rejet nécessite une contraction de l'animal qu'il acquiert en faisant le mort. En 1896, il établissait que cette réaction n'était pas constante, elle n'était pas non plus le signe d'une parenté quelconque entre les taxons mais “ un simple cas de convergence ” (Cuénot, La saignée réflexe., 1896, p. 677). Dès lors, Cuénot signait par là sa rupture avec le néo-darwinisme strict. Cette manière de voir ne le satisfaisait plus. Les espèces se livrent entre elles une lutte sans fin et malgré cela “ le nombre des individus d'une même espèce reste à peu près le même ” (Cuénot, Les moyens de défense., 1898, p. 38, épreuve). Il vit plutôt une sélection destructrice (Cuénot, Les moyens de défense., 1898, p. 55), thème qu'il reprit bien plus tard avec “La mort est-elle différenciatrice ?”, titre d'un chapitre consacré à la sélection dans la Genèse des espèces animales de 1932. “ Les carnassiers actifs, vigoureux, bons chasseurs, se nourrissent aux dépens des proies que le hasard leur livre, tandis que les faibles meurent de faim et sont éliminés. Les individus dont les moyens de défense sont moins bien développés qu'à l'état normal ou qui changent de territoire et rencontrent des ennemis nouveaux, sont dévorés presque fatalement et ne laissent pas de postérité ” (ibid., p. 55). Mais cette réaction de scepticisme vis-à-vis du concept de sélection naturelle n'était pas un cas isolé : l'année 1895 marque de début d'une crise du néo-darwinisme — 151 — strict dans l'ensemble de la communauté zoologique européenne (Limoges, 1976, p. 200). Darwin et Spencer surtout sont responsables de l'ambiguïté autour du mot même de sélection naturelle : si l'on admettait pas l'hypothèse téléologique, il n'y avait plus qu'à s'en remettre au hasard, à la sélection aveugle et bon nombres d'observations naturalistes restaient in-interprétables. Il faudra l'expérimentation des années 1920-1940 pour que le concept de sélection naturelle prenne une autre signification en matière d'évolution . Adaptation et invention en biologie “ Tout ce qui survit est nécessairement adapté[…] ce qui a donné lieu aux illusions finalistes et lamarckistes. ” (Cuénot, annotation manuscrite, Genèse des espèces animales, 1932) L’évolution, c'est l’adaptation mais c'est aussi l’innovation. Les poissons, qui vivaient très bien dans l'eau, sont sortis sur les continents. La sortie de l’eau s’est passée dans des groupes très différents comme les arthropodes myriapodes, les vertébrés, mais presque pas chez les mollusques (escargots). Elle a nécessité à l’origine des nageoires qui vont donner des membres chez les crossoptérygiens mais ils ne sont pas apparus pour marcher : les crossoptérygiens, qui ne marchent pas, les ont conservées. Il a fallu aussi inventer le poumon : chez la plupart des poissons, le diverticule pharyngien donna naissance à la vessie natatoire facilitant la nage mais interdisant la sortie de l’eau. Les dipneustes, qui sont de mauvais nageurs, n’ont pas de vessie natatoire : ils l’ont transformée en sac respiratoire probablement à l’origine du poumon. Chez Latymaria (le coelacanthe), il y a une vessie natatoire donc pas de poumon. Parce que les membres sont apparus, la sortie de l’eau a été possible à condition que le diverticule pharyngien se — 152 — transforme en poumon, que les phanères changent (une peau qui résiste à la dessiccation ) et ses caractères sont apparus presque en même temps et très tôt. C’est parce que l’organe est apparu que la fonction s’est développée. Un autre exemple : les grands singes supérieurs présentent dans leur cerveau l’aire de Broca, l’aire du langage articulé, alors qu’ils n’ont pas le langage. Mais c'est parce qu'elle est apparue que le langage a été possible chez Homo sapiens. Il n’y a pas de déterminisme, c’était une possibilité qui s’offrait, il y avait une niche disponible et on peut parler de préadaptation. Un autre exemple peut être donné chez les céphalopodes où l'innovation se traduit par des phases où apparaissent brusquement, et de façon contingente, de nouvelles possibilités comme le siphon qui va permettre le passage de la vie rampante à la vie nageuse, l'enroulement de la coquille, gage d'un meilleur équilibre ou la disparition de la coquille chez les octopodes, facilitant la nage. Certaines tentatives, comme l'enroulement par exemple, apparaissent très tôt (à l'Ordovicien-Silurien pour certains taxons) mais ne connaissent pas de succès. Tout se passe comme si le logiciel disposait déjà de la potentialité d'enroulement bien avant qu'elle ne se généralise au Jurassique-Crétacé. En fait ces innovations ne sont pas directement adaptatives : les animaux ne les ont pas utilisées de suite, c'est bien plus tard que la sélection jouera en les conservant mais il aura fallu d'abord que l'animal trouve une niche écologique. C'est le même cas pour les tétrapodes dont les membres ne sont pas apparus pour marcher, ni la plume pour voler : c'est en ce sens que l'on ne peut pas dire que ces innovations sont finalisées, mais du fait qu'elles apparaissent, elles offrent des possibilités nouvelles, elles “dirigent” l'évolution du taxon dans un sens irréversible : c'est la téléonomie de Jacques Monod, — 153 — l'ancienne orthogenèse. En aucune manière, elles ne doivent être justifiées a posteriori. Adaptation et innovation ont contribué à la formation des espèces sous la sanction de la sélection naturelle, mais l'adaptation a dû jouer dans un environnement génétique stable où une légère modification ne produit que des effets faibles et graduels. Par contre l'innovation peut apparaître au début de façon très discrète. Le cas des mammifères, apparus discrètement au Trias mais attendant la libération des niches écologiques laissées vacantes par les grands reptiles disparus, en est un exemple. A ce moment, les notions de micro et macro-évolution, n'ont plus de raison d'être car relevant du même mécanisme (Tintant, entretien 2001, Devillers et Tintant, 1996). “ Ce n'est pas la sélection qui crée l'adaptation ; celle-ci n'est possible qu'à condition qu'existent, dans les génotypes, des souches préadaptées aux conditions nouvelles de l'environnement ” (ibid., p. 166). L'adaptation n'est pas facteur de nouveauté puisqu'elle joue dans les limites étroites des potentialités du taxon* sans affecter le plan d'organisation. Sujet de prédilection du naturaliste nancéien, l'étude de l'adaptation des êtres vivants à leur milieu allait le passionner toute sa vie : d'abord cheval de bataille contre les lamarckistes fort nombreux en ce début de siècle, puis une fois les tensions passées, les lamarckistes calmés — mis à part quelques combattants d'arrière-garde comme Rabaud, l'adaptation devint un sujet de curiosité, d'étonnement, d'admiration, au point d'admettre une capacité d'invention immanente de la vie. L'adaptation était pour Cuénot l'ajustement nécessaire et suffisant de l'organisme à son environnement (Génétique et adaptation, 1923, p.40). Cependant, cette définition est générale car la notion même de nécessité est discutable. Il y a lieu de distinguer les — 154 — accommodats qui sont des réactions du phénotype* non héréditaires et ce que Cuénot appela “ l'adaptation statistique ou éthologique, convenance indiscutable entre le mode de vie et la morphologie ”, statistique parce que non indispensable à la survie, comme par exemple le parachute qui se rencontre chez divers mammifères arboricoles. L'accommodation ou adaptation individuelle tient de la capacité d'adaptation de l'organisme à un changement de milieu. C'est le cas des plantes naturalisées : acclimatation de plantes alpines en plaine comme l'edelweiss qui y perd ses poils, d'arbres exotiques dans les jardins qui ne produisent pas de graines. L'adaptation statistique maintient normalement un équilibre constant au sein des populations (les oiseaux à pattes palmées, les animaux à réserve de graisse adaptés au climat froid...). Si le milieu vient à changer, l'espèce a le choix entre trois solutions : - se déplacer — cas du renne qui pullulait en France à la dernière glaciation et qui est allé se réfugier en Scandinavie, - si elle reste, se modifier — c'est l'adaptation dynamique qui se produit sous l'effet de la sélection directionnelle, lente et graduelle, ce qui nécessite la présence de gènes préadaptés à ces nouvelles conditions, - disparaître comme le cas des mammouths malgré leur migration. Cuénot citait souvent l'exemple de la présence de nageoires chez les animaux marins ou de la palmure des oiseaux aquatiques, pour illustrer l'adaptation statistique. La palmure manque parfois totalement (râle d'eau, poule d'eau) mais elle n'existe pas chez les oiseaux terrestres, et d'excellents plongeurs comme le martin-pêcheur n'en ont pas. Le seul animal terrestre qui en possède — Palmatogecko rangei, le gecko des dunes côtières d'Afrique — le doit sans doute à son milieu particulier, la sable. Le patagium, sorte de parachute, — 155 — qui se rencontre chez divers mammifères arboricoles (marsupiaux, écureuils, galéopythèques) en est aussi un exemple (Théorie de la préadaptation, 1914, p. 62-63 ; Génétique et adaptation, 1923, p. 40-41 ; Cuénot, L'adaptation., 1937 ; p. 269-270). Multipliant les exemples, souvent contradictoires, Cuénot s'appliqua à détruire l'explication lamarckiste trop évidente pour beaucoup : ce n'est pas le besoin qui crée et développe l'organe, mais ces adaptations sont des mutations fortuites dont l'animal sut tirer parti afin de l'adapter à un certain milieu. Ainsi le venin de serpent existait avant que l'animal ne l'utilisât comme moyen de défense et d'attaque. Il n'y a pas lieu de rechercher d'explications causales, cette apparente adéquation du milieu n'est qu'un épiphénomène pour Cuénot. Ces adaptations ne sont pas toujours parfaites, elles semblent parfois inutiles : le patagium des galéopythèques de Sumatra, moins bon grimpeurs que l'écureuil, est situé tout autour de l'animal, et donc, n'est pas dirigé par l'usage ou l'utilité ; le plongeon, admirable plongeur, ne sait pas marcher à terre correctement ; parfois l'adaptation subsiste dans un milieu où l'animal ne peut en tirer parti comme le pic de terre qui conserve ses pattes adaptées à la vie arboricole. Alors quel rôle joue la sélection naturelle ? Pour Cuénot la sélection darwinienne ne pouvait agir que sur une somme de caractères. Tous ces tâtonnements, les bricolages évolutifs, étaient évidents : “ La nature n'est ni logique, ni économe, elle se complaît dans des solutions compliquées, alors qu'il en existe de plus simples ” . Pourtant les néo-lamarckistes tentèrent jusque dans les années 1920 des expériences tendant à prouver l'hypothèse lamarckiste de ces adaptations, jusqu'à la tragique histoire du biologiste autrichien Hans Kammerer. De 1904 à 1911, ce biologiste avait publié des travaux sur l'influence du — 156 — milieu sur la reproduction d'Amphibiens. Il disposait d'une installation exceptionnelle, faisait des élevages qui laissait notre professeur nancéien perplexe (Cuénot, 1923, Génétique et adaptation, p. 33). Il prétendit avoir supprimer le dimorphisme sexuel — coloration différente du mâle et de la femelle — sous l’influence d'une température élevée et prétendit que la femelle reprenait sa couleur si elle était replacée à température normale. “ Néanmoins, et ceci n'est pas le moins curieux, la coloration momentanément acquise serait héréditaire dans la mesure où la femelle la possède. Même, il semble qu’elle soit intégralement héréditaire, tous les jeunes d’une portée la posséderaient également ” selon Etienne Rabaud (Rabaud, 1911, p. 171), ajoutant que ces caractères nouveaux seraient héréditaires tout le temps qu’ils persistent. Le biologiste autrichien avait également maintenu un protée, cavernicole typique, depuis la naissance, à une alternance de lumière blanche et rouge : ce protée aurait développé des yeux parfaitement conformés. D'après une lettre de l'un des témoins de l'expérience, Rochan-Duvigneau, à Cuénot, Kammerer aurait sélectionné une larve pourvue d'yeux de grandeur exceptionnelle (Genèse., 1932, annotation manuscrite, p. 248). Kammerer fit aussi des expériences sur le crapaud accoucheur Alytes obstetricans : ce crapaud n’a pas de brosse copulatrice car il ne pond pas dans l’eau. En les obligeant à s'accoupler dans l'eau, il prétendit les avoir ainsi forcé à produire des rugosités noires aux doigts. Mais personne ne put reproduire l’expérience. Il fut néanmoins accueilli triomphalement à Londres lors d'une conférence en 1923 où il présenta même le seul spécimen qui lui restait, et fit même la une du Daily Express. Le triomphe tient dans l'espoir fabuleux que cela représentait alors : il était possible, par le biais de l'éducation, de l'apprentissage, de modifier la patrimoine de l'individu. William Bateson(1861-1926) — 157 — critiqua sévèrement ces travaux. “ On a parlé même de tricheries et de substitution de préparations ; Hanz Przibram, qui dirige la station du Prater, a bien voulu me dire qu'il n'en était rien, mais c'est au moins une indication que les résultats de Kammerer ont rencontré généralement l'incrédulité ” (Cuénot, 1923, Génétique et adaptation, p. 33). L'U.R.S.S. proposa alors à Kammerer de venir travailler à Moscou. Mais, lorsqu'en 1926, le biologiste américain Noble demanda à voir un spécimen, il constata que la patte antérieure du crapaud était injectée d’encre de chine (Delsol, 1998, p.67-72). Kammerer se suicida le 23 septembre 1926 (Cuénot, Genèse., 1932, p.248). On a reconnu depuis l'existence tout à fait possible de variétés d'Alytes à callosités (peut-être sous forme de caractère récessif). La régénération, réponse adaptative (Cuénot, L'adaptation, 1925, p.166-168) : ce type de phénomène avait déjà été observé par William Bateson dès 1894 (Materials for the study of variation). Cuénot allait s'intéresser à nouveau aux moyens de défense chez les animaux, après ses travaux sur l'hérédité mendélienne. En effet, dès ses premiers travaux sur les échinodermes (1887), il avait déjà suggéré l'analogie de l'autotomie à un moyen de défense chez les étoiles de mer (Limoges, 1976, p.187). Vers 1907, il consacra un article à l'autotomie, moyen de défense qui consiste chez les rongeurs à abandonner leur fourreau caudal ou bien chez les lézards à sacrifier leur queue. C'est l'intérêt pour les coaptations des pattes d'insectes qui allait le conduire à étudier accidentellement cette réponse de l'organisme. Il avait à l'époque de nombreux échanges épistolaires avec notamment des envois d'insectes variés fixés ou vivants. L'élevage en laboratoire du phasme Carausius morosius, dès 1917, le conduisit à de passionnantes observations. Le Professeur — 158 — Pantel de l'Institut catholique de Toulouse, notamment, lui envoyait des œufs de cet insecte récemment introduit en France depuis le sud de l'Inde. Cuénot avait baptisé ses phasmes de bien jolis prénoms : Clotilde, Eulalie, Casimir, Eusèbe ou Alfred étaient scrupuleusement étudiés lors de leurs mues en 1920. En novembre de cette année, nos amis eurent tous à subir des amputations, qui de la patte, qui de l'antenne, et certains, comme Bernard ou Eusèbe, régénérèrent une patte à la place de l'antenne. Il publia une courte note sur ces erreurs de régénération à l'Académie des sciences en 1921. Pour Cuénot, la régénération semblait être la réponse d'animaux exposés comme les araignées, les céphalopodes, les étoiles de mer, dont les pattes ou les bras peuvent, lors d'une attaque, être arrachés. Elle n'existe curieusement pas chez les vertébrés supérieurs, elle manque chez beaucoup d'animaux. D'ailleurs souvent cette propriété reste latente, inutilisée par l'organisme possesseur : “ C'est plutôt une trouvaille d'expérience qu'une constatation faite dans la nature ” (Cuénot, L'adaptation, 1925). Les observations de régénérations sont anciennes. René Réaumur (1683-1757), à qui l'on doit le terme, étudia le premier le phénomène chez l'écrevisse en 1712. Abraham Trembley (1700-1784) en 1744 s'illustra avec des travaux sur l'Hydre d'eau douce. Curieusement, si elle passionna à cette époque, elle tomba rapidement dans l'oubli pour ne réapparaître qu'au début du XXe siècle. Ce sont les expérience de l'embryologiste Hans Spemann (1869-1941) en 1925 qui dégagèrent les notions d'inducteur, de centre organisateur, de territoires présomptifs, de champs morphogénétiques (Caruelle et coll., 2000, p. 15-16). Aujourd'hui, avec les travaux faits sur la drosophile, on sait que la repousse de pattes à la place d'antennes est due à une mutation “gain de fonction” du gène Antennapedia du — 159 — complexe homéotique Antennapedia, provoquant dans un territoire antérieur, une transformation postérieure (ibid., p. 176). Il semble qu'il existe des molécules de reconnaissance cellulaire. Lorsque le contact n'est plus fait, que les cellules ne reconnaissent plus leurs voisines proches, il y a déclenchement de la régénération (ibid.., p.191). En outre, la régénération serait sous contrôle hormonal (ibid.., p.192). Là encore, Cuénot fut un pionnier, mais il est regrettable qu'il n'ait pas poursuivi dans cette voie où l'on commençait tout juste à s'engager. Il semble n'avoir vu dans la régénération qu'une réponse adaptative d'un organisme. Il semble qu'il ne put pas en tirer de conséquences au niveau génétique. La coloration adaptative : sous l'appellation d'homochromie, terme proposé par Cuénot en 1892, il faut entendre la ressemblance de couleur d'un animal avec son support, ce qui est un cas de mimétisme : Cuénot entendait par là s'opposer au terme de ressemblance protectrice de Wallace, trop imprégné de la théorie de la sélection naturelle de Darwin. Cuénot s'intéressa très tôt à l'homochromie : “ Je me souviendrai toujours de l'étonnement, ou plus exactement de l'admiration que je ressentis au cours d'une promenade dans la forêt de Haye, près Nancy (sic) : sur un tronc de Hêtre, relativement lisse, argenté de quelques lichens, s'étalait une Boarmia roboraria si étroitement appliquée à l'écorce, et orientée de telle façon que ses marques colorées étaient en accord avec les saillies et les crevasses, non seulement pour leur teinte, mais aussi pour leur direction ” (Cuénot, analyse Cott, 1947, p. 429). Ainsi lors de ses vacances à Arcachon, il avait le loisir d'observer les cormorans se régaler de jeunes pleuronectes dont “ — 160 — l'homochromie copiante avec le sable atteint cependant la perfection ” (Cuénot, Analyse Cott, 1947, p. 432). Le mimétisme fut découvert par les entomologistes à l'époque de Darwin (Fischer, 1998, p.57-58) : - Alfred Russel Wallace (1823-1913) émit l'hypothèse que les couleurs voyantes avaient une utilité pour l'espèce car les animaux qui en étaient pourvus possédaient généralement des moyens de défenses (venins, odeur répugnante, mucus collant....) et donc étaient non comestibles. - William Bates, qui avait étudié les papillons en forêt amazonienne, réalisa un ouvrage à ce sujet en 1862. Il avait remarqué que chaque espèce ou race de papillons de la famille des héliconidés non comestibles, voire vénéneux, était associée à une ou plusieurs espèces de papillons comestibles, en reproduisant leur couleur par mimétisme : c'est le mimétisme batesien. Il constata aussi que quand une espèce d’héliconidés variait géographiquement, les formes satellites variaient aussi. Bates invoqua la sélection naturelle, les agents de la sélection étant les insectivores qui se nourrissent des variétés les moins bien dissimulées. Citons la copie d'un serpent par un poisson, des œufs de passereaux par des œufs de coucou, d'une guêpe par un papillon.... - Fritz Müller (1821-1897) en 1879 montra qu'un mimétisme mutuel peut s’établir entre espèces nauséabondes ou venimeuses (guêpes, serpents) : c'est le mimétisme müllerien. Il est avantageux, pour les porteurs de signaux d’avertissement, d’adopter un même type de signal dans une région donnée. Les travaux d'observation et d'expérimentation que Cuénot entreprit notamment lors de ses vacances à Arcachon, où il collaborait activement avec le laboratoire de biologie marine, le conduisirent à s'intéresser surtout à l'homochromie que l'on rencontre chez beaucoup de petits animaux marins, — 161 — crevettes et algues de même couleur par exemple. Pour chacun, le mimétisme n’est qu’une réaction de protection vis-à-vis d'éventuels prédateurs, en n'éveillant pas chez ces derniers de réaction d'attaque (Cuénot, Titres et Travaux, 1926, p. 24-25). Mais Cuénot ne s'en tint pas à cette première approche et accumula de nombreuses observations qui le conduisirent à minimiser l'efficacité de ce système de défense, le considérant comme un accident fortuit dont l'effet est neutre vis-à-vis d'éventuels prédateurs. Et notre naturaliste, en darwinien insatisfait, se questionnera toute sa vie. Entre ses premières observations et l'article de 1947, cinquante années ont passé, cinquante années de questionnement qui ne trouvèrent pas de réponse : - Pourquoi toutes les espèces n'y ont-elles pas recours ? - N'y a-t-il pas là une vision anthropomorphique ? Car sait-on si les animaux voient les couleurs comme nous ? Et peut-on attribuer une fonction effrayante à un dessin ? - La couleur n'aurait-elle pas un autre rôle : résistance au froid, au chaud, activité nocturne/diurne ? - La protection est parfois trop spécialisée, protégeant d'un prédateur mais pas d'un autre. - La protection apportée n'est pas efficace tout au long de la vie de l'animal. - Les animaux soi-disant bien protégés sont quand même mangés : ainsi les coccinelles qui ne se cachent pas et possèdent en outre la saignée réflexe comme moyen de défense, sont évitées par les oiseaux et les batraciens mais sont mangées par les lézards, beaucoup d'oiseaux dévorent les guêpes qui possèdent pourtant un aiguillon venimeux. - Beaucoup de carnassiers capturent des proies en mouvement et bien souvent le mimétisme est corrélé à une immobilité absolue. - Les poissons ont une très mauvaise acuité visuelle. — 162 — - Beaucoup d'animaux terrestres ont une activité nocturne et ne sont pas sensibles aux couleurs. - Les poissons des récifs madréporiques, très colorés, sont la proie des poissons carnassiers. - L'hypothèse de Wallace ne fonctionne pas pour les zèbres, les girafes. Le mimétisme n'est que “ la réunion de petits caractères qui existent à l'état isolé sur d'autres espèces et qui, se trouvant réunis, donnent une impression extraordinaire ; d'ailleurs on trouve dans la nature toutes les étapes vers l'homochromie parfaite ”. Cuénot minimisait l'importance de la sélection naturelle, estimant qu'il existe des espèces très anciennes et néanmoins voyantes qui ont pourtant eu toutes les chances de se faire manger comme les Helix (escargots) avec leur bandes voyantes dans les jardins après la pluie, faisant le régal des merles et des grives. Comme Darwin, il pensait que de petites variations graduelles ne pouvaient pas passer au crible de la sélection naturelle ; en bref il fallait que le mimétisme soit parfait, sinon il n'était d'aucune utilité. La fonction défensive du mimétisme était jugée par notre homme “ accessoire, surajoutée, efficace presque exclusivement vis-à-vis des animaux terrestres supérieurs et le sujet de la couleur est à reprendre sans l'idée préconçue du déguisement ” (Cuénot, analyse Cott, 1947, p. 432). Aujourd'hui, il semble que l'on s'accorde toujours sur le rôle défensif ou dissuasif des différentes stratégies de protection (mimétisme, leurres, camouflages). L'interprétation génétique accorde à ces espèces très polymorphes une grande capacité évolutive : gènes sauteurs, activation de gènes cryptiques et phénotypes passés au crible de la sélection naturelle, pléïotropie où facteurs génétiques de coloration et de comportement seraient liés (Fischer, 1998). — 163 — Cependant l'explication demeure encore très insuffisante et n'en a pas encore épuisé toute la beauté. Les antinomies de la biologie : 1936-1950 “ Ignoramus! ” (D'après du Bois-Reymond, 1880 dans Cuénot, L'adaptation chez les animaux, 1937) Sous cette expression se cachait les problèmes non résolus par l'hérédité de l'acquis et par le darwinisme à cette époque : ni l'inscription héréditaire de l'usage ou du non-usage proposé par le néo-lamarckisme, ni le couple mutations fortuites/sélection naturelle du darwinisme ne pouvaient en donner une explication franche : “ Les antinomies […] trouveront peut-être leur solution dans un avenir plus ou moins proche, car il y a eu dans le passé bien des conflits d'opinions qui n'existent plus guère aujourd'hui ” (Cuénot, Les antinomies de la biologie, 1941, p.85). Il est bien évident qu'en 1941, le naturaliste n'avait pas encore en sa possession les données de la génétique moléculaire et de la biologie du développement. Ces problèmes étaient effectivement incompréhensibles à l'époque et il n'est pas étonnant que Cuénot manifestât, comme Rostand à la même époque, son insatisfaction. Voici quelques exemples parmi les nombreux que Cuénot livrait à ses lecteurs : Les callosités des phacochères (Génétique et adaptation, 1923, p.39 ; Invention et finalité, 1941, p.163-166 ; Genèse, 1932, p.238-245) “ Je tiens l'exemple des callosités pour l'un des arguments les plus importants au point de vue d'une interprétation finaliste de la vie ” (Cuénot, Invention et — 164 — finalité, 1941, p.166). “ Il faut reconnaître que c'est la pierre d'achoppement à laquelle se heurte toute négation de l'hérédité d'un caractère acquis par l'usage ”, écrivit-il en annotation manuscrite dans sa Genèse de 1932(page 238). Le phacochère (Phacochoerus africanus) est un sanglier africain à grosses défenses qui a coutume de fouiller la terre avec son museau et ses canines pour trouver des racines et, pour ce faire, il s'agenouille sur ses poignets. Il est le seul suine à avoir cet instinct car ni le potamochère ni le sanglier ne le possèdent. Il présente une forte callosité cornée exactement à la place qui frotte durement sur le sol, la peau à cet endroit n'a pas de poil. Or cette callosité existe déjà chez le fœtus mais “ ce n'est pas précisément la callosité qui est héréditaire, c'est la préparation du conjonctif (coussinet graisseux) et de l'épiderme (épais) qui se manifeste chez l'embryon, avec l'absence de poils (phacochère) ou de plumes (autruche)” , écrivait-il en annotation manuscrite sur l'édition de sa Genèse de 1932 (p.242). Cette caractéristique se rencontre également chez les embryons d'autruches et de nandous pour leur callosité sternale et chez les jeunes dromadaires et chameaux ainsi que chez les embryons de singes d'Afrique pour leur fessier. L'ébauche de la callosité semble liée à l'instinct de fouiller. Cet épaississement de la sole plantaire fut déjà étudiée par Darwin qui la regardait comme due aux effets hérités de la pression durant une longue série de générations. Mais ni l'hypothèse lamarckiste, ni la mutation fortuite mendélienne-mutationniste ne pouvaient fournir à Cuénot un motif de satisfaction intellectuelle pour cette curiosité. En 1939, il fit paraître, avec R. Antony du Muséum de Paris, une étude anatomique sur des coupes de callosités carpiennes foetales et adultes. Deux interprétations s'imposaient : ou bien les callosités étaient des mutations fortuites qui existaient déjà et l'animal s'en est servi — 165 — après ou bien l'instinct existait déjà et l'adaptation s'est inscrite après un temps très long. La première hypothèse, qui admet le hasard aveugle, n'est pas vraisemblable ni pour Antony ni Cuénot qui la juge un peu trop cause-familier selon son expression ; la seconde est l'explication lamarckiste, impossible à admettre pour Cuénot, inconcevable et indémontrée dans l'état actuel de leurs connaissances (Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1941, p.165-166). “ Après avoir longtemps réfléchi au problème des callosités et avoir retourné la question sous toutes ses faces, je ne vois pas la possibilité de donner une explication mécaniste ; l'hypothèse lamarckiste, si séduisante, est au fond téléologique, puisqu'elle postule le remplacement mystérieux de l'accident somatique par une création germinale (retardée!) ; l'hypothèse mutationniste ou préadaptationniste l'est plus encore, puisqu'elle voit poindre l'abhorrée cause finale ” (Cuénot et Antony, 1939, Enquête sur le problème de l’hérédité conservatrice, p.316). Ce que Cuénot proposait, c'était de ne pas dissocier l'instinct et l'anatomie. Pourquoi la variation germinale n'aurait-elle pas un double effet : créer l'organe et l'instinct? Il était bien conscient que lier le besoin et l'invention, c'est attribuer à la matière vivante une propriété téléologique. Mais, il n'en voyait pas d'autre (ibid.). Antony, quant à lui, proposait une version néo-lamarckiste modernisée, basée sur les récentes découvertes au sujet des hormones : les cellules de la peau seraient en mesure de sécréter des hormones — ce terme étant pris par Antony dans le sens le plus large de substances véhiculées — en rapport avec l'activité de ces cellules. Or, il n'y a aucune raison de penser que ces hormones ne puissent pas agir sur le substratum germinal. Aidé par la sélection naturelle, le caractère finirait par se fixer dans l'espèce (ibid., p.319). — 166 — L'interprétation d'Antony pourrait trouver une résonance en terme de processus épigénétiques de régulation moléculaire. L'hypothèse de Cuénot lue succinctement et avec des présupposés trop strictement néo-darwiniens, a surpris. Pourtant la biologie du développement qui est venu bouleverser les concepts génétiques classiques mis en place après la découverte de l'ADN en 1953, ouvre un champ immense d'investigations et de compréhension de ces obscurs mécanismes. Reste l'énigmatique question de la traduction de l'information de forme et la corrélation avec le comportement éthologique : le nier relèverait d'un réductionnisme obtus. En plein accord avec Hervé Le Guyader qui avec Armand de Ricqlès, ont su lire Cuénot sous un jour nouveau, “ la biologie moderne ne sait pas — ou ne veut pas — prendre la forme pour objet d'étude malgré certaines tentatives marginales ” (Le Guyader, 2000, p.379). Il faudrait ajouter la dimension temporelle. La plupart des biologistes semblent se satisfaire d'un interprétation en terme d'expression de gènes et cascades de molécules régulatrices et le problème de la morphogenèse s'interprète seulement en terme des gradients de concentration chimique de protéines régulatrices. Il est bien évident que ces travaux sont cruciaux. Mais la biologie ne perdrait rien à acquérir une nouvelle hypothèse de travail, pleinement lucide du vivant, qui dépasse enfin la querelle obsolète du mécanicisme et du finalisme, toujours bien vivante sous une forme modernisée. Cuénot se rangea dans son dernier ouvrage L'évolution biologique : les faits, les incertitudes à l'interprétation possible par effet Baldwin de cette antinomie, mais sans grand enthousiasme. Désormais cette antinomie n'est plus qu'“ un détail d'organisation faisant partie de l'ensemble du patrimoine héréditaire ”. “ Le Sanglier mâle adulte possède des canines supérieures qui retroussent les — 167 — lèvres ; on a l’impression que la pression exercée par la dent, objet dur, sur les parties molles, suppose cet état. Or un fœtus mâle avant la pousse des canines montre que la lèvre supérieure présente déjà une échancrure manifeste à l’endroit où, plus tard, passera la dent […]. On dirait que la nature a tendance à remplacer les accommodats par des mutations définitives ; que cette tendance soit appelée effet Baldwin ou sélection conservatrice, ce n’est pas autre chose qu’une idée lamarckiste, puisqu’il y a substitution d’une production spécifique, héréditaire d’emblée, à une production professionnelle, somatique […]. Je suis étonné que Baldwin, et récemment Hovasse, ne s'en soient pas aperçus […]. Dans l’état actuel des faits, on ne saurait infirmer l’absolue impossibilité de transmission des caractères acquis par le soma au patrimoine héréditaire ; on peut seulement affirmer que cela n’a pas lieu pour beaucoup d’entre eux ” (manuscrit de l'Evolution biologique, p.545-546). Cette thèse, appelée effet Baldwin du nom de son découvreur, fut développée entre 1896 et 1902, date à laquelle elle fut explicitée dans un ouvrage intitulé Development and Evolution. “ C'était est une sorte de compromis entre les deux opinions opposées des Lamarckiens et des Darwiniens ” (Hovasse, 1950, p.11). Les adaptations correspondraient à des variations ontogénétiques (en opposition aux variations congénitales), sortes de réactions du phénotype appelées plus tard somations ou accomodats. Cet accomodat, directement lié au milieu et donc non transmissible, adapte provisoirement les individus, même sur plusieurs générations, à leur milieu, jusqu'à ce que des variations germinales correspondant à ces accomodats adaptatifs s'inscrivent par hasard, remplaçant alors l'accomodat par une mutation définitive (Hovasse, 1950, p.11-12). On conçoit ici que la sélection puisse jouer un rôle — 168 — important. “ L'organisme coopère lui-même à la formation des modifications qui sont effectuées, il aide en quelque sorte à sa propre sélection, tandis que les êtres qui n'ont pas réalisés les mêmes modifications, sont éliminés par la sélection naturelle ” (Baldwin, 1902, in Hovasse, 1950, p.13). Cette théorie, pourtant présentée dès 1902 par Delage, ne rencontra pas de succès auprès des biologistes sans doute fatigués des discussions trop purement verbales (ibid., p.14). Raymond Hovasse était professeur de zoologie à l’université à Strasbourg. Il s'était porté candidat à la succession de Grassé à Clermont-Ferrand et avait demandé l'appui de Cuénot : il avait 42 ans, deux enfants à charge et quatre années de guerre, arguments qui, espérait-il, jouerait en sa faveur (Correspondance, 24 novembre 1937). Il écrivit, en 1943, L’adaptation et l’évolution par la sélection en réponse à Invention et finalité en Biologie de Cuénot de 1941. Il était partisan d'un néo-darwinisme mâtiné de lamarckisme sous la forme de l'effet Baldwin modernisé. Hovasse accordait de l'importance aux macromutations pour la création des grands embranchements à la manière de Richard Goldschmidt, ce qui s'accordait avec le matérialisme dialectique. Mais il trouvait lui aussi trop de hasard heureux, hasard de mutations apparaissant en même temps bien qu’elles soient sur des gènes différents, hasard de croisements d’individus apportant chacun des gènes mutés et les réunissant pour faire des gènes stables.... En néo-darwinien insatisfait comme Teissier, Prenant, Rostand ou Cuénot, mais refusant toute idée finaliste, il allait s'intéresser plus tard aux échanges nucléo-cytoplasmiques. Il pensait que les variations phénotypiques (accommodats, somations) mettaient l’organisme en harmonie avec son milieu, l'adaptant provisoirement, lui laissant la possibilité d’attendre des mutations géniques qui correspondent à cet — 169 — accommodat. Dans un courrier à André Tétry en date du 18 octobre 1951, il confiait à cette dernière : “ Je me suis amusé à constater que je suis bien entendu lamarckien, mais aussi que l'on y reprend l'idée de Baldwin sous une autre forme...puisqu'on admet la possibilité d'un “confirmation” des somations par des mutations appropriées!”. On ne peut passer sous silence l'ouvrage de C.H.Waddington, Organisers and genes (1947), retrouvé dans la bibliothèque Cuénot-Tétry ; il y était fait mention d'un hypothèse concernant les callosités sternales de l'Autruche. Compte tenu de l'originalité de l'argumentation, il a paru intéressant de résumer ce que Tétry ou Cuénot avait souligné dans ce livre, d'autant que Waddington était présent au colloque Paléontologie et Transformisme à Paris en 1947, colloque auquel a assisté Cuénot. Pourtant, nulle mention de Waddington n'apparaît dans L'évolution biologique. Cependant Waddington eut connaissance des antinomies de Cuénot qui était lu par la communauté scientifique anglo-saxonne, rappelons le : dès 1942, Conrad Hal Waddington (1905-1975), partant de l'argument des callosités de l'autruche déjà formées dans l'embryon, difficilement interprétables en terme strictement néo-darwinien excluant toute hérédité acquise, proposait un nouveau modèle qu'il appela assimilation génétique : dès qu'un processus de développement s'oriente dans une direction définie, il tend à poursuivre dans cette voie indépendamment des conditions de milieu. Malgré l'évidence lamarckiste d'un tel procédé, le modèle de Waddington se voulait darwinien : le caractère acquis ne devient inné que par un processus de pression sélective qui détermine l'avantage de la mutation (sélection de gènes conférant la capacité de répondre à un stress environnemental). Il développait, dans son ouvrage de 1947, pour les tissus embryonnaires, un processus de compétence, — 170 — initialement déterminé par les gènes mais relevant de processus épigénétiques. Pendant la période de compétence, le tissu embryonnaire aurait plusieurs alternatives et des stimuli (internes ou externes) seraient capables d'orienter le développement dans une direction possible. Plus le stimuli agit de manière répétée, plus la compétence du tissu prend une direction définie possible (Waddington, 1947, p.46-47 et p.54). Waddington utilisait la métaphore du paysage épigénétique pour expliquer ce qu'il appelait des zones de développement canalisé, sorte de réseau hydrographique sur une plage de sable où de petits ruisseaux rejoignent la vallée principale par des vallées secondaires. Un léger changement de direction et le courant d'eau crée une nouvelle vallée. Il introduisit plus tard le terme de chréode, que l'on pourrait définir comme un attracteur de développement dans le temps et l'espace. Partisan de niveaux d'organisation différents induisant des nouvelles propriétés, Waddington ne pouvait réduire un tissu à la propriété de ses cellules (ibid., p.146). Waddington est, à bien des égard, un scientifique propre à éveiller l'intérêt des historiens des sciences. Ce jeune généticien entendait rompre catégoriquement avec le système de pensée classique en biologie : un nouveau problème, comme ceux qui se posaient alors en science du développement, devait être formulé dans un nouveau système philosophique, une nouvelle manière de penser, rompant avec les méthodes précédentes. Il appelait à une révolution de la pensée scientifique, et à cet égard s'intéressait aux nouvelles tendances telle que le matérialisme dialectique (ibid., p.147-148). Ce jeune généticien pensait que génétique, embryologie et évolution allaient fusionner en une biologie diachronique (Waddington, 1947, p.2). Plus tard, Waddington réalisa de passionnants travaux (1953) : il soumit des larves de Drosophila melanogaster à de l'éther. Il — 171 — constata l’apparition de mouches sans nervure transversale de l’aile. Il les sélectionna et observa que de génération en génération, soumises au même stimuli, il apparaissait de plus en plus de mouches mutantes. Ce caractère persista même en l'absence de stimuli (dans Sheldrake, 1988, p.151-155). Il travailla aussi avec la mutation Bithorax. Les première observations de ce type furent faites par Merrifield en 1893 puis Sandfuss en 1896 : ce dernier avait obtenu par choc thermique sur une variété suisse du papillon Iphiclides podalirius, l'apparition d'une pigmentation des ailes identique à une variété existante sicilienne. En 1938, Richard Goldschmidt obtint lui aussi ce qu'il appela des phénocopies, en soumettant des larves de drosophiles à des chocs thermiques : ces phénocopies qui résultaient de perturbations du développement sont des phénotypes imitant des génotypes existants (Delsol, 1998, p.50). Pour qu'une phénocopie se fixe, la population doit être exposée à un stimulus environnemental répété. De plus la pression de sélection doit être avantageuse en terme de reproduction. Mais l'assimilation génétique n'est pas la phénocopie : l'assimilation génétique correspond à une phénocopie fixée. Waddington montra (1961) que darwinisme orthodoxe et embryologie orthodoxe pouvaient se combiner pour donner des résultats qui semblent relever de l'hérédité des caractères acquis. Pendant de nombreuses décennies, l'impossibilité théorique d'un tel mode de transmission génétique constitua une impasse épistémologique, ce qui explique sans doute que peu tentèrent l'aventure. Pourtant des travaux plus récents ont confirmé à nouveau ces résultats. L'équipe de Ho en 1983, en prenant soin d'éviter une possible sélection génétique, montrèrent que la mutation Bithorax obtenue par l'éther semblait se transmettre par voie maternelle (cytoplasme), ce qui fut observé aussi par Waddington. L'interprétation — 172 — consiste à imaginer une influence cumulative du nombre croissant de mouches Bithorax rendant plus probable le canal de développement suivant une chréode anormale (dans Sheldrake, 1987, p.153-154). Les coaptations d'accrochage (Invention et finalité en biologie, 1941, p.202-214) Par le terme de coaptation il faut entendre une système de pièces qui fonctionnent ensemble vers un même but : fixer les ailes avec le rail de guidage, assurer l'accouplement au moyen de systèmes adéquats, fermer avec le bouton-pression, capturer une proie avec les pattes ravisseuses. En fournissant tous ces petits exemples, Cuénot interpellait son auditoire, le forçant à remettre en cause le darwinisme tel qu'il était entendu à l'époque c'est-à-dire avec son hasard aveugle ou bien même le lamarckisme mécaniste. A chaque fois, c'était une thèse et une antithèse qu'il proposait, une critique impartiale, jaugeant les arguments des uns et des autres, ajoutant ses questionnements, laissant le lecteur à son jugement critique. Ce sujet, initié par Cuénot dès 1919, fit l'objet d'une thèse soutenue en 1931 par le père jésuite Jean Corset. Celui-ci y étudiait de manière approfondie de nombreuses coaptations, principalement chez les insectes, et, en particulier les coléoptères. Il fut amené à classer les coaptations en trois catégories : coaptations par juxtaposition, par engrenage, et par assemblage. Les dernières, où l'une des pièces est maintenue, pincée, dans une rainure (trompe, tarières, oviscaptes) fascinaient Corset et Cuénot. Le caractère engagé de ce disciple le forçait à admettre une intelligence directrice. Corset y démontrait par exemple que, parfois, un même but est atteint au moyen de solutions différentes : — 173 — - Cas de l'accrochage des ailes au thorax chez les coléoptères et les hémiptères (simple bouton, crochet, bouton-pression, taquet d'arrêt, rainure plus ou moins profonde). - Cas de certains appareils spécialisés dans une fonction et réalisés avec des structures différentes. - Cas de l'appareil buccal de larves de dytiques, de la spiritrompe des lépidoptères et du rostre des hémiptères (Corset, 1931, p.319-320). Ce sujet a aussi inspiré son élève Andrée Tétry qui écrivit un ouvrage à ce sujet, Les outils chez les êtres vivants paru en 1948 : crochets, hameçons, crampons, ancres, grappins, ventouses, substances collantes, organes adhésifs, pièges, planeurs et parachutes, appareils de plongée, organes électriques, organes lumineux, instruments de musique, systèmes d'éjection, pelles, flotteurs, armes, jusqu'à la canne à pêche avec ligne, appât et hameçon comme chez le poisson abyssal Lasiognathus saccostoma (Cuénot, Genèse., 1932, p.596 et Finalité et invention en biologie, 1936, p.32). Autant d'outils finalisés qui suscitaient l'interrogation et faisaient dire à Paul Valéry en 1924 : “ Cette doctrine (le finalisme ) n’est plus à la mode ; et je n’ai ni la force ni l’envie de la défendre. Mais il faut convenir que les notions de cause et d’adaptation y conduisent presque inévitablement ” (Tétry, 1948, p.13). Les ailes d'Insectes (Sur le développement de quelques coaptations des Insectes, 1922 ; Utilité de l'appareil d'accrochage des ailes d'insectes, 1932 ; Invention et finalité en biologie, 1941, p.202-207) C'était un des nombreux exemples que Cuénot offrait en parallélisme avec les outils finalisés de l'Homme. Les premières observations faites avec Mercier datent de 1920-1922. D'un côté les systèmes d'accrochage des ailes d'insectes, malgré leur perfection et le luxe de détails — 174 — structuraux, ne semblent par avoir d'importance capitale pour l'animal, de l'autre, la sélection darwinienne n'offre pas une explication satisfaisante. De nombreux groupes d'insectes possèdent ce type d'accrochage automatique des ailes de manière à ce qu'elles ne forment qu'un plan lors du vol — le problème ayant été réglé différemment chez les diptères puisqu'ils n'ont conservé qu'une paire d'ailes. Les systèmes varient suivant les insectes mais le principe est une sorte de rail de guidage qui emboîte les deux ailes l'une dans l'autre pendant le vol, le système se défaisant à l'arrêt. Les appareils sont perfectionnés, avec brosses, crochets, gouttières. Ces appareils existent déjà chez la nymphe et ils fonctionnent parfaitement à la première utilisation. Jean Corset montra par exemple que les deux parties de l'appareil d'accrochage des hémiptères restent éloignées l'une de l'autre quelque temps encore après la dernière mue ; pendant ce temps, elles acquièrent le calibrage et la rigidité voulus pour qu'au premier vol, l'assemblage soit parfait. Ors ce système de coulissage est minuscule, de l'ordre de quelques dizaines de microns. “ L'agencement des pièces formées séparément et construites en fonction l'une de l'autre par un ensemble de forces — air, sang, développement de l'épithélium chitinogène — concourent cependant, avant même leur usage, à une réalisation parfaite, à la manière d'un plan conçu et élaboré par l'Homme en vue d'un but ” (Corset, 1931, p.315-316). Ce sujet a, là encore, conduit à quelques expérimentations (Legrand dans Hovasse, 1950, p.46-47) : il semble qu'un certain moulage des pièces soit nécessaire, lors de la première utilisation, afin d'assurer le finissage selon l'expression de Corset. Les néo-darwiniens auraient interprété cela comme la superposition d'une mutation et d'une somation parallèle, ce qui revient à l'effet Baldwin, théorie défendue par Hovasse. — 175 — Le bouton-pression (Finalité et invention en biologie, 1936 ; Invention et finalité en biologie, 1941, p.211-214) Les crabes accrochent leur abdomen à la face ventrale par deux boutons-pressions si parfaits qu'on a du mal à les ouvrir : on observe deux boutons saillants auxquels correspondent deux dépressions. Ce système d'accrochage existe aussi chez toutes les punaises d'eau (nèpes, ranatres, notonectes...) ainsi que chez les céphalopodes pour lesquels ce système est important lors de la nage à reculons. Chez la seiche, l'entonnoir est attaché à la paroi interne par deux boutons-pressions : le bouton est un tubercule cartilagineux, la cavité correspondante est une profonde fossette entourée d'une lèvre cartilagineuse ; les deux parties se développent indépendamment l'une de l'autre et l'accrochage est parfait à la première utilisation. L'hypothèse avancée d'une ventouse qui se serait transformée ruina la version lamarckiste de cette adaptation. Ce sujet inspira les biologistes de l'époque : des études expérimentales visant à étudier le développement d'une des pièces après ablation conduisirent à y déceler les deux mécanismes en parallèle : somations (accomodats) et mutations (Legrand dans Hovasse, 1950, p.46-47). Les pattes ravisseuses (Génétique et adaptation, 1923, p.46-54 ; L'adaptation, 1925, p.291-297 ; Invention et finalité en biologie, 1941, p.215-221) Les pattes ravisseuses type couteau pliant, à fonction préhensile, ont plus ou moins perdu leur fonction locomotrice : par exemple les pattes des nèpes, fermées à la manière d'un couteau de poche au repos et peu utilisées pour la marche, attrapent ce qu'elles veulent dès qu'elle sont dépliées (plantes, mouches...). Chez certains bélostomes africains, le fémur présente deux sillons dans lequel s'enfoncent les bords — 176 — saillants du tibia : “ Cela rappelle tout à fait ces écrins à rainures revêtues d'étoffe dans lesquels on range les couteaux de table ” (Cuénot, L'adaptation, 1925, p.291). Présentes déjà chez l'embryon, “ contenues en puissance dans le patrimoine héréditaire ” (Cuénot, 1923, p.53), elles ne semblent pas nécessaires, car de nombreux insectes carnassiers se suffisent de leur organes buccaux. Certaines Nèpes africaines Laccotrephes comme chez la Ranatre (R.linearis) possèdent en outre un éperon sur le fémur dont se passent fort bien Belostoma et Nepa cinerea : la justification de l'utilité problématique de cet éperon, que se soit par l'interprétation lamarckiste ou par la sélection naturelle n'offrait à Cuénot aucune satisfaction. Les crabes qui s'habillent (Invention et finalité en biologie, 1941, p.198-201) Les crabes type Maïa ont l'habitude de piquer sur des crochets de leur carapace des débris d'algues, d'éponges. Ils peuvent choisir des morceaux de papier colorés si on leur en propose. Parfois les animaux piqués se développent tellement sur la carapace qu'il ne reste que la face ventrale de libre. On a invoqué le camouflage qui ne satisfaisait pas notre zoologiste car l'immense majorité des crabes ne possède pas cet instinct. On a invoqué les crochets que seuls ces crabes possèdent sur leur carapace. Ils ont en outre une disposition non aléatoire, et des griffes dirigées vers le bas sur leur face interne facilitant l'accrochage. Le pagure (Genèse., 1932, p.479-484 ; Invention et finalité en biologie, 1941, p.169-174) Charles Pérez, membre de la section zoologie de l’Académie des sciences en 1945 avait publié une étude sur le bernard-l'hermite et avait conclu à l'explication lamarckiste — 177 — de son adaptation parfaite à sa demeure. Le pagure a perdu sa symétrie bilatérale, son corps est tourné vers la droite, les appendices abdominaux ont disparu à droite, il possède de puissants appareils d'accrochage lui permettant de se fixer dans une coquille dextre. Dès sa première métamorphose larvaire, le pagure doit impérativement trouver une coquille au risque de mourir. Lucien Cuénot écrivit au sujet de Charles Pérez : “ Charles Pérez a publié une excellente étude sur les pagures, dans laquelle il montre la convenance parfaite de leur morphologie avec la demeure habituelle, la coquille du gastéropode dextre ; il en conclut que le bernard-l’hermite réalise une adaptation, pour lequel paraît s’imposer une explication d’inspiration lamarckienne ” (1941, Invention et finalité en biologie, p.169). Pour Pérez cette habitude de vivre dans une coquille enroulée s'est inscrite dès la période larvaire de l'animal. Cuénot le voyait comme une sorte de monstre apparu par accident : il aurait survécu parce qu'il possédait quelques adaptations (accrochage...) et qu'il a rencontré une place vide où il a pu se réfugier. Les pleuronectes (Genèse., 1932, p.484-490, L'adaptation, 1925, p.321-327, Invention et finalité en biologie, 1941, p.84 et 184) Les pleuronectes qui comprennent 6 ou 7 familles et environ 500 espèces, sont des poissons pélagiques* et benthiques*, plats, asymétriques, qui reposent dans le sable fin sur une surface du corps et dont les deux yeux se trouvent du même côté (à gauche chez le turbot ou la barbue, à droite chez la sole, la plie, la limande...), la face aveugle de couleur blanche, la face supérieure homochrome ; ils présentent en outre une régression de la vessie natatoire. Darwin avait invoqué des facteurs lamarckistes. Cuénot songeait plutôt à — 178 — une mutation portant sur des caractères corrélatifs — ce qui pourrait bien être vrai si l'on invoque les gènes de développement, l'animal ayant survécu grâce à la rencontre d'une place vide. Son enfouissement rapide, sa parfaite homochromie, son régime carnivore , font qu' “ On dirait que la Nature inlassable, c'est-à-dire le hasard biologique, fournit les nouvelles formules de vie, ébauches qu'un pouvoir mystérieux réussit parfois à façonner pour en faire des êtres adaptés et comme finalisés ” (ibid., p.84). L'asymétrie des poissons plats a attiré à nouveau l'attention des biologistes (Policansky, 1998, p.30-33) qui ont cherché à mieux comprendre la génétique de cette dissymétrie et l'avantage sélectif. En effet, les larves naissent symétriques et la migration de l'oeil a lieu sous la peau au cours des différents stades larvaires. Plus curieux encore, certaines espèces sont essentiellement gauchères (leurs yeux migrent à gauche, les adultes reposent sur leur côté droit) et d'autres sont essentiellement droitières (les yeux migrent à droite et les adultes reposent à gauche). Si la transmission héréditaire du caractère droitier ou gaucher ne fait plus de doute, la complexité du phénomène n'a pas encore conduit à une explication satisfaisante et la recherche d'un hypothétique avantage sélectif n'est pas satisfaisante non plus. Il est nécessaire d'avoir recours à l'hypothèse, comme celle déjà exprimée par Cuénot 60 ans plus tôt, que ces caractères droitiers et gauchers seraient liés à un autre caractère génétique non encore identifié qui, lui, serait le reflet de différence d'adaptation de milieu (ibid., p.33). Les pédicellaires d'oursins (Cuénot, allocution, 27 mai 1948) Les oursins possèdent sur leur test, entre les piquants, des appendices appelés pédicellaires, sortes de pinces — 179 — tridactyles ; chez les étoiles de mer, ces organes ressemblent à une pince-ciseau. Dès 1887, Cuénot avait émis l'hypothèse hardie pour l'époque et inspirée du concept de phagocytose de Metchnikoff, que les pédicellaires d'oursins seraient un moyen de défense. Edmond Perrier y voyait des organes préhensiles et Georges J.Romanes des moyens de locomotion (Limoges, 1976, p.187). Ce sont en fait des outils de nettoyage et de défense. Ces organes complexes, possèdent des muscles d'ouverture et de fermeture, des organes sensitifs avertisseurs, un arc réflexe aboutissant à une fermeture rapide, des ligaments les rattachant au test, et parfois des glandes annexes à venin paralyseur. Cuénot aimait cette analogie du pédicellaire d'oursin avec la pince à sucre, invention du génie de l'Homme conçue dans un but bien que plus imparfaite. Cuénot ne pouvait admettre qu'une prolifération cellulaire fortuite ait pu conduire à une telle organisation. De plus comme le pédicellaire ne peut fonctionner qu'à l'état complet, Cuénot — rallié à la thèse des petites mutations et non des sauts évolutifs — se trouvait devant une impasse épistémologique : comment les premières ébauches du développement d'un tel organe pouvaient-elles donner prise à la sélection naturelle? Les hyménoptères paralyseurs (Invention et finalité en biologie, 1941, p.167-169) Encore un sujet de vives controverses entre mécanistes et vitalistes, sujet merveilleusement décrit par Jean-Henri Fabre. Les sphégiens capturent des proies bien déterminées qu'ils savent découvrir en dépit de leur rareté. Ces prédateurs injectent un venin paralysant à leurs victimes, les transportent dans leur terrier où elles servent de nourriture aux larves. Les piqûres en nombre fixé sont pratiquées à endroits déterminés. Rabaud n'y voyait qu'une série de — 180 — réflexes physiologiques, ne répondant à aucune fin, ce qui agaçait profondément Cuénot car c'était ne pas reconnaître qu'au moins le but final est la reproduction et la survie de l'espèce. Or il fallut que se coordonnent l'instinct et l'outillage (aiguillon, glande à venin, venin). Alors, hasard aveugle ou intentionnalité? Cuénot faisait remarquer de plus que la nature détourne bien souvent les organes de leurs fonctions ; ainsi l'armature génitale d'hyménoptères devient aiguillon vulnérant associé à une glande à venin, l'os hyomandibulaire des poissons, destiné à maintenir la mâchoire, devient la chaîne des osselets de l'oreille interne des mammifères, les piquants des oursins sont organes locomoteurs, de défenses, protecteurs, organes des sens... Les champignons suceurs (Invention et finalité en biologie, 1941, p.179-180) Bien plus extraordinaires encore que les plantes carnivores, sont les champignons capteurs de nématodes du sol : ils portent un piège en forme de collet, anneau de trois cellules qui au contact d'un ver se gonflent, étranglant l'animal. Puis ils émettent des suçoirs qui dévorent l'animal de l'intérieur. Comme pour les dionées ou l'utriculaire, Cuénot avait le sentiment qu'il serait absurde d'invoquer le hasard pour des machines aussi calculées. Tous les exemples précédents sont destinés à laisser au lecteur l'impression qu'il s'agit des “ œuvres d'artisan poursuivant un but […] c'est l'examen des plus petits détails, faits pour une fonction qui prouve leur finalité ” (Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1941, p.221). Elles ne sont pas toujours indispensables, elles ne peuvent fonctionner que dans la perfection, trop organisées, trop efficaces pour relever du hasard pur. Elles sont contenues en puissance dans l'œuf : — 181 — “ C'est un prodige surprenant que ces innombrables détails soient en dépôt à l'état potentiel dans la cellule […]. Mais si ces inventions n'ont pas été déterminées par le milieu, le dehors, elles l'ont été par le dedans ” (ibid.). Et Cuénot, craignant d'être taxé de finaliste, d'ajouter en annotation manuscrite dans son ouvrage Invention et Finalité en biologie : “ Après tout cette propriété d'invention attribuée à la vie n'est pas plus extraordinaire que la propriété d'assimilation par laquelle l'être fabrique ses propres tissus avec des aliments quelconques ou que la propriété d'accommodation, grâce à laquelle l'animal se modifie de telle façon qu'il neutralise l'action d'un agent externe ” (ibid., annotation manuscrite, p.223). Cuénot et la sélection naturelle (Genèse., 1932, p.293 et suivantes) “ La sélection darwinienne a complètement échoué en tant qu'hypothèse générale résolvant le problème de la finalité naturelle ” (Cuénot, Finalité et invention en biologie, 1936, p.36). Sans concept de population, aucun biologiste français d'avant 1936 ne pouvait admettre le rôle évolutif de la sélection naturelle. Cuénot ne minimisait pas l'importance de la sélection naturelle, mais il ne pouvait lui concéder aucun rôle évolutif, ni conctructif pour comprendre l'origine des détails ” (Cuénot, L'adaptation, 1925, p.298-299). De retour des Etats-Unis où il avait rencontré T.H.Morgan et avait pu observer des mutants alaires de drosophile dans le laboratoire de Morgan en 1921, il se pencha sur la régression des ailes chez les diptères parasites : selon Cuénot, cela n'avait rien à voir avec l'usage, l'utilité, ou l'adaptation. Il y voyait ce que l'on appelle une sélection directionnelle, et l'espèce s'arrange comme elle peut (Cuénot, Les muscles du vol., 1923). “ L'atrophie des ailes n'est pas parallèle à celle — 182 — des muscles […]. La fréquence des espèces incapables de vol parmi les Insectes paraît constituer un problème analogue à celui de la fréquence relative des Insectes désailés des bords de mer et des îles ” (La perte de la faculté du vol., 1922, p.433 et suivantes). Ici, on comprend d'évidence que Cuénot ne saisit pas les niveaux possibles de sélection : il raisonnait à l'échelle de l'individu et pas à l'échelle de la population. Si, jusque dans les années 1920, “ il (lui) semble bien qu'il faille abandonner complètement l'hypothèse darwinienne d'un effet de la sélection sur les petits caractères somatiques, amenant peu à peu une évolution de l'espèce ” (annotation manuscrite, Genèse, 1911, p.212), la pensée de Cuénot évolua insensiblement : s'il écrivait encore en 1932 qu'“ Il faut abandonner cette partie de l'hypothèse darwinienne concernant l'effet lent, invisible et sûr de la sélection sur la variabilité flottante, capable de déterminer peu à peu une évolution de l'espèce dans un sens de perfectionnement ” (Genèse, 1932, p.300), il finit par rayer, dans la citation précédente, le “ complètement ”, se référant à la “ sélection constructive ou novatrice suivant l'expression de Teissier ”. Il envisagea plusieurs sortes de sélection : sélection novatrice, sélection des préadaptés (ibid., p.300) et substitution par fécondité différentielle (ibid., p.304). Mais jamais il n'envisagea une sélection à un niveau autre que l'individu. Ors la sélection peut très bien n'avoir de sens qu'au niveau de la survie globale d'une population, et ne présenter qu'un avantage faible, incertain, voire un désavantage apparent, au niveau du phénotype de l'individu. La mort est-elle différenciatrice ? La thèse de la fécondité différentielle (Genèse., 1932, p.295-300) Darwin était parti de l'heureuse comparaison entre les éleveurs qui sélectionnaient les meilleurs individus avec ce — 183 — qui se passait dans la nature : il pensa que tous les individus qui présentaient un avantage avaient plus de chance de survivre et il conçut le concept de la sélection pour expliquer l'adaptation des espèces. Pour Darwin, la mort était différenciatrice, puisqu'elle éliminait les moins aptes. Pour Cuénot, la mort n'était pas différenciatrice pour une espèce homogène vivant dans un milieu constant mais, la sélection naturelle était là pour éliminer le pire — les individus les plus monstrueux, les œufs non viables. Il y a conservation du type moyen et élimination des variants extrêmes. Cuénot n'acceptait de la sélection que son rôle conservateur, de maintenance d'un type équilibré, par suppression des anomalies graves, des malades... Dans la mare aux têtards, sur les milliers d'œufs pondus, quelques-uns seulement parviendront aux stade adulte. Il ne pouvait imaginer que les deux heureux élus le soient devenus par un quelconque avantage anatomique ou physiologique. La substitution, déjà mentionnée dans la Genèse de 1911 (p.216-219), signifiait pour lui que des individus sensibles soumis à des conditions nouvelles entrent en mutation. Au bout d'un temps suffisamment long, cette mutation, même si elle est neutre et si elle ne procure pas un désavantage, pourra se substituer au type normal. C'est le cas du fameux mélanisme industriel du phalène du bouleau, Biston betularia, devenu classique du genre. Cuénot suivit la progression de la nouvelle variété en Lorraine dans les années 1920, comme le prouvent ses notes et correspondances de travaux de recherche ainsi que ses notes dans la Genèse de 1932 (p.306-307). Biston betularia, papillon nocturne aux ailes blanches mouchetées de noir, a une forme typique gris clair lui offrant un bon camouflage sur les arbres type bouleau ou recouverts de lichen. Il apparut, la première fois en 1849, à Manchester en — 184 — Angleterre, un spécimen mélanique très sombre appelé carbonaria, dont la couleur est due à un allèle dominant. Cette forme rarissime est devenue majoritaire en 1895 (98%). La pollution de la révolution industrielle en tuant les lichens et en assombrissant en outre la végétation, mit le type clair en danger, devenant trop visible pour ses prédateurs, alors qu'en habitat rural c'est le type mélanique qui est dévoré. Le mutant mélanique est apparu à Nancy dans les années 1920-1930 où on rencontrait un tiers de mélaniques. Jamais Cuénot n'accepta de croire à la valeur sélective de la pollution pour la substitution. Pour lui c'était une question de fécondité différentielle. L'hypothèse de l'avantage mimétique des formes noirâtres avait été envisagée dès 1890, mais pas démontrée : on savait que les lichens disparaissaient, laissant les troncs d'arbres et les rochers noirâtres dans les régions polluées. Rapidement, dans les années 1900, il apparu que l'hérédité du caractère était typiquement mendélien : la forme mélanique est homozygote dominante, la forme blanche est homozygote récessive (Gayon, 1992, p.372). Le généticien Punnet, dès 1915, opposa cet exemple au darwinisme graduel puisqu'il n'y a pas de forme intermédiaire. A cette époque, on ignorait l'avantage sélectif de la forme noire. Punnet s'était contenté de montrer au travers de cet exemple un cas de remplacement d'une forme par une autre, donc dans le cadre du mutationnisme (ibid., p.372). Puis dans les années 1920, on rechercha l'action mutagène d'éventuels agents chimiques polluants dans l'atmosphère. Cependant cette hypothèse aurait nécessité un taux de mutation énorme. Il fallut se rendre à l'hypothèse d'une sélection intense, ce que fit J.B.S.Haldane. Curieusement, le généticien E.B.Ford, dans les années 1930 (publie en 1937-1940), s'engagea dans une voie différente, prenant parti contre l'hypothèse du — 185 — mélanisme industriel. Il montra que ce phénomène concernait plus d'une centaine d'espèces de papillons sur les îles britanniques (Gayon, 1992, p.372). De plus il avait constaté que, dans les élevages expérimentaux, les formes mélaniques étaient plus robustes. Par ailleurs, dans les rares espèces de phalènes où la forme mélanique est récessive, celle-ci ne s'établissait pas dans les zones industrielles, ce qui laissait supposer que le mélanisme lui-même n'était pas l'objet de la sélection. Dans les régions non polluées, la forme blanche, malgré un désavantage physiologique (moins grande robustesse) dominerait parce que la couleur protège des prédateurs ; mais dans les régions polluées, la forme noire prend l'avantage. En 1955, Kettlewell testa par l'expérimentation l'hypothèse de l'élimination sélective par les oiseaux. Il opéra par marquage et suivi des papillons des deux formes en zones rurales et urbaines, avec également suivi des oiseaux : il apparut clairement que dans les deux zones, la forme cryptique (noire en milieu industriel et blanche en milieu rural) se trouvait nettement avantagée par rapport aux prédateurs. On avait ainsi la première preuve expérimentale de l'efficacité de la sélection naturelle, qui opéra un changement brusque, à l'opposé de l'évolution lente et graduelle chère à Darwin. La conclusion facile était que la sélection s'exerçait sur le gène du mélanisme. Mais le cas est plus compliqué pour une autre raison ; il semble que la prédation ne soit pas la seule forme de sélection. Le mélanisme est polyallèlique, il n'est pas toujours dominant, ni toujours constant. Il semble que la sélection agisse sur un complexe de gènes (Gayon, 1992, p.371-375). Ainsi, le caractère mélanique est associé avec une moins grande mortalité larvaire et une meilleure résistance à la pollution : Creed et collaborateurs montrèrent en 1980, sur la base de toutes les données recueillies depuis 115 ans, que la — 186 — viabilité — hors prédation — de la forme claire est de -30% par rapport à la forme mélanique. Par ailleurs, la distribution géographique n'est pas tout à faite conforme à l'hypothèse simple de la prédation : les mélaniques migrent pour se reproduire contrairement aux formes claires ; en migrant, il y a toutes les chances qu'ils atteignent une région rurale (Ridley, 1997, p.107-109). Ainsi la sélection sur la survie des adultes mais laissent supposer effectivement différents niveaux de sélection comme la survivance dans le nid. En effet la sélection naturelle agit sur la viabilité et la fertilité des individus. Il existe différents niveaux de sélection, selon les travaux de Ernest Boesiger et Théodosius Dobzhansky en 1968 : sélection au niveau des génotypes, des gamètes, de l'œuf, de l'embryon, du jeune, viabilité des adultes, fertilité. Or c'est Cuénot qui eut le mérite de démontrer le premier l'existence de gènes létaux. Mais il n'est pas toujours facile d'observer cette sélection précoce. Cuénot insista sur ce niveau de sélection qu'il appelle fécondité différentielle, au détriment d'autres niveaux de sélection. Il attribuait à la fécondité différentielle les rivalités inter-espèces : dans le cas de Biston, il se pourrait, selon lui, que le mutant mélanique ait une meilleure reproduction (œufs plus nombreux, plus résistants). Cette fécondité différentielle de Cuénot s'apparente au concept moderne de stratégie de reproduction : une anguille produit cinq millions d'œufs fécondés dont deux arrivent à maturation, une chauve-souris fait un ou deux petits par an, l'Homme deux dans sa vie qu'il est presque sûr d'amener à la reproduction. La stratégie R fonctionne sur la masse, la stratégie K protège les embryons, les jeunes jusqu’à les amener à l'âge de la reproduction, ce qui est beaucoup plus économique (Tintant et Devillers, 1996, p.72). — 187 — Pour Georges Teissier, cette mort était sélective : il considérait que dans la mare en train de s’assécher, certains têtards grandissent plus vite que d’autres et c’est ceux-là qui seront épargnés par la sélection. Grassé pensait lui aussi que la mort frappait aveuglement et pas forcément en détruisant les plus faibles. Il exposait, dans son cours, l'argument de Cuénot avec l'exemple des termites et des fourmis qui sortent en masse lors de la reproduction, ce qui tourne au massacre car elles sont attaquées par les prédateurs (Grassé, 1943, p.95). Aucun des deux n'a perçu la possibilité qu'il puisse exister une sélection de groupe, transcendant le besoin et la survie même de l'individu. Pourtant, en ce qui concerne Cuénot, ce n'est pas dans son attitude philosophique que l'on trouve une explication car il avait pleinement acquis les enjeux du darwinisme dans les rapports des êtres vivants dans le nature comme il sera montré plus loin. Haldane, après les travaux de Kettlewell, introduisit le dilemme du coût de la sélection naturelle : si elle agit sur plusieurs loci indépendants de la manière du mélanisme, l'espèce est rapidement condamnée (Gayon, 1992, p.397-398). Le concept de panmixie*, terme dû à Weismann, avait la faveur de Cuénot car elle signifiait la cessation de sélection en maintenant dans une population de caractères désavantageux comme l'albinisme ou la myopie chez les humains qui “ lèguent leurs variants défectueux du fait de l'absence de sélection naturelle ” (Genèse., 1911, p.220 ; Genèse., 1932, p.313-316). Certains mutants albinos se maintiennent dans une population car ce caractère ne donne pas prise à la sélection (cas des taupes). La régression d'organes pouvait s'expliquer aussi par la panmixie. Mais, on ne comprit que bien plus tard ce phénomène de polyallèlisme, lorsque la structure des gènes fut élucidée, ce qui ne se fit pas du vivant de Cuénot. Depuis, la théorie neutraliste de Kimura — 188 — est venue proposer que des mutations allèliques peuvent se répandre dans une population, sans que soit invoqué un avantage sélectif positif : leur caractère est neutre. Cette théorie n'a encore semble-t-il pas rencontré une pleine adhésion. La notion de préadaptation (Cuénot, Genèse., 1911, p.412-420 et Théorie de la préadaptation, 1914 ; Gayon, 1995) Cette idée était déjà en germe en 1901 dans un article intitulé "L'évolution des idées transformistes" où Cuénot attaquait sévèrement le darwinisme orthodoxe, c'est-à-dire le sélectionnisme pur, l'ultra-sélectionnisme selon ses expressions. Ne pouvant admettre l'hypothèse lamarckiste de l'adaptation, il lui fallait trouver une autre explication. L'idée était, selon lui, bien ancienne au transformisme, mais personne n'en tira parti. Ainsi Buffon écrivait à propos du pic : “ Il a reçu de la nature des organes et des instruments appropriés à cette destinée ou plutôt il tient cette destinée même des organes avec lesquels il est né ” (Cuénot, L'adaptation, p.149). Plus tard, de nombreux auteurs (Morgan, de Vries, Delage, Osborn, Rabaud...) ont formulé plus ou moins explicitement cette idée. “ Je ne prétends pas […] que cette idée soit neuve […] mais les biologistes qui l'ont eue […] n'en ont pas tiré parti. Ce n'est pas non plus une solution complète aux problèmes de l'adaptation, mais un fragment de solution, touchant seulement l'adaptation nécessaire et suffisante ”. Il avoua ne pas s'être inspiré de Darwin, et l'avoir effectivement conçue en 1901 (ibid., p.67 et 72) ; en 1903, Morgan et Davenport émettaient la même idée. Ce dernier affirmait effectivement que “ Le résultat adaptatif n'est pas dû à une sélection de structure adéquate à un milieu donné mais, au contraire, au choix d'un milieu — 189 — répondant à une structure donnée ” (dans Gayon, 1995, p.338). Ainsi Cuénot n'a pas été le seul et le premier à développer ce concept mais il eut le mérite de le défendre très tôt dans une France lamarckiste. D'ailleurs il n'en a jamais réclamé la paternité, la qualifiant de théorie anonyme, sans chef d'école (ibid., p338). La notion apparaît en 1908 dans "Les idées nouvelles sur l'origine des espèces par mutation" où la préadaptation lui paraissait devoir se substituer à la sélection naturelle, pour la raison que cette dernière était entachée d'une connotation négative, non constructive. Le concept fut expliqué en 1909 dans "Le peuplement des places vides dans la nature et l’origine des adaptations", et dans la Genèse des espèces animales de 1911 dans un chapitre intitulé "Le peuplement des espaces vides et l'origine des adaptations" (Cuénot, Genèse., 1911, p.412) : “ J'appelle par place vide dans la nature un milieu nouveau susceptible d'être habité, qui se crée dans un point donné par suite de circonstances cosmiques (île volcanique, eaux résiduelles salines, galeries de mines, conduites d'eau des villes, eaux thermales, vinaigre....). Le peuplement est opéré par les animaux du milieu analogue le plus voisin, mais seulement par les espèces ou les génotypes capables de gagner la place vide par l'effet de leurs tropismes et pathies, capables de s'habituer à des conditions spéciales et de s'y multiplier ” (ibid., p.413). Il y a ce qu'il appelait filtrage de la faune avoisinante. Comme les milieux sont souvent tellement extrêmes, il est nécessaire d'y être adapté avant d'y arriver (vinaigre, mares sursalées) : “ Une adaptation suffisante est nécessairement antérieure à l'installation de la place vide ” (ibid.). Pour l'illustrer, dès la Genèse de 1911, Cuénot se servit des quelques exemples suivants : mares salées de — 190 — Lorraine, faune cavernicole, galeries de mines, mais aussi faune abyssale, vie en eau douce...Ces exemples, il les trouva lors des excursions qu'il faisait en Lorraine (album photos et annotations) : Pierre-La-Treiche (1908) et le Trou de Sainte-Reine (1906) près de Toul, mines de fer de Maxéville (1908), Bouxières (1914) et Custines (1914) mais aussi en forêt de Haye près de Nancy. Il entreprit avec Mercier de nombreuses excursions consacrées à l'étude de la faune cavernicole notamment, avec cette idée nouvelle qui consistait à ne pas faire un catalogue d'espèces, mais à étudier l'espèce dans son milieu et dans le temps, s'inspirant des travaux d'Emile Racovitza, le premier à avoir étudier la faune cavernicole. Racovitza était alors sous-directeur du laboratoire Arago à Banyuls (Racovitza, 1907, p.371). La Lorraine possède une faune relique quaternaire, c'est-à-dire des espèces qui vivaient au quaternaire à proximité des glaciers ou dans les toundras et qui actuellement ont un habitat arctique-alpin. Si les stations de ce type sont plus fréquentes dans les Vosges, elles n'en existent pas moins dans la Lorraine jurassique, plus sèche et chaude pourtant. Les espèces qui avaient gagné les galeries de mines devaient au préalable avoir survécu dans des fissures — fréquentes dans le calcaire jurassique bajocien — du sol des forêts, sous la mousse (faune épigée*). Outre la planaire Planaria alpina (turbellarié), ils étudièrent les premiers l'origine du gammaride Niphargus aquilex (crustacé amphipode) dans les sources du niveau Toarcien des environs de Nancy, ces sources ayant la caractéristique d'être toujours à température fraîche. Cuénot et Mercier défendirent, contre les lamarckistes, la thèse selon laquelle les Niphargus peuplaient les milieux épigés où ils acquirent les caractères cavernicoles et qu'ils ont ensuite pu peupler les sources ou les galeries de mines parce qu'ils étaient par hasard préadaptés (Cuénot et — 191 — Mercier, 1914 et 1921). La thèse de la préadaptation était dès 1914 ouvertement exposée : “ La notion de préadaptation se coordonne parfaitement avec celles des mutations et les théories mendéliennes ; ces trois conceptions se complètent l'une l'autre et peuvent être considérées comme la triple base du transformisme moderne ” (Cuénot, La théorie de la préadaptation, 1914, p.73). “ J'appelle caractères préadaptatifs ou prophétiques ou plus brièvement préadaptations les caractères indifférents ou semi-utiles qui se montrent chez une espèce, et qui sont susceptibles de devenir des adaptations évidentes si cette dernière adopte un nouvel habitat ou acquiert de nouvelles mœurs, changement rendu possible grâce précisément à l'existence de ces préadaptations ” (ibid., p.67). Des galeries de mines à la faune cavernicole (Genèse., 1911, p.359-361 ; Genèse, 1932, p.730-737) “ Je consacre un chapitre spécial aux galeries de mines […].parce qu'elles réalisent une expérience naturelle […] surtout lorsqu'elles sont abandonnées depuis un certain temps […]. J'ai exploré près de Nancy, une petite galerie étroite, longue de 110 m […] et des galeries de mines de fer profondes de 3 kilomètres environ, perforées dans une colline de 50 mètres de haut et abandonnées depuis une dizaines d'années ” (Cuénot, Genèse., 1911, p.359). Les parois étaient recouvertes de boisages en décomposition portant des champignons, et présentant sur le sol de l'eau de filtration : la faune avait été apportée par le bois et autres matériaux depuis cent ou deux cent ans. On y trouvait des collemboles, des diptères, un coléoptère, des araignées lucifuges, des diplopodes de teintes très claires (Polydesmus détriticole...), des isopodes terrestres, une amphipode aquatique aveugle, des mollusques lucifuges. Beaucoup de ces animaux, qui — 192 — habitent les galeries de mines, possèdent les mêmes caractéristiques que leurs parents du dehors : si le corps des Gammarus pulex est blanc par accomodation phénotypique, leurs yeux sont colorés et ils ne sont pas aveugles. Ceci est différent des Niphargus chez qui la dépigmentation est génotypique (Tétry, 1938, p.337-338). “ On saisit là sur le vif le mode de peuplement du domaine souterrain par des formes de l'extérieur, mais à goûts obscuricoles, aptes à vivre dans le nouveau milieu, et présentant souvent, avant d'y entrer, les caractéristiques des troglobies ” (Cuénot, Genèse, 1911, p.360). La faune cavernicole nécessite une température constante, de l'humidité ; les animaux sont carnivores ou charognards ou se nourrissent de champignons, les insectes qui volent le font mal. Ils sont généralement petits, dépigmentés, possèdent de longs appendices fragiles, ont un grand développement des organes tactiles, leurs organes visuels sont petits ou réduits ou absents, ils sont très sensibles à la sécheresse et les espèces aquatiques ne peuvent vivre que dans l'eau fraîche. A l'origine il faut rechercher une faune épigée* (humus des forêts, crevasses, fissures), lucifuge, qui aime l'eau froide (reliques glaciaires), les lieux humides, et de surcroît entrée 'volontairement'. Les espèces cavernicoles ont toujours un proche parent au dehors, sauf le protée et le Cambarus. D'ailleurs on peut trouver dans cette faune actuelle des espèces préadaptées présentant ces caractères cavernicoles (insectes nocturnes à pattes très longues, animaux dépigmentés...). Les lamarckistes comme Racovitza, pionnier de la biospéléologie, mais aussi Delage, Rabaud ou Jeannel y voyaient alors la preuve de leur théorie : la dépigmentation et la perte des yeux chez les organismes cavernicoles étaient la preuve évidente que l'influence du milieu transformait les — 193 — organismes et que cette transformation se transmettait ; les animaux qui avaient pénétré dans les grottes étaient devenus aveugles et dépigmentés par défaut d'usage. Cependant, ils envisageaient que les animaux avaient été attirés par l'obscurité parce qu'ils étaient déjà plus ou moins aveugles (Cuénot, Genèse., 1911, p.449). Les lamarckistes, tel Vandel pensaient que ces animaux étaient des habitants des nappes phréatiques venus là accidentellement, par glissement de nappe en nappe via des diaclases, et qu'ils avaient acquis les caractéristiques du fait de l'usage ou du non-usage (Cuénot et Mercier, 1921, p.35). Racovitza proposa une explication néo-lamarckiste modernisée : - Adaptations aux influences extérieures : les arthropodes confinés ralentissent leur métabolisme et perdent leur pigment, leur chitine, etc., et cela restreint de plus en plus la variabilité, - Séclusions : les espèces sont isolées, les influences externes sont diminuées ou supprimées, l’espèce s’imperméabilise, s’isolant du milieu, et il peut y avoir autorégulation —homéothermie, pigmentation, carapaces défensives, euryhalinité*, homochromie (Racovitza, 1929, dans Jeannel, 1942, p.21). Pour Cuénot, “ Le fait d'avoir adopter le milieu des cavernes a été le point de départ d'une série de caractères adaptatifs ou induits, qui les localisent de plus en plus étroitement dans leur nouvel habitat ” (Cuénot, annotation manuscrite, Genèse., 1911, p.449). C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la pression sélective de l'environnement qui joue pour expliquer les apparentes orthogenèses, devenues sélections directionnelles. Il suggérait même que beaucoup d'animaux ne devaient pas être aveugles avant de rentrer, s'appuyant sur le cas d'amblyopsides américains vivant dans des eaux souterraines et dont le parent épigée à petits yeux, — 194 — bien qu'il vive en pleine lumière, possède les signes d'une dégénérescence rétinienne (ibid.., et p.354). Et Cuénot de proposer une hypothèse — “ si hardie qu' (elle) soit, il me semble légitime de l'émettre ” (annotation manuscrite, ibid.., p.451) — pour expliquer que ce n'est pas l'absence de lumière qui déterminerait l'apparente orthogenèse régressive : toute rudimentation de fonction ou organe déterminé par le non-usage serait en réalité corrélé à une autre partie du système organique. Mais pas au sens de Geoffroy-Saint-Hilaire précise-t-il ; Cuénot envisageait un phénomène ontogénétique et nous sommes bien près des données nouvelles en biologie du développement et en génétique moléculaire qui montrent l'interdépendance génétique des systèmes restreignant l'éventail des variations adaptatives : un gène est recruté plusieurs fois, pour le développement d'un membre comme pour l'édification d'une partie du système nerveux central. Cuénot avait bien perçu cette notion de contrainte interne qui amène forcément à penser différemment le déterminisme des formes biologiques. Plus tard, dans une annotation manuscrite dans Invention et finalité en biologie (Cuénot, 1941, p.116), il envisageait une hypothèse génétique comme le couplage de différents caractères génétiques telles la photophobie et la diminution du pigment et des yeux (pléïotropie*). On retrouve là l'idée que Cuénot développait déjà dans sa Genèse de 1911. La mort de Racovitza Mort le 19 novembre 1947, Racovitza connut une fin tragique en Roumanie. Voici une partie de la lettre inédite du Professeur Jules Guiart (1870 - 1965) ami personnel de Racovitza, qui annonçait à Cuénot la mort du 'pauvre Raco' il y a un an : “ ...Les soviets l'on — 195 — laissé mourir de faim et de froid […]. Après on lui a fait des obsèques nationales et on a donné son nom à la rue où il habitait […]. Mais de son fils aîné qui était ingénieur, ils ont fait un simple ouvrier métallurgiste travaillant 15 heures par jour avec un salaire de misère et vivant à quatre personnes dans une pièce unique. Ce pauvre Raco est mort à temps pour ne pas voir l'état actuel de son pays qui est horrible. Madame Racovitza est atteinte depuis plus de deux ans d'une névralgie faciale. J'ai réussi pendant un certain nombre de mois à la lui rendre supportable grâce à l'injection de venin de Cobra que je lui envoie périodiquement. Malheureusement elle est arrivée à la période d'accoutumance […]. En ces dernières années, ce pauvre Raco ne pouvait plus m'écrire, parce qu'il n'avait pas les moyens de s'acheter un timbre-poste... ” (Correspondance, Guiart, 9 décembre 1948). Pourtant, Mihai Serban relate que Ferdinand 1er (1870 - 1927), roi de Roumanie, s'intéressait personnellement à tous besoins de l'enseignement et de la recherche scientifique ; il a soutenu la réalisation de l'Institut de spéléologie que Racovitza a été invité à fonder à Cluj. Racovitza bénéficia du soutien du Français René Jeannel (1872 - 1965) et du Suisse Pierre Alfred Chappuis (1893 - 1959), ainsi que d'Alfred Guiart (1870 - 1965) venu pour dix ans à Cluj de 1922 à 1931 (Mihai Serban, Source Internet). La préadaptation à la vie en eau douce (Genèse., 1911, p.306) On trouve dans la faune marine des espèces préadaptées à l'eau douce, et le filtrage des espèces a lieu — 196 — dans les estuaires : espèces dont les œufs sont à développement direct comme chez des némertes, crustacés, mollusques gastéropodes (littorines)..., espèces euryhalines comme les néréides (annélides), littorines. Les mares salées de Lorraine (Cuénot, Théorie de la préadaptation, 1914) “ Il existe en Lorraine des mares ou des ruisseaux salés formés par des sources naturelles ayant traversé les dépôts salifères ; la concentration saline est très variable […].Ce milieu est habité par une faune nombreuse en espèces, qui provient évidemment de l'eau douce avoisinante ” (ibid., p.67). L'épinoche par exemple, espèce euryhaline, supporte de grand écarts de concentration saline. “ A l'état normal cette propriété est assurément indifférente pour l'Epinoche qui vit en eau douce ; elle est fortuite, sans utilité, acquise par hasard ; mais elle joue un rôle décisif lorsque l'Epinoche a l'occasion d'occuper des eaux saumâtres ou sursalées, et elle prend alors la signification d'une préadaptation (ibid., p.68). Le sort de la notion de préadaptation “ Ce qui caractérise un grand scientifique c’est aussi sa souplesse : il abandonne une hypothèse dès qu’elle ne tient pas, même s’il défendait des idées contradictoires avant. ” Ernst Mayr, 1982, p.771 Cette notion de préadaptation fut acceptée en 1939 par Sewall Wright qui rendit hommage au naturaliste à cette occasion, le félicitant d'avoir en outre “ soutenu que les préadaptations étaient vraisemblablement dues à des complexes de gènes en interaction plutôt qu'à des gènes individuels ” (Gayon, 1995, p.341). — 197 — Richard Goldschmidt — dont les idées nouvelles n'eurent pas d'écho en son temps — utilisa aussi ce concept saltationniste pour développer le sien, à savoir celui des monstres prometteurs, et sut intégrer la notion de préadaptation de Cuénot, comme dans son ouvrage The material basis of evolution, paru en 1940. Ce dernier entretenait par ailleurs d'amicales relations avec Andrée Tétry (Correspondance, 1949). Gould reprit d'ailleurs la théorie des macromutations et des monstres prometteurs de Goldschmidt quarante ans plus tard pour sa théorie du saltationnisme. Mais à cette époque, Cuénot ralliait la majorité des néo-darwiniens, ceux-ci refusant le moindre statut à la macromutation pour expliquer les grands changements évolutifs. Pour Haldane, la préadaptation était “ un phénomène vérifiable, une idée féconde ”, s'appuyant sur des cas de mutations expérimentales. Mais les mutations devaient sans doute affecter plus d'un gène. Il fallait aussi des populations isolées pour être interprétées selon Wright (Haldane, in Paléontologie et transformisme, 1950, p.191-192). Dans une note manuscrite au sujet d'un ouvrage de J.B.S. Haldane de 1931 (The cause of évolution), Cuénot écrivait “ Haldane est darwinien, et accepte le rôle majeur de la sélection naturelle, comprise à peu près comme la sélection des préadaptés. Il n'est pas finaliste mais tend à l'holisme ” (dossier coaptation). Pour Simpson, “ La sélection ne se contente pas de donner la mort ou la permission de vivre à des types fixes d’organismes qui lui sont livrés par l’action quelconque des lois de l’hérédité […] comme semblent le penser les formes les plus grossières de la théorie pré-adaptative de l’évolution […]. La sélection naturelle détermine aussi lequel, parmi les millions de types possibles d’organismes, surgira en fait, et elle est donc réellement un facteur créateur en évolution ” (Simpson, 1944, p.134). Dans son ouvrage majeur, Rythme et — 198 — modalités de l'évolution, paru en 1944, il y consacra un chapitre (Simpson, 1944, p.288-291), arguant le fait que la nageoire crossoptérygienne par exemple n'a pu se former par préadaptation, qu'elle a dû forcement être très imparfaite d'abord, puisqu'il a sans doute fallu des millions d'années de postadaptation. Il admettait difficilement que l'instinct de l'animal puisse le pousser à changer ses habitudes, et ne pouvait au mieux dissocier ce concept de celui de sélection naturelle. Simpson allait de toute manière abandonner les phases préadaptatives et inadaptatives, la théorie synthétique n'acceptant plus que le mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer tous les changements génétiques. Partisan de la sélection naturelle comme facteur créateur dans l'évolution, Simpson (1951, p.197) a cherché à minimiser l'action de la préadaptation, notant même que Cuénot avait écrit son livre L'adaptation, dans lequel il développait cette notion “ à un moment où on accordait à ce phénomène une importance imméritée ” (ibid.., p.207). C'était pour lui un concept typiquement mutationniste de l'évolution (Simpson, dans Paléontologie et transformisme, 1950, p.151). Cela devint, après 1950, un mécanisme évolutif extrêmement rare, qui a pu jouer sur des populations très petites, par établissement, sans le recours à la sélection naturelle, de mutations désavantageuses qui ont pu devenir avantageuses si un mode de vie nouveau se présentait. C'est un cas particulier de l'adaptation. Elle a pu conduire exceptionnellement à des types radicalement nouveaux d'organismes (ibid., p.207). Quant au cas particulier de la faune souterraine, c'est le mécanisme de milieu refuge qui fut admis : les animaux de surface auraient fui un milieu devenu hostile (Gibert et coll., 1996). Il fallut attendre 1980 pour que le modèle de préadaptation refasse surface avec la thèse de Gould. Rouch et Danielopol proposèrent un modèle de — 199 — colonisation active : des animaux préadaptés à des conditions très contraignantes ou au contraire très généralistes, peu exigeants, auraient colonisé le milieu souterrain pendant des phases de stabilité climatique par l'intermédiaire du milieu épigé. Cuénot se serait-il rangé à l'opinion de Simpson à la fin de sa vie? Il avait déclaré à Grassé en 1949 (Grassé, Hommages, 1967, p.28) ne plus attacher beaucoup d'importance à la préadaptation. Le chercheur, au-delà d'une intuition personnelle, d'une idée propre, vit aussi dans un contexte scientifique, emprunt d'idéologie dominante qu'il n'est pas de bon ton de transgresser. La pression sélective est telle qu'elle oblige presque le scientifique à se ranger à l'opinion majoritaire, au risque d'y perdre toute crédibilité pour un certain temps, jusqu'à ce que l'évolution de la pensée, des idéologies, des découvertes, remette sa thèse au goût du jour. Récemment cette théorie a repris sa place : ainsi, dans le cadre des 98es journées annuelles de la Société zoologique de France, L'évolution aujourd'hui, en hommage à Lucien Cuénot, qui eurent lieu à Nancy en 1994, le biospéléologue formé par Albert Vandel, Georges Thinès, consacrait un article au sujet de la préadaptation des cavernicoles : “ La théorie de la place vide (disponible semblant mieux adapté) est d'importance primordiale pour la compréhension des facteurs qui mènent certains organismes à coloniser les habitats souterrains ” (Thinès, 1995, p.310). Thinès montra que la potentialité préadaptative existe bel et bien chez les formes épigées* telles que les cyprinidés cavernicoles : les caractères préadaptatifs constituent des amorces potentielles de peuplement d'une place vide. Il constata ainsi l'apparition d'un comportement d'exploration de substrat chez des poissons épigés rendus aveugles, ce qui corrobore cette corrélation pensée par Cuénot. De plus, leur fécondité faible, — 200 — couplée à une grande longévité, semble être un trait préadaptatif (Thinès, 1995). D'ailleurs, tous les auteurs actuels travaillant sur les milieux souterrains s'accordent pour attribuer à cette faune une phase de préadaptation morphologique, physiologique ou comportementale ; il est admis que ces exaptations* sont acquises dans les milieux intermédiaires (sol, humus....). Vient ensuite une phase critique d'isolement, sorte de goulet d'étranglement (bottleneck) qui peut être encore accentuée par la pression sélective et la consanguinité. Une phase d'adaptation va conduire alors à une réorganisation génotypique : des mécanismes d'isolation reproductive vont avoir lieu et une nouvelle espèce peut voir le jour (Lefébure, 2001). On peut aussi interpréter ces adaptations spécialisées au moyen de l'hypothèse de la Reine rouge de Leigh van Vallen (courir pour rester sur place) : chaque espèce confrontée aux innovations des autres, doit évoluer pour rester dans la course. Une espèce cavernicole accentue son caractère qui va le rendre esclave de son milieu alors que la forme préadaptée vivait très bien : la sélection directionnelle et spécialisante pousse, dans les écosystèmes, les espèces à évoluer sous la pression des autres. Selon Hervé Le Guyader (1995), Cuénot avait assimilé l'étroite corrélation entre apparition de nouveauté, complexité croissante et occupation de niches écologiques. Il montre d'ailleurs comment la préadaptation de Cuénot peut être éclairée par les découvertes de la biologie et de la génétique moléculaire qui “ semblent donc donner, un demi-siècle plus tard, totalement raison à Cuénot, et peut-être avec une ampleur que ce dernier n'aurait pas lui-même osé soupçonner”. L'existence chez les animaux de ces complexes homéotiques qui régulent l'expression de gènes suivant l'axe antéro-postérieur a conduit au concept de zootype développé — 201 — par des embryologistes anglais Slack, Holland et Graham en 1993. Le zootype correspond donc à un ensemble ordonné d'expression d'informations génétiques spécifiant un découpage de l'organisme en parties différenciées se succédant d'avant en arrière (De Ricqlès et Le Guyader, 2000, p.24). Il est possible d'interpréter l'évolution en terme de préadaptation moléculaire. Il est plausible que les gènes homéotiques devaient jouer un autre rôle et il y a eu secondairement dérivation de fonction : à partir d'une redondance de départ — duplication de gènes ancestraux —une innovation apparut. Il peut aussi y avoir utilisation de plusieurs propriétés très différentes d'une même molécule : par exemple les protéines transparentes du cristallin extrêmement anciennes ont été sélectionnées sur de stricts critères enzymologiques. Fortuitement, elles étaient transparentes. Lorsque, plusieurs centaines de millions d'années plus tard, l'utilisation de protéines transparentes s'est avérée indispensable, il n'y a pas eu fabrication de protéines nouvelles, construites uniquement sur le critère de transparence mais recrutement de ces enzymes (Le Guyader, 1995). Les travaux sur le développement de la morphogenèse des membres des vertébrés tétrapodes laissent aussi supposer que la patte marcheuse n'est pas une adaptation à la locomotion terrestre, mais plutôt une exaptation* au sens de S.J. Gould et E. Vrba (De Ricqlès et Le Guyader, 2000, p.26). Des études récentes tendent d'ailleurs à montrer que les premiers tétrapodes du Dévonien (-350 millions d'années) étaient aquatiques et que leurs pattes ne leur permettaient pas de soutenir leur corps, encore moins de marcher mais avaient un avantage pour se déplacer dans les fonds boueux ou sur des rochers. Des millions d'années plus tard, la fonction locomotrice fut retenue par la sélection naturelle. Leur plus proches parents, les sarcoptérygiens avaient une palette — 202 — natatoire très mobile et charnue, avec fémur et humérus : à partir de ce patron morphogénétique, il se produisit soit des rayons dermiques soit des doigts mais pas les deux. Ce concept est proche de celui de la préadaptation de Cuénot, qui suppose une réutilisation opportuniste d'une structure déjà développée dans un contexte écologique et fonctionnel différent (ibid.). L'orthogenèse Lorsqu'une adaptation ou une innovation apparaît de façon répétée dans un lignée sur plusieurs dizaines de millions d'années, l'évolution semble dirigée, finalisée : c'est ce que l'on a appelé l'orthogenèse. En réalité, il faut rechercher la pression de l'environnement qui va conduire à la sélection directionnelle. Albert Gaudry (Les enchaînements du monde animal, paru de 1878 à 1890) fut un des premiers à appliquer la méthode transformiste à l’étude des mammifères fossiles. Inspiré de Waldemar Kowalevsky et des adaptations fonctionnelles, Gaudry insista sur la nécessité de s’occuper des rapprochements : on choisit un organe ou un groupe d’organes et on suit son évolution d’où la notion de série. “Tout en repoussant les explications mécaniques, (il) attribue le développement sérié des espèces à une tendance modificatrice interne, effet direct de la volonté divine ” (dans Cuénot, Les ancêtres., 1892, p.326). Si c'est Haacke qui utilisa pour la première fois le terme en 1893, ce sont Nägeli et Eimer — à qui l'on doit le sens tel qu'il est employé ici — qui développèrent ce concept. L'orthogenèse d'Eimer, d’inspiration lamarckiste, était une évolution dirigée par des facteurs extérieurs, totalement indépendante de toute conception sélective ou adaptative. Vers 1930, s'opposaient deux visions de l'orthogenèse : le système Eimer-Abel pour lesquels l'orthogenèse peut être adaptative, non adaptative ou — 203 — inadaptative et le système orthogénétique, défendu par Osborn, lequel était adaptatif au sens le plus fort. En France, la paléontologue Depéret (1854-1935) croyait à une perfection graduelle mais il y a avait selon lui mésestimation des durées et insuffisance de documents paléontologiques pour affirmer que les espèces dérivent les unes des autres. (Depéret, 1929, p.251-259). Acceptée jusque dans les années 1930, la version lamarckiste de l'orthogenèse fut remise en cause. Haldane la considérait comme due à des facteurs internes mais non au hasard (Simpson, in Paléontologie et Transformisme, 1950, p.127-128). George Gaylord Simpson et Julian Huxley éclairèrent ce concept paléontologique. Simpson apporta au néo-darwinisme la réinterprétation de la paléontologie : la génétique “ peut révéler ce qui arrive à une centaine de rats au cours de dix années, dans des conditions données et simples, mais non ce qui est arrivé à un milliard de rats au cours de dix millions d'années dans les conditions fluctuantes de l'histoire de la terre ” (Simpson, 1944, p.16). Huxley, avec son ouvrage Problem of relativ growth en 1932 mit en évidence des taux de croissance différentiels. On avait remarqué depuis longtemps que des caractères distincts pouvaient évoluer parallèlement et certains y ont vu une évolution intentionnelle (Bateson, Teilhard de Chardin) et “ Ils ont eu raison de souligner qu’une grande partie de l’évolution est, au moins superficiellement rectiligne ”, écrivit Mayr (1982, p.491). Aujourd'hui, l'orthogenèse est devenue sélection directionnelle. Ainsi, de nombreuses lignées évoluent dans le sens d'un accroissement de taille : en fait il est plus économique d’être gros que d’être maigre, le rendement énergétique est meilleur chez un organisme gros que chez un petit oiseau, une petite souris dépense énormément d’énergie, — 204 — sa température et son rythme cardiaque sont très élevés ; au contraire un éléphant, un dinosaure auront moins de dépense. L'exemple des équidés en est l'exemple le plus classique mais, en fait, l’étude de presque chaque série fossile suffisamment longue révèle l’existence de ces tendances. L'exemple fut étudié parallèlement par Kowalevsky, Huxley, par Cope et Marsh en Amérique puis Simpson plus tard. La lignée commence avec l'Hyracotherium à la fin du Tertiaire en Amérique du Nord. Inexplicablement la lignée américaine s'éteindra mais persistera parmi des émigrés en Amérique du Sud, Europe, Asie, Afrique. Les premiers équidés sont des mangeurs de feuilles consommant une nourriture tendre, peu abrasive comme en témoignent leur denture. A l'Eocène, l'environnement évolue, passant à la savane ; les équidés deviennent mangeurs de graminées plus abrasives, car ils ont disposé d'une denture profondément remaniée. Parallèlement, les équidés ont évolué d'un animal léger, qui pratiquait le galop comme un chien et dont la main avait quatre doigts, à l'animal que l'on connaît aujourd'hui. A l'Eocène, le Mesohippus a la taille d'un âne, la main devient tridactyle et le pied s'allonge. Au Miocène, brusquement apparaît le Dinohippus monodactyle, ce qui modifia profondément la mécanique du galop. Cette évolution n'est pas rectiligne mais buissonnante car de nombreuses espèces ont disparu et le cheval tel qu'on le connaît aujourd'hui, le genre Equus, n'est que le rescapé d'un rameau qui a survécu en Eurasie (Devillers et Tintant, 1996, p.191-196 ; Simpson, 1951, p.114-119). Il est désormais admis que les apparentes orthogenèses — appelées orthosélection ou évolutions graduelles irréversibles — seraient dues à des changements constants de l’environnement qui auraient provoqué une pression sélective permanente. Ce modèle n'est cependant pas accepté par tous : ainsi en est-il de Kimura, arguant du fait — 205 — que dans un environnement stable comme le fond des océans où la pression sélective est moindre, la variabilité reste grande (Kimura, 1998, p.158). Tintant a étudié la valeur adaptative des coquilles et des cloisons des céphalopodes (ammonites et des nautiles) en liaison avec leur mode de vie. Malgré un plan d'organisation inchangé depuis 400 millions d'années, une variabilité apparaît en fonction des contraintes du milieu. Ainsi le plissement de la cloison — visible par les lignes de sutures sur la coquille — semble être une adaptation à la vie en eau profonde ; ce caractère apparaît plusieurs fois au cours de l'évolution (cas des nautiles du Jurassique-Crétacé). Tous se passe comme si les céphalopodes possédaient ce programme dans leur logiciel, permettant l'adaptation en eau profonde lorsque les mers épicontinentales disparaissent : phénomène probabiliste en ce sens que les mouvements de transgression marine sont imprévisibles, mais phénomène préadaptatif en ce sens que l'animal possède une adaptation préexistante en quelque sorte à un type de milieu. Quand des formes d'eau profonde retournent dans des eaux très peu profondes, les cloisons se simplifient : cela prouve l’influence du milieu. Par ailleurs, on trouve des nautiles à cloison plissée en eau peu profonde. En fait quand un nautile passe en eau profonde, il lui est nécessaire de plisser sa coquille mais, quand il revient dans les eaux peu profondes, sa cloison plissée ne le gêne pas (Devillers et Tintant, 1996, p.167-181). Cuénot n'a jamais pensé que l'orthogenèse progressive ou régressive pourrait être dirigée par l'usage ou l'utilité : par exemple le passage de trois à deux, puis un doigt, ne présente aucun avantage sélectif. Refusant l'explication lamarckiste et sélectionniste, il hésitait encore dans la Genèse de 1932 : “ D'un côté l'orthogenèse paraît dépendre de mécanismes — 206 — montés mais aveugles, qui n'ont comme freinage que la mort des trop mauvaises combinaisons ; l'espèce s'arrange comme elle peut des résultats de l'orthogenèse, qui se déroule comme une fatalité […]. Par d'autres côtés, l'évolution semble dirigée vers une fin précise ” (ibid., p.461). Mais Cuénot raya la deuxième proposition, tout comme il raya à la page 467 cette phrase : “ On a le sentiment qu'il doit y avoir quelque propriété ou facteur inconnu, soit dans l'organisation germinale, soit extérieurement aux organismes, qui agirait comme initiateur et régulateur des mutations, qui serait capable de les diriger vers une fin ”. Finalement, c'est à un facteur interne encore inconnu qu'alla sa préférence : il avait prévu de remplacer cette remarque finale par un chapitre intitulé "L'évolution par causes intérieures". Les nombreuses notes manuscrites dans sa Genèse de 1932 indique à quel point il avait réfléchi au sujet et qu'il n'a jamais cessé d'ajuster sa conception (p.462-467): - Il est possible qu'il y ait des restrictions de possibilités simulant une direction — par exemple, de cinq doigts, on ne passe jamais à six mais à quatre. - Il semble que les organes n'évoluent pas à la même vitesse. Huxley, qui n'était pas lui aussi très favorable à la sélection naturelle, le lui avait déjà suggéré dans une lettre du 12 novembre 1925 (traduite de l'anglais) : “ Je voudrais attirer votre attention tout spécialement sur l'article au sujet des taux de croissance différentiels. J'ai depuis découvert que cela s'applique à beaucoup d'organes, par exemple apparemment aux bois des cerfs : je pense que cela vous aidera à expliquer beaucoup de séries apparemment orthogénétiques ”. Chez les cervidés, ce sont les bois qui progressent, pas les pattes, chez les chevaux ce sont les pattes et les dents. — 207 — - Il suggéra une sorte de développement compensatoire — une atrophie d'un organe entraîne le développement d'un autre. - Il envisagea même une variation lente d'un facteur du milieu dans un même sens —température, humidité... — ce qui ne doit pas être compris dans un sens lamarckiste mais dans le sens d'une pression sélective due à l'environnement. - On dirait qu'une mutation en prépare une autre, comme si elle lui frayait le chemin : “ Une mutation ne prophétise pas celle qui la suivra dans une série orthogénétique, mais elle la prépare en restreignant les possibilités de variations ” et, en annotation manuscrite : “ Si on parvenait à le démontrer on serait bien près de comprendre l'orthogenèse ” (Cuénot, Genèse., 1932, p.463). - Il citait aussi, en annotation manuscrite, les travaux de D'Arcy Thompson (1917) : par transformation cartésienne d'un système de coordonnées dans lequel on place une structure anatomique dont on veut modéliser la déformation, l'auteur expliquait les changements de proportions. “ L'accroissement de taille est une loi mathématique, si on insère un organe, par exemple un crâne, dans un réseau de coordonnées, ce réseau par étirement, courbure, permet d'inscrire des crânes voisins ” (ibid., annotation, p.463). - L'orthogenèse comme celle des équidés ou des cervidés, pourrait être en rapport avec le développement d'une glande endocrine à un stade précoce de l'ontogenèse (ibid., annotation, p.466). - La corrélation entre les systèmes organiques, déjà évoquée depuis la Genèse de 1911, peut expliquer la régression des doigts des équidés (l'atrophie du doigt III entraînerait celles des doigts II et IV), la rudimentation (sic) des yeux des cavernicoles ou l'atrophie graduelle des pattes chez les — 208 — lézards serpentiformes par une multiplication des vertèbres (ibid.., p.465). - Il nota tardivement (référence bibliographique de 1947) des résultats de biométrie : “ Aucune partie n'a d'évolution autonome et toute variation locale du plan structural spécifique se répercute sur les autres parties du système organique… ainsi chez Gryllus campestris, la biométrie montre que l'augmentation des dimensions de la tête ou du pronotum est constamment accompagnée d'un raccourcissement des pattes postérieures et des organes de vol ” (ibid.., annotation, p.465). Caullery aussi pensait, en 1931 dans Le Problème de l'évolution, à un jeu de corrélations multiples entre les organes pendant l'embryogenèse. - Concernant des séries de paludines de lac Pliocène de Slavonie à formes lisses à noduleuses, abondamment détaillées dans ses Genèses, tout comme la série des Micraster du Crétacé, “ Il semble bien qu'il s'agit de pseudo-orthogenèse, de changements phénotypiques liés au milieu ” (ibid., annotation, p.438). Dans L'évolution biologique, il n'est même plus question de pseudo-orthogenèse mais cette partie a été écrite par Andrée Tétry (Manuscrit de L'évolution biologique, p.31-32). “ Il me semble que les espèces n'ont pas de tendance mais des possibilités d'évolution ”, ce qu'il appelle en 1932 le potentiel évolutif (Cuénot, Genèse., 1932, p.32). Il rend compte de convergences curieuses entre taxons différents (atrophie des pattes dans plusieurs lignées de lézards, mélanisme des papillons, faculté d'enroulement dans différentes lignées d'isopodes, crête de reptiles actuels rappelant des crêtes des dinosaures Triceratops....). Ce concept de potentiel évolutif fut repris par Gould sous l'appellation de trend ou tendance évolutive. (De Ricqlès, 2002, p.30). Tout porte à croire que — 209 — Cuénot avait intimement pressenti le mécanisme interne que l'étude des gènes de développement a permis de découvrir avec l'étude de la multifonctionnalité des gènes HOX à effets pléiotropiques. Que l'on pense au plissement des cloisons de céphalopodes, cité plus haut par Tintant, ou à la formation des doigts, et on a le sentiment qu'effectivement Cuénot était sur la bonne voie : “ On pressent qu'il y a d'autres voies d'organisation capables de rendre compte de la convergence mais nous ne pouvons pas les formuler autrement que par des mots encore vagues, comme potentiel évolutif, variation canalisée, tendances prophétiques ” (ibid., p.463). Enfin l'atavisme était selon lui l'exception à la loi de l'irréversibilité de Dollo qui veut que les espèces ne puissent évoluer que dans un certain sens sans revenir en arrière. “ Les espèces disparaîtraient car elles ont épuisé leur potentiel évolutif, mais rien ne permet de croire que certaines espèces apparemment statiques ne vont pas à nouveau évoluer ” — on a signalé des chevaux à trois doigts, une race de poules à cinq doigts, etc. Pour Tintant et Devillers, l'atavisme est “ la résurgence, imprévisible, chez les adultes d'une espèce, d'un caractère développé de façon normale chez les ancêtres de la lignée, caractère qui avait disparu depuis des millions d'années” (Tintant et Devillers, 1995, p.328). L'atavisme porte sur une structure, une fonction, jamais un ensemble de structure/fonction. La loi de Dollo n'est en fait pas contredite : un cheval, Equus caballus, qui de temps en temps réapparaît avec un doigt surnuméraire voire deux, reste toujours un Equus caballus et non un Mesohippus ou un Meyhippus. Bien souvent les caractères faisant appel à un nombre trop important de gènes et de populations cellulaires, l'atavisme ne pourra jamais plus réapparaître, malgré les quelques tentatives expérimentales d'atavisme provoqué (drosophile tétraptère, poulet à dents....). — 210 — Dans L'évolution biologique, l'orthogenèse est placée dans le chapitre des Incertitudes : c'est devenu “ un fragment d'évolution découpé arbitrairement dans la broussaille touffue du Règne Animal […] qui indique simplement des jalons que la paléontologie fournit au hasard des ses trouvailles ” (Cuénot, manuscrit de L'évolution biologique, p.67). Cependant, la pensée toujours mouvante, hésitante, il écrivit, guidé par son intuition paléontologique, que l'orthogenèse est préparante du futur des lignée (ibid., p.524). L'ontogenèse “ L'ontogenèse est préparante du futur. ” Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1941, annotation, p.21. Ce sujet est toujours présent chez Cuénot, alors qu'il fut pour ainsi dire banni de la théorie synthétique. Bien sûr, cela est du aux limites des connaissances de l'époque. Lucien Cuénot avait à cet égard parfaitement perçu, dans ce qu'il appelait l'évolution pour cause intérieure, l'importance primordiale des premières étapes du développement de l'individu. Ainsi, il prend exemple de l'Archéoptéryx qui a une longue queue de reptile et une vingtaines de vertèbres. L'oiseau actuel a une queue très courte, quatre vertèbres caudales, un pygostyle ; or l'embryon d'oiseau paraît passer par le stade Archéoptéryx avec quatre vertèbres sacrées puis une quinzaine de vertèbres soudées en un pygostyle. “ Les ébauches ne sont pas de pures répétitions anatomiques ; elles jouent sans doute le rôle d'organisateur ” (Cuénot, manuscrit de L'évolution biologique, chapitre L'empreinte du passé dans l'ontogenèse). Idée déjà noté dans la Genèse de 1932 : l'ébauche chordale, qui sert à induire la formation du tube nerveux, joue à la fois un rôle inducteur et morphogénétique — 211 — (Cuénot, Genèse., 1932, annotation, p.60). Déterministe, Cuénot voyait dans le développement de l'individu à la fois une préformation et une épigenèse. La notion d'espèce L'espèce a toujours été reconnue comme l'unité élémentaire de la classification des êtres vivants. Mais le concept d'espèce était loin d'être clair. Darwin, l'auteur de L'origine des espèces en avait une approche intuitive et il n’accordait pas d’importance à l’isolement géographique et sexuel (Génermont, 1995, p.380). D'autres à cette époque à la suite du paléontologue Moritz Wagner (1813-1887), auquel se référait Cuénot d'ailleurs, considéraient l’isolement géographique comme un facteur indispensable pour la spéciation. Après 1900, la théorie de la spéciation par isolement géographique subit une éclipse : le mutationnisme allait pour un temps tout expliquer. De Vries dont la pensée domina le monde scientifique entre 1900 et 1910 pensait que la variation soudaine, discontinue, pouvait donner naissance à une nouvelle espèce, mais il ne raisonnait pas en terme de population comme personne à l'époque d'ailleurs. Puis les naturalistes réalisèrent qu’à la base il y avait une population naissante isolée géographiquement. Déjà Dominique Alexandre Godron, avait édité à Nancy en 1859 — l'année de l'Origine des espèces de Charles Darwin avec lequel il entretenait des relations — un ouvrage traitant de L'espèce et des races dans les êtres organisés et spécialement l'unité de l'espèce humaine. Cet ouvrage faisait suite à son travail de thèse. L'espèce existe-t-elle? Est-elle fixe? Il étudia durant plus de vingt ans l'hybridation entre des espèces de graminées, les Egylops, et les blés. Dans le Jardin des Plantes de la rue Sainte Catherine, à l'emplacement du musée actuel, Godron cultivait ces hybrides. Il s'intéressa — 212 — aussi aux croisements de Datura, en publiant ses résultats en 1872 dans les Mémoires de l'Académie de Stanislas. Mais travaillant sur un nombre trop important de caractères, il ne put dégager de lois comme le fit Mendel. En outre Godron resta toujours opposé à la théorie transformiste élaborée par Darwin. Mais Godron peut être néanmoins considéré comme le digne prédécesseur de Cuénot qui, à Nancy, non seulement redécouvrit les lois de l'hérédité sur la souris mais entreprit plus tard de s'attaquer à la redéfinition de la notion d'espèce (Tétry, 1978 p.248-250). D'autant que c'est sur l'impulsion de Cuénot que fut révisée la Zoologie de la Lorraine de Godron datant de 1863 (travail de thèse d’Andrée Tétry). Et Cuénot dédia à Godron son ouvrage L'Espèce paru en 1936. A la recherche d'une nouvelle définition de l'espèce La formation des espèces est déjà un sujet traité dans la Genèse des espèces animales de 1911. Le Dantec écrivait encore en 1896 que “ La formation progressive des espèces à partir des races s’explique par la transformation progressive des agrégats en molécules stables du fait de l’adaptation sur plusieurs générations à des conditions extérieures qui ont changé et sont devenues constantes […]. L'espèce doit être une définition chimique (comme le chien est un chien parce qu’il sent le chien ” (Le Dantec, 1896, p.336-340). Face à une telle conception, l'entreprise de Cuénot était une entreprise d'avant-garde. Dans le chapitre consacré à la formation et à l'adaptation des espèces, il y traitait les diverses formes d'isolement qui conduisent à la naissance d'une espèce. A cette époque où le mendélisme triomphait, l'espèce passait du rang d'assemblage d'individus qui se ressemblent à celui d'unité organique, lieu de brassages chromosomiques et de mécanismes sexuels : c'est ainsi qu'allait naître bientôt la génétique des populations. — 213 — Dans la Genèse de 1911 (Cuénot, Genèse., p.373-412) soit vingt-cinq ans avant L'Espèce, il mettait l'accent sur l'absence de corrélation entre les différences morphologiques et sexuelles, laissant entendre par là l'ambiguïté des critères morphologiques ; il s'intéressa longuement aussi au polymorphisme des individus. Tel est le cas ambigu des sous-espèces et des variétés, formes d'une même espèce, séparées par des barrières géographiques, éthologiques, mécaniques, physiologiques, sexuelles : nous aurions sous les yeux actuellement toutes les étapes possibles qui conduisent à la dissociation (ibid., annotation manuscrite, p.375). Les différences somatiques entre espèces ont nécessairement à l'origine une mutation de facteurs génétiques. A l'amixie due à l'isolement, “ il faut que se superposent des mutations génétiques, soient qu'elles précèdent, soit qu'elles coïncident avec, ou le suivent. Il arrive souvent, au reste, que la mutation préalable facilite ou détermine l'amixie, ou que l'isolement favorise la production de mutations. Il peut donc y avoir de très nombreux modes de formations des espèces ” rajoutant à la plume “ par continuité ou discontinuité ” (ibid., p410). Il existait donc, pour Cuénot, deux modes de formation d'espèces : l'un où l'isolement précède la mutation (cas des espèces naissantes comme les Sepia), l'autre où la mutation précède l'isolement (cas des espèces polymorphes comme les Cepaea). A la Société de biologie en 1929 (Cuénot, L'origine des espèces et le mutationnisme, 1929, p.161-167), il proposa que la définition couramment admise de l'espèce soit révisée devant les nombreux faits qui s'accumulaient. Cette définition définition proposait “ une collection d'individus assez semblables entre eux pour les croire raisonnablement descendus d'un couple ou d'un ancêtre commun ; ils sont féconds entre eux et leurs produits sont indéfiniment féconds, — 214 — tandis qu'ils sont infertiles avec des espèces voisines ” (ibid., p.12). Or il y a un manque de corrélation entre les différences morphologiques et sexuelles : ainsi telles espèces très ressemblantes étaient stériles (pommier/poirier) alors que telles autres en apparences très différentes appartenant même à des genres différents (mufliers) pouvaient se croiser. En outre, le critère de l'isolement sexuel ou éthologique ne pouvait être appliqué aux fossiles. De plus, certaines espèces qualifiées de litigieuses viennent contredire le critère d'interfécondité : par exemple la corneille noire et la corneille mantelée possèdent une zone d'interfécondité en Europe centrale, quoi qu'elles n'aient pas la même répartition géographique ni la même éthologie (sous-espèces géographiques). Au sein de l'espèce collective des escargots des jardins, Cepaea nemoralis, se sont constitués de mutants ou jordanons qui diffèrent par des différences morphologiques — couleurs et nombre des bandes sur la coquille — et sont complètement interféconds. Cuénot insistait alors sur le polymorphisme des individus, sujet qu'il développait déjà dans sa Genèse de 1911 : il traitait du polymorphisme morphologique, sexuel et poecilogonique*. Le pionnier de la génétique française, découvreur du gène létal, était bien armé pour intégrer les données génétiques dans la définition de l'espèce. Au cours d'une conférence donnée devant la Société zoologique Suisse en 1929, il expliqua que la mutation ne pouvait à elle seule être fondatrice d'espèces. L'isolement était nécessaire et l'isolement reproductif était à ce titre le plus important des isolements. C'est le cas de la seiche, Sepia officinalis et Sepia filliouxi, en Atlantique : deux populations parfaitement identiques mais qui diffèrent par leur époque de reproduction et donc leur migration (voir aussi Cuénot, Sepia officinalis est une espèce en voie de dissociation, 1917, — 215 — p.345; L'origine des espèces., 1929, p.13). La mutation pouvait conduire à la fondation d'une nouvelle forme par isolement génétique : c'est le cas des plantes autofécondables comme Chelidonium laciniatum apparue brusquement en 1590 dans un jardin depuis Chelidonium majus, les deux espèces cohabitant ensemble (voir aussi Cuénot, Genèse., 1932, p.157-158). La mutation pouvait conduire à la substitution d'une forme par une autre et conduire avec le temps à une variété puis une espèce autonome : cas de Biston betularia, mutant noir, qui s'est substitué à la forme blanche dans certaines régions. Elle pouvait aussi passer inaperçue car touchant un facteur éthologique ou physiologique et conduisant fatalement à la séparation des mutants par impossibilité reproductive. Enfin la formation d'espèces pouvait être déterminée par un accident géographique : morcellement d'îles, surrection d'un isthme.... En 1936 paraît L'Espèce, ouvrage pointu pour l'époque puisque traitant des découvertes les plus récentes de la génétique — notamment des réarrangements chromosomiques au cours de la méiose, de la polyploïdie, des loci et de la carte chromosomique des gènes, etc. Selon Paul Brien, qui fut professeur à l'Université libre de Bruxelles et ancien élève de Cuénot après la première guerre, ce livre “ fut le compagnon de tous les biologistes et naturalistes de (sa) génération ” (Brien, Hommage, 1967, p.30). Cuénot le naturaliste y étudiait l'aspect ardu de la terminologie en systématique. Il ne prétendait pas apporter une solution mais plutôt poser le problème, au travers de maints exemples comme dans tous ses livres. Ce ouvrage fut salué à l'époque par la critique : élégance de la forme alliée à la solidité du fond, parfaite loyauté et séduisante clarté. Rostand rendait hommage à cette occasion au Maître de Nancy par un long article dans Le Figaro (article non daté inséré dans L'espèce — 216 — de Cuénot, 1936). Dans le chapitre sur la naissance des espèces il montrait qu'au départ, il y avait un petit nombre de mutants fondateurs qui, en tenant une place durable dans un biotope donné, étaient susceptibles de donner naissance à une nouvelle espèce. Bien sûr le succès devra beaucoup à la préadaptation et à la fécondité différentielle. Il y distinguait deux modes de formations des espèces : soit il y a une espèce, couvrant une aire vaste donc forcément polymorphe, se segmentant en sous-espèces, soit il y a formation sur place, comme c'est le cas pour les plantes autogames ou pour les cyclidés du lac Tanganyika ou les gammarides du Las Baïkal. Cuénot avait annoté (Cuénot, L'espèce, 1936, p.241) que Mayr en 1942 ne croyait pas à ce mode de formation. L'hypothèse actuelle est que les 200 cyclidés du lac Tanganika se seraient formés en 200 000 ans, à la suite d'un assèchement où seuls quelques individus auraient survécu et évolué indépendamment dans des poches d'eau (Stiassny et Meyer, 1999). “ Je ne sais pas si en toute rigueur l'espèce est une réalité concrète, mais elle est au moins une réalité pratique ” (Cuénot, L'espèce, 1936, p.251). Cuénot proposa, à des fins pratiques, la définition de la bonne espèce qui répondrait à la formule MES pour Morphologie-physiologie, Ecologie-distribution et Stérilité extérieure-fécondité intérieure. On a jamais vu encore se former de bonne espèce nouvelle car bien souvent la phase essentielle et décisive qu'est l'isolement passe inaperçue, la mutation capitale est d'ordre éthologique ou physiologique et passe inaperçue aussi. Mais lorsque l'isolement est acquis, il conduira nécessairement au cours de milliers d'années peut-être à des différences génétiques, morphologiques et sexuelles telles qu'il y aura une unité autonome. Les cas litigieux sont ceux où un des critères manque : — 217 — - M.E. sont morphologiquement et éthologiquement séparés mais féconds (corneilles). - E.S. sont éthologiquement séparés et stériles mais se ressemblent (ascaris du porc et de l'Homme, parasites inféodés à un hôte). - M.S. sont morphologiquement séparés mais de comportement différents et donc stériles. L'espèce selon des contemporains français de Cuénot Tous lamarckistes, aucun ne pouvait définir correctement l'espèce. Emile Racovitza (1868-1947), le pionnier de l'étude des faunes cavernicoles, avait déjà insisté, en 1912, sur le critère d’isolement et proposé la définition suivante de l'espèce : ensemble de consanguins isolés (ibid., p.13). Jeannel semblait proche de cette manière de voir puisqu'il ajoute “ isolés depuis assez longtemps pour avoir acquis des caractères morphologiques particuliers ” (Jeannel, 1942, p.3). René Jeannel, directeur du Muséum d'histoire naturelle de Paris, biogéographe spécialiste des faunes cavernicoles, affirmait dans son ouvrage de 1942 (où hasard et sélection du darwinisme sont encore totalement absents...) que les zoologistes s’en tenaient au seul critère de la ressemblance car ils ne pouvaient tester la fécondité. La création d'espèces par néoténie Après 1936, Cuénot s'intéressa à la création d'espèces par néoténie. Des hétérochronies de développement, changements qui affectent les périodes et les durées de l'ontogenèse, peuvent être la cible de la sélection naturelle : c'est par exemple le maintien chez l'espèce-fille de caractères morphologiques juvéniles de l'espèce ancestrale (l'Homme dont le crâne ressemble à celui du bébé chimpanzé). La néoténie suppose que l'espèce-fille conserve à l'état adulte un — 218 — stade ontogénétique ou juvénile reconnu de l'espèce ancestrale, chez l'axolotl* par exemple. Le premier cas fut observé en 1876, lorsque l'on comprit que les larves, que l'ont considérait comme des adultes car ils ne subissaient pas tous la métamorphose, étaient des amblyostomes, salamandres mexicaines. L'axolotl est une sorte de bébé géant susceptible de se reproduire. Inspiré par ses travaux sur les échinodermes vivants et fossiles, Cuénot exposait déjà dans un article de 1892, "Les ancêtres et le développement de l'individu", la loi biogénétique fondamentale et ses limites dans la compréhension de la généalogie. Cinquante ans plus tard, il écrivait un article sur "Un paradoxe évolutif : la néoténie chez les oursins". (Cuénot, 1941). Echinocyamus pusillus, une petite espèce actuelle méditerranéenne, et Tiarechinus princeps, un fossile très localisé et très petit, présentent des cas d'hétérochronie : il y a variation indépendante de la vitesse d'évolution des organes. Ainsi, par le jeu des hétérochronies, il peut y avoir naissance imprévisible de nouveaux types de structure à capacité évolutive rajeunie. Compte tenu de l'isolement reproductif ainsi crée, il est alors possible qu'apparaissent une nouvelle espèce dans le même temps et dans le même lieu. Cette nouvelle hypothèse évolutive était enseignée par Grassé (Grassé, 1943, p.113-117). Le néoténie a été proposé par Bolk sous le terme de foetilisation en 1926 puis Beer en 1932, pour expliquer l'apparition de l'espèce humaine. Dans les années 1940, Cuénot se fit l'apôtre de ce mécanisme encore peu connu pour expliquer la descendance anthropoïde de l'Homme (voir notamment : Cuénot, Conférences, 1938 et 1946). Auparavant, en ce qui concerne l'évolution qui conduisit à l'Homme, refusant le hiatus Homme-animal, il évoquait des mutations brusques — il est curieux d'ailleurs de constater qu'en 1938, il semble acquis à une évolution par bonds — 219 — (Cuénot, Conférence, 1938) — portant entre autre sur le fonctionnement de glandes endocrines, un isolement et une fécondité différentielle (Cuénot, L'origine de l'Homme, 1931, p.18-21). En 1977, S.G.Gould a repris ce concept oublié par la théorie synthétique : ainsi une modification à l'échelle du développement de l'individu conduira à une modification morphologique considérable, véritable saut évolutif, sans que cette modification soit nécessairement liée à l'action de la sélection (De Ricqlès, 2002, p.27). La formation des espèces vue par la théorie synthétique de l'évolution (Mayr, 1982, p.555-560 et 519-523 ; Génermont, 1995). Mayr en 1942 (Mayr, 1982, p.519-520) apporta l'élément qui manquait à la compréhension de la spéciation*, qui fut dès lors définie en terme de population : l’isolement géographique est antérieur à l’isolement reproductif. “ Une nouvelle espèce apparaît lorsqu'une population géographiquement isolée de l'espèce parentale gagne, durant cette période, des caractères qui stimulent ou garantissent l'isolement reproductif lorsque les barrières externes s'effondrent ”. Mayr montra en 1970 que “ les mécanismes de spéciation (au niveau des gènes et des chromosomes) avec les mécanismes d’isolement géographique des populations (allopatrie, sympatrie) […] sont indépendants l’un de l’autre, et sont tous deux, par nécessité, impliqués simultanément ” (Mayr, 1982, p.522). Dobzhansky (1937) et Mayr (1940) arrivèrent en fait à une définition biologique de l'espèce : cette définition ne fait aucun cas d'une quelconque ressemblance morphologique, physiologique ou éthologique entre les individus ; elle prend en compte des populations sur un territoire donné dans un écosystème, populations dont les individus ne sont séparés par aucun isolement reproductif — 220 — entre eux. Pour Mayr, les espèces sont des groupes de populations naturelles effectivement ou potentiellement interféconds dans une position d'isolement reproductif par rapport à d'autres groupes. Simpson (dans Génermont, 1995, p.387-388) montra, en 1951, que la définition de l'espèce posait de sérieux problèmes en paléontologie, pour lequel il n'existe aucune définition génétique. Le problème de la cladogenèse reste délicat (l'espèce-mère persiste-t-elle ?) tout aussi bien que celui de l'anagenèse, pour lesquelles il y a toujours une part d'arbitraire. L'espèce aujourd'hui La définition a été à nouveau discutée récemment car elle ne prend en compte que les populations à sexualité biparentale, exceptant la parthénogenèse, la reproduction unisexuée, l'autofécondation réciproque (ibid., p.379). Par ailleurs il est nécessaire de prendre en compte le facteur temps. Il y a des cas problématiques comme par exemple celui de sous-espèces de chamois (Alpes et Pyrénées) qui ne semblent pas être séparées par un isolement reproductif, mais il n'est pas certain que dans des conditions naturelles, elles seraient interfécondes. Exemple aussi de deux espèces de souris (Mus musculus et Mus domesticus) qui cohabitent dans une zone étroite où elles s'hybrident, mais continuent malgré cela à conserver leur individualité (ibid., p.383). Depuis l'événement de la cladistique*, de nouvelles ambiguïtés ont vu le jour car la parenté cladistique vient parfois contredire le critère d'interfécondité — certaines espèces considérées comme n'ayant pas d'ancêtre commun s'hybrident malgré tout. En 1989 Cracraft a donné une définition phylogénétique de l'espèce qui “ fait remarquable […] n'est guère différente de celle de Cuénot (1951) : une — 221 — espèce phylogénétique est un groupe irréductible d'organismes, diagnostiquement distincts des autres groupes, et dans lesquels il y a une 'lien' de parenté et de descendance ” (Génermont, 1995, p.392). Jean Génermont (1995, p.380), citant un paragraphe de la Genèse de 1911, a regretté que, dans la définition de Cuénot, le critère de ressemblance apparaisse en premier, le critère d'interfécondité en second, “ Quant à l'isolement reproductif […] il est considéré non comme l'événement qui détermine la spéciation mais comme un évènement qui lui est postérieur ”. Ors il ne s'agit pas de la définition de Cuénot : celle-ci est donnée en guise d'introduction au chapitre sur la formation des espèces dans la Genèse de 1911 et c'est une définition qui se voulait généralement admise par les naturalistes de l'époque mais à laquelle Cuénot ne prétendait pas adhérer. Un chapitre d'une trentaine de pages est exclusivement consacré aux caractéristiques de l'isolement géographique, physiologique, sexuel, etc., au parallélisme entre ces caractéristiques et les mutations et au polymorphisme (dans le sens de l'époque). Dans le rapport présenté à la Société de Biologie en mais 1929, "L'origine des espèces et le mutationnisme", il apparaît très clairement que cette définition attribuée à Cuénot n'est pas la sienne. Après avoir donné cette définition, il écrivait : “ C'est la définition la plus courante qui est admise implicitement par les naturalistes […]. D'après cette définition, une espèce est donc séparée de ses alliées […] par une morphologie […] et une physiologie […]. La notion d'interfécondité vient ensuite […]. Pendant longtemps et encore aujourd'hui pour beaucoup de taxinomistes, cette définition de l'espèce a paru bonne est suffisante […] mais à mesure que s'accumulaient de nouveaux documents […] des difficultés et des contradictions apparurent, montrant avec évidence qu'il y avait lieu de — 222 — réviser le concept classique, inadéquat aux faits pratiques pour deux raisons […] manque de parallélisme entre différences morphologiques et sexuelles… ” (Cuénot, L'origine des espèces., 1929, p.2-5). Or les ouvrages, chapitres et articles où Cuénot s'est intéressé à l'espèce (depuis la Genèse de 1911) portaient essentiellement sur les processus d'isolements géographiques et reproductifs et sur la variation génétique (voir notamment le chapitre sur la naissance des espèces dans L'Espèce de 1936) ce qui n'est pas conforme avec la définition introductive. Ses écrits sont truffés d'allégations et d'exemples laissant entendre que l'isolement est nécessaire et l'isolement reproductif est à ce titre la plus important des isolements : “ Un mode très important d'isolement est une déplacement de l'époque de maturité sexuelle des deux sexes, ce qui entraîne l'amixie ” (Cuénot, L'espèce, 1936, p.234). “ C'est l'isolement qui est en première ligne à la base de la néoformation des espèces ” (Cuénot, Genèse., 1932, p.411). A aucun moment il n'insistait sur le critère morphologique qui pourtant apparaît en premier dans la définition M.E.S. Ainsi, dire que Cuénot s'opposait totalement à la définition biologique de l'espèce à laquelle il ne s'est pas rallié, bien qu'elle eût été, à l'époque de ses derniers écrits, largement diffusée (Génermont, 1995, p.371) doit être tempéré. On ne peut en tout cas pas lui reprocher de n'avoir pas lu l'actualité scientifique : dans ses annotations manuscrites dont il avait l'habitude de truffer ses exemplaires, et L'Espèce en particulier, il faisait référence plusieurs fois à la définition de Mayr de 1942 (Cuénot, L'espèce, 1936, annotation manuscrite, p.13), à Dobzhansky aussi. Cependant il paraît certain que Cuénot n'a pas perçu l'importance de raisonner en terme de pool génétique de populations : il a toujours privilégié l'individu, restant en cela dans une vision traditionnelle de l'espèce. Pour lui, il existait deux manières — 223 — d'aborder l'espèce, l'une, commode, à usage taxinomique, l'autre, relative à la formation : l'une à visée pratique, l'autre purement spéculative. Et Cuénot concevait le problème de l'espèce avant tout avec l'oeil du naturaliste, qui avait besoin de critères systématiques de reconnaissance, et c'est en cela que le critère morphologique importait, par commodité, mais nullement comme critère principal de formation des espèces. Cette part de vérité rétablie, Jean Génermont n'a pas tort en affirmant que “ Cuénot s'est longuement penché sur cette question, mais malgré la profondeur de ses analyses (ou peut-être même en raison de la profondeur de ses analyses), il n'est pas parvenu à une solution unique, et, de ce fait, il n'a jamais considéré l'espèce comme une catégorie objective ” (Génermont, 1995, p.391). Cuénot doutait, réticent à tout dogmatisme, toute synthèse forcément simplificatrice ; observateur intarissable, il accumulait tant d'exemples contradictoires que là encore, comme pour l'évolution, il ne put entreprendre une véritable synthèse. Mais, on ne peut prétendre enfermer ce spécialiste de la diversité biologique, doublé du généticien darwinien, dans l'image d'une homme qui a refusé la définition biologique de l'espèce. L'origine de la vie (Lazlo, 1997) Encore un sujet qu'affectionnait Cuénot. Les études concernant la chimie prébiotique ne datent que de cinquante ans et, encore aujourd'hui, l'incertitude demeure. A partir des années 1920, Cuénot introduisit ce sujet dans ses conférences. S'il adhérait à l'hypothèse de la panspermie, considérée à l'époque comme hardie, il reconnaissait bien volontiers à l'origine une rencontre fortuite de molécules, admettant la probabilité d'un ensemencement panspermique. Déjà dans un courrier (19 avril 1911) à Paul Becquerel, partisan de la génération spontanée qui tentait d'infirmer par — 224 — l'expérience que la panspermie interastrale n'existait pas, Cuénot confiait sa prédilection pour l'hypothèse d'une vie existant depuis toujours ailleurs que sur la Terre. Pourtant, cette hypothèse fut abandonnée plus tard dans les années 1940 lorsque l'on proposa une formation de molécules prébiotiques dans les océans primitifs. Cuénot sembla alors abandonner à regret sa première hypothèse pour “ cette nouvelle hypothèse provisoire, mais satisfaisante à l'esprit ” (Cuénot, Réflexions sur l'évolutionnisme, 1948, p.491). Le congrès “ Paléontologie et transformisme ” de 1947 : les Français face à la théorie synthétique de l'évolution Ce colloque international "Paléontologie et Transformisme" eut lieu à Paris du 17 au 23 avril 1947, sous les hospices de la fondation Rockfeller et du C.N.R.S. Il réunissait, pour la première fois, des paléontologues et des généticiens, et allait leur permettre de confronter leur vision de l'évolution sur la base de la nouvelle théorie, en cours d'élaboration dans les pays anglo-saxons. La science de l'évolution n'existait pas encore par elle-même, elle se manifestait au travers de polémiques entre scientifiques de plus en plus spécialisés, ayant sans doute un peu perdu déjà l'ingénuité conceptuelle des premiers grands naturalistes (Faure, 1987, p.117). Etaient présents entre autres Simpson, Huxley, Haldane, Waddington, Cuénot, Teissier, Prenant, Piveteau, Arambourg, Teilhard de Chardin, Caullery, Ephrussi, Grassé, Devillers et Tintant. Ces deux derniers, alors tous jeunes chercheurs, témoignèrent de cette manie française qui consistait au mieux à ne pas vouloir tenir compte de la sélection naturelle : “ Dobzhansky nous disait un jour qu'en France, on n'avait jamais compris le rôle de la sélection, car on l'imaginait sous l'aspect négatif d'un tamis, alors que pour lui, elle avait un rôle positif, créatif ” — 225 — (Devillers et Tintant, 1996, p.181). Jean Piveteau (1899-1991), professeur à la chaire de paléontologie de la Sorbonne depuis 1939, insatisfait du néo-darwinisme pour les macroévolutions, représentait le clan des naturalistes opposés. Il refusait tout caractère adaptatif ou sélectif à l'orthogenèse, refusant d'admettre que la série des équidés serait la marque d'une adaptation à un régime herbivore. “ C'est l'accumulation de tout le passé qui agit sur le présent. il y a non seulement détermination mais création de l'avenir ” (Piveteau, 1947, p.155). Simpson cherchait à faire entrer l'orthogenèse dans le cadre explicatif de la théorie synthétique de l'évolution (Simpson, dans Paléontologie et transformisme, 1950, p.132). Elle était restée, en effet, pour les principaux artisans de la théorie synthétique “ la principale pierre d'achoppement et […] les adversaires de la théorie ont soutenu que celle-ci est contredite par l'orthogenèse ” (ibid., p.133). La sélection naturelle était le principal élément moteur et directeur (ibid., p.162). Simpson défendit sa conception de l'orthogenèse en exposant les exemples des gryphées et des équidés, exemples repris dans son ouvrage L'évolution et sa signification en 1951: “ Le principal facteur, qui ne soit pas dû au hasard, et qui oriente les processus d'évolution, s'identifie raisonnablement avec l'adaptation ” (Simpson, 1951, p.139). Simpson expliquait comment le couple interactif mutation-sélection suffisait à interpréter le cas d'Ostrea irregularis à Gryphea incurva (Simpson, dans Paléontologie et transformisme, p.144). La série des équidés n'était quant à elle pas de longue durée et non rectilinéaire (ibid., p.148). Un problème restait en suspens : certaines orientations parallèles affectent des lignées parentes mais distinctes, non interfécondes. Simpson n'acceptait pas l'argument d'une quelconque poussée interne (ibid., p.135). Si des lignées — 226 — apparentées tendaient à évoluer parallèlement, il fallait invoquer la pression de sélection, car les rapprochements morphologiques purement phénotypiques posséderaient une base génétique différente (ibid., p.152). Ce problème fut évoqué lors de l'exposé de Teilhard de Chardin avec l'hypsodontie de siphnés (rats-taupes) de Chine du Nord : la série des siphnés de Chine et leur passage des dents courtes aux dents longues s’est fait de façon continue et qui était selon lui une évolution dirigée. Simpson n'en avait pas eu connaissance préalablement, et lors de la discussion, avoua que ce type d'orientation parallèle devait avoir une cause autre que le pur hasard, cherchant du côté d'une pression de sélection avantageuse (Simpson, ibid., p 179). Il cherchait à se suffir uniquement de la sélection naturelle pour l'expliquer. Pour Teilhard, les extinctions massives d'espèces ne devaient rien au hasard. Simpson discuta ensuite l'interprétation de Cuénot selon laquelle l'hypertélie* serait une cause directe et suffisante pour expliquer l'extinction. On ne peut juger de l'avantage ou du désavantage apparent d'un organe ; par ailleurs un organe n'est pas nécessairement inutile parce qu'on en ignore la cause. Simpson invoqua des processus en accord avec la théorie synthétique : croissance différentielle et autre formes de corrélation génétique ou pression de sélection renversée. Dans le cas du développement des bois de cerfs, la compétition entre mâles peut être évoquée (ibid., p.158-159). En conclusion, Simpson avoua qu'on ne pouvait réfuter totalement les interprétations orthogénétiques mais qu'il était plus aisé d'avoir recours à la saine méthode scientifique, sans nécessité de faire intervenir des facteurs vagues et indémontrables (ibid., p.161). Lors de la discussion qui suivit son exposé, Arambourg, Caullery, Grassé, Teilhard et Cuénot contestèrent la suffisance du néodarwinisme, ainsi définit, pour expliquer la totalité des faits (Piveteau et De St — 227 — Seine, 1947, p.559). La vision anglo-saxonne d'une orientation dirigée par la sélection s'opposait nettement à l'orthogenèse relevant du non-hasard. Cuénot intervint aussi au sujet d'une évolution d'échinodermes, la série des Micraster, et Westoll lui démontra que cela n'avait rien à voir avec une orthogenèse mystérieuse. Cuénot avait mentionné en annotation manuscrite dans sa Genèse (postérieurement à 1947) que la petite orthogenèse ou variation continue, sur le modèle de Micraster pouvait recevoir une interprétation mutationniste, mais il resta réticent à une possibilité d'évolution saltationniste par passage d'un mutant à l'autre, faute de séries complètes en paléontologie, préférant une variation continue dans le temps (Genèse, 1932, p.461). Haldane présenta la théorie synthétique de l'évolution ; il reconnut que ses calculs concernant le vitesse de sélection fonctionnaient bien pour le cas du mélanisme industriel ou les populations de mouches mais qu'ils n'avaient presque rien à dire sur l'évolution lente observée en paléontologie (Haldane, 1950, dans Paléontologie et transformisme, p.190). Pierre-Paul Grassé (1895-1985) se prétendit en accord sur bien des points avec Haldane. Cependant, refusant avec force à faire appel à des facteurs immatériels il minimisait la sélection naturelle dans le cas de l'interprétation des orthogenèses : le milieu changeant, la constance de la voie évolutive s'accorde mal avec la sélection (Grassé, dans Paléontologie et transformisme, 1950, p.204-205). Eminent zoologue, auteur et coordinateur du traité de zoologie depuis le milieu des années 1950, titulaire de la chaire d’évolution des êtres organisés de 1941 à 1964, Grassé était insatisfait de l'explication par le couple mutation fortuite-sélection naturelle pour les cas de convergence adaptative qui apparaissent dans des lignées différentes. Il mettait en cause le principe d'utilité du système darwinien : par exemple le — 228 — siphon respiratoire des nèpes peut être coupé sans gêne (ibid., p.212-213). La sélection sexuelle contrecarre parfois la sélection naturelle. Pour Grassé, la sélection naturelle, telle que présentée par les néo-darwiniens, devenait implicitement un jugement de valeur (ibid., p 215). En 1943, dans son cours sur l'évolution, destiné au Certificat d'études supérieures de biologie générale, il reprenait principalement les arguments de Cuénot pour développer ses réserves vis-à-vis du néodarwinisme. Devant les échecs répétés des expériences tendant à prouver l'acquis somatique, il affichait, à la faveur des antinomies de Cuénot (coaptation chez le phasme, callosités d'autruche), une réserve prudente contre le rejet absolu de toute hérédité de l'acquis (Grassé, 1943, p.90-91). Il acceptait le néo-darwinisme mais en minimisant le rôle de la sélection naturelle : argument cher à Cuénot, la mort conservatrice du type moyen, ne crée rien, le hasard n'est pas le deus ex machina de l'évolution (ibid., p.109). Les fameuses antinomies furent à nouveau présentées par Grassé d'abord, Caullery ensuite avec le parasitisme (sacculine chez le crabe) et enfin Cuénot avec les callosités des phacochères. Marcel Prenant s'en prit aux coaptations, sujet introduit par Grassé : il fallait minimiser les difficultés et invoquer la sélection (Prenant, dans Paléontologie et transformisme, 1950, p.222). Dans son exposé sur l'évolution, Cuénot fit part de l'insuffisance de la génétique — suffisante dans les cas d'évolutions mineures — à expliquer l'origine des grands types cladiques, des orthogenèses, des surprenantes inventions des organismes, la complémentarité toujours sans défaut de la faune et de la flore. “ Aussi les biologistes ont-ils le sentiment difficile à exprimer avec nos pauvres mots... qu'à côté des phénomènes de hasard, se place quelque chose d'autre, qui donne un sens profond à la vie, à l'Evolution continuelle, à la naissance de l'esprit, en somme à une — 229 — finalité. Ce n'est qu'une croyance, bien entendu, mais je la préfère pour mon compte au positivisme étroit des philosophies matérialistes ” (Cuénot, ibid., p.251-252). Si ce colloque ne mit pas tout le monde d'accord, il eut le mérite de permettre à la biologie française de renouer avec les biologistes américains, après une longue interruption et de réunir les paléontologistes et les généticiens sur le chemin de l'évolution (Haldane, dans Paléontologie et transformisme, p.183-184). Devillers (dans Grimoult, 2000, p.204) résuma l'état d'esprit de ce colloque auquel il a participé : il ressentit un “ net décrochement entre l'état des idées évolutionnistes en France et dans les pays anglo-saxons. Disons avec le recul que les premiers conservaient une certaine nostalgie du lamarckisme […]. Et puis il y avait une insistance à souligner tout ce qui fait difficulté dans la compréhension des résultats de l'évolution et à ne rappeler que cela ; dans les exposés de Simpson, de Watson, de Haldane, il y avait le désir de construire ”. Simpson fut frappé de la divergence plutôt que de la tentative d'unification chez les chercheurs français. La guerre avait éloigné les chercheurs de ces deux pays : alors qu'aux USA, les paléontologues, les généticiens et les systématiciens s'étaient rapprochés, la période ne fut pas favorable aux Français (Simpson, 1950, p.10-11). Lors de son discours pour sa nomination en qualité de président d'honneur de la Société zoologique de France, le 27 mai 1948, Cuénot, avec sa verve sans pareille, déclarait que le néo-darwinisme strict tel qu'il fut présenté au cour de ces conférences qui firent quelque bruit, avait l'avantage d'être clair, logique, cohérent. “ Hélas, insuffisamment touché par la grâce néodarwinisme et la dialectique qui l'accompagne, j'ai encore quelques doutes sur la valeur plénière de cette thèse ” (Allocution, 27 mai 1948). — 230 — Rendre à César.... Il importe de rendre justice à Cuénot qui fut, à la suite de ce colloque, classé parmi les finalistes avec Teilhard de Chardin. Ce fut un amalgame fâcheux qui contribua sans doute à l'éclipse dont il eut à souffrir après sa mort. Sa vision de l'évolution n'avait rien à voir avec la vision orthogénétique divine du Jésuite. Ainsi Jean-Pierre Faure dressait encore en 1987, dans un hommage à Grassé, un tableau profondément inexact de Cuénot qu'il associe à Teilhard, tous deux pensant que les orthogenèses ne peuvent s'expliquer que par un finalisme métaphysique, la marche vers un but, la naissance de la conscience et de l'esprit (Faure, 1987, p.119). Il semble que Cuénot et Teilhard se soient accordés jusqu'à un certain point : “ l'Homme, dans la Nature est un phénomène nouveau, une invention qui a surgi, ou, si vous ne redoutez pas un langage métaphysique, la réalisation d'une Idée transcendante ; cette Idée-puissance ne peut s'exprimer qu'en pénétrant un support matériel ” (Cuénot, Conférence, 1938, p.40). Il ne pouvait y avoir d'affinité spirituelle autre, Cuénot étant imperméable à toute spiritualité chrétienne et n'ayant aucun foi dans le progrès humain, à l'opposé du jésuite, irrémédiable optimiste, profondément attaché à l'Eglise et à ses dogmes. Par ailleurs il ne croyait pas à une évolution orthogénétique de l'Homme : cet antropomorphe n'était qu'un foetus de gorille — selon le principe de la néoténie* (Cuénot, L'origine de l'Homme, 1931, p.18-21 ; Conférences, 1938 et 1946). Nous avions vu dans le chapitre consacré à la vie de Lucien Cuénot, le rapport qu'il y eut entre les deux hommes. En 1946, Teilhard revint définitivement en France où il fut élu à l'Académie des sciences en 1950. Aucun des livres, en dehors de ses publications purement scientifiques comme Le phénomène humain (achevé en 1940, paru en 1955), ne fut publié avant sa mort. Teilhard entretenait avec les autorités — 231 — religieuses de l'époque des relations conflictuelles car sa pensée évolutionniste était alors jugée beaucoup trop hardie par l'Eglise. Mais le problème est plus complexe encore si l'on en juge par l'échange épistolaire entre Cuénot et Paul Grosjean — qui par ailleurs éclaire et prouve surtout la divergence de point de vue de Cuénot sur l'oeuvre de Teilhard de Chardin. Paul Grosjean était bollandiste, c'est-à-dire jésuite chargé de la publication critique de la vie des saints, adversaire résolu des mystérieux et des mystiques selon ses propres écrits, et bien décidé à en découdre avec les miracles et les apparitions. “ J'ai été très heureux, je m'avoue, d'apprendre de lui (un ami commun, Albert Bassemans) votre jugement définitif sur les pages du P.Teilhard de Chardin intitulées Comment je crois. C'est assurément un inconvénient douloureusement ressenti que la longueur, chez les Jésuites, de la formation normale […]. Le P.Teilhard de Chardin souffre certes beaucoup de n'avoir point passé régulièrement par cette longue et mince filière […]. Il ne faut pas chercher ailleurs, je crois, la raison profonde d'une métaphysique obscure et des heurts qui en proviennent ” (Correspondance, Grosjean, 2 mai 1949). Récemment encore, Grimoult écrivait toute une série de propos infondés sur Cuénot et sur d'autres d'ailleurs, avec un évident parti pris idéologique. Il serait fastidieux et inutile de les citer, mieux vaut les oublier ; selon lui, Cuénot “ ne pouvait point se passer d'un mécanisme métaphysique transcendant ” (Grimoult, 2000, p.108). Ce sujet, déjà bien analysé d'un point de vue strictement biologique, est repris dans le chapitre traitant de la philosophie biologique de Cuénot. 8. Conclusion — 232 — “ Le Vie est conquérante d'espace et de matière ; elle cherche obstinément — et réussit — à étendre son domaine en se diversifiant... Tout de passe comme si la Vie avait une fin : celle de se maintenir. ” Cuénot “ En biologie il n'y a qu'une loi générale, c'est qu'il n'y a pas de loi générale. ” (Cuénot, Analyse d'ouvrage, 1944). Les biographes et historiens qui se sont penchés sur l'œuvre de Cuénot l'ont trop vite jugé, parce que trop acquis à la stricte théorie néo-darwinienne. Chez cet homme acquis au transformisme et ce depuis les années 1890, qui n'a cessé de défendre cette thèse contre le néo-lamarckisme, puis contre les créationnisme, certains ont vu une tendance lamarckiste : sur soixante années de réflexion, l'affirmation nette et catégorique de l'impossibilité des caractères acquis abonde partout dans sa littérature, ses conférences, puis dans ses notre manuscrites tardives. Dans la première moitié du XXe siècle, il n'y avait pas d'alternative entre darwinisme extrême ultrasélectionniste et lamarckisme mécaniste : l'enjeu — qui fut fatal à Cuénot — était de se situer du côté des finalistes ou des mécanistes. L'exemple du phacochère, argument des années 1940, montre simplement à quel point il a poussé sa réflexion et combien la nouvelle théorie s'est révélée très insuffisante pour expliquer ce paradoxe. Cuénot fut toujours réactif, face au monisme matérialiste et au lamarckisme puissant dans lequel il a été éduqué. N'offrant que des lambeaux de vérité, incapable de donner une explication générale, il partit en guerre très tôt contre le mécanicisme intégral qui régnait alors. Il refusa toujours d'admettre un rôle moteur à la sélection naturelle qu'il jugea toujours comme l'élimination des moins aptes — 233 — dans un environnement donné ; la prime va au plus fécond, pas forcément au meilleur phénotype, au plus fort, au plus apte ; il croyait à la capacité constructive de la variation génétique continue, graduelle, il en percevait les limites devant l'impossibilité d'un organe imparfait à jouer convenablement son rôle et donc de résister à la sélection naturelle : l'oeil doit être parfait du premier coup, ce à quoi Darwin s'était déjà opposé. S'il lui fallait refuser la variation par bonds évolutifs, comme le demandait la nouvelle théorie, le naturaliste devait admettre que les variations étaient orientées toujours dans le même sens, donc vers une fin apparente : mais Cuénot n'a jamais cru à cette apparente finalité. Il ne voulut pas admettre la pression sélective constante de l'environnement, sélection positive pour expliquer les séries évolutives. En cela, les nouvelles théories (Gould ou Kimura) cadrent mieux avec la pensée évolutionniste de Lucien Cuénot. Il a insisté sur l'ontogenèse et sur les hérétochronies de développement : ces deux aspects ont été récemment repris par Gould : en prenant de nouveau en compte l'individu dans son développement, Gould donne un ton très neuf au discours intuitif de Cuénot . Car en fait, s'il n'a pas accordé d'importance au niveau populationnel de l'évolution, c'est qu'il s'est toujours situé au niveau de l'individu. Ce qui le taraudait, ce qu'il avait intuitivement perçu dans ce potentiel évolutif, ce qu'il appela les causes intérieures, c'est seulement la biologie du développement des années 1990, avec la découverte des gènes homéotiques, qui viendra l'éclairer sous un jour nouveau. Devant l'immatérialité de ces causes intérieures — que personne ne connaissait alors — il se rangea de lui-même parmi les finalistes, prêtant le flanc à la vindicte matérialiste. — 234 — La vie est conquérante d'espace : une place vide trouvera preneur pour peu que l'organisme porte en lui le potentiel. Sa théorie de la préadaptation, après avoir connu une éclipse, peut être aujourd'hui considérée comme résolument moderne, au-delà même de ce que Cuénot aurait pu espérer. Sans aller jusqu'à l'assurance de Cédric Grimoult qui, au sujet des coaptations, prétend que “ ce grave problème au sein de la théorie synthétique n’a trouvé de solution que récemment, avec la découverte du rôle jusque-là sous-estimé des gènes architectes responsables du développement embryonnaire et de la corrélation des organes ”, on peut dire plus modestement que la piste des gènes architectes aurait pu donner à Cuénot quelques éléments de réflexion à ses questionnements ; les ajustements de ses antinomies ne possèdent pas encore d'explication satisfaisante car, malgré la découverte des gènes de développement, on ignore à peu près complètement la manière dont se déroule la construction spatio-temporelle du vivant à partir du programme génétique ou comment évolue génétiquement anatomie, comportement et écologie de manière à détourner un organe de sa fonction, assurer la coordination des différents organes entre eux, et développer ainsi un organe de défense par exemple dont il serait simpliste de dire qu'il fut créé par le hasard. Quand bien même Cuénot aurait été insatisfait et insuffisamment ouvert à la théorie synthétique de l'évolution en refusant notamment le rôle prépondérant de la sélection naturelle, lui préférant le filtrage lors de la préadaptation, peut-être faut-il voir dans son refus l'empreinte de sa culture scientifique de tradition française? Il n'en demeure pas moins vrai qu'il fut pour ainsi dire le seul néo-darwinien de son époque et le premier généticien français. En fait si Cuénot a démarré assez jeune sa carrière par le biais du transformisme puis du mendélisme par la voie de — 235 — l'expérimentation, il est ensuite retourné à l'observation naturaliste, contraint et forcé par les événements, mais avec le profil transformiste ; il a ensuite élaboré sa conception de l'évolution, avec minimisation du rôle moteur de la sélection naturelle, préadaptation, minimisation des apports de la génétique des populations, sa notion de l'espèce et finalement son arbre phylogénétique. Tout cela à partir non pas des expériences hypothético-déductives ou des modèles statistiques mais au travers de l'observation de l'infinie diversité observable de la nature, magnifique champ de découverte, propre à éveiller le sens critique mais incapable, à l'époque, d'en tirer d'importants faits comme l'ont pu faire des biomathématiciens tels Teissier ou Dobzhansky. Mayr écrivit que ce sont les spécialistes de la diversité biologique qui ont émis des objections à l’encontre de la sélection naturelle, notamment pour expliquer l’évolution graduelle (Mayr, 1982, p.486) : ces observateurs de la nature tout comme les paléontologues — Tintant plus tard qui fut le premier à appliquer la biométrie aux fossiles en France — ont eu le mérite d'attirer, de détourner un peu l'attention des chercheurs penchés sur leurs calculs pour complexifier tout cela et finalement intégrer de nouvelles données à la théorie synthétique. “ J’ai étudié et professé toute ma vie la doctrine évolutionniste, sans que jamais le doute ne m’ait effleuré […]. Mais si l’on me donnait des arguments probants contre l'évolution biologique, c’est avec une pleine allégresse que je participerais à l’édification de la théorie nouvelle. ” Cuénot, dans Rostand, Hommage, 1967, p.21. — 236 — Chapitre V : Travaux de zoologie Bibliographie essentielle : Chapron, 1999 ; Lecointre et Le Guyader, 2001 ; Cuénot, Travaux scientifiques, 1900 et Titres et travaux scientifiques, 1926. Lucien Cuénot fut un spécialiste incontesté des échinodermes, mal connus lorsqu'il débuta sa carrière, et devenus matériel de choix des biologistes qui étudiaient l'embryologie expérimentale : fécondation, segmentation de l'oeuf, parthénogenèse.… Il s'intéressa, à la faveur de la découverte de nombreux commensaux et parasites des échinodermes, mollusques, etc., à la zoologie de petits phylums mal connus, rares, et mal situés au point de vue de la phylogénie : échiuriens, sipunculiens et priapuliens, onycophores, tardigrades et pentastomides. Il travailla également à l'étude de fonctions physiologiques énigmatiques chez les invertébrés. Il décrivit une vingtaine d'espèces nouvelles ainsi que de nouveaux commensaux et parasites de nombreux invertébrés. Cuénot pensait que la formation des clades étaient désormais terminée — la plupart des grands plans d'organisation étant apparus très tôt dans l'histoire de la vie sans que des innovations majeures n'aient vu le jour depuis (Cuénot, Genèse, annotation, 1932, p.467 et XIII, L'évolution biologique, manuscrit, p.16). La place de ces petits groupes dans l'échelle de l'évolution, plus près de l'origine de la vie, leur conférait un intérêt certain pour un zoologiste transformiste. Depuis, la plupart de ces phylums a subi des modifications systématiques sur la base de l'analyse cladistique. Ses travaux de zoologie marine avaient lieu au laboratoire de Lacaze-Duthiers à Roscoff jusqu'en 1900 puis à la station de biologie marine d'Arcachon où il passait ses — 237 — grandes vacances jusque dans les années 1920. Le bassin d'Arcachon possède une situation particulière : c'est une baie à salinité diminuée, à faune différente de celles du Nord-Ouest côtier et c'est un lieu privilégié pour l'étude des espèces migrantes. Cuénot s'intéressa aussi à la faune lorraine, typiquement continentale : là encore, ce n'est pas vers les espèces communes qu'il se tourna mais vers les reliques de la période glaciaire — vallées forestières, sources froides, tourbières vosgiennes mais aussi puits et galeries de mines — ou de la période chaude qui précéda le refroidissement quaternaire — stations ensoleillées où persiste une faune méridionale. Il fit entreprendre à son élève André Tétry, dans le cadre de sa thèse de zoologie, une contribution à la révision de la Zoologie de la Lorraine de D.A.Godron, datant de 1862. Elle y étudia tout spécialement sur les conseils du Maître, les annélides — sangsues et oligochètes — jamais étudiées auparavant (Tétry, 1938). 1. Fonctions physiologiques des invertébrés Ses premiers travaux portèrent sur le sang et les organes lymphoïdes des invertébrés et, en cela, ses travaux rejoignirent ceux de Kowalevsky. Il poursuivit avec la physiologie des invertébrés : fonction du rein et hémocyanine du sang chez Helix, foie des gastéropodes pulmonés, excrétion chez les mollusques — néphridies et cellules isolées ou concentrées en glandes dans le tissu conjonctif, excrétion chez les crustacés décapodes — découverte des reins branchiaux, excrétion chez les orthoptères et les oligochètes (Cuénot, Titre et travaux scientifiques, 1926, p.27-34). Il découvrit la fonction athrocytaire des athrocytes et des organes athrocytaires (termes créés par lui-même) — 238 — présents chez la plupart des invertébrés et dont la fonction est d'épurer l'organisme, en accumulant temporairement les substances étrangères tels que des colorants (ibid., p.12-13). 2. Echinodermes (Cuénot, Travaux scientifiques, 1900 et Titres et travaux scientifiques, 1926, p.27-38) Cuénot, qui ne voulait pas “ d'un paradis où l'on aurait pas à déterminer des Echinodermes ” (Rostand, 1966, p.159), était un spécialiste international réputé de ce groupe et ce depuis ses travaux de jeunesse au laboratoire de Roscoff : une vingtaine d'articles traitant de l'anatomie ou de la physiologie, sans compter ses contributions à la faune du bassin d'Arcachon et au Traité de zoologie de Grassé. Ce phylum passait pour le moins compréhensible du règne animal. Il fut principalement étudié au XIXe siècle par Sars (1844), Koren et Danielssen (1847), Agassiz, Kowalevski et Metchnikov (La science contemporaine, 1961, p.408). Cuénot n'a pas seulement étudié les échinodermes actuels mais aussi les fossiles. Cet angle de vue était à l'époque tout à fait original ; cela lui a permis même de s'attaquer à la phylogénie en intégrant les formes actuelles et fossiles. Actuellement les échinodermes sont classés dans les deutérostomiens — au cours du développement larvaire, le blastopore devient l'anus, la bouche est formée secondairement — tous marins, surtout benthiques*, constitués de cinq taxons regroupés dans deux sous-embranchements : les pelmatozoaires avec les crinoïdes (comatules) d'une part, et d'autre part les eleuthérozoaires avec les astérides (étoiles de mer), les ophiurides (ophiures), les holothurides (holothuries) et les échinides (oursins). Ce phylum est caractérisé par une symétrie radiaire, généralement pentamérique, acquise au cours du — 239 — développement puisque la larve de type pluteus a une symétrie bilatérale. Cuénot a étudié, au moyen du fameux système des injections physiologiques, qui se développa à la fin du XIXe siècle : - Le système nerveux, surtout des astérides, alors mal connu, et il signala pour la première fois les nerfs péritonéaux des astéries, - L'appareil lacunaire, la glande ovoïde et les sinus périlacunaires, l'excrétion, - Les organes lymphoïdes — qui se révélèrent être des glandes excrétrices — des Cucumaria et des Holothuria, - L'appareil génital, avec notamment l'hermaphrodisme d'Asterina gibbosa, - L'appareil digestif avec la description du tube digestif des clypeastroïdes et des absorbants intestinaux des astéries, - L'appareil excréteur, - Le système madréporique avec les plaques calcaires du squelette, - le système ambulacraire interne, réseau de canaux assurant, par système de pression différentielle, le mouvement de l'animal, - Les systèmes de locomotion des ophiures, crochets sur les bras agissant comme des grappins, - Le plan de symétrie et la phylogénie. Il s'intéressa enfin au système de défense de ces animaux : pédicellaires des astéries, tubes de Cuvier des holothuries qui secrètent une substance gluante, ligotant les assaillants et enfin glandes muqueuses des échinastes (Cuénot, manuscrit, Travaux scientifiques, 1900). Il fut également le premier (1887, 1898) à décrire l'hermaphrodisme protéandrique chez une Aster : chez les jeunes, les gonades sont à la fois mâles et femelles ; on — 240 — obtient d'abord des mâles puis les femelles dominent (Gallien, 1973, p.16). 3. Echiuriens, sipunculiens et priapuliens Echiuriens, siponculiens et priapuliens, surtout étudiés à Arcachon, ont été traités par Cuénot dans la Faune de France. L'origine de l'étude de ce groupe d'animaux revient à Delage et Hérouard en 1897. Ce sont des phylums protostomiens, lophotrochozoaires — larve trocophore et présence d'une couronne de tentacules autour de la bouche appelée lophophore — non segmentés, menant une vie endogée, détritivores, avec même un système de forage —trompe des échiuriens et introvert pour les deux autres. Selon Cuénot, les deux premiers s'étaient détachés précocement des annélides, les priapuliens étant encore problématiques. Echiuriens (Dawydoff, dans Traité de zoologie, 1960, p.855-907) Décrits par Blainville et Quatrefages qui les rangea dans les Géphyriens en 1847, placés ensuite par Delage et Hérouard dans les Vermidiens, groupe à affinité incertaine, ce petit phylum de 135 espèces, qui fascina longtemps les zoologistes, est désormais placé avec les annélides mais sans segmentation : une partie allongée et une partie rétrécie laisse dépasser leur trompe qui peut atteindre un mètre et qui achemine les particules vers la bouche. Malgré leur mode de vie endogée, ils sont souvent de couleur vive. Exemples : Echiurius, Bonellie (Bonellia viridis) étudiée par Lacaze-Duthiers en 1858 et Kowalevsky en 1868. — 241 — Sipunculiens (Tétry, dans Traité de zoologie, 1960, p.785-854) Autrefois réunis par Quatrefages en 1866 aux échiuriens sous le nom de Géphyriens, il existe un description du genre Sipunculus de Linné en 1766. A part quelques rares publications surtout germaniques, Cuénot abordait ce groupe en terrain très mal connu. Ce phylum de 320 espèces comprend des sortes de vers munis d'une trompe appelée introvert, d'une couronne de tentacules, d'épines ou de crochets et pouvant se dévaginer sous la poussée du cœlome. On les trouve à marée basse, dans les fentes des rochers, les laminaires, dans les bancs de moules ou en creusant profondément le sable. Il existe un commensalisme avec des mollusques, éponges, etc., voire du parasitisme plus rare. Cuénot a étudié, dans ce phylum, la physiologie de l'excrétion. Il étudia vers 1900 le Phascolosoma vulgaris : organe olfactif, organe tentaculaire, organe cilié du péritoine impliqué dans les phénomènes de phagocytose, avec notamment les chloragogènes, cellules à la fois rénales et phagocytaires (Cuénot, Travaux scientifiques, 1900 ; Courrier, 1952, p.12). Exemples : Phascolosoma, Sipunculus. Priapuliens (Dawydoff, dans Traité de zoologie, 1960, p.785-854) Réunis aux Géphyriens par Quatrefages en 1848, puis placés dans les Vermidiens par Delage et Hérouard, en 1897, ce phylum de seize espèces fait partie des protostomiens cuticulates ecdysozoaires (ils présentent une mue et une cuticule formée de trois couches, à la différence des gastrotriches) ; ils possèdent un introvert. Ces animaux à symétrie bilatérale ressemblent à des vers à trois parties : trompe portant des épines et des tubercules, abdomen et une — 242 — excroissance. On ne sait s'ils possèdent un cœlome ou un pseudocoelome. Exemple : Priapulus bicaudatus. 3. Onycophores, tardigrades et pentastomides Les onycophores et les tardigrades sont des protostomiens cuticulates regroupés avec les euarthropodes sous le nom de panarthropodes (animaux segmentés à squelette externe). Onycophores (Cuénot, Traité de zoologie, 1968, p.3-37) La première observation de cette sorte de limace à pattes date de 1825. En 1925 dans un article intitulé "L'entonnoir vibratile de la néphridie des Péripates", Cuénot avait réalisé une reconstitution phylogénétique du rapport péripates, tardigrades et arthropodes (mise à jour de sa main, p.16). La souche des péripates — qui possède à la fois des caractères non-arthropodiens et arthropodiens — serait probablement antécambrienne et très antérieure à celle des “ proarthropodes ”, ancêtre commun des arthropodes. Il les plaça donc au sommet d'un rameau antérieur “ paraarthropodien ”, intercalant le rameau qui donna les tardigrades entre les paraarthropodes et les proartrhropodes (ibid., p.16-17). Cette manière de voir est proche de la classification actuelle. Ce phylum de 80 espèces, appelées aussi péripates, proche des euarthropodes, contient essentiellement des animaux terrestres tropicaux (lieux humides, obscurs) détritivores, ressemblant à des vers assez longs avec une paire d’antennes ; leurs appendices portés par chaque segment ne sont pas articulés et portent des petites griffes à l’extrémité. On en trouve aussi dans l'Himalaya. — 243 — Exemple : Hétéropéripatus . Tardigrades (Cuénot, dans Faune de France, 1932 ; dans Traité de zoologie, 1968, p.39-59) Ce phylum fut particulièrement étudié par Cuénot qui, pour la Faune de France, s'est attaqué à ce petit groupe en définissant 44 espèces en France. Les tardigrades possèdent une extraordinaire dissémination puisqu'on en trouve au sommet des cathédrales et jusqu'à 5900m d'altitude (Cuénot, Faune de France, Tardigrades, 1932, p.17). Les tous premiers tardigrades furent observés à la fin du XVIIIe siècle. C'est Spallanzani qui baptisa sa première observation “ il tardigrado”, cet animal jaunâtre à démarche lente. Les premières descriptions sérieuses sont faites par Schütze et Dujardin vers 1840-1850. Des huit espèces à cette époque, on est passé à 192 en 1938 (ibid., annotation manuscrite, p.1-2). Ce phylum contient actuellement 600 espèces aquatiques et terrestres des milieux humides à l'allure d’ours microscopiques, d'où leur nom anglais Water Bear. Ils sont caractérisés par une résistance étonnante à la sécheresse, aux rayons X et même à la sortie dans l'espace. Cuénot signalait des individus revenus à la vie après sept années de dessèchement (ibid., p.16) et une résistance à l'alcool, à l'acide, au vide, à l'éther, à l'air sec à 96°, etc. On les recueille facilement dans les mousses ou les lichens où ils vivent en compagnie de rotifères, nématodes, amibes et parfois acariens et collemboles (ibid., p.18). Ils possèdent un pseudocoelome rempli de liquide faisant office de squelette hydrostatique, ce qui est à l'origine de la difficulté de classification : on les a longtemps pris pour des acœlomates (Lecointre et Le Guyader, 2001, p.252). Selon Cuénot (ibid.., p.21-22), le groupe des tardigrades, d'origine marine, s'intercale entre le rameau fossile pararthropodien aquatique — 244 — d'où sont dérivés les arthropodes vrais à muscles striés et à pattes articulées ; ils présentent des caractères commun aux péripates (onychophores) comme les muscles lisses et des mamelons locomoteurs terminés par des griffes à la place des pattes. Exemples : Batillipes noerrevangi, espèce marine ; Echiniscus trisetosus uniquement dans les mousses et lichens, Macrobiotus Huffelandii en eau douce. Pentastomides (Cuénot, dans Traité de zoologie, 1968, p.61-75) Trouvé la première fois en 1765, appelés aussi linguatulides, restés longtemps énigmatiques, ils sont désormais classés dans les euarthropodes mandibulates (porteurs de mandibules sur la tête), pancrustacés (larve nauplius), maxillopodes et ils regroupent des petits crustacés très différents comme les cirripèdes, les copépodes ou les ostracodes. Ce sont des parasites de vertébrés tétrapodes surtout de reptiles tropicaux ou sub-tropicaux. Exemple : Cephaloboena dans les poumons de serpents. 5. Et d'autres encore... (Cuénot, Titre et travaux scientifiques, 1926., p.35-44) Mais Cuénot ne s'arrêta pas là. D'autres travaux de moindre portée concernaient : - Les éolidiens, mollusques opistobranches pour lesquels il a étudié les nématocystes qui ne sont que des éléments empruntés à leurs proies, - Des protozoaires sporozoaires avec notamment la reproduction et l'évolution des grégarines coelomiques du grillon, ainsi que les coccidies chez les Glomeris, — 245 — - Les actinies du bassin d'Arcachon, - Sans compter d'autres études encore portant sur des parasites d'insectes (entomologie agricole avec l'étude de la pyrale de la vigne, du charençon, du puceron du pommier...), sur des arachnides, crustacés, tuniciers, poissons et mammifères. — 246 — Chapitre VI. L'arbre phylogénétique du règne animal Bibliographie essentielle : The Tree of Life (Source Internet) ; Lecointre et Le Guyader, 2001; Beaumont et Cassier, 1998. 1. Bref historique des phylogénies du règne animal Avant la cladistique de William Hennig (1950), la phylogénie était basée sur le principe du triple parallélisme, terme d'Agassiz puis d'Haeckel, exprimant l'anatomie comparée, l'ontogénie, et la paléontologie, les trois sources de la reconstitution phylogénétique. Aujourd'hui, c'est “ la reconstitution historique de la descendance des êtres organisés ” (Tassy et Darlu, 1993, p.1). Le premier arbre d’Haeckel en 1866, l'arbre de Darwin — qui présenta le premier modèle phylogénétique inscrit dans le temps géologique — ou de Gaudry, se présentent sous la forme d'arbres, avec un tronc, des branches et des rameaux, le temps géologique se lit de bas en haut. Darwin, dans la dernière version de l'Origine des espèces (1872), utilisa le terme phylogénie créée par Ernst Haeckel en 1866 : il s'agissait pour lui “ des lignes généalogiques de tous les êtres organisés ” (Tassy, 1998, p.45). Mais pour Darwin, ce qui comptait c'était “ la descendance par modification ”, la pensée évolutionniste. A cette époque, les nouvelles variétés créées par la sélection naturelle avaient plus d'intérêt pour le transformisme que la diversité du monde vivant ou que les formes fossiles forcément spéculatives (ibid., p.45-47). L'arbre de Haeckel était avant tout un système intellectuel servant à montrer l'idée d'un perfectionnement graduel de la monère à l'Homme. L'apogée serait, d'après Haeckel, parmi 12 espèces humaines et 36 races, l'Homo mediterraneus de la — 247 — race des indo-germains (Haeckel, 1877, p.674-675 et planche XV). C'était une affirmation du transformisme. Il montrait aussi la faiblesse des arguments paléontologiques de l'époque. L'arbre d’Haeckel, trop spéculatif, choqua les zoologistes français de l'époque tels que Lacaze-Duthiers, Gervais, Milne-Edwards (Depéret, 1929, p.60-61). Pourtant le paléontologue Albert Gaudry, la même année que Haeckel, présentait le premier arbre unissant formes actuelles et fossiles, ancrant désormais la paléontologie — que Darwin a peu utilisée — comme seule vraie science des filiations (Tassy, 1998, p.66). A l'époque de l'avènement de la génétique mendélienne, Alfred Giard (1904, p.93-108), transformiste lamarckiste, proposait deux types d'arbres inspirés d’Haeckel et entièrement bâtis sur les principes d'embryogénie. Il utilisait pour ses cours, depuis 1889, un arbre généalogique classique avec un tronc et des branches, et regrettait l'absence de représentation de l'influence du milieu (ibid., p.106-107). Il proposait en outre, et ce dès 1876-1878, une classification schématique basée sur la représentation généalogique monophylétique d'Haeckel. La place insolite des céphalopodes, des échinodermes, les curieuses relations cordés/gastrotriches, groupe ancestral de deux hypothétiques branches appelées Hymenotoca (vertébrés, plathelminthes et arthropodes) et Gymenotoca (annélides, mollusques, céphalopodes et brachiopodes) prouvent les limites du système. Les progrès de la zoologie et de l'embryologie, avec le perfectionnement technique des instruments de microscopie optique de la fin du XIXe siècle jouèrent ensuite un rôle important. Ainsi la place de l’Amphioxus dans la phylogénie du règne animal, par le zoologiste russe Kowalevsky en 1867, fut une découverte majeure ; elle fut un bel exemple de l'application de la loi biogénétique de récapitulation ancestrale*** par laquelle Kowalevsky précisa — 248 — la place des tuniciers (ascidies) parmi les chordés (La Science contemporaine, 1961, p.409). L'avènement du néodarwinisme, dans les années 1930-1940, amena une nouvelle génération d'arbres typiquement évolutionnistes comme celui de Cuénot. Entre les deux guerres, J.Huxley et J.B.S. Haldane avaient déjà tenté un arbre évolutionniste présenté dans Animal Biology en 1927 (voir par exemple fig 81A et 81B). Il s'agit d'un diagramme des relations entre les principaux groupes du règne animal, à la manière d'un arbre généalogique, indiquant les principales innovations — association cellulaire, diploblastiques, triploblastiques, acœlomates et cœlomates, chorde, os, mâchoires, sortie de l'eau, amnios, thermorégulation. Ils présentaient la sortie de l'eau à partir des amphibiens-reptiles-mammifères, mais pas pour les arthropodes. Simplifié par rapport à celui de Cuénot, car excluant les petits phylums et ne tentant pas de relation de descendance ni de relation de distance phylogénétique, le diagramme a le mérite de présenter les innovations majeures et de ne pas comporter de noms de groupes aux nœuds. Enfin, notons qu'oiseaux, dinosaures et crocodiles ne sont pas réunis. A cette même époque, le paléontologiste français Charles Depéret, élève d'Albert Gaudry, présentait dans Les transformations du monde animal (1929, p.352-358) une classification basée sur des critères paléontologiques, sous forme de tableau. Bien qu'il ne s'agisse pas de phylogénie, il mêlait espèces actuelles et fossiles connus dans les mêmes groupes. Ainsi, par exemple, l'Archéoptéryx est dans la classe des oiseaux, l'ichtyosaure dans un ordre de reptiles, la lamproie et même l'Amphioxus sont dans la classe des poissons, la limule est un crustacé, les brachiopodes sont dans l'ancienne classe des molluscoïdes avec les bryozoaires. J.Huxley, partisan d'une évolution progressive, présenta un — 249 — autre arbre avec Wells H.G. et Wells G.P. (dans Hurst, 1932, p.324) : plus discutable, cet arbre en Y apparaît curieusement comme orthogénétique et anthropocentrique, l'Homme représentant le terme de l'évolution actuelle. Pourtant Cuénot se réfère à la ressemblance notable avec le sien. (Essai d'arbre généalogique du règne animal, 1940, p.198). Il y avait aussi à cette époque celui du zoologiste belge Auguste Lameere qui semble différent de celui de Cuénot (ibid.). Le néo-darwinisme* ne s'organisa vraiment qu'à partir de l'ouvrage majeur de Julian Huxley en 1942, en intégrant génétique, écologie et paléontologie. L'arbre néo-darwinien évolutionniste type, dont celui de Cuénot est un exemple, représentait l'évolution en marche, avec des ancêtres et leurs descendants. De chaque lignée ancestrale est issue une autre lignée et ainsi de suite : soit l'arbre s'inscrivait dans le temps avec les groupes plus anciens sur le tronc et des groupes à la base (noeuds) et à l'extrémité des branches (feuilles), soit il privilégiait les modifications, présentant alors des sections de branche (Tassy, 1998, p.91-102). La phylogénie de Mayr et Simpson, deux artisans du néodarwinisme, était essentiellement basée sur la paléontologie, toute espèce fossile étant considérée comme potentiellement l'ancêtre d'une autre ou d'une espèce actuelle : c'est une relation d'ancêtre à descendant. Dans la phylogénie de Simpson — arborescences en bulles comme dans l'Evolution et sa signification (Simpson, 1951, p.65) — il y a la notion de groupe ancestral. Or, un groupe A n'est jamais l'ancêtre d'un groupe B, c'est une espèce du groupe A qui a donné le groupe B. Le paléontologue Romer (1884-1973) représentait aussi, au point de branchement entre deux groupes, un ancêtre identifié à un ancêtre connu. On est ensuite passé d'une logique “qui descend de qui ?” (la généalogie) à 'qui est plus proche de qui ?” (la — 250 — phylogénie). L'entomologiste allemand William Hennig conçut la cladistique depuis la fin des années 1930 jusque dans les années 1960, mais elle resta ignorée jusqu'au milieu des années 1970. Il fallut attendre encore quinze ans avant que ce modèle de classification ne soit reconnu par tous. La cladistique consiste à rapprocher les êtres vivants d'après leur degré de parenté. On recherche le degré d'ancienneté dans l'ascendance commune. On réalise ainsi des cladogrammes. Lorsque plusieurs hypothèses se présentent pour l'établissement du cladogramme, l'hypothèse la plus économique sera retenue, c’est-à-dire celle qui demande le minimum d’hypothèses de transformation des caractères. Si le caractère est un phénomène de convergence, comme par exemple dans l'aile de l'oiseau et de la chauve-souris, on parle de groupe polyphylétique, parce que l'aile n'est pas héritée d'un ancêtre commun. Si le caractère est primitif comme par exemple les cinq doigts de la main de l'Homme et de la tortue, on parle de groupe paraphylétique. Enfin si le caractère peut être hérité d'un ancêtre commun comme la dent carnassière des chats et des chiens, on parle alors de groupe monophylétique. Ainsi la cladistique de Hennig a éclaté les classiques gnatosthomes — animaux à mâchoires — des agnathes — sans mâchoire, qui regroupaient traditionnellement les lamproies et les myxines. En réalité les lamproies sont plus proches parents des gnathostomes car ils possèdent en commun des caractères évolués comme des canaux semi-circulaires dans l'oreille interne. L'ancienne classe des reptiles regroupait tortues, lézards, crocodiles et serpents. En réalité cette classe est paraphylétique avec : les tortues, les lépidosauriens avec lézards et serpents, et les archosauriens avec oiseaux et crocodiles. — 251 — 2. Les prémisses phylogénétique d'une reconstitution Dans un article de 1892, intitulé "Les ancêtres et le développement de l'individu", écrit à 26 ans alors qu'il était jeune chargé de cours complémentaires de zoologie à Nancy, Cuénot faisait allusion à cette entreprise qu'il accomplira quelques 48 ans plus tard. Il est vrai qu'il avait déjà fait ses armes avec le groupes des échinodermes : “ Parmi les nombreuses voies nouvelles ouvertes dans les sciences biologiques, l’une des plus intéressantes est certes la reconstitution de l'arbre généalogique des êtres, qui permettra seule de donner une base solide aux classifications et aux comparaisons morphologiques. C'est une œuvre gigantesque, qui restera probablement toujours inachevée, mais qu'il est permis d'entreprendre : bien qu'il n'y ait guère que trente ans qu'on y travaille […], on entrevoit vaguement le tracé touffu de l'arbre généalogique ” (Cuénot, 1892, p.326.) S'il semble à cette époque acquis à la loi biogénétique fondamentale de Haeckel*, il entendait lutter contre ses abus : “ Il faut absolument la restreindre aux organes pris isolément ” (ibid., p.329) et cesser de l'appliquer à l'espèce toute entière. La paléontologie forcément parcellaire et “ très douteuse pour les datations ” doit aussi être maniée avec prudence. Des trois sources de la reconstitution phylogénétique — l'anatomie comparée, l'ontogénie, la paléontologie, il préférait, en ancien élève de Lacaze-Duthiers, l'organogénie et l'anatomie comparée. C'est cette méthode qu'il utilisa pour reconstituer son premier arbre généalogique, celui des échinodermes (ibid., p.331). Cuénot fut avant tout un zoologiste, mais il sut, de par son intérêt pour l'évolution, intégrer les données paléontologiques les plus modernes : son arbre en témoigne — 252 — puisqu'il n'a pas hésité à y placer quelques grands groupes fossiles. 3. L'avènement : 1938-1940 En 1938, dans le Bulletin de la Société des sciences de Nancy, il présenta les grands concepts-clés de son arbre ; il le dessina lui-même en 1936 mais il ne fut pas publié. L'arbre est présenté en séance de l'Académie de sciences en novembre et décembre 1939. “ L'arbre généalogique […] correspond aux idées que je me suis faites au cours d'un enseignement de la zoologie pendant près d'un demi-siècle ” (Cuénot, Un essai d'arbre., 1940, séance de l'Académie du 29 janvier, p.197). “ Cet arbre généalogique […] n'a nullement la prétention d'être définitif ; l'avenir le précisera, le modifiera ; des groupes changeront de point d'insertion, d'autres seront divisés pour raison de polyphylétisme. Mais tel qu'il est, je crois qu'il donne une idée assez exacte de nos connaissances sur la phylogénie du Règne animal ” (ibid., p.228). Selon Cuénot, “ Il y a un accord à peu près général pour représenter graphiquement la succession des êtres par un arbre très ramifié, ou mieux, par un buisson, qui s'élève depuis le début de la Vie jusqu'à l'époque actuelle. Le point de départ de chaque ramification est un ancêtre synthétique […].. On admet comme très probable qu'il y a un ancêtre commun, c’est-à-dire une espèce réelle ancestrale […]. Tous les groupes d'un même embranchement naturel […] qui sont certainement apparentés, ne peuvent l'être que par la base ; à partir du moment où ils sont différenciés, leur évolution est indépendante […]. C'est une conception très différente de celle des premiers transformistes (Haeckel par exemple), qui se représentaient les liaisons phylétiques comme une ligne — 253 — droite ou peu ramifiée portant les groupes successifs […]. Il y a une tendance générale à rejeter vers la base la parenté entre groupes certainement alliés ”. On notera qu'il n'y a pas d'idée d'orthogenèse, de direction évolutive vers un hypothétique perfectionnement mais vers une complexification — la métamérisation, le passage à la vie terrestre — et une plus grande spécialisation. “ L'évolution cladique est terminée […], aucun nouveau type structural n'est apparu ” (ibid., p.229). En 1938, iI introduisit le symbole de “ groupe nodal, sorte de foyer évolutif […]. Ainsi il n'est pas invraisemblable que les Cystidés paléozoïques aient été la souche des Etoiles de mer, des Crinoïdes, des Oursins et des Holothuries ” (Cuénot, 1938, Présentation d'un arbre., p5 ; 1940, Un essai d'arbre., p.226). Les feuilles sont appelées clades (du terme grec qui signifie branche), terme qu'il préfère à ceux d'embranchement, de phylum “ qui ont trop prêté à confusion ”, mais qu'il ne revendique pas car “ déjà employé par Kükenthal (Handbuch der Zoologie) ” et utilisé par Haeckel en 1888 (Cuénot, 1940, Remarques sur un essai., p.23 ; Un essai d'arbre., p.225). L'ancêtre commun — appelé archétype dans l'Evolution biologique (Cuénot, L'évolution., manuscrit, p.18) — est toujours supposé, “ Les espèces fondatrices synthétiques dont très généralement inconnues[…] car les groupes spécialisés ont dû le faire très rapidement ” (Cuénot, 1940, ibid.). Cuénot, qui avouait ne connaître “ ni la branche, ni le point d'attache, ni même la base du pétiole ”, refusait l'idée de généalogie et ne plaçant pas de nom sur les troncs. Il avançait l'idée selon laquelle ces espèces étaient de petites tailles, sans aucun squelette, ou comptaient peu d'individus. Imaginer des formes intermédiaires serait de la zoologie imaginaire, spéculative ; il est impossible de faire dériver un — 254 — clade actuel d'un autre type de clade actuel. (Cuénot, 1938, Présentation., p.5 ; 1940, Un essai d'arbre., p 226) Il introduit enfin une notion de “ distance phylogénétique ” : “ les points d'insertion sur l'axe sont séparés par des intervalles plus ou moins grands qui correspondent symboliquement au degré d'affinité des types de structure successifs ” (Cuénot, Un essai d'arbre., p.225). Par exemple Ectoproctes et Brachiopodes, Amphioxus et Vertébrés sont étroitement apparentés, Echinodermes et Balanoglosses ont une lointaine parenté. Du fait de l'absence de formes intermédiaires, Cuénot voyait deux problèmes en suspens : la relation de descendance et les rapports de parenté (Cuénot, 1940, Un essai d'arbre.) : c'est ce que William Hennig résoudra avec son nouveau modèle de classification, la cladistique. 4. Analyse de l'arbre de Cuénot a la lumière de la phylogénie actuelle (Lecointre et Le Guyader, 2001 ; Maddison, D.R. and W. P. Maddison. 1998, Source Internet : The Tree of Life ; Beaumont et Cassier, 1998) -Nous disposons de trois représentations différentes de son arbre : - Une représentation unique datée de 1936, dessinée en couleur à laquelle on peut rapporter la publication parue dans le Bulletin de la Société des sciences de Nancy intitulée "Présentation d'un arbre généalogique du Règne animal" : “ J'ai rendu les rapports et les ordres de succession des différents groupes en colorant en jaune ce qui n'est qu'à l'état fossile, et en vert ce qui fait partie de la faune actuelle, sans chercher à introduire de concordance stratigraphique, souvent impossible à préciser. J'ai voulu aussi rendre évident un — 255 — phénomène capital de l'évolution, le passage de la vie aquatique à la vie terrestre ” (Cuénot, 1938, Présentation., p.3). - "Un essai d'arbre généalogique du règne animal" paraît en avril 1940 dans la Revue scientifique à la suite de deux publications dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences en 1939 et 1940 ("Principe pour l'établissement d'un arbre généalogique du règne animal" et "Remarque sur un essai d'arbre généalogique du règne animal"). Cet arbre allait être reproduit dans l'encyclopédie de la Pléiade en 1963 (Tassy et Barriel, 1995). - Enfin une imposante maquette, exposée pendant des décennies au Palais de la découverte à Paris et réalisée par Marcel Guillard, intitulée "Arbre généalogique de L.Cuénot". Curieusement, ces trois versions sont différentes l'une de l'autre. L'analyse portera sur la plus vraisemblable, celle parue dans la Revue scientifique. En effet dans la maquette, certains clades sont curieusement placés et la responsabilité de Cuénot peut être écartée, compte tenu de ses écrits précédents. Les noms des clades employés par Cuénot seront indiqués en italique. L'arbre de la Revue scientifique (1940) La base et le pied de l'Y Aujourd'hui on distingue à la base du vivant trois grands phylums : les eubactéries à structure procaryote, c'est-à-dire sans noyau individualisé, les archées, organismes peuplant les milieux extrêmes et les eucaryotes, l'immense groupe des organismes unicellulaires ou pluricellulaires allant du sapin à la baleine en passant par la paramécie. Les virus sont exclus du vivant car incapables de se reproduire par eux-mêmes. — 256 — Les eucaryotes comprennent principalement : - La lignée verte qui donne les algues rouges et les chlorobiontes (algues vertes et plantes terrestres), - Les opistochontes qui donnent les champignons et les choano-organismes (choanoflagellés et métazoaires), - La lignée brune (algues brunes), - Les alvéolobiontes avec les ciliés, dinophytes et apicomplexés (sporozoaires et hématozoaires), - Les parabasaliens (Trichomonas), - Les métamonadines (Giardia), - Les mycétozoaires (Myxomycètes, Entomoebia ), - Les actinipodes (radiolaires, héliozoaires, acanthaires). - Les foraminifères, - Les euglénobiontes (Euglena, Trypanosomas), - Les rhizopodes (Amoeba..). Cuénot plaçait à la racine de l'arbre qu'il appelait la base de l'Y, les Bactéries et les Protistes desquels il faisait dériver, sur le pied de l'Y, le clade des Protozoaires, ainsi que les branches végétales, Champignons et Végétaux verts. Il plaçait, dans les protozoaires, les clades suivants : - Les Flagellés, désormais éclatés en euglénobiontes, parabasaliens, métamonadines, - Les Sporozoaires, parasites, représentés par les grégarines, les coccidies (Eimeria, Plasmodium) et les sarcosporidies, désormais dans les apicomplexés, - Les Rhizopodes sont éclatés en rhizopodes, foraminifères, actinopodes (radiolaires, héliozoaires, acanthaires), - Les Infusoires (ciliés, avec les paramécies, vorticelles...) constituent toujours un groupe mais frère des apicomplexés. Quant à l'origine bactérienne des végétaux verts et des champignons, elle est bien évidemment invalidée : végétaux — 257 — verts et champignons sont des groupes polyphylétiques, les champignons ne sont plus considérés comme des végétaux. Cuénot distinguait un premier événement biologique au niveau du tronc principal, à savoir l'association cellulaire qui donne naissance au premier Métazoaire avec les Spongiaires. On peut considérer que le tronc principal représente les diploblastiques avec, à la base, les groupes désormais polyphylétiques des spongiaires et les eumétazoaires cnidaires et cténophores. Les spongiaires pophylétiques comportent les desmosponges, les éponges hexactinellides et les éponges calcaires. Il plaçait ensuite le rameau des Cténophores (terme en vigueur actuellement) à droite, juste avant la grande bifurcation vers les protostomiens : en cela il mettait bien en évidence l'origine problématique des cténophores que certains apparentent aux plathelminthes. Actuellement la phylogénie moléculaire considère les cténophores comme le groupe frère des cnidaires, recréant l'ancien groupe des cœlentérés. Les Cnidaires, effectivement monophylétiques, apparaissent sous l'embranchement des deutérostomiens, à gauche. Il s'en détache trois feuilles : d'une part, hydrozoaires (hydres, avec alternance des phases polypes/méduses) et acalèphes (schyphozoaires, avec prépondérance de la phase méduse), et, de l'autre, anthozoaires (coraux, anémones, avec passage direct au type polype) ; les hydrozoaires sont les moins évolués (absence de pharynx, symétrie tétraradiée). La bifurcation de l'Y La bifurcation de l'Y marquait, pour Cuénot, “ la transformation de l'état coelenthérique à l'état cœlomate ” (Cuénot, 1940, Un essai;, p.198), ce qui est vrai si l'on considère que l'état pseudocœlomate et acœlomate est une — 258 — régression de l'état cœlomate. Sur la branche de droite qui correspond aux protostomiens, il plaçait les clades des Platodes, Dicyémides-Orthonectides, Némertes, Acanthocéphales, Nématodes-Gastérotriches, Echinodères-Gordiacés, Rotifères, Entoproctes, Ectoproctes, Brachiopodes, Chétognathes, Phoronidiens, Sipunculiens, Echiuriens, Priapuliens, Mollusques, Annélides, Onychophores, Linguatulides, Tardigrades, Arthropodes. Sur la branche de gauche qui correspond aux deutérostomiens, il plaçait les Echinodermes, Ptérobranches et Balanoglosses, Tuniciers et l'Amphioxus puis enfin les Vertébrés. Il n'employa jamais les termes de protostomiens et deutérostomiens, mais proposait les termes respectifs d'épineuriens pour les balanoglosses, tuniciers et vertébrés (centres nerveux au-dessus du tube digestif) pour la branche deutérostomienne et d'hyponeuriens (chaîne nerveuse ventrale située sous le tube digestif) pour la branche protostomienne. Cette distinction est en partie vraie seulement car les échinodermes sont des deutérostomiens épithélioneuriens chez qui le système nerveux est imparfaitement détaché de l'ectoderme, les épineuriens correspondent seulement aux chordés. La distinction des deux branches ne reposait pas selon lui sur ce seul critère : ses autres critères sont néanmoins subjectifs ou incomplets puisqu'ils font appel au mode de vie (parasitisme), la tendance à un exo/endosquelette, la présence de chromocyanine. A ce sujet, Albert Vandel lui avait écrit (Correspondance, 15 février 1940) : s'il était en plein accord avec sa phylogénie, il lui faisait remarquer que “ les deux grandes branches de l'Y correspondaient très exactement à ce que Grobben a désigné sous les noms de Deuterostomia et de Protostomia. […]. Ces termes, tant en raison des lois de priorité que de la valeur des caractères qu'ils rappellent me — 259 — paraissent devoir être conservés pour désigner les deux branches de cette bifurcation essentielle du règne animal ”. Cuénot corrigea à la main cet oubli fâcheux — référence bibliographique à la clé — sur son exemplaire d'essai d'arbre généalogique de 1940. La branche droite de l'Y Cuénot y plaça successivement ce que l'on appellera plus tard des acœlomates (Plathelminthes et Némertes, Orthonectides et Dicyémides), les pseudocœlomates (Acanthocéphales, Rotifères, l'ensemble {Echinodères-Gordiacés} appelé kinorhynques, Gastérotriches, Nématodes, Endoproctes) et enfin des cœlomates (Ectoproctes, Brachiopodes, Phoronidiens, Mollusques, Annélides, Echiuriens et Sipunculiens, Priapuliens — pseudocœlomates ou cœlomates selon les auteurs — Pentastomides, Tardigrades, Onychophores et Arthropodes). Cependant il n'utilisait pas cette terminologie. Depuis Cuénot, de nouveaux groupes protostomiens ont été découverts : - Les pogonophores et les vestimentifères découverts dans les sources thermales des grands fonds marins, considérés un temps comme des phylums à part et qui seraient des annélides polychètes dérivés, - Les loricifères découverts en 1983, groupe frère des priapuliens et de kinorhynques, - Les céphalocaridés, pancrustacés découverts en 1955, - Les rémipèdes, pancrustacés cavernicoles découverts en 1975. A son époque, certains groupes sont incertains : Dicyémides, Orthonectides, Nématodes et Chétognathes. Pour les groupes à affinité incertaine, Cuénot choisit de ne pas les rattacher précisément à l'arbre. — 260 — - Ainsi le clade des Chétognathes paraît dériver des Brachiopodes, mais il n'en est rien, en réalité il 'flotte'— sa position phylogénétique reste d'ailleurs toujours problématique. - Il rattachait les clades des Orthonectides (découverts par Giard en 1877) et des Dicyémides, parasites des céphalopodes, au groupe nodal des Platodes ; aujourd'hui réunis dans le groupe polyphylétique des mésozoaires, il reste problématique. On a pensé qu'ils représenteraient un stade intermédiaire entre protozoaires et métazoaires. Malgré l'incertitude, ils ne doivent plus être considérés comme des métazoaires. - Du groupe nodal monophylétique des Platodes, on doit retirer les Orthonectides-Dicyémides : Turbellariés, Cestodes, Trématodes. - Némertes. - Acanthocéphales : parasites d'arthropodes, groupe frère des rotifères (lophotrocozoaires) devenus parasites. - Echinodères-Gordiacés : groupe réuni sous le nom de kinorhynques, désormais considéré comme groupe frère des loricifères et priapuliens (cuticulates ecdysozoaires introvertés céphalorhynques). Nématodes-Gastérotriches : les Gastérotriches (gastrotriches), animaux marins vivants dans le sable, sont rangés dans les cuticulates. Il n'est pas justifié de les placer près des nématodes qui sont des cuticulates ecdysozoaires introvertés (libres mais surtout parasites). - Rotifères : lophotrocozoaires, à placer près des acanthocéphales. - Ectoproctes = bryozoaires (lophotrocozoaires) ; Cuénot les a bien placés car ils sont 'proches' des Brachiopodes et Phoronidiens. - Chétognathes (voir plus haut). — 261 — - Sipunculiens : ce sont des vers marins autrefois réunis dans les Géphyriens avec les Echiuriens et les Priapuliens. Cuénot tint compte du caractère polyphylétique de cet ancien regroupement et plaça correctement les Sipunculiens, actuellement dans les spiraliens avec les mollusques et les annélides. - Le groupe nodal des Mollusques est un groupe monophylétique : - Les Amphineures correspondent aux anciens aplacophores (solénogastres et caudofovéates), polyplacophores (chitons) et monoplacophores : ils sont désormais polyphylétiques ; - Les Solénogastes ; - Les Bivalves ; - Les Gastéropodes ; - Les Céphalopodes. Cuénot n'a pas distingué les scaphopodes (solénoconques), groupe frère des bivalves. - Echiuriens : ces sortes de vers marins font désormais partie des annélides. - Priapuliens : ils font désormais partie des céphalorhynques avec les loricifères et les kinorhynques. - Annélides : les Polychètes sont considérés comme paraphylétiques; les Oligochètes, représentés pour une part sortant de l'eau (lombrics) avec les Hirudinées, sont considérés comme des groupes monophylétiques et sont donc bien placés. - Les Onychophores appelés aussi péripates sont terrestres ; ils possèdent des caractères entre arthropodes et annélides. Rattachés après Cuénot à l'embranchement des pararthropodes avec les pentastomides et les tardigrades, ils font partie désormais des panarthropodes, avec les tardigrades et les euarthropodes. — 262 — - Cuénot ne rattacha pas le phylum des Linguatulides au tronc ou à une feuille : appelés aussi pentastomides, ils renferment des parasites de vertébrés, placées désormais dans les maxillopodes à l'intérieur des pancrustacés. Mais ce groupe des maxillopodes n'est vraisemblablement pas monophylétique (cirripèdes, copépodes, ostracodes, mystacocarides, tantulocarides, branchioures, pentastomides). - Les classiques Arthropodes sont appelés désormais euarthropodes, groupe monophylétique inclus dans les arthropodes comprenant en outre les groupes fossiles, s'incluant lui-même dans les panarthropodes. - Les Trilobites sont un taxon des euarthropodes et auraient dû être placés plus bas sur le tronc. - Du groupe nodal des Arthropodes, Cuénot fit partir vers la terre le groupe nodal des Chélicérés (arachnides), laissant les Pycnogonides, et les Mérostomes (limules) sous l'eau. Les pycnogonides sont effectivement proches des chélicérates dont font partie les mérostomes et les arachnides. Emergent les Scorpionides (scorpions), Pseudoscorpions, Palpigrades, Solifuges, Pédipalpes (uropyges), trois groupes tropicaux, Aranéides, Phalangides (opilions (arachnides) et Acariens. Aujourd'hui on 'rapprocherait' opilions, scorpionides, et pseudoscorpions-solifuges ainsi que palpigrades et araignées uropyges-amblypyges et acariens mais les acariens ne dérivent pas des araignées. - Le groupe nodal des Crustacés de Cuénot comprend les Phyllopodes, Copépodes, Ostracodes, Cirripèdes, Leptostracés, Mysidacés, Isopodes, Amphipodes, Stomatopodes, et Décapodes. Ce groupe des crustacés est aujourd'hui considéré comme polyphylétique : les pancrustacés renferment principalement les maxillopodes, les branchiopodes, les malacostracés et le hexapodes. — 263 — - Les phyllopodes (branchiopodes type Artemia) sont très anciens. - Les Copépodes, Cirripèdes, Ostracodes font partie des maxillopodes avec les mystacocarides, tantulocarides, branchioures, pentastomides. Les Leptostracés, Mysidacés, Isopodes, Amphipodes, Stomatopodes, et Décapodes sont des malacostracés (crustacés supérieurs). - Cuénot n'a pas singularisé le clade des myriapodes. Aujourd'hui les myriapodes font partie des mandibulates avec les pancrustacés. Longtemps considérés comme faisant partie des insectes, ces deux groupes sont en réalité polyphylétiques. En outre il n'est pas certain que les myriapodes soient monophylétiques. Cuénot a mis à part les Chilopodes d'avec les autres myriapodes (Diplopodes, Pauropodes, Symphiles) et laisse entendre que les Insectes pourraient provenir des Symphiles. - L'énorme phylum monophylétique des Insectes (Hexapodes) est représenté comme affranchi de l'eau même si certains y sont retournés (dytiques, nèpes et notonectes). Il comprend les aptérygotes Collemboles, Protoures, Diploures, Thysanoures. Les insectes ailés (ptérygotes) comprennent les Odonates , Ephémères, Blattes, Termites, Mantides (mantes), Sauteurs (grillons, sauterelles...), Phasmes, Forficules, Coléoptères, Perlides, Psocides, Poux, Homoptères, Hétéroptères, Hémérobiides, Panorpides, Siallides, Phryganes, Lépidoptères, Diptères et Hyménoptères. La branche gauche de l'Y Equivalent des deutérostomiens, Cuénot y plaçait successivement les Echinodermes, les petits clades des Ptérobranches et des Balanoglosses, les Tuniciers et l'Amphioxus et finalement les Vertébrés avec les Mammifères — 264 — et les Reptiles qui sortent de l'eau et acquièrent un amnios. Cuénot n'a pu profiter de la découverte du seul actinistien vivant à savoir le cœlacanthe, mais le groupe reste problématique : on peut le placer dans les sarcoptérygiens, comme groupe frère du clade des{dipneustes-tétrapodes}. - Le groupe nodal des Echinodermes est aujourd'hui classé en deux groupes : - Pelmatozoaires : Crinoïdes actuels et les formes fossiles comme les Blastoïdes et les Cystidés ou Cystoides ; - Eleuthérozoaires : Astérides, Echinides, Ophiures et Holothuries, ainsi qu'une récente classe, les concentricycloïdes. Les cystidés peuvent être considérés comme peut-être à l'origine des autres formes d'échinodermes. (Beaumont et Cassier, 1998). La monophylie des crinoïdes, astérides, ophiurides, échinides et holothurides semble certaine. Les classes des échinides et holothurides sont considérées comme des groupes frères. La question n'est pas résolue pour les astérides et ophiurides et le débat, ouvert depuis 1900, n'est toujours pas tranché malgré les résultats de phylogénie moléculaire (source Internet, 2001, Tree of Life). - Les Ptérobranches et les entéropneustes (Balanoglosses) peuvent être classés dans les hémicordés. Mais leur monophylétisme a été remis en question. Les entéropneustes possèdent des fentes branchiales, comme les cordés, que n'ont pas les ptérobranches. Certains y voient une paraphylie avec les ptérobranches puis les entéropneustes comme premiers groupes des deutérostomiens à symétrie bilatérale qui serait alors secondairement acquise. - Les Tuniciers (appelés aussi Urocordés) ont une corde seulement dans la queue. L'Amphioxus (céphalocordés) possède une chorde qui se prolonge vers l'avant de la bouche — 265 — : il est regroupé avec les crâniates dans les myomérozoaires. Il est donc mal placé dans l'arbre de Cuénot. - Les Vertébrés commencent par le groupe nodal des Poissons duquel dérivent les Agnathes, les Actinoptérygiens, les Elasmobranches, les Urodèles et les Anoures. - Les Agnathes qui réunissaient lamproies et myxines (mal connues) sont en réalité paraphylétiques : les cyclostomes ont été séparés et les myxinoïdes deviennent groupe frère des vertébrés à l'intérieur des crâniates alors que les lamproies font partie des vertébrés, devenant groupe frère des gnathostomes. - Le phylum des Poissons est polyphylétique et les Elasmobranches (sélaciens ou chondrychtiens) ne dérivent pas des poissons mais sont groupe frère des Osteichtyens qui eux-mêmes comprennent les sarcoptérygiens et actinoptérygiens. - Les Actinoptérygiens ont été revus dans les années 1950 : ils comprennent quatre lignées reliques dont les polyptères (anciennement Crossoptérygiens) et les chondrostéens ainsi que les téléostéens qui représentent les poissons actuels. - Cuénot fait dériver les Urodèles (Amphibiens) des Dipneustes et les Tétrapodes des Crossoptérygiens. Les Crossoptérygiens de Cuénot devaient sans doute comprendre — mis à part le cœlacanthe qu'il ne connaissait pas encore — les formes fossiles (rhydipistiens), mais certains y plaçaient aussi les polyptères, survivants d'actinoptérygiens anciens possédant des poumons à l'état adulte. Cette distinction est basée sur le supposé diphylétisme des batraciens. Aujourd'hui on pense qu'à la base des Tétrapodes, donc des premiers amphibiens, il y aurait un ancêtre voisin des rhidipistiens. Urodèles et Anoures, considérés à son époque comme diphylétiques, représentent les batraciens qui, avec les — 266 — gymnophiones, forment les lissamphibiens, groupe frère des amniotes. Cuénot n'a fait émerger un peu de l'eau que les Anoures, les Urodèles étant très sensibles à l'absence d'eau. - Le groupe nodal des Reptiles (sauropsides) comprend: • Les Chéloniens (tortues). • Les groupes fossiles marins Sauroptérygiens et Ichtyosauriens qui, avec les Rhyncocéphales (sphénodontiens), entrent dans le clade des lépidosauriens (les Lépidosauriens de Cuénot correspondent juste aux squamates-lézards et serpents). •Les Crocodiliens doivent être rattachés aux oiseaux et aux dinosaures-ptérosaures (archosauriens). • Les Oiseaux émergent du groupe des Dinosaures qui comprend deux lignées (ornithischiens et saurischiens), qui dérivent tous des thécodontes. • Les Cynodontes, représentant un groupe de reptiles mammaliens, émergent enfin les Mammifères. Aujourd'hui, on s'accorde bien pour placer un groupe de cynodontes du Trias comme plus proche groupe frère des mammifères, bien que les premiers reptiles mammaliens remontent au carbonifère supérieur (groupe des synapsides). - Les Mammifères commencent avec les aplacentaires, Monotrèmes et Marsupiaux, les euthériens ne sont pas détaillés — seul Homo est indiqué ; les Cétacés s'en échappent uniquement pour leur retour à l'eau. Il a placé à droite les ongulés et à gauche les insectivores, rongeurs, carnivores et primates. Aujourd'hui, l'accumulation des données sur les mammifères a rendu la situation de ce groupe complexe. Ainsi les cétacés sont devenus groupe frère des hippopotamidés (donc à droite). — 267 — La version de 1936 (ne sont indiqués que les variations par rapport au modèle de 1940) Branche droite de l'Y - Les Priapuliens sont placés différemment : ils 'flottent', près des Acantocéphales. - Un clade de Némertes et un clade de Turbellariés montent à l'air libre. - Cuénot a correctement utilisé le terme de Kinorhynques pour les Echinodères-Gordiacés ; la place qu'il leur a assignée est assez correcte puisque les Kinorhynques sont des céphalorhynques, groupe frère des nématozoaires (nématodes). - Les Gastérotriches sont placés, incorrectement, à la base des Rotifères. - Depuis les Mollusques Gastéropodes, il fait monter un clade à l'air libre (escargots...). - Les Pycnogonides se détachent plus bas des Chélicères, et les Mérostomes sont le groupe souche des Chélicérés. - Il y a un clade supplémentaire de Crustacés : les Syncarides. Un groupe d'Isopodes monte à l'air libre (cloportes...). - Cuénot a représenté de manière polyphylétique les Pauropodes, Chilopodes, Diplopodes et Symphiles (myriapodes), ce qui peut être correct comme on l'a vu précédemment. - A la base des Insectes, le groupe souche des Aptylotes (aptérygotes) qui correspond aux Collemboles, Diploures, Protoures, Thysanoures ; deux clades retournent à l'eau, Coléoptères (dytiques) et Hétéroptères (nèpes, notonectes...). Branche gauche de l'Y - A la place des Ptérobranches, c'est l'espèce Rhabdopleura. — 268 — - A la place de l'espèce Balanoglosse, ce sont les Entéropneustes. - A la place des Agnathes, ce sont les Cyclostomes. - Les Urodèles émergent de l'eau ; ils sont ici le “ groupe nodal ” des Reptiles. - Un groupe de Lépidosauriens retourne à l'eau (iguanes). Le “ groupe nodal ” des Reptiles est Pseudosuchia. - Les Oiseaux n'émergent pas des Dinosaures. - Les Siréniens, en plus des Cétacés, depuis les Mammifères, retournent à l'eau. Maquette du Palais de la découverte - La branche des végétaux verts se scinde en deux plus loin. - Des Némertes retournent à l'eau, des Gastéropodes (escargots) montent à l'air libre ainsi qu'un groupe d'isopodes (cloportes). - Il n'y a pas de Symphiles (myriapodes). - Il n'y a pas de Blastoïdes dans les Echinodermes. - A partir des Vertébrés, le terme Poissons est curieusement placé, à la base des Elasmobranches, et les Polyptères sont placés tout en haut, alors qu'ils devraient être près des Actinoptérygiens. Les Dipneustes apparaissent ici groupe frère des actinopétrygiens, ce qui est correct tout comme le fait d'avoir sortir les polyptères. - Présence d'un groupe fossile, les Stégocéphales, qui voisinent avec les Anoures. - Deux groupes de Lépidosauriens retournent à l'eau. - Pas de Sauroptérygien, un plésiosaure remplace le clade des Ichtyosauriens. - Un “ groupe nodal ” (?) apparaît à la base des Oiseaux. - Curieusement un clade représentant un Ichtyosaure apparaît juste avant les Monotrèmes, qui sont eux-mêmes détachés des Mammifères. — 269 — - Dans le clade des Mammifères, Homo apparaît ici au sommet ce qui n'est pas le cas des deux autres arbres. Les marsupiaux s'échappent sans doute un peu trop tôt des euthériens. 5. Critique et conclusion Cuénot réalisa là une entreprise vénérable que peu tentèrent, d'autant plus vénérable qu'elle est l'œuvre d'un seul homme, arrivé au terme d'une vie d'observation, d'étude, d'enseignement, de recherche (il avait 72 ans en 1938). Cependant deux remarques importantes s'imposent quant à la relecture de l'arbre de Cuénot (Tassy et Barriel, 1995) : - Le concept de “ groupe nodal ” n'a plus cours depuis l'avènement de la cladistique : “ les ancêtres métaphoriques sont en voie de régression ” . S'il était fréquent à l'époque — présent chez Haeckel, on le retrouvera plus tard encore chez Simpson (1951), Mayr (1974) ou Romer (1966) — la phylogénie actuelle s'est débarrassée de cet encombrant et problématique concept. - Le concept de “ clade ” est habituellement relié à Huxley (1957) mais il est clair que l'utilisation qu'en fait Cuénot, reposant bien sur la notion de groupe monophylétique, est un argument pour lui restituer l'antériorité. “ De même qu'une feuille d'un arbre ne dérive pas d'une autre feuille, il est impossible de faire provenir un type de structure actuel d'un autre type actuel ”. La comparaison des trois arbres fait place à deux interrogations : - Mises à part les remarques de détail, certains clades comme les ichtyosaures, les polyptères ou les monotrèmes ont été — 270 — curieusement placés sur la maquette et on ne peut imputer cette disposition à Cuénot. - La version de 1936 paraît plus complète que celle de 1940, notamment avec les groupes qui vont vers l'eau. On peut regretter l'insuffisance des arguments d'anatomie comparée, d'ontogénétique et de paléontologie pour comprendre véritablement l'arbre : homologies — similitude héritée d'un ancêtre commun — et synapomorphies — innovation du groupe léguée par un ancêtre hypothétique à la totalité de ses descendants. Les publications sont extrêmement généralistes, il n'y a aucun détail concernant les positions et les liens entre les clades. Cependant il reflète bien les connaissances de l'époque. Si l'on met à part les petits groupes découverts depuis les années 1950, les quelques petits groupes mal positionnés ou énigmatiques (Acanthocéphales, Chétognates, Lingatulides, Chilopodes, Amphioxus...) et les erreurs de l'époque dues à la démarche qui voulait à tout prix rechercher les ancêtres et non les homologies — comme la diphélie des Anoures-Urodèles — l'arbre de Cuénot peut être considéré comme un exercice admirable d'arbre phylogénétique au sens classique du terme. La cladistique a fait depuis éclater de nombreux groupes comme il a été vu plus haut, et plusieurs groupes restent encore problématiques, malgré les apports de la phylogénie moléculaire. Le renouveau de la systématique est désormais une entreprise internationale : en France, est paru en 2001 (réédité en 2003) un ouvrage de référence, La classification phylogénétique du vivant par Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader. La référence internationale, en constante évolution, est The Tree of life actuellement consultable sur Internet. — 271 — Chapitre VII : Le Musée de zoologie de Nancy 1. Les grands musées de zoologie au début du xxe siècle Aux Etats-Unis, les musées d'histoire naturelle faisaient l'admiration des étrangers. Parmi les plus prestigieux, il faut signaler celui de Washington (Smithsonian Institution) installé en 1915, et celui de New-York, fondé en 1869, dirigé au début du siècle par la paléontologue Osborn. Ces musées se voulaient des musées d'éducation populaire mais également des musées scientifiques. Le musée de New-York possédait déjà cette particularité de présenter les animaux dans leur contexte écologique, les animaux trop petits pour être présentés étaient reproduits en verre soufflé. Une partie du musée était réservée aux chercheurs, il y avait également des salles de projection de clichés et le musée prêtait des collections aux écoles (Caullery, 1917). Selon Caullery, le musée modèle devait recueillir, mettre en valeur, assurer la conservation des collections, mais son rôle ne consistait pas à faire des conférences ou des cours. Pour Gilson (Gilson, 1914), directeur du musée d'histoire naturelle de Bruxelles, vers 1914, le musée se devait de répondre à ses trois missions : exposition, étude et exploration. 2. L'origine du Musée de Nancy Le noyau de ce Musée trouve son origine dans le cabinet d'histoire naturelle de l'Ecole Centrale de la Meurthe. A leur fermeture, la ville de Nancy en devint propriétaire, et — 272 — les collections subsistèrent tant bien que mal jusqu'en 1854, date de la nomination de Dominique-Alexandre Godron, le fondateur de la faculté des sciences de Nancy (Condé et Tervers, 1994, p.2). Cuénot passa 44 ans dans le Palais académique de la place Carnot, le musée d'histoire naturelle occupant tout le premier étage de l'aile septentrionale. Après la guerre de 1914-1918, les locaux de la faculté des sciences, devenus exigus, imposèrent des mesures à prendre : le recteur de l'université proposa, en 1924, le transfert du musée d'histoire naturelle dans les locaux du grand séminaire, libéré depuis la loi de séparation de l'église et de l'état (rapport d'activité, 1999, p.3). Cuénot, opposé à ce projet, attira l'attention du maire de Nancy dans une lettre du 28 janvier 1925 où il demandait l'ajournement du transfert. L'ami de toujours, Robert Lienhart, alors adjoint au maire, en liaison avec le recteur Bruntz, ancien thésard au laboratoire de Cuénot (Marot, Hommage, 1967, p.12), obtint non seulement les terrains nécessaires à la construction de l'Institut de zoologie et du Musée mais encore le financement nécessaire. En 1930, une convention fut établie entre la ville de Nancy et l'université pour la mise à disposition d'un terrain dépendant du jardin botanique en vue de l'édification de l'Institut de zoologie. Ce terrain est situé sur la rue Sainte Catherine, en face de la caserne Thiry (Tanary, 2000, p.73). Un projet de reconstruction du jardin botanique, de l'Institut de zoologie comprenant laboratoires et musée, ainsi que l'Institut de zoologie appliquée (laiterie, pisciculture) fut proposé par l'architecte Jacques André le 4 décembre 1930 (Correspondance, André). Le projet reçut l'aval de la ville de Nancy le 9 avril 1931. La construction de l'Institut de zoologie, dirigée par Jacques André et Michel André, réalisée par l'entreprise France Lanord et Bichaton, fut achevée en grande partie pour la rentrée de 1933. Le laboratoire de — 273 — zoologie était situé sous les toits au-dessus du musée, le rez-de-chaussée logeait les services d'enseignement (salle de travaux pratiques), les salles de laboratoire de recherche en zoologie ainsi que le vaste bureau du Maître et la bibliothèque; le musée Cuénot occupait le premier étage avec d'autres salles de laboratoire. Une liaison directe avec les salles d'enseignement était réalisée au moyen d'un monte-charge (L'Est républicain, 23 février 1933). Le sous-sol comprenait les laboratoires de laiterie et de pisciculture. Au bout du bâtiment un vaste amphithéâtre de 250 places fut équipé des aménagements nécessaires à la projection audiovisuelle (L'Etoile de l'Est, 1931, 17 février 1933 ; Tanary, 2000, p.73). Le bâtiment est long de 75 m et large de 11 m, les planchers et des terrasses sont en béton armé, les toits sont recouverts de dalles de béton cellulaire pour les terrasses, le reste avec des tuiles mécaniques ((Tanary, 2000, p.73) et le socle du bâtiment est recouvert de pierres d'Euville commune de la Meuse bien connu en Lorraine pour ses carrières de pierres de construction blanches (ibid., p.76). Ce projet s'inscrit dans un mouvement nancéien plus vaste (Histoire de Nancy, 1978). A la période de dynamisme, dans laquelle s'était inscrite l'Ecole de Nancy (1894-1904) avec le succès remporté par Emile Gallé(1846-1904), Louis Majorelle (1859-1926) dans le domaine des arts décoratifs, succède, une période réactive marquée par le rejet du local au profit du national et de l'international. Charles Sadoul avait créé, en 1923, un comité Nancy-Paris (avec entre autres talents, les frères André) afin de défendre, en réaction contre l'Ecole de Nancy, un style nouveau de tendance Art Déco avec des façades sobres, géométriques où le béton n'empêche pas l'harmonie : c'est dans cette mouvance que s'inscrivaient le lycée Cifflé, les nouveaux magasins réunis et le Musée de — 274 — zoologie (ibid., p.442-443). Outre le caractère extrêmement moderne pour l'époque, l'originalité du bâtiment réside dans sa façade aveugle. A l'origine, il y eut la rencontre aux Etats-Unis de Lucien Cuénot et de Paul-Philippe Cret (1876, Lyon - 1975, Philadelphie). Cuénot connaissait déjà Cret lorsque celui-ci était encore étudiant en France. Né et éduqué en France, ce dernier était aux U.S.A. depuis 1907 où il exerçait comme professeur de design à l'Université de Pennsylvanie et faisait une brillante carrière d'architecte. Il est surtout connu pour un des maîtres du style Beau-Arts, à cheval entre le classicisme et le modernisme. On lui doit entre autre, le Pan American Union Building de Washington (1907-1970), la bibliothèque publique d'Indianapolis (1917), l'Institut des arts de Détroit (1927). A partir des années 1930, il adopta un ton plus moderne avec la bibliothèque Folger Shakespeare de Washington (1930-1937) et l'Universite du Texas (1930-1940), enfin la banque fédérale de Philadelphie (1935-1937). Il est également en France, l'auteur de nombreux mémoriaux érigés après la seconde guerre mondiale en France (Source internet, 2003, Paul Cret). Selon René Cuénot (entretien, 2000), il se serait engagé dans les troupes françaises dès 1914, à l'arrivée des troupes américaines en 1917, et “ Il aurait été choisi pour faire de la propagande contre les Allemands ”, ce qui contribua à sa célébrité. Paul-Philippe Cret fut donc à l'origine de ce mur aveugle. Notre professeur nancéien entretenait aussi d'excellentes relations avec la famille André, dont les fils furent choisis comme architectes du futur musée de zoologie. Cuénot insista beaucoup pour qu'ils ne placent pas de fenêtres en façade. A l'état de projet, cela suscita à Nancy de nombreuses craintes : certains proposaient déjà d'agrémenter la façade d'une frise représentant des animaux stylisés, en s'inspirant de l'Ecole de Nancy (L'Etoile de l'Est, 17 janvier — 275 — 1931). André proposa un revêtement original qui consistait en blocs de pierre reconstituée appelée Rocpierre ; les 1.400 éléments d’un mètre carré, mélange de poudre de roche rose et grain de marbre blanc liées par du ciment Portland, furent réalisés par l'entreprise Cochinaire de Nancy (L'immeuble et la construction et Bois et Forêts de l'Est, 1933, L'Est Républicain, 23 février 1933) ; leurs motifs aztèque évoque les maisons mayas de F.L.Wright (Tanary, 2000, p.72). Ce procédé avait l'avantage d'être moins coûteux que la pierre naturelle, et la coloration naturelle résiste au temps. L'aspect général reflète à la fois une volonté de modernité et un empreint néoclassique, jouant sur un jeu d'ombre et de lumière (Tanary, 2000, p.72). Le choix de matériaux préfabriqués pour cette construction n'est pas sans lien avec la profonde crise économique des années 1930. Mais elle est aussi une volonté délibérée de modernité. La source principale d'inspiration est la réflexion de l'architecte américain Franck Lloyd Wright : ce dernier dans les années 1921-1923 avait construit des maisons en bloc de ciment qui avait séduit les architectes André. F.L.Wright portait une attention particulière aux surfaces : blocs textiles des maisons mayas à Los Angeles (parpaings imprimés de motifs moulés lors de leur fabrication), pierre noyée dans un ciment brut, brique ordonnée et décorative… Les architectes nancéiens souhaitaient juste les retravailler, les affiner et les inscrire dans leur contexte local. Un échange épistolaire témoigne des liens entre André et Wright (Tanary, 2000, p.25). La salle dévolue au musée fait 72 m sur 11. Elle est d'une hauteur de 6,40 m sous plafond, et ne comprend aucune fenêtre, de manière à préserver les collections de la lumière du jour. Les ateliers Prouvé réalisèrent les vitrines étanches et éclairées artificiellement, ainsi d'ailleurs que les huisseries métalliques de la grande entrée (Tanary, 2000, p.74 et 76). — 276 — Cuénot accepta de prendre en charge la création et l'installation de l'Institut de zoologie : il avait alors 67 ans. Il réalisa des vitrines variées dont celle de ses fameuses souris historiques. Dans ce musée unique en France à l'époque, envié à l'étranger, toute l'œuvre scientifique de Cuénot était présente dans ses vitrines, et malgré l'aspect ô combien vieillot et rébarbatif, il proposait un ensemble didactique dont Théodore Monod disait qu'il constituait un raccourci aussi complet et aussi instructif que possible du monde animal. Les collections naturalisées comprennent plus de 15.000 pièces parmi lesquelles les représentants de faunes éteintes comme le tylacine, le lion de l'Atlas (Condé et Tervers, 1994, p.5). La collection locale comprend des spécimens décrits par Godron. Le vieux chameau du musée vivait au vélodrome de Nancy ; perclus de rhumatismes, il fut donné à sa mort au musée (L'éclair de l'Est, 1937). Le bœuf normand servit fort long Muséum de Paris pour atterrir finalement à Nancy (ibid.). Le phacochère mâle d'Afrique “ qui est semble-t-il le cochon le plus laid ”, la panthère noire de Java, “ la Bagheera du Livre de la Jungle de Kipling ”, eurent les honneurs de la réouverture du musée — un temps fermé — place Carnot en février 1930 (Cuénot, Correspondance, 7 février 1930). — 277 — Chapitre 4 : Cuénot et la philosophie biologique 1. Hérédité, évolution et eugénisme Clémence Royer, dans la traduction française de l’Origine des espèces en 1862, avait écrit en guise de préface une véritable diatribe contre le christianisme, rejetant la charité, l'amour, la pitié, sous le prétexte qu'il conduisait à en perpétuer les tares et à dégénérer l'espèce. Le darwinisme, complété par les théories de Weismann et Mendel est à l’origine de l’eugénisme qui s’est développé dans les pays anglo-saxons, germaniques et scandinaves. L'évolution darwinienne a créé un darwinisme social, théorie gladiatoriale de l’existence selon T.H. Huxley, notion du chacun pour soi, ce qui convenait “ au principe capitaliste du laissez-faire de l’époque victorienne s’opposant ainsi a l’idéologie socialiste marxiste ” (Simpson, 1951 p.259). “ Or il n'est pas prouvé que 'la morale bec et ongle' soit inhérente à l’évolution, ni que ce qui est inhérent à l’évolution dans son ensemble doit être pris pour guide ” (ibid.). Ernst Haeckel, qui présenta le premier modèle d'arbre généalogique, avait proposé en 1868 une classification des races humaines depuis les noirs jusqu’aux indo-germains, les allemands, scandinaves, anglo-saxons étant les races supérieures (Haeckel, 1877, p.674-675 et planche XV). Cet auteur connut un succès immense en Allemagne et à l'étranger. Cuénot (Conférence, manuscrit, non daté et non titré) assimilait Haeckel à un “ grand prêtre du monisme, car c'est une religion dont le temple est à Iéna ”. Sa morale moniste affirmait que “ l’altruisme, l’impératif kantien, et — 278 — l’amour du prochain étaient biologiquement expliqués par les instincts sociaux, comprenant la nécessité de survie du groupe, si besoin aux dépens de l’intérêt égoïste de l’individu ” (Pichot, 2000, p.100). André Pichot affirme que la ligue moniste fondée par Haeckel pour propager sa doctrine, donna naissance à la doctrine nazie (ibid., p104). A partir de la biométrie de Galton, les artisans de la génétique comme Karl Pearson, Wilhelm Weinberg ou Ronald Fisher, militèrent tous pour l'eugénisme et ce sont des biologistes et des médecins qui firent voter les lois visant à la stérilisation forcée (lois eugéniques aux U.S.A. depuis 1907, en Suisse, au Canada depuis 1928, en Allemagne en 1933, Norvège en 1934, Danemark en 1929, Suède en 1935). De 1900 à 1933, il n’y eut pas de distinction très nette entre eugénisme et génétique humaine et tous les grands généticiens publiaient des articles dans les revues d'eugénique. En 1907 Pearson créa l’eugenic education Society dont Galton fut président honoraire, et qui, de 1911 à 1928, fut dirigée par Léonard Darwin, le propre fils de Darwin. Aux Etats-Unis, l’American eugenic Society fut créée, en 1923, par Davenport, le pionnier de la génétique et de l'eugénisme américain. Selon lui, il était évident que des facteurs héréditaires intervenaient dans les problèmes d'alcoolisme, de dépression nerveuse, de paupérisme et de criminalité ; il alla même jusqu'à affirmer que l'appartenance raciale déterminait le comportement (Kevles B. H. et Kevles D. J, 1998). Au Danemark, Wilhelm Johannsen, à qui l'on doit la définition des concepts de gène, de génotype et de phénotype, était membre du Comité international permanent d'eugénique en 1923 et de la Commission créée en 1924 sur les problèmes de la stérilisation et de la castration. D’assez nombreux biologistes et médecins juifs ont soutenu l’eugénisme : Müller, Weinberg, Goldschmidt qui participa à l'élaboration — 279 — d'un premier projet de loi qui allait servir de base à la loi nazie de 1933. Ils quitteront l’Allemagne nazie au moment des lois antisémites, mais continueront à militer dans des sociétés eugéniques américaines (Pichot, 2000, p.240-241). Hermann J.Müller, ex-collaborateur de Morgan et communiste, prix Nobel en 1946, voulait voir Staline adopter un eugénisme positif dans les années 1930. Il sera à l’origine de la banque de sperme de prix Nobel crée en 1971. Face à l’eugénisme négatif qui se répandait en Allemagne et aux Etats-Unis, Müller et Haldane se sont levés, mais à partir de 1933 avec la montée d'Hitler, c’était trop tard (Pichot, 2000, p.188). Même Julian Huxley, qui était pourtant antiraciste, déclarait en 1941 que l’eugénisme était la religion de l’avenir (ibid., p.9). En 1936, un Institut d'hygiène raciale voyait le jour à Copenhague grâce aux subventions de la Fondation Rockefeller : la prestigieuse revue Nature l'annonçait sans commentaire (Pichot, 2000, p.16-17). Et, en 1940, la Carnegie Institution, qui finançait les recherches en génétique de l'Institut de Cold Spring Harbor (Long Island, Etat de N.Y.) annonça sa fermeture : cet institut était devenu un instrument de propagande nazie (ibid., p.50). Les protestations de l'Eglise allemande furent vaines. Seuls l'U.R.S.S. avec le lyssenkisme, ainsi que l’Eglise catholique, du fait de leur lamarckisme social, furent les seuls opposants à l’eugénisme. Pie XI condamna l'eugénisme en 1930 dans son Encyclique (ibid., p.173-174). L'eugénisme en France dans la première moitié du xxe siècle Malgré les propos de Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), marginal contesté à l’audience limitée selon André Pichot (2000, p.24), l'eugénisme était surtout un — 280 — hygiénisme social pasteurien et lamarckiste — protection des femmes enceintes et des nourrissons, éradication de l'alcoolisme, de la syphilis, la tuberculose, fléaux considérés à l'époque comme héréditaires. D'ailleurs entre 1900 et 1910, une campagne pour l'examen prénuptial destiné à prévenir la syphilis aboutit à un échec (Carol, 1995, p.61-65). Les scientifiques ne se sont pas levés contre les dérives eugéniques parce qu'ils n'étaient pas conscients de l'eugénisme négatif rampant. Ils étaient même tous enthousiastes face aux possibilités de sélection positive. En France, aucun généticien, pas même Jean Rostand, n'a vu venir le danger. Il fut cependant établi que l'eugénisme français n'a pas été le précurseur de l'eugénisme nazi (Drouard, 1999, p.127). La Société française d’eugénique Une société eugénique française vit le jour grâce à la Fondation Rockefeller. Léonard Darwin avait lancé un appel pour le prochain congrès d'eugénique, qui se tint finalement en France en 1912. A cette époque, on y trouvait Lucien March, directeur de la statistique générale de la France, des biologistes, tous lamarckistes, Frédéric Houssay, Yves Delage et Edmond Perrier. La politique était représentée par Paul Doumer. Il y avait des médecins mais surtout des anthropologues. Cette société entendait lutter contre la dénatalité et la dégénérescence de la race du fait de la disparition de la sélection naturelle. Elle n'eut aucun retentissement, plutôt même des railleries (Carol, 1995, p.77-83). A la sortie de la première guerre, la Société, fondée sur un programme exposé par le Président Paul Doumer, était présidée par Edmond Perrier. Un ouvrage intitulé Eugénique et Sélection, regroupe une série de conférences données par la Société Française d'eugénique au congrès international tenu à — 281 — New York en septembre 1921 ainsi qu'à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. La délégation française était marginale puisqu'elle ne comptait que trois représentants: Lucien March, Vacher de Lapouge et Lucien Cuénot qui, on l'a vu précédemment, avait bien d'autres raisons d'aller aux Etats-Unis comme de rencontrer T.H.Morgan et Paul-Philippe Cret. Il ne fut jamais membre de la Société française d'eugénique, même s'il représenta la France au Congrès international. Ces conférences étaient consacrées à l’examen des conséquences de la guerre du point de vue de l’eugénique. Selon Perrier (Eugénique et sélection, 1922, p.1), “ L’eugénique a pour objet l’application de ces lois au perfectionnement des organismes en général et en particulier de l’espèce humaine ”. Lucien March, fondateur de la Société et introducteur du terme eugénique en France (ibid., p.2) déclara que le but était de “ rechercher, préciser, répandre les moyens de perfectionner les races humaines, en indiquant les conditions que chaque individu, chaque couple doit s’efforcer de remplir pour avoir de robustes et beaux enfants” (ibid., p.3). Il fallait lutter contre l’alcoolisme, la syphilis et la tuberculose que l'on croyait à l'époque héréditaires, diminuer les horaires de travail, améliorer la salubrité des logements, défendre le droit aux vacances, lutter contre la mortalité infantile, ne pas séparer les mères et les enfants et encourager la natalité. “ Elle (la biologie actuelle) ne croit pas au surhomme […]. Elle choisit, parmi les aptitudes diverses, une aptitude spéciale qu’elle prend soin de développer particulièrement chez certains individu [….]. Elle crée ainsi une société variée où chacun fait ce qu’il est le plus apte à faire, et elle arrive finalement à créer un monde parfait à l’aide d’imperfections qui se compensent réciproquement. Telle doit être la méthode de l’eugénique ” (ibid., p.7). Charles Richet plaidait pour une — 282 — réforme du mariage en exigeant “certaines conditions de santé et de vigueur ” (ibid., p.56). Frédéric Houssay (ibid., p.21) voulait épurer la race humaine et en faire disparaître les tares tout en s'avouant, “ tout comme le Français, choqué par les moyens de stérilisation des dégénérés, contraires à leurs sentiments de bonté, de générosité et contraires à nos traditions morales ”. Lucien March, pour qui l’eugénique devait favoriser le progrès social en agissant sur l’environnement (éducation, salubrité), était également pour la loi contre l’avortement et contre la vente de produits anticonceptionnels (loi du 31 juillet 1920) et prônait toutes les mesures susceptibles d'encourager la natalité comme la réduction d'impôts, les allocations... (ibid., p.125-129). Georges Schreiber préconisait un examen médical antématrimonial, certificat conjoint lors du mariage pour s’assurer de la bonne santé des époux (ibid., p.187). Et Lucien Cuénot? Il y discutait de l'impossibilité scientifique de la transmission héréditaire des caractères acquis au moyen d'arguments strictement zoologiques. On cherche vainement un commentaire concernant l'eugénique. A cette époque, il était le seul pratiquement en France à s'élever contre le lamarckisme. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la France ne put prendre part au mouvement eugénique international parce qu'il eût fallu déjà accepter le néodarwinisme. La version française de l'eugénique, version lamarckiste, se contenta donc de prôner des mesures environnementales, sociales pour éviter la soi-disant propagation des tares héréditaires. La France, de tradition lamarckiste, resta toujours à l'écart des pratiques de sélections négatives inspirées de la sélection animale (stérilisations...). Le respect de la personne humaine a toujours été trop fort en France et l'on a préféré s'en tenir aux conseils et aux avertissements, jugeant chaque — 283 — homme responsable de sa vie et de ses descendants. L'héritage des Lumières est en opposition avec les discours sur les inégalités naturelles et la compétition qui ont alimenté le darwinisme social, contrastant avec le cas des pays anglo-saxons. La situation française de ce début du XXe siècle est celle d'un “ héréditarisme médical sans darwinisme ni gène, dont les racines sont tout autant professionnelles que culturelles ” (Gaudillière, 1998, p.90). Cuénot et l'eugénique positive Cuénot ne s'impliqua guère publiquement dans une quelconque défense de l'eugénique même positive. Tout comme Rostand, il était néo-darwinien. Les autres experts français de l'hérédité humaine, tous lamarckistes, se préoccupaient moins de la transmission de facteurs génétiques que de la complexité des relations sociales et familiales. Ils ne distinguaient pas l'hérédité, la contagion et l'intoxication : aux fléaux qui étaient censés se transmettre d'une génération à l'autre, la tuberculose ou la syphilis, ils attribuaient tout autant un terrain héréditaire que les effets de la nutrition, des germes et du mode de vie. Hostiles à la contraception, ils privilégiaient le contrôle du milieu et des habitudes de vie. Ainsi Houssay souhaitait faire de l'eugénique une discipline instaurée moins par la contrainte que par la responsabilité individuelle (Drouard, 1999, p.87). C'est exactement , on le verra plus loin , la manière de voir de Lucien Cuénot : généticien et darwinien, il ne pouvait souscrire à la vision scientifique lamarckiste de l'eugénique ; par ailleurs, minimisant le rôle de la sélection naturelle, il ne pouvait se joindre aux mesures anglo-saxonnes. Alors que dans l'entretien donné aux Nouvelles Littéraires (1933), il se déclarait pour le “ certificat prénuptial voire la stérilisation des non-désirables”. Mais il revint ensuite sur cette position. — 284 — Dans une conférence donnée le 12 décembre 1935, à l'Association lorraine d'études anthropologiques à Nancy, il proposa une eugénique capable de se substituer à la contre-sélection des sociétés humaines qui engendre la perpétuation de maladies héréditaires comme l'hémophilie et autres anomalies des généalogies royales, en favorisant autant que possible “ l'hétérosis ” (les croisements hétérozygotes). “ Mais certaines nations ont des préoccupations particulières, qui, à leur sentiment (à tort ou à raison), relèvent de l'eugénique […]. Les Allemands tentent d'établir une discrimination entre la race aryenne (?) (sic) et les non-aryens, c'est-à-dire les Juifs, dans le dessein d'avoir une population purement germanique, nécessairement douée de toutes les vertus ” (Cuénot, 1936, L'eugénique, p.19). Au cours de cette conférence, il adoptait une attitude défiante vis-à-vis des mesures coercitives tels le certificat prénuptial, la stérilisation, songeant plutôt à une responsabilité au sein de la famille et il s'avérait favorable à toute mesure vivant à mêler les classes sociales et les races, sur le principe de la vigueur hybride, argument repris en 1947 par l'américain Dobzhansky dont la position vis-à-vis de l'eugénisme est assez proche de celle de Cuénot (1970, dans La recherche, mai 2000, p.24). Avec Jean Rostand, lui-même profondément antiraciste (Fischer, 2001, p.93), ils firent paraître en 1936 un ouvrage de vulgarisation Introduction à la génétique, où ils révisèrent le concept erroné d'hérédo-syphilis si couramment admis dans le premier quart du siècle : la syphilis tout comme pour les “ prétendus poisons, alcool, tabac ” ne sont pas génétiquement transmissibles. Dans le chapitre "Génétique et eugénique", ils écrivaient qu' “ Il ne saurait être question, assurément, d’ôter la faculté de reproduction à tous les individus héréditairement anormaux ou déficients. Par contre — 285 — les cas extrêmement graves comme la chorée de Huntington doivent pouvoir relever du droit légitime à certaines mesures empêchant la reproduction ” (ibid., p.122). C'est dans cet esprit que s'exprimait Emile Guyénot, autre néo-darwinien français insatisfait : il pensait que l’on se devait de prévenir les populations porteuses de gènes dominants de maladies héréditaires afin qu'elles s'abstiennent de procréer et les familles porteuses de gènes récessifs afin d'éviter la consanguinité. On retrouve chez Guyénot le même discours que chez Cuénot ou Rostand, c’est-à-dire une eugénique positive responsable, avec le souci de mettre à profit la génétique à savoir diminuer la transmission des maladies héréditaires. On est surpris en relisant ce livre de voir à quel point nos auteurs semblaient parfaitement inconscients de ce que les mesures eugénistes en vigueur en Allemagne depuis 1933 allaient réserver (ibid., p.123). Enfin, à cette même époque, Alexis Carrel, chirurgien, prix Nobel en 1912, collaborateur et pétainiste pendant la seconde guerre mondiale, mais pas eugéniste au sens négatif du terme, aurait servi de bouc émissaire français : il fit sa carrière à l’Institut Rockefeller de New-York, institut dont les responsabilités ultérieures sont largement prouvées (Pichot, 2000, p.221). Il fit paraître, en 1935, un véritable best-seller, L'Homme, cet inconnu, livre qui aujourd'hui peut choquer, mais qui n'est que le reflet d'une époque qu'il ne s'agit pas d'occulter. Cuénot le qualifia simplement de “ fort pessimiste ”. Race et biologie En biologie, la catégorie de race a une valeur taxinomique. En politique, cette notion n’a rien à voir avec celle de la biologie. En anthropologie, il est indéniable qu'il existe des races humaines. A cette époque, on avait l'habitude de distinguer quatre sous-espèces : europoïde, mongoloïde, — 286 — négroïde et australoïde. Le caractère de race humaine était difficile à débrouiller, étant vaguement géographique ; les connaissances génétiques de l'époque étaient trop maigres pour affirmer quoi que ce soit. Mais pour Cuénot, “ telle race, quelle que soit sa supériorité intellectuelle ou physique ne saurait se targuer d'une permanence définitive ” (Genèse., 1932, p.552). Pessimiste quant à l'évolution humaine, tout au plus spéculait-il sur un accroissement de taille, une atrophie dentaire, la disparition du petit doigt de pied, du poil... Dans un chapitre de la Genèse intitulé "La sélection naturelle chez l'Homme" on y trouve des remarques concernant la moins grande résistance aux maladies des blancs en Afrique ou des noirs en Angleterre, ce qui pourrait être en partie d'origine génétique. Il brossait un tableau plutôt sombre d'ailleurs de notre civilisation, “ Une civilisation avancée ne correspond pas nécessairement à une race améliorée ” (Genèse., 1932, p.319) : caries et problèmes de dents de sagesse, diabète, cancer, sont beaucoup plus fréquents chez les blancs que chez les noirs. Il fit aussi un article sur la pigmentation et l'effet des radiations ultraviolettes où il montrait la moins bonne adaptation des blancs vis-à-vis du soleil et les risques de cancer de la peau chez les blonds (Cuénot, Radiations., 1941). La position de Cuénot, qui ne recèle pas la moindre part de racisme, relève de sa profonde culture scientifique : “ Si profondes que soient les différences d’aspects entre certaines races humaines, il ne semble point qu’elles se différencient par la structure chromosomique. Toutes, au reste, peuvent se croiser les unes avec les autres ; et l’on a lieu de rapporter toutes les différences de pigmentation […] à des différences de gènes. Par suite du mélange immémorial des lignées humaines, il n’existe peut-être pas, à la surface du globe, une seule race vraiment pure ” (Cuénot et Rostand, — 287 — 1936, p.100-101). Ce fait est d'ailleurs corroboré par les propos de son fils (entretien Cuénot R, 2000). Il est aussi remarquable que sa position n'a jamais changé puisque, après la seconde guerre mondiale, dans le chapitre de L'évolution biologique consacré à l'eugénisme, on retrouve les mêmes propos concernant une possible dégénérescence de la race humaine et l'impossibilité de contrôler le patrimoine génétique de l'Homme si ce n'est pas une prise de conscience individuelle. Mais tout le monde scientifique et intellectuel de l'époque ne possédait pas cette analyse. En 1930, on pouvait lire sous la plume d'un membre de l'Institut de France, Charles Richet, auteur d'un ouvrage intitulé La sélection humaine : “ La race blanche est supérieure à la race jaune et surtout à la race rouge et à la race noire... Ces frères inférieurs sont des barbares […]. Ils se rapprochent du singe beaucoup plus que nous... la psychologie du Nègre est infantile […] ; ils méritent respect et pitié, mais ceci ne doit pas nous conduire à des unions profanes qui aviliraient notre race ” (Richet, 1930, p.24). Pichot montre que les historiens et les sociologues ont aujourd'hui tous tendance à faire preuve d’amnésie concernant l’eugénisme pour la raison bien simple que ce genre de discours était monnaie courante dans ces années d'avant-guerre parmi les plus hautes autorités et dans tous les milieux intellectuels. L'eugénique française de tradition lamarckiste attribuait un rôle important à l'environnement familial et social et ne laissa peu de place au déterminisme génétique réductionniste. L'histoire de l'eugénique remonte à Darwin et les spécialistes concernés par cette science nouvelle qui émergea il y a un siècle, ont leur part de responsabilité. Doit-on pour autant les condamner tous ? Aucune opposition n'a vu le jour avant la seconde guerre, la France tout au mieux défendit un — 288 — eugénisme positif, mais personne ne mit en garde contre le danger eugénique. — 289 — 2 Le finalisme en biologie “ La maladie principale de l'Homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir. ” Pascal, Pensées. “ La science ne nous apporte ni apaisement intellectuel, ni réconfort moral. ” Jean Rostand (dans Buican, 1994, p.160) En biologie il y a un déterminisme — des causes produisent des effets — mais le finalisme — un effet répond à une fin — est à priori exclu du champ de la biologie. Le déterminisme, terme introduit par Kant puis par Claude Bernard dans l’expérimentation, signifie que tout phénomène a une raison ou une probabilité antérieure ; l'évolution n’entre pas dans le cadre de la méthode expérimentale : la paléontologie, la physique, la génétique évolutionniste reposent sur des modèles, des lois qui ne peuvent jamais être démontrées. Hasard et nécessité dans l'évolution Ni Darwin ni Huxley n'ont jamais formulé le hasard e comme facteur essentiel de l'évolution. Au XIX siècle, le courant était nettement positiviste, matérialiste. Une ambiguïté naquit au début du XXe siècle sur l'importance accordée au hasard et personne, sauf peut-être le philosophe Bergson, n'osa aborder la question. D'une part, les mutationnistes comme de Vries fondèrent la naissance des espèces comme le seul fait du hasard des mutations. Les généticiens entretinrent plus tard l'idée que le hasard explique seul les mutations, source de variations héritables. Or c'est plutôt un aveux d'ignorance, la mutation qui apparaît n'est pas immédiatement compréhensible. Un cas d'école est donné par — 290 — l'anémie falciforme, maladie génétique due au remplacement d'un seul acide animé dans la grosse molécule de l'hémoglobine humaine. A l'état homozygote, la mutation est létale, à l'état hétérozygote, elle confère à l'individu porteur une meilleure résistance contre la malaria. Ce qui explique sa persistance au sein de la population. L'évolution est classiquement considérée comme contingente c’est-à-dire que l'état actuel est, mais aurait pu être tout autre du fait de l'imprévisibilité des dérives génétiques. Les évènements ne sont pas pour autant totalement indépendants les uns des autres, ils s'enchaînent par des relations de cause à effet, sans nécessité reconnaissable. D'autre part, les progrès fondamentaux en physique et en mathématiques ont conduit à la crise du déterminisme : les lois physiques se sont transformées en lois statistiques, un phénomène n’est plus déterminé, mais hautement probable. Ainsi, par exemple, Werner Karl Heisenberg (1901-1976) est l'auteur en 1927 du principe d'incertitude, qui a influencé toute la mécanique quantique. Ce principe d'indétermination montre, par une formule mathématique, que l'on ne peut déterminer avec précision la position ou la vitesse d'une particule et jamais les deux à la fois. Ce principe se trouve à l'origine du système probabiliste de la mécanique ondulatoire. Cuénot y fait d'ailleurs référence dans l'Evolution biologique en introduction à sa deuxième partie consacrée aux "Incertitudes" (Cuénot, L'évolution biologique, manuscrit, p.519). Face à l'insatisfaction grandissante des néo-darwiniens notamment, insatisfaits des théories existantes, le doute grandit dans les esprits scientifiques. Rien qu'en l'année 1941, il paraissait en France, cinq ouvrages à tendance finaliste dont celui de Cuénot (Lecomte de Noüy, 1964). Pendant les 1950 années suivantes, il y eu une chape — 291 — de plomb : le finalisme fut balayé, la téléonomie de Monod le remplaça. La téléonomie d'une espèce est “ une certaine quantité d'information qui doit être transférée pour que ces structures soient réalisées et ces performances accomplies ”; le “ projet téléonomique ” fondamental étant la “ reproduction invariante des individus d'une espèce ” (Monod, 1970, p.30-31). Monod qualifia lui-même se terme de profondément ambigu car impliquant la notion de projet. En réalité s'il admettait le projet téléonomique de l'oeil, il ne fallait pas pour autant l'appliquer à un niveau général. Les adaptations fonctionnelles des êtres vivants et leurs artéfacts sont des projets téléonomiques, comme autant de fragments d'un projet primitif unique qui est la conservation de l'espèce (ibid., p.30). Pour Monod, la pierre angulaire de la méthode scientifique était le postulat de l'objectivité de la nature, c'est-à-dire le refus systématique de considérer un phénomène comme un projet. Ors, “ L'objectivité oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structure et performance, ils réalisent et poursuivent un projet ”; face à cette contradiction, il y a une alternative en biologie : soit la résoudre si elle n'est qu'apparente, soit prouver qu'elle est résolument insoluble (ibid., p.37-38). Depuis, la vision réductionniste de Monod pour qui l'étude des parties suffisait à rendre compte du tout (ibid., p105), nécessaire à un moment donné, semble désormais insuffisante. Les rapports entre évolution, génétique et finalisme se sont quelque peu assagis : le réductionnisme extrême a montré ses limites, les finalistes spiritualistes se réfugient dans le silence ou le confort moral du dualisme esprit/matière. La théorie du gène égoïste est devenue une nouvelle hypothèse de travail : mais, n'est-on pas là encore en train de se livrer à d'habiles artifices de langage? Car la ruse utilisée pour plier l'être vivant à sa — 292 — volonté de reproduction est peu différente de l'élan vital de Bergson. Pierre-Henri Gouyon (Gouyon, 1996) préfère la force vitale de Schopenhauer qui présuppose une volonté préexistante à la conscience. Les propriétés émergentes de la matière neuronale que sont les schèmes de comportements, la culture, la morale, l'art, les religions, la conscience de soi, l'organisation des sociétés, etc., sont étudiées comme si elles se situaient nécessairement hors du champ de la vie biologique et posséderaient dès lors une existence en soi, sorte de champ platonicien, qui justifierait de les sortir du champ des sciences de la vie. Ce n'est plus très loin d'une religion qui déifierait l'Homme, le plaçant au-dessus de la nature, s'attribuant de facto des prérogatives monstrueuses. La biologie étudie la matière vivante, la biologie moléculaire continue à se passer de la physique relativiste, là encore pour des raisons de commodité compréhensible, se contentant de la chimie des atomes 'boules de billard'. Mais elle ne peut pas ignorer l'immatérialité des échanges d'information, de la mémoire, de la créativité, présents à tous les niveaux de complexité du vivant — molécule, tissu, organe, organisme. La biologie utilise une terminologie inspirée de l'informatique (code, programme, transcription, duplication) sans préciser la nature (physique, mathématique, abstraction conceptuelle), le support de transmission et sans expliquer comment cette informatique biologique est capable, dans une dimension temporelle, de créer des formes et des schèmes de comportement, de les garder en mémoire et les transmettre aux générations successives. Le principe d'émergence qui semble s'imposer, si séduisant soit-il, n'est pas en soi une explication satisfaisante. — 293 — La question de la finalité en biologie en France autour de 1900. Le terme de finaliste doit être replacé dans son contexte car, au début du XXe siècle, être finaliste ne signifiait pas pour autant être spiritualiste. Ainsi Le Dantec accusait Weismann de finalisme car “ Il considérait les chromosomes comme le véhicule de l’hérédité ” (Le Dantec, 1903, p.149). Rabaud voyait du finalisme dans la variation darwinienne. Les mécanistes “ Des savants poursuivant le but de prouver que leur existence est sans but constituent un objet d’étude intéressant. ” (Whitehead, in Moreau, 1964, p.204) A l'origine, il y eut le dogme matérialiste de l’évolution d’Ernst Haeckel qui fut le grand vulgarisateur du darwinisme avec son Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles. Il prônait le transformisme mécaniciste : sa conception moniste (en opposition au dualisme matière et esprit) et mécanique de la vie postule que la vie est l'expression d'une cause nécessaire efficiente, mécanique. Haeckel cherchait à expliquer la vie selon les lois physico-chimiques (Haeckel, 1877). Au début du XXe siècle, en France, l’argument de l’hérédité de l’acquis était devenu un argument en faveur du mécanicisme. Giard, lamarckiste, se déclarant lui-même fervent admirateur de Haeckel (Giard, 1904), séduit par l'interprétation lamarckiste mécaniciste de Jacques Loeb en Allemagne, considérait que le scientifique ne devait pas s’égarer dans la métaphysique, peu importe que l’idée finaliste persiste, l’essentiel étant que la cause finale soit placée en dehors du déterminisme expérimental (Giard, 1911, p.125). Pour Félix Le Dantec, la vie est un phénomène — 294 — chimique ; il raisonnait sur les bases des sciences exactes, en termes de matière, d’énergie, de mouvement, et développa une théorie de la vie basée sur l'assimilation chimique. Etienne Rabaud, lui aussi lamarckiste pur et dur, allait jusqu'à considérer que même la variabilité spontanée, qui avait en son temps frappé Darwin, posséderait “ en germe l’idée finaliste que l’individu possède en lui une tendance à varier ” (1911, p.235). Les réactions des animaux aux variations de milieu comme la température, la salinité ou l’humidité, leurs déplacements, leur métamorphose, leur développement embryonnaire, voire même les comportements, ce que Rabaud appelle des “ instincts ” mais dans un sens mécanique, dû à des effets physico-chimiques, n'est pas intrinsèque de la vie. Il n’y a pas d’instinct inné, interne à l'organisme, c’est le milieu qui dicte les comportements des animaux. Les finalistes Il est classique de dire que le philosophe Henri Bergson (1859-1941), avec L'évolution créatrice en 1907, a réconcilié la pensée catholique de l’époque avec le transformisme. Mais Bergson est allé beaucoup plus loin : par une analyse particulièrement lucide des découvertes scientifiques de son époque, repoussant bien sûr l'idée de l'hérédité de l'acquis, il dépassa à la fois le mécanisme et le finalisme de son époque (Bergson, réedition 1962, p.50 et p.90). Il mit très tôt en doute l'explication par le hasard seul : il rejetait l'interprétation selon laquelle l'accumulation de variations accidentelles dans des structures complexes, et, qui plus est, toujours dans le même ordre mais sur des points différents de l'espace et du temps, suffisait à expliquer les convergences évolutives (ibid., p.56). Comment supposer que ces variations se soient conservées par sélection et — 295 — accumulation de part et d'autre, dans le même ordre, alors que chacune, prise à part, n'était, selon les mécanicistes, d'aucune utilité? (ibid., p.65). En 1907, la pensée scientifique était fortement marquée par les mutations brusques de H. de Vries et de A.Weismann, ainsi que les travaux de Mendel, substituant à la continuité darwinienne la discontinuité de l'hérédité. Mais si les variations brusques offraient une interprétation plus plausible à cette époque, Bersgon se déclarait insatisfait : la combinaison heureuse de mutations brusques non coordonnées, dues au hasard, même en laissant de côté les individus moins chanceux, les 'ratés' éliminés par la sélection naturelle, relèverait du miracle (ibid., p.66). L'ambiguïté philosophique de l'époque provenait du fait que seul le néo-lamarckisme de l'époque aurait pu interpréter ces cas de convergence, par exposition à des conditions de vie semblables. Mais les néo-lamarckistes répugnaient à tout principe interne du développement. Bergson ne pensait pas que la vie avait un but mais il croyait en un élan primitif, originel. Méfiant à l'égard du finalisme, des théories vitalistes, il proposait un néo-vitalisme contemporain où le philosophe constatait que le mécanicisme pur était insuffisant (Bergson, 1962, p.42) .Il pensait que la preuve de la finalité serait démontrable le jour où l'on pourrait expliquer les convergences entre lignées éloignées, ce qui ne relève pas à proprement parler du spiritualisme. Aujourd'hui, avec la découverte des gènes de développement, nous n'en sommes plus très loin. Aussi, il faut relire la philosophie de Bergson et réinterpréter sa pensée à la lumière des découvertes récentes : l'élan vital de Bergson, c'est l'admirable unité du règne vivant, découverte dans les processus génétiques (gènes homologues) ainsi que cellulaires et moléculaires (épigénétiques) découverts au cours du développement. Bergson, comme Cuénot, croyait à l'origine cosmique de la — 296 — vie, la panspermie. Il acceptait une finalité dans l'Homme mais au sens bergsonien c’est-à-dire que tout aurait pu très bien se passer autrement mais que dans l’état actuel, force est de constater que l'Homme est le plus abouti. Comme Cuénot, il réfutait la finalité anthropomorphique. 1930 : les derniers soubresauts du créationnisme avec l'affaire Vialleton Le 25 décembre 1929, paraissait l'ultime ouvrage du Professeur Louis-Marius Vialleton (1859-1929), L'origine des êtres vivants : l'illusion transformiste. Dès janvier 1930, Cuénot fit paraître dans, la Revue générale de sciences, un pamphlet pour le transformisme néodarwinien, attaquant ouvertement le discours créationniste de Vialleton, engageant les biologistes, les philosophes et les théologiens à prendre en toute tranquillité la doctrine transformiste comme base de leurs spéculations (Cuénot, 1930, Le transformisme n'est-il qu'un illusion?, p.21). Une polémique s'ensuivit au sein des colonnes de La Presse Médicale. En effet, l'ouvrage fit grand bruit dans le petit monde des sciences, et fut récupéré par les opposants, espérant y trouver des arguments émanant d'une autorité scientifique. La réaction ne se fit pas attendre. Un des directeurs scientifiques, J.L.Faure, professeur de clinique gynécologique, membre de l'Académie de médecine, s'insurgea longuement et avec fougue contre l'introduction dans le langage biologique du mot de création qui en avait été pourtant banni (Faure, 1930, p.931-936) : la science moderne, par de nouvelles méthodes, pénètre au coeur de la matière, tendant à réduire de plus en plus la réalité à des actes physico-chimiques alors que des hommes continuent encore à s'accrocher à leurs convictions religieuses. Pour Vialleton, le transformisme n'était qu'une doctrine mécaniste qui expliquait la formation des êtres vivants par la seule action — 297 — des forces naturelles sans direction et sans but. Faure comme Vialleton, à cette époque ne pouvaient que camper sur leurs positions inconciliables, développant chacun, sur la base des connaissances insuffisantes de l'époque, une discussion stérile, s'achevant immanquablement par le combat manichéen du réductionnisme contre le finalisme. Chacun faisait fausse route, car à cette époque la jeune science de l'hérédité devait s'imposer par la voie du fait expérimental, cherchait une explication rationnelle à l'évolution, à la formation des espèces et, ce faisant, usait pour cela d'un prosélytisme absolu, d'un intégrisme farouche dont la suffisance n'avait rien à envier à la frilosité de leurs opposants créationnistes, effrayés à l'idée d'abandonner leurs certitudes dogmatiques. Les évolutionnistes devait combattre à cette époque les fortes réticences de l'Eglise à admettre cette nouvelle vision darwinienne du monde, d'où le dogme du pêché et du rachat se trouvaient définitivement exclus. Ors, Pierre Lauras, jésuite et directeur depuis 1902 de la Conférence Laennec, groupement d'étudiants en médecine, supplia par deux fois le professeur nancéien d'écrire une réponse à “ cet article détestable du Professeur J.L.Faure ”, qui “ attaque la religion catholique de façon grossière ”. Lauras proposait à Cuénot de s'en tenir à “ la preuve de la finalité, du point de vue de la science pure ”, à la manière de ce discours de l'Académie de Nancy, "L'inquiétude métaphysique" (Lauras, Correspondance du 11 août 1930). Réitérant sa demande, flattant l'autorité incontestée de notre naturaliste éminent, il l'enjoignit à démontrer que “ l'habit de philosophe n'appartient pas à tout le monde et qu'il (J.L.Faure) n'est pas de taille à le revêtir ”. Il ne s'agissait pas de prouver l'évolution, notre jésuite semblait l'avoir acceptée, non, ce qu'il manquait, et il avait pour cela besoin de l'autorité de Cuénot, c'était “ la preuve du guidage — 298 — intentionnel ” (Lauras, Correspondance du 18 août 1930). Cuénot avait en effet prononcé le fameux discours de réception à l'Académie de Stanislas, que Rostand qualifia “ d'admirable discours […] d'un accent si émouvant et d'une si haute tenue littéraire ” (Rostand, 1966, p.158), devant un parterre de représentants de l'Eglise, dont l'influence était alors loin d'être négligeable en politique à Nancy. Cette époque de sa vie est celle où les discours finalistes étaient les plus engagés. Tout porte à croire que les jésuites, fort réactifs, tentèrent, pour construire leur nouvelle théologie naturelle, d'utiliser les propos de Cuénot. Quoiqu'il en soit, Cuénot fit une réponse à Faure dans La Presse Médicale du 8 novembre 1930 (p.1523-1524) : “ Peu de naturalistes sont de purs et orthodoxes mécanistes ”, les règles de la nature ne sont pas faites pour les individus dupés par “ sa fureur aveugle de création et de reproduction ”, ni pour les espèces sacrifiées pour de mieux adaptés, individus et espèces ne sont que des moyens ; cette mystérieuse obligation de la perpétuation et de la diversification de le vie nécessite une préordination biologique, et elle est en marche vers un but inconnu. “ There are more things in heaven and earthe, Horacio, Than are dreamt of in your philosophy ” (Cuénot, ibid., p.1524) : c'est par ces vers de Hamlet à Oratio que Cuénot concluait la défense de sa métabiologie, se classant lui-même à cette époque parmi les dualistes, les spiritualistes. La réponse de Faure fut insérée à la suite : il s'étonnait de l'évolution de la pensée de Cuénot depuis la Genèse des espèces animales et il ne voyait pas la nécessité d'introduire une direction à l'évolution ; pour Faure, peu enclin à lancer un hymne à la vie, le seul but, c'est la mort ; chacun est libre de chercher le repos de sa conscience comme il le veut (ibid., p.1524-1525). L'affaire trouva sa conclusion dans une lettre de J.L.Faure à Cuénot (Correspondance, 14 novembre 1930) : — 299 — Faure, honoré et ne ménageant pas sa satisfaction d'avoir pu échanger avec une telle autorité, reconnaissait qu' “ Il y a dans le monde des mystères que nous ne connaîtrons sans doute jamais ; mais ce mystère est-il moins grand parce qu'on croit le résoudre en adoptant la solution créatrice? Elle ne fait que reculer le problème, nous enfoncer davantage dans les ténèbres et rendre le mystère plus insondable. Alors, beaucoup se laissent aller — comme vous le dites — aux sentiments ”. La position de J.L.Faure était tout à son honneur car il avait su défendre l'idée que la finalité n'est pas du ressort de la science. Avec son habitude de catégoriser les opinions, sous couvert d'un légitime souci de clarté méthodique, de présenter toujours dans ses articles, et ceci de manière manichéenne, la thèse et l'anti-thèse — lamarckistes contre darwiniens, mécanistes contre finalistes, etc. — Cuénot entretint finalement une confusion dont son image future pâtira durant de longues décennies : certains eurent vite fait de le ranger parmi les spiritualistes aux côtés de nombre de chrétiens engagés comme Teilhard de Chardin. Pourquoi alors ces échappées philosophiques? Les motifs sont difficiles à comprendre d'emblée si l'on n'a pas fait le tour complet du personnage. Il y avait, sans équivoque à cette époque, nécessité d'un tel débat : la séparation de l'Eglise et de l'Etat acquise dans les faits depuis près de trente ans en France, ne l'était pas encore tout à fait dans les esprits encore formés au dogme de l'Eglise et pas intellectuellement affranchis, une Eglise dont le poids politique et social était plus fort qu'aujourd'hui. La science avait besoin de s'émanciper définitivement, de couper le cordon en quelque sorte. Pour accéder à l'âge adulte, la biologie avait besoin de couper tout lien, si ténu soit-il, avec la métaphysique, afin de rentrer dans son ère nouvelle. Le combat de Cuénot paraît, — 300 — dans ce contexte, déjà obsolète, à moins d'y discerner une attitude calculée. Mais Cuénot était avant tout un homme indépendant, libre et n'étant attaché à aucun dogme ni parti. Il éprouvait un plaisir certain à jouer son rôle d'autorité scientifique. Il eut sans doute à la soixantaine des doutes existentiels qu'il eut la faiblesse de n'avoir pas su réprimer. Pourtant un événement fort humain allait bientôt éloigner de lui cette coupe amère... (événement personnel qu'il n'est pas possible ici, par respect, de dévoiler, mais qui peut sans aucun doute apporter une raison suffisante de la mise en bémol de ces méandres finalistes). Assagi, plus serein, bravant l'âge avec sa verdeur légendaire, il sut rebondir pour revenir à un finalisme plus restreint, si restreint qu'il ne lui resta plus somme toute, grâce à son extraordinaire lucidité et sa capacité de remise en cause qui fait de lui un grand scientifique, qu'un panthéisme de poète. La question de la finalité en biologie en France autour de 1930-1940. Comme le dit très bien Rostand, “ dans ce renouveau du finalisme supérieur (auquel sont attachés les noms de Cuénot, Vandel, Bounoure, Collin, Rouvière, Lecomte de Noüy) qui incontestablement se manifeste de nos jours, on peut voir une réaction naturelle contre l’immodestie de certaines explications prématurées. Pour avoir cru trop vite que la science allait, tout de suite, nous fournir une explication intégrale de l’évolution, on est venu à penser que jamais elle ne pourra nous la fournir ” (Rostand, Les grands courants de la biologie, 1964, dans Buican, 1994, p.44). - René Jeannel est un cas de lamarckiste finaliste, partisan d’une thèse orthogénétique de l'évolution, par laquelle les organes se compliquent de plus en plus : les spécialisations progressives, par ajustement de plus en plus fin aux — 301 — conditions de milieu, deviennent héréditaires et finissent, au bout d’une longue évolution, par devenir des outils spécialisés. Il attribuait à la distinction entre soma et germen, l'impossibilité pour les néo-darwiniens de reconnaître l'influence du milieu sur les individus (Jeannel, 1942, p.20) . - Alfred Vandel (1894-1980) était élève de Maurice Caullery, professeur de zoologie à la faculté des sciences de Toulouse depuis 1930, membre de l’Académie des sciences en 1955 ; il fut longtemps néo-lamarckiste et finaliste à la manière de Teilhard de Chardin, malgré ses travaux sur les animaux cavernicoles, travaux expérimentaux en laboratoire, pour lesquels il affirma pourtant l’improbabilité de l'hérédité lamarckiste. C'était de plus un partisan de l'orthogenèse qui nia tout rôle évolutif à la sélection naturelle et finit par accepter, après 1950, les mutations pour les micro-évolutions, mais par pour la macro-évolution (Grimoult, 2000). - Henri Rouvière, professeur d’anatomie à la faculté de médecine de Paris, dans un ouvrage intitulé Vie et finalité en 1947, se qualifiait lui-même de mutationniste finaliste. Il défendait l'idée que l'ontogenèse va vers une fin prévue ; les coaptations, des organes aussi parfaits que l'œil ne pouvaient qu'être la réalisation d’un plan et d’une intention, “ un acte de volonté, en raison de la grandeur et de la perfection de son œuvre en une puissance au-dessus des forces de la nature ” (Rouvière, 1947, p.94). Les mutations montrent le dessein prémédité, la fin voulue (Rouvière, 1941, p.118). Dieu est à l’origine, les mutations sont voulues à l’avance, le perfectionnement est incessant. “ Couronnant l'évolution et préparée par elle, une mutation a formé l'Homme, dominant de très haut tout le règne animal par l'esprit qui l'élève jusqu'à lui permettre de concevoir l'œuvre de son Créateur ” (Rouvière, 1947, p.145). — 302 — - Pierre Lecomte de Noüy (1883-1947), physicien puis biologiste à l'Institut Pasteur, proposait un téléfinalisme qui agit comme une force orientatrice à la manière de Teilhard de Chardin, à la différence près qu'il n'était pas chrétien. Selon Lecomte de Noüy, l'évolution était ascendante, l'Homme étant le plus complexe et le plus parfait des mammifères : “ Tout se passe comme si, dès le début, il avait été décidé que l’évolution aboutirait à l’Homme ”. Tout s’est passé comme si le hasard avait été perpétuellement dirigé par un anti-hasard et cet anti-hasard, il le nommait Dieu. Lecomte de Noüy pensait que, mise à part la lignée qui conduisit à l'Homme, “ la lignée élue ” , l'évolution était la recherche de la meilleure adaptation à l'environnement ; une fois atteinte, les espèces ne variaient plus ; certaines, laissées pour compte de l'évolution, devenaient monstrueuses (hypertélie), d'autres merveilleusement adaptées depuis le Cambrien, persistaient (Lecomte de Noüy, 1964, p.274-275). - La pensée philosophique du Père jésuite Pierre Teilhard de Chardin consistait en quatre points essentiels : immanence de la conscience dans la matière, immanence de la vie dans les molécules carbonées, création autour de la Terre d'une noosphère par développement de l'Homme, et montée de la conscience qui doit aboutir, par convergence des consciences individuelles, à Dieu, le point Omega (Teilhard, 1955). Il pensait que la vie “ se comporte comme une onde qui s’étale ”. Elle a tout essayé. Elle a constamment essayé dans le même sens, vers plus d’arrangement et de psychisme. Le développement du psychisme humain conduit à une noosphère à l'échelle de la Terre. Elle se dirige vers le point Omega qui représente le Christ cosmique. Si elle contribua, après sa mort, à faire accepter l'évolutionnisme par l'Eglise, cette conception de l'évolution ne fut pas partagée par les biologistes de l'époque, loin s'en faut, mais ne le fut pas non — 303 — plus par l'Eglise. Quant aux jésuites de l'époque, ils critiquaient l'absence de déterminisme, de référence à la chute de l'Homme et son rachat et considéraient la théorie évolutionniste comme une hypothèse non une certitude. Teilhard de Chardin avait confié à Henri Tintant (entretien, 2001) pourquoi il s'était passionné pour les sciences : “ Quand il était jeune jésuite, il a fait de la zoologie à Paris et il fréquentait pas mal le laboratoire de Delage qui était un homme très accueillant, très ouvert. Un jour Delage lui a dit “Vous êtes jésuite et vous voulez faire de sciences naturelles ? Vous croyez que c’est possible?”. Teilhard a répondu que “tout ce qu'il a fait ensuite c’était pour montrer à Delage et à ses successeurs qu’on pouvait être un bon jésuite et un bon naturaliste” ”. - Jean Piveteau se rallia au finalisme orthogénétique de Teilhard de Chardin. - Pierre-Paul Grassé, refusa toujours le hasard. “ Les néo-darwinistes ne voient en elle (la finalité) qu’un phénomène pseudotéléologique car elle résulte de la mise en œuvre d’une sélection aveugle. Toutefois, admettant aussi que cette sélection travaille pour le plus grand bien de l’espèce, ils font du même coup, et implicitement, un jugement de valeur. ils assignent un but à l’évolution, ils la finalisent, tout en lui attribuant une réalisation purement mécaniste[…]. Le recours à un anti-hasard s’impose, celui des darwiniens est la sélection naturelle ; nous sommes convaincus qu’il y en a d’autres plus efficaces qui opèrent directement dans l’intimité de la cellule (Grassé, 1950, Paléontologie et transformisme, p.215). Grassé, proche de la philosophie biologique de Cuénot, restait prudent devant les faits inexpliqués tels que les callosités de l'autruche ou les coaptations (Grassé, 1943, p.91), et refusait d'accorder un rôle évolutif majeur à la sélection : “ On pressent qu'un — 304 — mécanisme, des causes autres que le hasard, même épaulé par la sélection naturelle, ont joué un rôle dans la formation des coaptations, des organes complexes et de systèmes organiques coordonnés ” (Grassé, 1943, p.109). Les insatisfaits “ Rien c’est trop peu ; Dieu, c’est trop. ” Jean Rostand, dans Buican, 1994, p.135 Ni mécanicistes, ni finalistes, cette génération de scientifiques se sentaient simplement mal à l'aise dans le cadre conceptuel de l'époque. - Wintrebert écrivait que “ le vivant ne peut être, au cours des âges, le perpétuel gagnant d’une loterie de mutations fortuites” (Wintrebert, dans Moreau, 1964, p.216). - Caullery n'était pas finaliste mais comme Cuénot ou Rostand, il pensait que “ ni le lamarckisme originel, ni le darwinisme complété par la théorie des mutations ne peuvent offrir à notre esprit une image satisfaisante de la réalisation de la nature vivante telle que nous la connaissons ” (Caullery, 1946, p.43). Guyénot estimait lui aussi impossible de concevoir qu'une suite de hasards ait engendré la vie. Il a longtemps combattu le finalisme mais s'y est converti à la fin de sa vie avec l'hypothèse d' “ un instinct élémentaire qui serait le principe souvent faillible de la marche finalisée de la vie animale ” (Guyénot, dans Buican, 1984, p.280). - Rostand non plus n'était pas finaliste mais il écrivait : “ Avouons-le, nous sommes présentement enfermés dans un dilemme dont il ne paraît pas que nous soyons prêts de sortir: l’évolution des espèces, est, sans hérédité acquise, très difficilement concevable, et quant à l’hérédité acquise, non seulement elle est très difficilement concevable, mais les faits lui sont franchement contraires ” (Rostand, 1933, dans Buican, 1994, p.34-35). Insatisfait du transformisme, du — 305 — néo-mutationnisme, il se demandait vers où aller : “ Certes, le finalisme épuré d’un Cuénot ou d’un Vandel est bien différent du grossier finalisme de jadis et davantage encore du naïf providentialisme à la Bernardin de Saint Pierre ; il se rattacherait plutôt aux conceptions néo-vitalistes de Bergson (élan vital) et de Driesch (entéléchie), qui elles-mêmes ne sont point sans parenté avec celle de Claude Bernard (idée créatrice et directrice) ; mais elle n’en aboutit pas moins à superposer aux causes efficientes des entités inconnaissables et inétudiables par définition ” (ibid., p.43). Les entités inconnaissables de Rostand ont aujourd'hui un nom : il manquait en fait un fondement moléculaire à l'évolution qu'allait combler en partie quelques décennies plus tard la génétique moléculaire. La clé de la pensée de Jean Rostand se trouverait, selon Buican (ibid., p.45), en cette phrase : “S’agissant du problème de l’évolution, comme de tant d’autres, la plus sage attitude, et la plus loyale, est, nous semble-t-il , de réserver la place à un inconnu qu’on s’abstiendra de baptiser et dont on se gardera de faire un inconnaissable dans les grand courants de la biologie ” (Rostand, dans Buican, 1994, p.45). Sceptique tourmenté, agnostique, il se disait tenaillé par l’angoisse métaphysique et devoir choisir “ ou l’apaiser, ou la noyer dans le plaisir, ou la guérir par des pilules ” (ibid., p.137). Le finalisme dans les pays anglo-saxons La philosophie naturelle des Français diffère sur bien des points de la philosophie de tradition anglo-saxonne. Cependant le finalisme, pour l'Homme de science, est une réflexion universelle, qui peut transcender les idéologies sociales ou politiques, des religions et des situations personnelles (éducation). Darwin ne put se défaire totalement d'un théisme résiduel visible dans sa croyance au progrès, — 306 — héritage aussi d'une pensée profondément libérale (Bowler, 1995, p.207). Ces disciples les plus directs comme Wallace furent encore plus adeptes du progrès qui, pour éviter la connotation finaliste immanquablement spirituelle, fut renommé orthogenèse. Cuénot rédigea l'analyse de l'ultime ouvrage de Alfred Russel Wallace, La place de l'Homme dans l'univers, en 1908, ainsi que sa nécrologie en 1913 : il est amusant de constater que Cuénot, à cette époque, écrivait dans la Revue générale des sciences que “ déjà dans ses belles études sur le transformisme, il s'était montré volontiers spiritualiste, et on ne s'étonnera pas que cette tendance n'ait fait que s'accentuer avec l'âge ” (Cuénot, analyse d'ouvrage, 1908). Les néo-darwiniens orthodoxes et à fortiori les artisans du néo-darwinisme n'ont fait qu'intégrer la génétique à la théorie darwinienne. Ils pensaient aussi en terme de progrès (Tassy, 1995, p.116-117). Une fois l'orthogenèse discutée par Julian Huxley, il resta chez les néo-darwiniens, en filigrane, la notion de progrès vers l'Homme (foi laïque, humaniste) dont Teilhard n'est que l'affirmation chrétienne. Ainsi Georges G.Simpson écrivait :“ En matière de philosophie personnelle, je n’entends pas assumer ici une vue entièrement mécaniste ou matérialiste des processus vitaux. Je soupçonne qu’il existe dans l’univers bien des choses qui ne seront jamais expliquées en ces termes et qui peuvent être inexplicables sur un plan purement physique. Mais l’histoire scientifique démontre à l’évidence que le progrès de la connaissance requiert rigoureusement que jamais aucun postulat non-physique ne soit admis en connexion avec l’étude des phénomènes physiques. Nous ne savons pas ce qui est et ce qui n’est pas explicable en termes physiques, aussi le savant qui cherche des explications n’en doit-il chercher que de physiques, sous peine que les deux sortes ne — 307 — soient jamais démêlées. L’opinion personnelle est libre dans le champ où cette recherche a, jusqu’à présent, échoué, mais ceci ne constitue pas proprement un guide pour la recherche et ne fait partie d’aucune science ” (Simpson, 1951, note de bas de page, p.127-128). Pour Simpson, “ l'Homme n'est certainement pas le but de l'évolution qui n'a évidemment pas de but ” (Simpson, 1951, p.255). L’évolution organique n’est pas organisée pour un but et un plan mais la nouvelle évolution (de l'Homme) est caractérisée par l’existence d’un but et d’un plan, ceux de l'Homme. Le but et le plan font partie de l’évolution comme résultats mais non comme cause du processus ; les buts et les plans sont les nôtres, pas ceux de l’univers. “ Cependant l'origine de l'Univers et les principes qui ont déterminé son histoire restent inexpliquées et inaccessibles à la science. C'est là que se cache la Cause Première cherchée par la théologie et la philosophie. On ne connaît pas la Cause Première et je doute qu'aune homme vivant arrive à la connaître ” (ibid., p.243). Mais, l'Homme n’est pas un pur accident, il est apparu par la suite d’une succession extraordinairement longue d’événements au cours desquels hasard et orientation ont joué un rôle : “ Penser que ce résultat est dépourvu de signification serait se montrer indigne de dons aussi remarquables qui comportent entre autres richesses le sens des valeurs ” (ibid., p.255). Julian Huxley était franchement déiste, mais partisan d’une religion pure, dépouillée, sans symbole ni représentation (Huxley, 1946, p.227-288). Huxley était un adepte de l’évolution progressive, sous l'influence de la pression sélective, poussant inévitablement les organismes vers le progrès biologique. Il étendait d'ailleurs sa croyance au progrès à l'humanité ; développement de l’esprit, efficacité des organes, coordination, grandeur, portée des sens, capacité à savoir, mémoire, éducabilité, intensité émotive. Autant de — 308 — caractères, propres de l'Homme, apte à progresser. Mais à l'évolution créatrice de Bergson, Huxley préférait “ l’évolution émergente ”. Julian Huxley rencontra Teilhard de Chardin ; il écrivit même l'introduction à la version américaine du Phénomène Humain. Pascal Tassy semble accorder une certaine importance à ce rapprochement auquel s'associa le généticien Théodosius Dobzhansky : “ La conception de l'évolution comme un progrès n'implique peut-être pas la reconnaissance d'un but, elle semble néanmoins en être la nécessaire condition ” (Tassy, 1995, p.116-117). Huxley conçut même un grade uniquement pour l'Homme ( “ psychozoa ” ), de même rang que le règne animal. En effet Dobzhansky sembla s'être approché sur la pointe des pieds de la pensée de Teilhard, à la manière d'une métaphysique empreinte de poésie nostalgique comme le laisse supposer la conclusion de son ouvrage L'Homme en évolution : “ A l'Homme moderne, si solitaire, emprisonné spirituellement au milieu de ce vaste univers dénué de sens, la notion de l'évolution de Teilhard de Chardin apparaît comme un rayon d'espoir ” (Dobzanskhy, 1966, p.393). Qu'est ce que la vie ? L'hypothèse d'Erwin Schrödinger Schrödinger, l'un des pères de la mécanique ondulatoire, fut le premier à s'intéresser au support de l’hérédité dès 1943 et à introduire le concept d'information, de programme génétique avec le terme de code — mais avec une vision encore tout théorique du gène qui serait un cristal apériodique, les mutations étant des sauts quantiques moléculaires. Il fallut pourtant attendre encore dix ans pour découvrir l’ADN et autant pour comprendre le code génétique. Son ouvrage What is life?, paru en Angleterre en 1944 à la suite d'une série de conférences faites à Dublin, fut — 309 — accessible en anglais aux scientifiques français en 1948, la traduction française paraissant en 1950 en tirage restreint. Cet ouvrage, à la conclusion discrètement métaphysique, fut formidablement accueilli à l'époque dans les pays anglo-saxons, la France réagissant, sauf Louis de Broglie, comme à son habitude, avec un temps de retard. Cuénot et Tétry s'en inspirèrent directement, comme en témoigne l'exemplaire en anglais de 1948 retrouvé avec les articles de journaux mentionnés ci-dessous, dans la bibliothèque d'Andrée Tétry, qui commandait alors les ouvrages pour Cuénot préparant son Evolution Biologique. Dans une note du 8 mai 1950, Cuénot précise qu'il a approfondi la thèse de Schrödinger et envisageait un “ lien cybernétique entre le gène et les substances somatiques ” (Cuénot, carnet de bord de L'évolution., p.3). En 1950, la presse s'empara du sujet et une série de témoignages des plus grands scientifiques français de ce temps parut dans Les Nouvelles Littéraires (2-16 mars, 6 avril, 4 mai et 1èr juin 1950). Cuénot apporta son témoignage après Teilhard de Chardin, Louis de Broglie, Maurice Caullery, Jean Piveteau et Jean Rostand entre autres : sa réponse, comme celle des autres, révèle l'humilité de ces grands noms, bien incapables de définir la vie avec les connaissances de l'époque et Cuénot, se contenta de répondre qu'il est impossible actuellement de connaître les limites du vivant et du non-vivant, le début de l'apparition de la vie ; “ avec sa verve coutumière ”, s'inspirant d'Anatole France, il répondit que “ la vie […] c'est de l'inconnu qui f... (sic) le camp ”. Avec sagesse, Rostand, quant à lui, conclut que la création d'une “ unité auto-reproductrice ” n'a aucun rapport avec la création d'une cellule, de par son extraordinaire complexité : “ Si l'Homme, jamais, obtenait pareil résultat, il aurait réalisé ce que, même d'un Dieu, nous jugeons impossible ”. — 310 — Le finalisme biologique de Lucien Cuénot “ Vous qui savez tout, ô sages, voulez-vous me dire pourquoi il existe quoi que ce soit, y compris moi-même, qui me le demande? ” (Cuénot, Réflexions sur l'évolutionnisme, 1948, p.493) “ L’examen des faits conduit à admettre un finalisme restreint, intermittent, se traduisant par l’invention perfectible ” (Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1941, p.246). Si Cuénot s'engagea longtemps pour imposer le transformisme et le darwinisme en France, il. s'opposa toute sa vie au réductionnisme, depuis le mécanicisme néo-lamarckiste, inspiré de la lutte pour la vie d'inspiration capitaliste victorienne, jusqu'à son pendant marxiste, le matérialisme dialectique inspiré de Marx et d'Hegel. Les deux principes ont en commun le perpétuel changement dans l'univers, aussi bien que sur terre, en biologie ou dans les faits sociaux. L'Homme dans les deux cas se pose la question 'comment', de manière à agir sur les processus, mais jamais la question 'pourquoi'. Il faut dans les deux cas une foi totale dans le progrès de la science et de l'Homme qui doit dominer la nature. La philosophie dialectique applique un néo-darwinisme strict — il n'y a que des mutations fortuites se transmettant sous l'effet de la sélection., il n'y a pas de but atteindre, si ce n'est le moment considéré (Cuénot, Réflexion sur l'évolutionnisme, 1948, p.493-494). Ces deux versions du matérialisme eurent un succès évident auprès des jeunes générations, sans doute parce que la première intervenait au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat en France, et proposait une alternative au catholicisme étouffant de l'époque. Le second, plus tardif, parce qu'il portait les ferments d'une possible révolution sociale radicale. Cuénot — 311 — opposait, à cette idéologie dominante, son finalisme qu'il définit lui-même comme incluant l'interaction du milieu et des êtres et l'existence de la sélection, admettant une direction de l'évolution et une inventivité même incompréhensibles. Pour Cuénot, mutationnisme, darwinisme et même théorie de la préadaptation et sélection naturelle étaient des théories incomplètes (Invention., 1941, p.233). A l'aube des questionnements : l'intuition naturaliste Au sujet du finalisme évolutif de Cuénot, Buican, qui fut le premier historien des sciences à s'être intéressé à Cuénot, n'a pas saisi la subtilité cachée sous cet apparent finalisme, trop acquis à la théorie synthétique. Admirateur de celui qui allait redécouvrir les lois de Mendel en France, et sans doute pour se rassurer lui-même, il écrivit que “ les recherches expérimentales du biologiste Cuénot ne devaient avoir aucun rapport avec ses assertions philosophiques ” (Buican, 1989, p.196). Une connaissance complète de l'oeuvre scientifique de Cuénot, depuis Les moyens de défense dans la série animale en 1892, fournit une toute autre interprétation. Bien sûr, il ne s'agit pas à proprement parler d'expérimentation hypothético-déductives, mais essentiellement d'observations zoologiques approfondies. Le point de départ de sa réflexion sur le finalisme en biologie trouve son origine dans un “ insignifiant détail ” (Cuénot, discours, 1948). Ce type d'observation semblait encore n'être qu'une curiosité de naturaliste. “ Justement parce que c'est un problème difficile dont je ne vois pas la solution ” (Correspondance non identifiée, dossier Coaptation, 17 août 1919). L'on trouve maints comptes-rendus de publications internationales (allemandes surtout, mais aussi de Haldane) sur le débat finalisme / mécanicisme dans les archives de Cuénot (Dossier coaptation). Dès 1917, Cuénot élevait dans — 312 — son laboratoire le phasme Carausius morosius Lorsque l'animal est en position cataleptique, les pattes antérieures s'appliquent étroitement à la tête au moyen d'une partie courbe du fémur, réalisant un ajustement parfait et lui procurant cet aspect si caractéristique de morceau de bois. “ Comment cette déformation a-t-elle pu se développer? ”. Si Cuénot élimina d'emblée l'interprétation lamarckiste “inconcevable ” et se rangea provisoirement à l'hypothèse d'un accident mécanique fortuit (Cuénot, 1919, p.838), il hésita longtemps puis reconnu le caractère “ héréditaire c'est-à-dire préparé dans l'embryon ” puisque, chez ce dernier, il n'y a aucun contact entre la tête et les pattes. “ Comment les pattes ont-elles su que dans l'avenir, elles auraient une tête à contourner? ”: nous voici une fois de plus en face d'un de ces petits détails insignifiants, de ceux que Cuénot affectionnait car ils ne reçurent pas de réponse satisfaisante dans le champ de la biologie réductionniste. S'il. acceptait parfaitement le fonctionnement physico-chimique de la vie, il ne lui suffisait pas. Pour lui, la vie, par la diversification, condition préalable à l'extension du domaine de la vie, tend à se conserver et à conquérir l'espace. Il allait jusqu'à écrire même : “ Tout se passe comme si (en italique dans le texte) la Nature dédaigneuse de l'individu, de la beauté, de la force même, donnait une prime seulement à la fécondité […] L'évolution ne vise pas à proprement parler le progrès organique ” (Cuénot, Finalité et Invention en biologie, 1935, p.44). Mais ce “ tout se passe comme si ” devint vite pour Cuénot artifice de langage, artifice pédagogique, formule prudente des biologistes qui ont à décrire une astuce de reproduction ou une forme trop parfaite. Le finalisme de Cuénot provenait de l'insatisfaction vis-à-vis du néo-darwinisme incapable d'expliquer l'évolution : coaptations, adaptations, mais surtout convergences — 313 — orthogénétiques, coïncidences. Il y avait qu'une alternative, hasard ou invention. Cuénot choisit l'invention, la faculté immanente d'invention du patrimoine germinal de l'être (allocution, 1948). Il admettait une propriété métaphysique inhérente à la vie. Il situait lui-même son finalisme proche de l'élan vital de Bergson, l'entéléchie de Driesch ou l'idée directrice de Claude Bernard (Cuénot, Les Nouvelles Littéraires, entretien, 1933 ; L'invention en biologie, 1935, p.14 ; Les facteurs inconnus de l'évolution, 1933, p.6). Il se démarquait lui-même de finalistes tels que Lecomte de Noüy pour qui la vie se dirige vers plus de spiritualité (ibid., p.493-496). Il est par contre étonnant qu'il ait écrit (Manuscrit de L'évolution biologique, introduction) ne pas partager “ tant s'en faut, bien des vues de Huxley, trop matéraliste à (son) goût ”. Hans Driesch avait créé, à la fin du XIXe siècle, cet agent vital directeur qu'il appela entéléchie (terme d'Aristote), lorsqu'il constata, au cours de ses expériences d'embryologie, que les blastomères qu'il segmentait continuaient néanmoins à se développer et former des larves d'oursins ; ou bien, il faisait fusionner des blastulas ou des oeufs qui donnaient alors une larve unique. Cependant, ces résultats ne sont pas généraux et souvent le développement s'arrête. L'intérêt réside surtout dans une vison holiste et organiciste, et a attiré l'attention sur l'unité de l'organisme. L'organicisme, selon Cuénot, ne faisait pas appel à une puissance extra-matérielle : “ L'organe est l'outil, le moyen à l'aide duquel l'organisme est un tout, se conserve et se reproduit. Il n'y a pas de matière vivante mais des organismes vivants qui sont irréductibles à toute manière inanimée, ce qui implique la négation de la génération spontanée sur la Terre. Tout se qui se passe dans l'organisme relève du déterminisme physico-chimique. — 314 — L'organicisme est essentiellement téléologique ” (Cuénot, Invention., 1941, p.136-137). Henri Bergson (1962, p.54) ne pensait pas que la vie ait un but mais qu'elle croît dans un élan primitif, un élan originel, immanent : “ La vie, depuis ses origines, est la continuation d'un seul et même élan qui s'est partagé entre des lignées divergentes ” (Bergson, 1962, p.53). Cuénot avait mis en exergue cette citation de Bergson, annotée à la main dans sa Genèse (1932, p.470) : “ La vie est un courant qui va d'un germe à un germe par l'intermédiaire d'un organisme développé, momentané et mortel ” (aussi dans Bergson, réedition 1962, p.27). Bergson fut le plus illustre promoteur d'un vitalisme métaphysique selon Jacques Monod. Selon ce dernier, contrairement à la majorité des autres vitalistes, Bergson n'était pas finaliste : non déterministe, pour lui l'évolution n'avait ni causes finales ni causes efficientes ; l'Homme est là mais il aurait pu en être tout autrement (Monod, 1970, p.44). Pour Bergson, l'intelligence humaine était incapable de comprendre, il fallait revenir à l'instinct, à l'intuition. Courrier a qualifié Lucien Cuénot de biologiste transcendant (Courrier, 1952, p.22). La transcendance au sens kantien signifie extérieur, hors de portée, et d'une façon plus générale au-dessus de tout (Comte-Sponville, 2001). Cuénot le rationaliste attribuait l'intelligence de la vie, à la matière même, ce qui relève de l'immanence, et serait alors proche du vitalisme, et proche finalement du matérialisme si la matière elle-même doit être considérée comme son propre architecte. Ors il pensait que “ la Nature aveugle est géomètre, mais elle n'est pas artisane ” (Cuénot, Finalité et Invention en biologie, 1935, p.43). Si la nature n'est ni artisane, elle est encore moins architecte! Elle ne serait qu'un bon ouvrier qui exécute des ordres? Quoi qu'il en soit de cette subtilité rhétorique ou — 315 — métaphysique, il est clair que Cuénot situait le pouvoir immanent d'invention dans le patrimoine héréditaire, acceptant donc une idée de plan préétabli à l'intérieur même de la matière, initié par son démon germinal, capable de prévision (ibid., p.39), même si Cuénot était parfaitement conscient de l'anthropomorphisme d'une telle conception. Son finalisme n'est en cela pas transcendantal, émanent d'un pouvoir extérieur à la matière, même s'il comparait souvent les outils des êtres vivants aux outils inventés par les hommes, qui eux, proviennent d'une idée extérieure, celle de son inventeur. Pour Cuénot si la vie est invention, elle est aussi caprice par tous ses excès, ses destructions, ses échecs. Il s'opposa au monisme matérialiste pour qui l'univers est sans commencement, sans but, dans un ballet incessant de causes et d'effets, l'Homme n'étant qu'un être animal destiné à se nourrir pour se reproduire, la conscience est illusion et épiphénomène : repos intellectuel, inexistence de la responsabilité, puisqu'il n'y a ni bien, ni mal, ni péché, ni mérite. Cette conception était pour lui “ dogmatiquement atéléologique ” (Cuénot, Genèse., annotation, 1932, p.471). Et Cuénot s'étonnait que, si cette conception était si couramment admise par l'Homme de science au point d'en faire son hypothèse de travail — comme aujourd'hui encore où l'on recourt à l'hypothèse du gène égoïste — dans la société, dans la vie individuelle, tout se passe comme si l'on était d'avis contraire puisque tout homme agit de manière finalisée. Il s'étonnait aussi que lorsque le biologiste expliquait une innovation évolutive (par exemple l'adaptation de la circulation sanguine lors du passage de la vie aquatique à la vie terrestre) il s'exprimait “ comme s'il y avait un adaptateur extérieur à la question à résoudre ”. — 316 — N'en est-il pas encore comme cela aujourd'hui, lorsque l'on recourt à des termes comme, contrôle, transcription, régulation, codage, programme, objectif, gènes réalisateurs, patron d'expression, territoires identifiés et spécifiés par l'expression du gène, information, intervention, stratégie, transmission de signaux inducteurs... Bien qu'abstraites, ces notions que certains prétendent bien sûr n'utiliser que faute de mieux, des phrases telles que “ la neurulation peut être vue comme la réalisation d'un choix de développement entre le devenir neural et le devenir épidermique ” reflète parfaitement l'ambiguïté linguistique du biologiste : réalisation, choix, devenir sont des termes à connotation éminemment finalistes. Le problème est que, en admettant même la théorie du gène égoïste, séduisante hypothèse de travail par sa simplicité conceptuelle, comment ne pas être alors époustouflé par la capacité inventive de ces petits amas de molécules, bricoleurs de génie, sans morale et prêts à tout pour survivre! A force d'avoir su convaincre que tout est dans la matière, il s'est créé une effet pervers qui se retourne sur les plus parfaits zélateurs : force est d'admettre l'inventivité et le talent organisateur de cette matière. En réponse, le principe d'émergence est une explication commode, dialectiquement imparable, mais fondamentalement insatisfaisante. Car, alors, comment émerge l'innovation et comment les molécules l'intègrent et en assurent le suivi, le fonctionnement? Dans l'introduction de son Evolution Biologique (1951), Cuénot écrivait en préface : “ Une grave maladie menace la biologie générale : c'est l'intrusion dans la pensée scientifique d'une intolérance philosophique et même politique, qui tend à délimiter une doctrine quasi-officielle, en dehors de laquelle il n'est point de salut ” (manuscrit de L'évolution biologique, p.3). On pourra bien sûr lui opposer — 317 — que l'intrusion de la métaphysique n'est d'aucune utilité, risquant par là même non seulement de freiner la compréhension en proposant une explication hors de portée du biologiste, mais encore d'offrir prise à toutes sortes de dérives et qu'il est préférable qu'elle reste hors du champ de la science. A l'argument qui consistait à dire que la finalisme stérilisait le recherche, Cuénot, rétorquait qu'au contraire, il est principe de découverte. C'est parce que l'on a soupçonné certains organes de jouer un rôle que l'on a découvert la fonction de la thyroïde ou du pancréas (Cuénot, Finalité et invention en biologie, 1936, p.37). L'outil finalisé Concernant les coaptations, Cuénot ne pouvait admettre que l'apparition d'un système d'accrochage des ailes de l'abeille, la parfaite fermeture du bouton pression de la carapace du crabe ou le pédicellaire d'oursin soit le seul fait de mutations dues au hasard. Il donnait régulièrement l'exemple d'un poisson des profondeurs abyssales, Lasiognathus saccostomus, qui porte sur sa tête une véritable canne à pêche composée d'une tige osseuse rigide, terminée par un filament raide et à son extrémité une petite boule lumineuse et plusieurs hameçons. Il aimait aussi à rappeler qu'un certain R.H.France eut l'idée, en contemplant la capsule poudreuse de pavot, d'un dispositif semblable pour éparpiller par secouage des substances pulvérulentes (sel, sucre...) et que cette invention donna lieu à un brevet américain. Les mécanistes comparaient l'organisme à une machine, mais une machine est construite en vue d'une fin. Cuénot y voyait une finalité organique de réalisation. La grande guerre a eu pour conséquences des inventions humaines à l'image de ce que la nature fait depuis longtemps : camouflage, nuage de fumée opaque comme la seiche, gaz lacrymogène et autres comme — 318 — nombres d'animaux utilisant le rejet de substances toxiques et de liquides malodorants, pour se protéger... A chaque fois, l'outil humain est moins efficace, moins parfait, moins sûr, que celui créé par la nature (Cuénot, discours non daté et non titré). Il citait aussi souvent la cloche à plongeur de l'argyronète, l'aigrette du fruit de certaines composées qui fonctionne comme un parachute, le filet piège de l'araignée ressemblant aux filets des pêcheurs. La mutation n'invente pas d'outils, alors Cuénot recourut au mythe du démon organisateur, du démon germinal pour marquer la nécessité d'un facteur d'invention (ibid., 1936, p.40). Il testa aussi la valeur heuristique du finalisme. Ses observations l'avaient conduit à rechercher des surfaces râpeuses chez les larves d'insectes : il les trouva en effet “ à l'endroit logique ”. Ainsi chez le pagure et les larves Clythra, la chenille de Fumea ou Talaeporia, il retrouvait ce même outil finalisé, comme pour des crampons terminaux chez le pagure et la larve de phrygane. Le problème des coaptations devint moins prégnant à la fin de sa vie : le colloque Paléontologie et Transformisme, avec la rencontre des scientifiques anglo-saxons, exerça une influence certaine sur sa philosophie biologique. S'il ne put se résoudre, comme certains de ses contemporains, au confort moral que procure l'hypothèse suffisante de la sélection naturelle, il semblait certain qu'il doit exister encore autre chose : cet 'autre chose' fut en grande partie éclairci grâce au progrès des cinquante années suivantes, que la dernière décennie vint clore avec la découverte majeure des gènes de développement. Mais il est certain que si notre biologiste vivait aujourd'hui, il conserverait son insatisfaction et son finalisme restreint face aux coaptations. La convergence — 319 — “ Lorsque l'on aura démontré le mécanisme ontogénétique qui conduit à la formation d'un œil, depuis les gènes chromosomiens des cellules germinales jusqu'à l'organe développé et ses différentes annexes, puis reconnu la marche des rayons lumineux et les changements du pourpre rétinien, constaté que ce dernier a besoin pour se développer de vitamines — ce qui exige l'existence d'un tube digestif, d'un appareil circulatoire, et bien entendu de végétaux élaborant du carotène, donc du soleil et de l'univers, expliqué la nature de l'influx nerveux et le processus de la sensation consciente, et encore quelques autres petites choses, il n'en restera pas moins que l'œil sert à voir ; c'est sa fonction (= fin) ” (Cuénot, Invention., 1941). Le subtil argument bergsonien de principe interne pour expliquer la convergence d'effets — œil de céphalopodes, des pecten, des vertébrés — peut être repris pour expliquer toutes les convergences. Il est difficile d'admettre que l'œil soit apparu par hasard non pas deux ou trois fois, mais des centaines de fois dans l'évolution. L'oeil de vertébré et de seiche faisait dire à Darwin dans un courrier à Asa Gray : “ L'oeil me fait frissonner ” (dans Grassé, 1950, p.209). L'oeil ne peut se concevoir qu'achevé. Pour Cuénot, il faudrait concevoir qu'il soit apparu d'un seul coup : hypothèse hardie certes, mais au final tout aussi improbable que l'hypothèse mécaniciste. Cet exemple, comme d'autres, obligeait Cuénot à avoir recours à une conception plus bergsonienne que strictement finaliste (Cuénot, Invention., 1941, p.193 ; Bergson, réedition 1962, p.61-63). Elle consistait à attribuer “ à la cellule germinale une sorte d'intelligence combinatrice, un pouvoir immanent équivalent à l'intentionnalité qui se trouve à la base de l'outil humain ” (Cuénot, 1941, p.222). Cette conception était proche de Bergson, pour qui l'élan originel de la vie, qui n'est sans doute pas prédéterminé, et qui se poursuit dans la — 320 — marche de l'évolution, contiendrait en lui-même la représentation du but à atteindre et c'est précisément pourquoi on la retrouve dans des lignées indépendantes. Cette vision est différente du finalisme classique pour qui l'évolution exige une représentation consciente ou inconsciente d'un but à atteindre (Bergson, 1962, p.97). Hasard et anti-hasard Le hasard est l'absence de la finalité de fait. “ Si l’on demande à l’Homme de la rue de définir le hasard, il n’hésitera pas à dire, en pensant au jeu de dés ou à la tuile qui tombe du toit, que le hasard est imprévisible […]. Si le résultat d’un jet de dés ou d’une pièce de monnaie, est imprévisible, c’est seulement parce que son déterminisme, aussi rigoureux qui celui qui règle le mouvement d’une planète, échappe à notre emprise, du fait de sa complication et de la minime grandeur des choses. Le hasard est l’absence de quelque chose ; ce quelque chose, c’est la finalité, le fait de tendre vers un but. Quand la finalité complémentarise le hasard, c’est alors l’anti-hasard. Je ne sais pas si l’anti-hasard existe dans le monde inanimé, cela est au-delà de mon jugement, mais il se manifeste sûrement dans le monde vivant ” (Correspondance de Cuénot à Jacques Moreau, 1949 dans Moreau, 1964, p.84). Pour Cuénot, le hasard est déterminé, la tuile tombe sur la tête du passant. Il est en plus dirigé : “ Les matérialistes les plus stricts acceptent cette direction ; ils l’appellent la sélection naturelle […] qui n’est au fond qu’un démon trieur au sens de Maxwell ” (ibid., p.89-90). Tout en acceptant l'explication physico-chimique de la vie, le hasard dans l'évolution, il recourait à un “ anti-hasard ” qui la dirigerait et la finaliserait. Pour Jacques Moreau (1964, p.263), qui correspondit avec Cuénot, ce soi-disant finalisme, cet anti-hasard, relèverait plutôt du — 321 — déterminisme, de la raison antérieure de Kant. La pensée de Cuénot est bien différente de celle de Lecomte de Noüy qui introduisait l'idée d'une intentionnalité évidente des phénomènes biologiques. La place de l'Homme dans la nature Pour Andrée Tétry, “ Ni Cuénot ni Rostand ne paraissent se faire beaucoup d'illusion sur le progrès moral de l'Homme ” (Tétry, 1941). Il ne croyait pas que la race humaine soit perfectible. “ L'Homme est un animal grégaire, qui, à peine assuré de son existence terrestre, ne peut avoir pour but que de passer le moins désagréablement possible les quelques années qui lui sont dévolues par sa structure. Aussi pour vivre en paix, pratique-t-il une morale minimale, qui maintient tant bien que mal l'accord dans le clan et la cité (discipline, solidarité, devoir, honneur, sanctions, sécurité), un vague humanisme qui n'est guère qu'une forme d'égoïsme (principe d’Hillel, 'ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fis') est constamment remis en cause par des passions destructrices, des vices sociaux, l'intérêt personnel, l'inégalité foncière des individus, la folie des mystiques, l'imbécillité des guerres. L'Homme a un sentiment religieux inné : mais on peut interpréter celui-ci comme étant originellement de la peur ('la crainte fit les premiers Dieux de l'univers', Stace, Thébaïde) ; ou la recherche obscure d'une causalité téléologique ; jeté par le hasard dans un monde hostile qui n'a pas été fait pour lui […], il a senti le besoin d'un protecteur très puissant auquel il puisse recourir ”. Cuénot avait ajouté à la main : “ A des conceptions mythiques d'ordre cosmologique pour expliquer la création du monde et de l'humanité, des règles de morales sociales — 322 — […] ont achevé de constituer les religions […]. L'Homme plein d'orgueil, a centré l'action de Dieu sur l'humanité, mais jusqu'à une époque récente, il a restreint son action et sa protection à une portion choisie : c'est le Jahveh des Juifs, le vieux Dieu des Allemands […]. Seigneur cruel de la terre, il en épuise à une vitesse toujours accrue les réserves d'énergie […]. Il cherche à prendre la maîtrise de plus en plus complète des forces de la nature, ou accroître son bien-être ; mais c'est absolument vain, puisque ses besoins augmentent en proportion des facilités que la science lui donne […]. Ses plus belles inventions sont immédiatement utilisées pour sa propre destruction ; il est trahi par des techniques (avions, sous-marins, poisons chimiques, stupéfiants, rupture d'équilibres biologiques, libération de l'énergie atomique, etc. ” (Cuénot, Invention., 1941, annotations, p.118-119; Invention et finalité en biologie, 1936, p.15). Cuénot espérait cependant que s'il existait un finalisme dont l'Homme puisse être le but, ce n'était pas l'Homme tel qu'il est aujourd'hui mais l'espoir d'un homme “ pacifique, tolérant, véridique, compatissant, modeste, aimable, et gai, reconnaissant, suffisamment intelligent ” (Cuénot, conférence, 1947). La réception du finalisme de Cuénot par ses contemporains Le discours de Cuénot à l'Académie des Sciences en 1935 eut l'effet d'une petit bombe dans le milieu scientifique de l'époque où une seule alternative semblait dominer la pensée dogmatique de l'époque : mécanicisme ou spiritualisme, il fallait choisir son camp. Ors, Cuénot n'adhérait ni à l'un ni à l'autre, créant une troisième voie. Giard, une des scientifiques français qui auront marqué Cuénot, écrivait en 1904 que “ pour expliquer les adaptations merveilleuses telles que celles que nous — 323 — observons entre les Orchidées et les Insectes qui les fécondent, nous n'avons guère le choix qu'entre deux hypothèses : l'intervention d'un être suprêmement intelligent et la sélection ”. Hugo de Vries exprimait aussi cette même idée, plus tard reprise par Huxley en 1944 : la haute valeur théorique de la sélection de Darwin a le succès qu'on lui connaît parce qu'elle dispense de recourir à un téléologie, elle explique l'évolution avec de simples principes mécanistes, sans but, sans volonté. Georges Matisse et Lucien Cuénot, la querelle des matérialistes et des spiritualistes Matisse, lamarckiste très prudent comme Caullery, était un partisan du hasard aveugle : un dispositif se révèle selon les circonstances utile, nuisible ou indifférent, l’utilité n'est pas à prendre en compte. Lorsque le dispositif se révèle utile, cela peut se rattacher à la préadaptation de Cuénot mais s'il est nuisible, l’individu ou l’espèce disparaît. Il était partisan d'une théorie de l'émergence. Pour Cuénot, l'émergence, qui était le propre des théories évolutionnistes, n'apportait rien d'utile (il avait barré le terme 'idée obscure' dans Invention et finalité en biologie, 1941, p.147) car elle n'expliquait par la finalité de réalisation. Cependant, dans L'évolution biologique, l'émergence, la novation sont des hypothèses avancées (Cuénot, manuscrit de L'évolution., p.72-68). Il inséra dans Invention et finalité en biologie un chapitre destiné à répondre à un chapitre du petit ouvrage de Georges Matisse paru chez Hermann, dans la collection Actualités scientifiques et industrielles en 1937. Matisse avait notamment écrit au sujet de la théorie des causes finales que “ présentée par un des plus grands naturalistes de son époque, à la fois zoologiste et biologiste, elle a eu un grand retentissement […]. La notoriété de l’auteur, sa connaissance — 324 — approfondie des faits, son talent d’exposition, sa séduisante habileté lui ont assuré un grand succès auprès des philosophes, des savants et du grand public ” (Matisse, 1937, vol II, p.60). Cuénot et Matisse avaient échangé leurs points de vue “ un peu vivement ” au Centre de synthèse. Pourtant, nos hommes eurent ensuite un échange épistolaire durant quelques années. Matisse ne voyait dans les appareils d'accrochage des ailes d'insectes que pur hasard aveugle alors que Cuénot trouvait “présomptueux d'enfermer l'univers, la vie, l'Homme dans le cadre rigide et strict du déterminisme aveugle et sans dessein ” (Cuénot, Invention., 1941, p.247). La querelle se passait entre gens de bonne compagnie : Matisse assurait Cuénot de sa “ très respectueuse admiration ” ainsi que de “ l'absence de sentiment malveillant ” de sa part (Matisse, Correspondance, 12 juin 1937). La distance philosophique qui séparait ces hommes provenait essentiellement de la difficulté pour Cuénot à exprimer son finalisme en termes qui ne soient pas anthropocentriques. Pour Matisse, il y avait abus de langage : invention signifiait acte conscient, ors un ver trématode, une seiche ou un crabe ne peuvent se représenter, coordonner, réaliser des idées en vue d'un but à atteindre (Matisse, 1937, vol II, p.62- 63). Matisse était un défenseur de la thèse matérialiste mais dans le respect de l'adversité. D'ailleurs, selon lui, l'opposition matérialistes-spiritualistes était dépassée. A Cuénot qui reprochait de boucher “ hérmétiquement le domaine scientifique pour empêcher le moindre germe de spiritualité ” (Finalité et invention en biologie, 1936, p.36), Matisse répondait “ Je me permettrai de vous dire, pensant que vous me rangez probablement parmi les mécanistes : non, ils cherchent à ne pas séparer la spiritualité des autres phénomènes de la nature (souligné dans le texte) : biologie, physique, minéraux, à ne pas les opposer ”. Matisse cherchait — 325 — à construire, malgré une certaine différence résiduelle ” qui le séparait de Cuénot, une nouvelle philosophie capable de dépasser à la fois le mécanicisme et le spiritualisme (Correspondance, Matisse, 12 juin 1937). La discordance de ses deux points de vue pourrait provenir du fait que Cuénot voyait un finalisme immanent, dans la matière même lors que Matisse craignait de voir une invention transcendante, située hors de la matière. Le finalisme de Cuénot vu par Charles Nicolle Pour Nicolle, Cuénot le savant condamnait la finalité dans l'évolution mais Cuénot le métaphysicien l'admettait. Si limité, si pratique si partiel qu'il fût, ce finalisme le gênait car en venant frapper à la porte de la science, il risquait de la réenvahir, ce qui n'était pas admissible à la raison humaine. La position de Nicolle face à ces deux écoles de pensée (mécanicisme et finalisme) était de ne pas choisir par incapacité de jugement (Nicolle, 1932, p 42-51). Marcel Prenant et le matérialisme dialectique Le parti communiste français défendit ardemment le lyssenkisme ; Marcel Prenant, membre du Parti communiste Français, titulaire de la chaire de biologie à la Sorbonne, dut capituler devant son parti. Son idéologie marxiste l'emporta sur son regard de biologiste et il prit en partie la défense de Lyssenko. Seules s'élevèrent les voix de Jean Rostand et de Jacques Monod (Fischer, 2001, p.65-66). Cuénot, qui ne s'est pas engagé politiquement, était néanmoins opposé au lyssenkisme ; dans son discours de Commandeur de la Légion d'honneur, il fit allusion à “ l'insidieuse politique qui cherche à s'insinuer dans les sciences ”. “ J'entends parler de la biologie marxiste et de la génétique soviétique, mais il ne faut point s'en inquiéter. On n'a jamais réussi à mettre un — 326 — couvercle étanche sur le puits d'où sort l'adorable Vérité ” (Cuénot, discours Commandeur, 1948). A la lecture du dogmatisme outrancier contenu dans les propos de Marcel Prenant, la question de savoir si la force de cette idéologie, la force dialectique, n'a pas contribué à porter ombrage au passage à la postérité de Lucien Cuénot doit être posée. Prenant, personnage important au P.C.F., chercha à introduire en biologie le matérialisme dialectique inspiré de Marx et d'Hegel. Il dénonça bien évidemment la thèse finaliste de Cuénot. Dans Biologie et marxisme de Prenant (1935), véritable hymne aux lois du matérialisme dialectique appliquées à la vie, la réflexion suivante, “ Puisque la vie a commencé et se perpétue, il y a évidemment harmonie ou coordination entre elle et les conditions cosmiques ”, extraite de L'adaptation (Cuénot, 1925, p.388) suffisait à classer Cuénot dans le clan des biologistes spiritualistes. Les raisons étaient en réalité fort éloignées de la spiritualité et de la biologie même puisqu'elles étaient de nature politique : la thèse que Prenant défendait alors consistait à montrer, par l'exemple de la biologie, que le matérialisme dialectique est (souligné dans le texte) la science elle-même (Prenant, 1935, p.8). Pour Prenant, “ les interprétations marxistes s'accordent pleinement avec les données scientifiques actuelles ” (ibid., p.9). La pensée dialectique trouve son fondement dans la matière, seule réalité dont émerge la vie. Prenant avait pris très au sérieux cette citation de Lénine, datée de 1928, au point de la mettre par deux fois en exergue dans cet ouvrage (ibid.., p.9 et p.73) : “ L'esprit matérialiste essentiel de la physique et de toutes les sciences naturelles contemporaines sortira vainqueur de toutes les crises possibles à la condition que le matérialisme métaphysique fasse place au matérialisme dialectique ”. Cette idéologie admettait le darwinisme des origines car il alimentait le matérialisme mais — 327 — il minimisait les effets du concept de lutte pour la vie, fortement critiqué par Engels et Marx (Prenant, 1938, p.176-183). Ce dernier concept, mal accepté à l'époque et qui n'était du reste qu'un aspect secondaire pour Darwin, était à l'origine tout droit hérité de l'individualisme de la libre entreprise de la bourgeoisie victorienne qui entendait par là justifier le progrès social comme résultat de l'effort humain individuel (Bowler, 1995, p.25, 112 et 195-196). La sélection naturelle était considérée comme un héritage animal qui peut et doit disparaître lorsque la technique humaine est assez productive (Prenant, 1938, p.182). Biologiquement parlant, Prenant préférait accepter pour les espèces de grandes tailles — en accord avec L'Héritier — l'effet du hasard dont le rôle était particulièrement grand dans leur disparition et leur survie (Prenant, 1935, p.192). Cette idéologie marxiste intégra aussi la mutationnisme de Weismann, en donnant la prévalence aux mutations brusques, aux bonds, aux crises dans les organismes, aux révolutions sur la base des mutations provoquées par les rayons X, et corrélativement, rejetait tout concept d'équilibre avec le milieu, d'intégrations ou d'adaptations harmonieuses (ibid., voir par ex. p.154, 191, 87 et suivantes). En outre, elle était obligée de s'en référer à un lamarckisme modernisé, ne pouvant admettre “ cette conception bizarre, d'ordre métaphysique ” (ibid., p.172) postulant que les caractères des individus sont portés par les gènes. Prenant faisait plus confiance au protoplasme dont le rôle avait largement été prouvé au cours du développement et qui était susceptible de subir des actions extérieures. D'après Grimoult (2000, p.178), Prenant s’attaqua à un élève de Cuénot, le Père Corset qui “ dans la thèse qu’il a consacré à la coaptation des Insectes, s’est préoccupé surtout […] d’y admirer le dessein du Créateur ”. Or, force est d'admettre que la thèse du Père Corset ne contient aucune allusion au “ — 328 — dessein du Créateur ” mais seulement une seule fois à l'Intelligence directrice et représente un travail zoologique respectable. Marcel Prenant a participé au Colloque de 1947, une année avant l'affaire Lyssenko. Il rapporta que ce colloque réunissait “ les théologiens, M.Cuénot et le P.P.Teilhard de Chardin ”, qu'il considérait, selon les propos de Cédric Grimoult lui-même, “ sans doute avec raison, comme des êtres crispés sur des positions idéologiques et religieuses ” (Grimoult, 2000, p.205). Les nombreuses preuves accumulées au cours de ce travail se suffisent à elle-même pour laver Cuénot de ses propos infondés. Jean Rostand, le tourmenté Pour Jean Rostand, Cuénot, “ non seulement un des tous premiers zoologistes de notre époque mais un esprit essentiellement positif et exigeant ”, contestait juste que “ l'aveugle jeu des molécules ait pu aboutir à la genèse de la vie, et surtout à la complexité de structures vitales. Ses conclusions émanent non seulement d'un des tout premiers zoologistes de notre époque, mais d'un esprit essentiellement positif et exigeant, qui entend ne tenir compte que des faits ”. Concernant le finalisme de Cuénot, Rostand déclara “ y voir une réaction naturelle contre l'immodestie de certaines explications prématurées. Pour avoir cru trop vite que la science allait nous expliquer, et tout de suite, le tout de l'évolution, on en vient maintenant à douter trop vite qu'elle puisse jamais nous l'expliquer ”(Rostand, 1947, p.59-60). Le finalisme de Cuénot vu par quelques biologistes anglo-saxons Georges Gaylord Simpson reprochait qu'à cette époque les auteurs qui admettaient l'orthogenèse se défendaient en même temps de toute métaphysique. Or, que — 329 — ce soit une prédétermination germinale comme Osborn, une force organique inconnue, une canalisation innée mais distincte des mutations mendéliennes, la sélection naturelle ou tout autre agent directeur, Simpson lisait entre les lignes un élément de mysticisme (Simpson, 1951, p.129). Mais, il a bien analysé le finalisme de Cuénot : “ Bien que Cuénot admette lui-même être finaliste, il conserve toujours le charme et la sobriété caractéristiques de la longue série de ses ouvrages antérieurs. Il continue à examiner d'un œil critique les diverses théories finalistes et il se rend compte des faiblesses scientifiques, logiques et philosophiques de la situation dans laquelle il se trouve pourtant. Le lecteur ne doit pas oublier que lorsque Cuénot écrivit ce livre (Invention et Finalité en Biologie) il ne connaissait évidemment pas la théorie matérialiste de l'évolution qui est maintenant courante, ni aucune des études sur la génétique des populations et la sélection qui lui ont donné son élan ” (Simpson, 1951, note de bas de page, p.239). Richard Goldschmidt était une penseur indépendant comme Lucien Cuénot, puisque sa théorie des micro-mutations et des macro-mutations ne fut pas comprise en son temps et dut attendre quarante ans pour connaître le succès que Gould sut lui donner. Goldschmidt écrivit la nécrologie de Cuénot pour les Etats-Unis dans Science, tentant une comparaison de son finalisme avec celui des physiciens Erwin Schrödinger ou Niels Bohr (Goldschmidt, 1951, p.309-310). Derniers écrits Ici sont regroupées les pensées au sujet du finalisme que le naturaliste a écrit à la fin de sa vie sur ses propres ouvrages. Ils n'ont jamais été publiés. Dans la Genèse des espèces animales, on peut lire par exemple : “ La vie a été — 330 — une émergence ou encore le finalisme ne fait appel à aucune puissance extra matérielle ; il admet comme postulat que les événements vitaux (par exemple les fonctions) tendent vers un but qui est la conservation de la vie. L'organe est l'outil, l'organisme qui est un tout se conserve et se reproduit. Il n'y a pas de matière vivante mais des organismes vivants, qui sont irréductibles à tout complexe de matière inanimée ”. Son testament intellectuel s'intitulait L'évolution biologique : en accolant ces deux termes, il réduisait déjà l'évolution à un strict phénomène biologique, mettant hors du champ de la connaissance scientifique toute évolution d'autre nature. Les annotations manuscrites de ses toutes dernières années ont un accent faustien : la pensée de Cuénot évolua, changea comme si en lui deux personnalités luttaient, tentant de trouver un terrain de conciliation entre raison et passion, rationalisme et panthéisme. A la fin de sa vie, c'est le rationaliste qui semble l'emporter, comme à regret. Il accepte avec une courageuse résignation la nouvelle théorie, du moins dans ses grandes lignes, rejetant alors tout idée de finalisme dans l'évolution biologique. La quête de la Rivière de la Flèche du lama de Kipling est couronnée de succès, il est libéré ; pas Cuénot pour qui, à la recherche d'une Weltanschauung*, il ne reste au bout du chemin que la courageuse sincérité désabusée, l'amère résignation comme l'a si bien écrit Louis Bounoure (Bounoure, 1952, p.163-164). C'est l'inquiétude métaphysique. C'est en réalité un homme angoissé qui meurt, angoissé de ne trouver de réponse, par la biologie, à son questionnement, malgré l'énorme savoir, la réflexion incessante ; c'est l'aveu tragique de ne trouver “ le tout de rien ” selon l'expression de Pascal. Il allait mourir trois ans avant la découverte de l'ADN, mais cela l'eut-il aidé à calmer son inquiétude ? Inspiré de l'ouvrage de Schrödinger, Qu'est ce que la vie, il nota dans son carnet de bord (p.3) : “ Quant à la — 331 — physiologie des gènes, on peut admettre toutes sortes d'hypothèses = enzymes ou créateur d'enzymes, c'est très possible […] mais nous ne savons si peu ce qu'est une enzyme. On peut se demander s'il n'y a pas un lien cybernétique (concept introduit en 1947 dans les sciences pour désigner les boucles de rétroaction) entre le gène en tant que particule et les substances somatiques sur lesquelles agit le gène lorsqu'il exerce son action ( = à laquelle il envoie des messagers) ”. Aujourd'hui, le progrès des connaissances nous pousse à ne plus admettre le hasard totalement aveugle, Cuénot s'y serait senti sans doute plus à l'aise. Si le hasard aveugle avait régné dans l'évolution du système immunitaire par exemple, nous ne serions pas là pour en parler.... Comme par devoir, son chapitre sur l'hérédité dans L'évolution biologique met en avant le hasard aveugle, son concept d’anti-hasard est relégué en note de bas de page et il présente comme une hypothèse hardie la faculté inventive du patrimoine héréditaire. Voici la 'Conclusion des conclusions' de L'évolution biologique qui peut être considérée comme son ultime écrit publié, dont cette petite partie retrouvée a été écrite d'une main tremblante, la chapitre ayant été ensuite entièrement réécrit de la main d'Andrée Tétry dans l'édition imprimée : “ Le panthéisme est simple et n'a pas de théologie ; je tiens pour des chinoiseries métaphysiques la différence entre le panthéisme de Spinoza et le panthéisme matérialiste d'Holbach, de Diderot et des modernes. Ses prêtres sont les savants ; ses temples sont aussi bien nos cathédrales que les antiques forêts, les riantes vallées que les montagnes cyclopéennes... ” (Cuénot, manuscrit de L'évolution biologique, Conclusion des conclusions). Dans le carnet de bord (p.12) il avait noté d'une main tremblante que “ Le panthéisme est la philosophie la plus large et la plus accueillante qu'on peut imaginer. Il accepte aussi bien les — 332 — opinions encyclopédistes et de la société moderne que les effusions cyniques des romantiques comme Georges Sand ” et, en exergue, “ La voie de la nature crée avec force/ en plus d'un message du ciel nous averti/ que quelque chose en nous ne mourra jamais— Robert Burns ”. Robert Burns (1759-1796) étant un poète écossais, il s'agit donc d'une traduction. Lucien Cuénot avait-il un sentiment religieux ? Au cours de son discours de réception à l'Académie de Stanislas le 24 mai 1928, intitulé L'inquiétude métaphysique, il alla jusqu'à invoquer “ un autre réel derrière celui que nous touchons et déduisons ”, inaccessible à l'Homme de science, et, assuré de l'existence de sa Volonté, “ il comprend mieux son inapaisable désir de savoir et d'expliquer, sa nostalgie ardente d'un Eden d'où la Douleur, la Mort et le Temps seront bannis, et il attend avec sérénité le jour prochain où, son corps éphémère étant entré dans le sein de la Nature, il contemplera face à face la vérité éternelle ” (Cuénot, L'inquiétude métaphysique, 1928, p.LXXXIV). Mais, il ne faut pas s'y méprendre, son fils René Cuénot (entretien, 2001) rétablit une part de vérité en affirmant que son discours d'introduction à l'Académie de Stanislas à Nancy était purement formel et “ cherchait à ménager les Jésuites, mais ce n'était pas du tout ses idées ”. Il était difficile à cette époque d'avoir une attitude laïque à Nancy et Cuénot “ ménageait la chèvre et le chou ”, selon son fils mais aussi selon Louis Bounoure qui rapporte que cette expression circulait à Nancy dans le milieu étudiant (Bounoure, 1952, p.161). Lucien Cuénot se voulait un homme libre, refusant les attaches idéologiques, dogmatique : “ On m'a demandé de faire parti du Comité d'honneur du Congrès eucharistique. Je — 333 — n'ai pas accepté la demande officieuse, poliment. Je n'aime pas à être embrigadé ” (Correspondance, Merlet M.M., 30 janvier 1949). Cuénot entretenait même des rapports parfois houleux avec le clergé catholique comme en témoigne cette anecdote familiale : son épouse, alitée au moment de Pâques avec une phlébite, se fit amener un prêtre pour sa confession ; ce dernier arriva à huit heures du matin, alors que Lucien Cuénot était encore dans son cabinet de toilette. Il ouvrit la porte, vit le prêtre et la referma. Sa fille Nelly l'y enferma, et ce ne fut qu'au bout de deux heures qu'il sortit, furieux, criant “ je m'en fous, je m'en fous! ”. Il se prit les pieds dans un tapis et fit une chute assez sérieuse que son épouse interpréta comme une punition du Seigneur (René Cuénot, entretien, 2000). Cuénot n'a jamais eu de sentiment religieux. Plusieurs explications à cela : tout d'abord le témoignage direct de son plus jeune fils, René Cuénot, mais aussi la riche correspondance entre 1943 et 1950 avec sa nièce Marie-Madeleine Merlet. Elle qui tenta de le convertir à la foi chrétienne, de manière épistolaire, sans beaucoup de réussite — lui conseillant même d'aller se confesser — c'est la paix de l'âme avant tout qu'elle cherchait pour son oncle, comme Clothilde pour le Docteur Pascal. Il est évident que ces lettres, très cause-familier pour reprendre l'expression de Cuénot, écrites par un oncle aimant, tentaient de ne pas froisser la foi confiante et absolue de cette gentille nièce ; on en retiendra néanmoins quelques confessions. En 1947, après la mort de sa femme, à sa nièce qui se désolait qu'il n'ait même pas les consolations de la religion, il écrivit “ Je suis persuadé que la vie, le monde, a un sens qui nous est caché et que les religions cherchent à découvrir […]. Tu pourras m'asticoter sur les sujets religieux et autres, je suis infiniment tolérant! Tu penses bien que je me suis fait une philosophie — 334 — qui me suffit. Je suis persuadé que la vie, l'univers ont un sens (souligné dans le texte), que ce n'est pas une absurdité comme le pensent les matérialistes ; ce sens nous ne pouvons peut-être pas le comprendre, ou nous pouvons accepter la théorie qu'en donne l'Eglise. L'essentiel est de croire qu'il y a dans l'univers quelque chose qui nous dépasse. Ce n'est pas une philosophie pessimiste, au contraire, elle n'est pas du tout ascétique […]. Je t'avoue que je ne me soucie guère de ce qui arrivera à ma guenille terrestre, après le grand passage ; pourquoi aurais-je une autre vie, quand les bêtes n'y ont pas droit ? Elles ont pourtant une vie comme nous, une certaine intelligence, alors? J'y pense comme une possibilité, non comme une certitude. mais je ne veux pas discuter ce sujet avec toi, je risquerais de te déplaire […]. Et puis il y a l'amour […] qui est une merveille ” (Correspondance Merlet M.M., 30 janvier 1949). En septembre 1950, à bout de force, trois mois avant sa mort, il écrivait “ Si j'avais la foi dans une seconde vie, je me ficherais pas mal de la mort ; au contraire, je l'appellerais de tous mes vœux, mais hélas! Il y a trop d'incertitudes pour me donner une base solide ”. Ce n'est plus le Cuénot qui en 1947 terminait ainsi sa conférence intitulée "Le sens de la vie et de l'évolution" au Palais de la découverte : “ Persuadé de l'éternité du spirituel, il peut attendre avec sérénité le jour prochain où, son corps éphémère étant rentré dans le sein de la Terre, l'esprit libéré connaîtra enfin la totale vérité ” (Cuénot, conférence, 1947, p.23). S'il parut proche de l'Eglise, comme par exemple son titre d'Excellence de l'Académie Vaticane, c'est parce qu'il aimait trop les honneurs et non pour son adhésion au dogme de l'Eglise catholique : lorsqu'on lui proposait un titre, il ne savait pas dire non. A sa nièce, qui très tendrement, l'appelait “ réprouvé incorrigible, mécréant, vilain ”, il répondait “ Comment, moi que le Saint Père a admis dans son Académie — 335 — Vaticane, à qui il a donné le titre d'Excellence, moi qui suis ami avec un tas de jésuites qui m'invitent à déjeuner ou à faire des conférences aux étudiants catholiques! Tu charries! ” (Correspondance, non datée, vers fin 1946). En 1949, le Congrès Eucharistique se réunit à Nancy : “ J'irai toutefois déjeuner avec les cardinaux et autres évêques, cela sera au moins curieux ” (Correspondance Merlet M.M., 14 juin 1949). Accusé de finalisme à une assemblée générale de la Société zoologique de France, il dit “ J'ai été flétri du nom de théologien, je ne pense pas avoir mérité cet excès d'honneur et d'indignité ” (Cuénot, allocution Soc.Zool.Fr., 27 mai 1948). A la mort de son épouse, il confiait à Marie-Madeleine, “J'admire profondément la théorie explicative du christianisme, cette idée de pêché originel dont nous portons la peine, cette idée que notre vie sur terre n'est qu'un passage, et d'une seconde vie, toute de félicité qui ne finira jamais est vraiment consolante […]. Mais comment se fait-il que lorsque meurt un être aimé, tout le monde dit : le pauvre homme, la pauvre femme? ” (Correspondance, Merlet M.M., 22 décembre 1947). Le dogme du purgatoire et de l'enfer le laissait perplexe : “ Mais ce sont des imaginations invraisemblables. Comment un Dieu de bonté punirait-il de peines éternelles les pêchés commis durant notre courte existence alors que nous avons une hérédité qui nous commande et qui nous fait tels que nous sommes. Nous ne sommes pas pleinement responsables de ce que nous faisons dans notre vie, ce qui doit nous rendre très indulgents pour les pêchés des autres, et très tolérants pour les opinions qui ne sont pas les nôtres ” (ibid.). Il regrettait la contradiction entre le catéchisme, avec le récit de la Genèse notamment, et les faits établis, enjoignant l'Eglise à se réformer — “ elle le fait du reste sans le dire ” (Correspondance, Merlet M.M., 10 janvier 1943). Dans une lettre du 23 mars 1950, le père — 336 — Bergounioux, du laboratoire de géologie de l'Institut catholique de Toulouse, éclaire véritablement les rapports du personnage avec le milieu jésuite. Bergounioux lui reprochait et regrettait l'ambiguïté de son attitude : extérieurement Cuénot était l'Homme de “ l'inquiétude métaphysique ”, respectueux vis-à-vis de l'église, mais “ Je vous ferais, si je pouvais me le permettre, un seul reproche : celui de n’avoir pas mis votre attitude extérieure en concordance avec votre pensée […]. Vous n’avez pas la foi, nous savons bien, nous autres, qu’elle est un don de Dieu et votre lettre me le prouve plus encore […]. Je me fais mal à l’idée qu’un homme comme vous, franc jusqu’à la brutalité, n’agit pas selon ses convictions intellectuelles ”. Cette attitude ambiguë, où, malgré le peu de conviction, Cuénot ménageait le clergé local, s'explique lorsque l'on veut bien relire l'Histoire : l'époque est bien lointaine mais il faut se rappeler qu'alors politique et religion étaient mêlées, particulièrement à Nancy où se faisait sentir un attachement certain à l'Eglise catholique. La formation intellectuelle du clergé y était d'un niveau remarquable (Histoire de Nancy, 1978, p.385-386). Entre les deux guerres, malgré les projets laïcs du Cartel des gauches, Nancy conserva sa prépondérance pour la droite républicaine et le front populaire y trouva peu d'échos. Ainsi, en 1931, ce fut un chrétien fervent, leader du catholicisme social, Joseph Malval qui fut élu maire (ibid., p.431-453). Quelque temps avant sa mort, s'il recevait encore un curé et si l'évêque lui rendit visite, (Correspondance, Nelly Cuénot, 24 octobre 1950), ces dignes représentants du clergé n'eurent aucun succès : “ Papa reste très récalcitrant ; je ne sais comment on fera pour les derniers sacrements ” (ibid.). Il accepta la confession et reçut l'Extrême-onction dans une quasi-inconscience (correpondance, Nelly Cuénot, 11 janvier 1951). Cuénot avait eu connaissance de l'encyclique Humani — 337 — Generis du pape Pie XII qui incitait à la plus grande prudence à l'égard des conclusions opposées aux vérités révélées et mettait en garde contre l'évolutionnisme, l'existentialisme, le communisme, la pragmatisme, l'immanentisme, l'idéalisme.... (coupure de journal, 2 août 1950, carnet de bord de L'évolution biologique). Georges Duhamel témoigna de la réaction de Cuénot qui, “ indisposé par certains passages, se serait ressaisi, contracté ”, amenant au parallélisme avec les personnages de Roger Martin du Gard (Duhamel, chronique, 1952). Comment ne pas être touché alors, en lisant dans le carnet de bord de L'évolution, écrite de la main de Cuénot, cette référence à l'épilogue du dernier tome des Thibault, La mort du Père, où Antoine s'entretient avec l'Abbé Vécard, refusant de revenir à la religion catholique, refusant toute notion de pêché, de Dieu personnel et providentiel, mais songeant à “ cette épouvante de la mort […] et qui pèse si fort sur tout Européen civilisé (Martin du Gard, réédition 1955, p.431). Antoine, le rationaliste, affirmait ne pas connaître l'inquiétude, se taisant alors, s'apercevant que “Cette affirmation avait cessé d'être exacte. A coup sûr, il n'avait pas aucune inquiétude religieuse […] mais […] il avait, lui aussi, connu, avec angoisse, la perplexité de l'Homme devant l'Univers ” (ibid., p.417). “ Il préférait accorder sa confiance aux professeurs de l'enseignement laïc, qui, même quand leur science se trouvait en défaut, étalaient au grand jour leurs hésitations, leur ignorance. Ce qui le rendait si réticent c'était justement que les prêtres ne doutaient pas, ils affirmaient ce qu'on leur avait affirmé, et, enfant, il éprouvait déjà un inconscient malaise devant ces dogmes hérmétiques ” (ibid., p.420-421). Et pourtant, il sentait, une fois de plus qu' “ Entre son manque de croyance morale et l'extrême conscience qu'il apportait dans sa vie, il y avait une inexplicable incompatibilité ” (ibid., p.424). — 338 — Pourquoi faut-il ? Parce qu'il le faut ! Au nom de quoi ? Cuénot avait mis en exergue une des dernières exhortations de l'Abbé Vécard à Antoine : “ Cette incommensurable nuit, cette impersonnalité, cette indéchiffrable Enigme, n'importe, priez-là! Priez l'inconnaissable ” (ibid., p.432 ; in Cuénot, Carnet de Bord de L'évolution, p.1). Hoertlandt (laboratoire de biologie marine d'Ambleteuse), dans une lettre à Andrée Tétry du 13 avril 1978, au sujet de Cuénot, écrivait “ Jean Rostand me fait penser à votre ancien Maître, Lucien Cuénot que j'avais visité chez lui, au cours des dernières années de sa vie. Nous avions parlé philosophie et métaphysique. Cuénot était croyant en rien, mais très proche de l'agnosticisme. Chez ces deux scientifiques, j'ai beaucoup aimé la droiture et la noblesse intellectuelle” . Lorsque Cuénot le rationnel, décida de s'attaquer aux miracles, il le fit dans la Revue scientifique en 1944 sous un pseudonyme S.Lazare. Il avait confié à sa nièce, qui était une jeune femme suffisamment croyante et intelligente pour ne pas avoir à s'attacher à ces marques divines, que l'emploi du pseudonyme visait à “ ne pas contrarier les âmes saintes ” (brouillon Correspondance de Merlet M.M., 17 janvier 1943, Cuénot à Merlet M.M., 10 janvier 1943) — avec la même attitude que Rostand du reste. Pour résumer sa pensée, disons que le miracle est dépourvu de toute valeur scientifique car il ne peut être modélisé en laboratoire ; il n'est pas reproductible; il ne révèle ni Dieu, ni Diable. Cet article, assez décevant du reste car il demanderait une analyse poussée qu'il n'a pas fait, se termine néanmoins sur un joli conte, laissant la question ouverte, car vouloir faire entrer le miracle au laboratoire tue le miracle du même coup. A Marie-Madeleine, Lucien Cuénot se justifia ainsi : “ Je ne me préoccupe pas de savoir s'il y a des miracles ou s'il n'y en a pas, je puis montrer aisément que jamais un miracle de par sa — 339 — nature même exceptionnel, inattendu, ne se présente dans des conditions telles qu'il puisse être taxé de certitude scientifique. Soit un mort qui ressuscite (ce qui est rarissime), comment pourra-t-on prouver qu'il était mort ? Soit une guérison surprenante à Lourdes ; il y en a, mais très rares ; mais comment être sûr de la nature de la maladie, avant, et de la guérison définitive après? […]. Il n'y a que des témoignages humains qui n'ont aucune valeur, le miracle ne prouve ni Dieu, ni le diable ”. Cuénot avait “ l'amour de la vérité certaine, la vérité prouvée scientifiquement […]. C'est la possibilité de vérifier, de recommencer […]. Celui qui a fait une grande découverte a certes fait une belle œuvre (avec part de hasard, bien sûr), mais celui qui la vérifie fait une œuvre plus belle encore (mais avec moins de mérite) (Correspondance, Merlet M.M., 10 janvier 1943). Qualifier Cuénot, comme le fit Moreau, de biologiste polythéiste (Moreau, 1964, p.310) relève de l'erreur d'appréciation : si théisme il y eut chez Cuénot, c'était de panthéisme dont il eût été préférable de parler. C'est d'ailleurs ce qu'affirma Andrée Tétry et ce en accord avec sa Conclusion de L'évolution biologique (quoique réécrite presqu'entièrement par elle-même). Cuénot se déclara lui-même panthéiste : il s'agissait pour lui non pas d'une religion mais du système philosophique qui divinise la Nature. Sa fidèle disciple, compagne des derniers jours, Andrée Tétry, qui l'a si bien connu, résumait sa philosophie, au soir de sa vie, comme celle appartenant au monisme panthéiste (Tétry, 1978, p.250). Bounoure a comparé son panthéisme à celui de Goethe, “ pour qui les puissances du chaos et de la terre, les sources génératrices de la vie étaient sacrées, non divines ” (Bounoure, 1952, p.163). Son panthéisme n'était que “ l'amitié des artistes, des poètes et des savants pour la vie ” (ibid.). Mais alors pourquoi écrivait-il “ — 340 — que la Nature aveugle est géomètre […] mais elle n'est pas artisane ” ? C'était en 1935 et les connaissances scientifiques ont évolué entre 1935 et 1950. La Nature doit ici être comprise dans le sens de “briques de la vie”. Il y aurait donc dans la matière constituée de briques (molécules, atomes, électrons..) et à l'intérieur un immatériel “ démon organisateur ” (terme de 1936), démon à prendre au sens du daîmon grec, du démiurge de Platon, dont les desseins sont inaccessibles puisqu'il n'y a pas de logique : contradictoire, prodigue, cruel, absurde, il donne et il reprend sans que jamais l'Homme ne puisse comprendre ses desseins. Parmi les nombreux écrits, il faut privilégier ceux qui n'ont pas eu à subir l'autocensure de l'édition. Parmi ceux plus intimes, il en est qui peuvent paraître ambigus ; “ L'ordre de la Nature ne pourrait trouver qu'une origine très supérieure à la Nature et à nous, soit une origine divine ” (Correspondance, Merlet M.M., 10 janvier 1943) : ici, il s'agit semble-t-il de sentimentalisme conciliant envers sa nièce. Cet hymne à la Nature, inédit, à la manière de l'hymne à Vénus de Lucrèce, semble refléter au plus près la pensée intime de Lucien Cuénot : Impassible et formidable Nature, tu nous intéresses parce que tu es contradiction absurde ! : tantôt tu apparais comme un dragon aux griffes et aux dents ensanglantées qui se repaît de jeunes chairs pleines de promesses, tantôt tu es la mère la plus tendre et la plus provoquante, tu inventes d'admirables machines comme les ailes conquérantes de l'air, et puis tu t'amuses à les atrophier ; tu as cette merveille des merveilles, la jeune fille, la femme, mais tu ne lui as donné qu'une beauté périssable, et à peine est-elle éclose que sous sa peau transparente apparaît les signes avant-coureurs de la vieille femme (de la — 341 — décrépitude) ; tu crées la fleur et tu la fanes, parfois le même jour ; tu es la vie ardente et l'amour, mais aussi la douleur et la mort. On te prendrait pour une mère, et tu n'es qu'une tombe. Tu es illogique et prodigue ; tes desseins si tu en as, sont impénétrables. C'est pour cela qu'on t'aime, ô Nature, splendide et misérable, et que l'Homme, ton dernier-né dans ce monde qui n'a pas été fait pour lui, cherche inlassablement à soulever les voiles qui cachent le mystère de ta face. On croirait volontiers que tu poursuis un but lointain, mais tu marches dans ta voie comme un aveugle, dont le pied mal assuré tâtonne et se heurte aux pierres du chemin. On y lit l'inventivité de la vie qui créé les outils pour conquérir tous les milieux, qui met tout en oeuvre pour assurer sa pérennité — amour des femmes et leur beauté envoûtante, mère protectrice — mais aussi l'absurdité de la sélection naturelle, la mort qui n'est pas différenciatrice, qui frappe aveuglément, ou bien en poursuivant un but impénétrable. On y lit la contingence apparente de l'évolution; la vison non anthropomorphique de la place de l'Homme qui n'est qu'un des fils nombreux de la nature, mal adapté parce que doté d'un cerveau pensant et souffrant de ne connaître le tout de rien. Voilà, tout est dit. Cuénot n'était pas philosophe, il n'eut qu'une religion, la science. Il n'eut qu'un chemin, celui de la raison. Mais, il n'eut de cesse de contempler, de s'émerveiller de la nature : c'est cet émerveillement qui émeut plus que tout. L'inquiétude métaphysique “ Fini ou rien, c'est exactement la même chose. Que signifie l'éternelle création, si tout ce qui est créé doit aller au néant ? ” Méphistophélès dans Faust, II, Goethe dans Cuénot, — 342 — Invention et finalité en biologie, 1941, p.120) Les disciplines scientifiques doivent nécessairement situer la métaphysique hors de leur champ mais, cela n'est pas le cas, souvent, de l'Homme de science. Cuénot était en fait un homme courageusement lucide, rationnel, qui a eu l'audace de remettre la métaphysique dans le champ de la science, dont Descartes le déiste l'avait fait sortir, non pas par athéisme comme on l'oublie souvent mais pour mettre l'inconnaissable hors de la démarche scientifique. Cuénot espérait voir un jour les philosophes pénétrer dans les laboratoires de recherche. Son insatiable curiosité ne l'a conduit nulle part, si ce n'est aux portes de drame spirituel : “ Rien n'est stable, rien n'est éternel, pas même la matière […]. l'Homme, ce pauvre singe qu'un accident cérébral a condamné à faire l'Homme […]. La science ne sait rien du début et de la fin de la comédie / du drame, à cela près qu'elle ne peut concevoir le Néant, c'est-à-dire un commencement et une fin. En somme l'Univers / le Monde est une absurdité éternelle, évoluant sans répit dans l'Espace infini. Ce serait moins absurde s'il y avait un Dieu ou une seconde vie ” (Cuénot, annotation, carnet de bord pour L'évolution biologique). “ Il arrivera fatalement, dans quelques trillions d'années, un moment où la terre, vieille et minuscule planète toute couverte de poussière humaine, s'éteindra dans le froid et l'immobilité énergétique ; et ce sera comme si la vie n'avait jamais existé, rien ne conservera le souvenir de ce que les Hommes souffrirent et enfantèrent ; les marbres antiques, les monuments orgueilleux, les livres, les machines, notre science dont nous sommes si vains, tout sombrera dans un vaste et profond silence de mort, sous le regard glacé des étoiles éternelles […]. L'Homme, l'un des derniers nés de cette machine sans maître qu'est la nature, doit se contenter — 343 — de la recherche sur le 'comment' des faits, puisqu'il n'y a pas de 'pourquoi' : ce faisant, il accroîtra son emprise sur la matière, satisfera sa curiosité et échappera à l'ennui, son ennemi mortel” (ibid.). Cette vision pessimiste n'est pas le seul fait d'un homme âgé : elle n'est pas sans rappeler celle de ses contemporains qui depuis la fin du XIXe siècle, avec notamment les écrits littéraires d'un Rosny l'aîné et d'un Wells, ou scientifiques d'un Camille Flammarion, relayés par la presse et les romans d'anticipation, prenaient conscience du fait que la terre et ses habitants ne sont pas voués à la vie éternelle ; c'était une époque, antérieure encore aux grandes menaces (totalitariste, nucléaire, écologique) d'après-guerre, où l'on avait pris conscience notamment de l'extinction ou des menaces d'extinction de nombreuses espèces animales (loutres de mer, castors, bisons...). L'Homme commençait à intégrer sa véritable place au sein de l'évolution (découvertes paléo-anthropologiques, paléontologiques...). Les menaces naturelles étaient alors plutôt d'ordre cosmique (comètes) ou climatique et les craintes étaient en somme au-delà de tout anthropomorphisme. D'ailleurs, un auteur visionnaire comme H.G.Wells (1866-1946), profondément pacifiste, mourut après la seconde guerre mondiale, lui aussi désabusé et profondément pessimiste. Cette vision peut être rapprochée de “ la pensée inquiète du grand écrivain (François Mauriac, qui) nous rappelle étrangement le doute ultime de Lucien Cuénot : n’y aurait-il donc dans l’univers que des phénomènes de hasard, fortuits, accidentels, rigoureusement déterminés, qui s’enchaînent depuis l’origine des choses jusqu’à l’instant présent? ” (Moreau, 1964, p.310). Mais, indépendamment du contexte social ou historique, combien d'hommes à un moment de leur vie ne se sont pas demandé pourquoi la vie? Certains invoquent une réalité immanente, ou transcendante parmi lesquels il en est qui la nomme Dieu, — 344 — d'autres refusant les dogmes ou la foi, invoquent le hasard, la contingence, le chaos, la nécessité, l'émergence, mais la question de l'origine de cette vie terrestre, voire de l'univers, demeure entière, comment et surtout pourquoi la vie et plus tard même la pensée — même si celle-ci n'est considérée que comme une émergence, due à une plus grande complexification — sont-elles sorties de la matière organique qui a créé cette prolifération dirigée par le code génétique? L'origine extra-terrestre est très probable, et même si d'autres lieux de l'univers reçurent ou recevront aussi cette pluie fertile, quel être ne ressent pas, devant le chemin parcouru par cette humanité devenue consciente d'elle-même et destinée un jour à disparaître comme cette planète même, quel être réfléchi ne ressent pas l'inquiétude métaphysique? Les progrès accomplis depuis cinquante ans n'ont fait que confirmer bien souvent les vues des pionniers de la génétique et de l'évolution : on comprend mieux comment, mais on n'a fait que reculer de quelques crans le pourquoi qui, lui, ne trouve toujours pas de réponse. Pour Jacques Monod, la science moderne ignore toute immanence. Le destin s'écrit à mesure qu'il s'accomplit, pas avant. Mais il existe des frontières à la biologie : “ Ces frontières, je les vois, pour ma part, aux deux extrémités de l'évolution : l'origine des premiers systèmes vivants d'une part et d'autre part le fonctionnement du système le plus intensément téléonomique qui ait jamais émergé, je veux dire le système nerveux central de l'Homme […]. C'est le puissant développement et l'usage intensif de la fonction de simulation qui me paraissent caractériser les propriétés uniques du cerveau de l'Homme. De grands esprits (Einstein) se sont souvent émerveillés, à bon droit, du fait que les êtres mathématiques créés par l'Homme puissent représenter aussi fidèlement la nature, alors qu'ils ne doivent rien à l'expérience ” (Monod, La — 345 — Recherche, octobre 1970, p.22 ; Hasard et nécessité, 1970, p.178). On pourrait tout aussi bien ajouter que certains esprits comme Cuénot se sont souvent émerveillés du fait que des outils intelligents crées par l'Homme puissent représenter ceux de la Nature. “ Mais le problème majeur, c'est l'origine du code génétique et du mécanisme de sa traduction. En fait, ce n'est pas de 'problème' qu'il faudrait parler, mais plutôt d'une véritable énigme ”. C'est en partie cela l'inquiétude métaphysique de Cuénot, trente ans après sa mort. Déplorer cette faiblesse, cette dérive fâcheuse chez pareil homme de science, comme le laissent entendre certains, est une attitude étroite d'autant plus qu'elle vient d'historiens ; l'histoire, science humaine par excellence, ne cesse de tenter de comprendre les actes passés des hommes tous empreints de finalisme, résultats de passions, de haine, d'amour, de courage et de faiblesse, de trahison, de folie, d'espoir, bref de sentiments humains. On ne peut dissocier l'Homme de son œuvre et de son contexte historique, et à fortiori lorsque l'œuvre est scientifique, il est absurde de vouloir que l'Homme de science soit à l'image des qualités propres à sa discipline : l'Homme de science a besoin de poser des hypothèses de travail raisonnables, de travailler avec rigueur, avec des théories rationnelles. Il n'en reste pas moins homme. Un être humain est par nature complexe, dévoilant selon les circonstances, les multiples facettes de sa personnalité. Les différents aspect de la vie, personnel, sentimental, familial, professionnel, intellectuel, ne se mêlent pas facilement et sont parfois contradictoires. Il faut tenter de reconstruire le puzzle à partir de bribes éparses, mais surtout, se méfier de tout jugement hâtif et éviter d'amalgamer des propos extirpés de droite et de gauche à des époques différentes de la vie. Chaque âge possède en soi ses propres préoccupations, ses propres valeurs, la philosophie du jeune homme ne peut être — 346 — celle de l'Homme mûr ou celle du vieillard aux portes de la mort. Où se trouve la vérité? Il n'y en a pas une mais de multiples, qui sont toutes valables en relatif pas en absolu. Il est cependant clair que chez Lucien Cuénot il y eut une longue quête de la connaissance, une recherche de vérité, une quête déçue car la nature n'a pas voulu dévoiler ses secrets : c'est en homme résigné, mais cependant reconnaissant et amoureux, qu'il quitte ce monde. L'émerveillement “ Ne reprochez pas à un biologiste qui a consacré sa vie à la recherche quelque curiosité métaphysique […].Elle ne fait aucun tort au travail positif et rigoureux et même elle le stimule ; elle entoure l'étude de la Nature d'une frange de mystère et de poésie qui en augmente l'intérêt. Bien mieux que le hasard sec et désolant, elle est un aiguillon car elle nous fait comprendre, suivant l'expression de Pascal, que nous ne savons le tout de rien. ” (Cuénot, L'invention en biologie, discours à l'Académie, 1935) Au-delà de l'abîme métaphysique, il y eut chez Cuénot un regard qui n'a jamais cessé de s'émerveiller sur la nature. “Tout est miraculeux dans le nature, ou rien ne l'est. Quand une fleur, jadis bouton, se déploie sous une forme géométriquement régulière, je trouve cela parfaitement miraculeux, et démontrant l'ordre de la Nature, ordre qui ne peut avoir qu'une origine très supérieure à la Nature et à nous, soit une origine divine ” (Correspondance avec Merlet M.M., 10 janvier 1943). Admettre une intelligence, c'est “ entourer l'étude de la nature d'une frange de mystère et de poésie qui en augmente l'intérêt ; bien mieux que le hasard sec et désolant, elle est l'aiguillon, car elle nous fait — 347 — comprendre, suivant l'expression de Pascal, que nous ne savons le tout de rien ” (Cuénot, Finalité et invention en biologie, 1936, p.45). Après tout il est possible qu'une part de rêve, cette précieuse provision d'inconnu selon l'heureuse expression de George Duhamel (chronique, 1952) soit une nécessité pour l'équilibre du psychisme de l'Homme. A côté de la lumière de la science qui éclaire l'Homme, il faut sans doute laisser dans l'ombre cette part de rêve, avec toute liberté à chacun de choisir le sien. — 348 — Conclusion “ Détruis un papillon et maintenant refais-le. ” Lanza del Vasto Lucien Cuénot poursuivit toute sa vie une inlassable quête de vérité. Professeur, chercheur, homme public et grand vulgarisateur, scientifique couvert d'honneurs, il laissa à la postérité, outre le Musée de zoologie de Nancy, véritable récapitulation de sa longue carrière, l'ambigu qualificatif de finaliste : c'était plus l'empêcheur de tourner en rond, le penseur indépendant, libre de toute attache dogmatique philosophique, politique ou religieuse, avec les ménagements de rigueur que la société de l'époque imposait à sa fonction. L'impressionnante œuvre scientifique, expérimentale et théorique, de Lucien Cuénot couvre soixante années de l'histoire de la biologie et touche des domaines divers ; elle peut se diviser en deux périodes : - Entre 1890 et 1914 où nous assistons à la naissance de la génétique, le jeune biologiste dès 1892 est entièrement acquis à la théorie transformiste de Darwin. Il accumule les travaux zoologiques. Puis il expérimente, en redécouvrant les lois de Mendel. Mais il est aussi et avant tout naturaliste et transformiste et possède en germe la théorie de la préadaptation ainsi que le projet d'arbre phylogénétique. Sa longue pratique du professorat universitaire va contribuer à lui permettre de couvrir l'ensemble de la diversité biologique, tant dans sa dimension temporelle que géographique. Son regard de naturaliste de terrain va lui permettre d'accumuler du matériel d'étude, qu'il offrira plus tard à la communauté scientifique dans une série d' antinomies, d' outils, d'inventions, de cas difficilement explicables dans le strict cadre du néo-darwinisme trop réductionniste. En même temps, il va s'élever contre les excès du monisme matérialiste. — 349 — - Entre 1919 et 1950, Cuénot, l'Homme mûr puis âgé, synthétise les données de la génétique, les observations naturalistes et compile ses connaissances dans plusieurs ouvrages. Il n'en continue pas moins ses observations. Mais il a quitté le champ de l'expérimentation. Or expérimentalistes et naturalistes sont restés, durant toute cette période, inconciliables, et ce jusqu'à l'avènement de la théorie synthétique. Ce qui explique en partie la difficulté de Cuénot à adopter la théorie synthétique de l'évolution, d'autant que, jusque vers les années 1930, les travaux des biométriciens et des généticiens des populations sont restés pour la plupart inaccessibles aux naturalistes car paraissant dans des revues trop spécialisées. Il combattit encore les dernières tentatives créationnistes et, à la fin de sa vie, il dénonça les excès du matérialisme dialectique. Avant 1900, la plupart des biologistes européens et américains étaient néo-lamarckitess. Les milieux scientifiques mais aussi les philosophes, les historiens, et l'Eglise dont l'influence était importante malgré la loi de séparation d'avec l'Etat qui eut lieu en France en 1901, allaient se déclarer hostiles au darwinisme, au transformisme parfois et au mendélisme alors qu'en Allemagne, en Angleterre ou aux U.S.A., la sélection naturelle de Darwin fut acceptée plus facilement. Lorsque le darwinisme fut enfin adopté en France vers 1880-1890, ce fut sous la forme néo-lamarckiste. Cuénot fut le seul biologiste à accueillir avec enthousiasme la théorie de l'hérédité de Weismann dès 1892. Il ne cessa de s'en faire le porte-parole, jusqu'aux soubresauts provoqués, en 1930, par le créationnisme de Vialleton. Cuénot, comme Bateson, fit très vite référence à Mendel. Pourtant, de Vries, qui introduisit le mutationnisme, — 350 — n'a pas su interpréter les lois de Mendel. La théorie de Weismann en vogue annonçait le concept de gènes mais n'accordait pas d'importance évolutive aux mutations. Il est vrai qu'avant 1900, le concept de mutation était ambigu et l’on ne distinguait pas le génotype du phénotype. Cuénot fut mendélien — c'est-à-dire qu'il admit les mutations brusques tout en minimisant la sélection naturelle qui ne pouvait au mieux qu'éliminer les mutations nuisibles — à une époque où les naturalistes, tous lamarckistes, minimisaient le mendélisme car trop attachés au gradualisme pour expliquer l'évolution. Darwin, en son temps, fut ennuyé par l’impossibilité “d’imaginer que cet immense et merveilleux univers puisse être le résultat du hasard aveugle ou de la nécessité ”. Les physiciens ne l’acceptèrent pas non plus car la sélection naturelle n'est ni prédictive, ni probabiliste, ni strictement déterministe. Les spécialistes de la diversité biologique comme Cuénot regardaient l'organisme dans son entier, dans l'espace et le temps, mais pas les populations comme pool de gènes et cible de la sélection : en fait ils ne percevaient pas les différents niveaux de sélection. L'acceptation pleine et entière de la théorie synthétique de l'évolution — théorie qui fait appel à la contingence — lui demandait d'abandonner ses concepts d'intentionnalité biologique. Mais cette acceptation ne pouvait de toute manière pas se faire avant les années 1940-1950, car il fallait être en mesure de reconnaître les résultats de la génétique des populations. Pourtant les naturalistes — malheureusement ralliés à l'hérédité de l'acquis, sauf Cuénot — furent les seuls et les premiers à réaliser qu’à la base de l'évolution des espèces, il y avait une population naissante isolée géographiquement et que de petites variations pouvaient conduire avec le temps à créer une nouvelle espèce. Les généticiens avant 1930 pensaient que la petite variation — 351 — individuelle ne pouvait conduire à une nouvelle espèce et soutinrent la thèse de la variation génétique discontinue pour expliquer l'évolution des espèces. Les artisans de la théorie synthétique ont montré que c’est l’organisme tout entier, par le biais de sa reproduction et avec son phénotype, qui était la cible de la sélection naturelle. Le concept de population, de recombinaison génétique, de sélection naturelle directionnelle ou diversifiante, mit du temps à se faire admettre et ce n'est qu'en 1947 que tout le monde se rallia à une évolution graduelle ; il resta le problème de la macro-évolution qui dut attendre les progrès de la paléontologie et de la génétique moléculaire. Si Cuénot avait compris la sélection naturelle comme principe nécessaire, il en avait pressenti ses limites comme principe suffisant : ce n'est pas son existence qu'il remettait en cause, c'était la volonté de la théorie synthétique de lui assigner une aptitude à tout expliquer et à s'en satisfaire au nom du confort moral. Puis, il a peu ou mal connu et compris les enjeux de la génétique des populations, comme les naturalistes de son époque. Il eut l'intuition naturaliste, mais elle le conduisit à l'insatisfaction intellectuelle et immanquablement à la question du finalisme, à une époque où la crise du déterminisme, du fait des découvertes de la physique devenue probabiliste, amenait des grands bouleversements. Ernst Mayr a évoqué le poids des idéologies pour expliquer la difficulté à adopter la nouvelle théorie. Cette hypothèse ne peut être généralisée car dans le cas de Cuénot, il n'y a aucune idéologie à laquelle on puisse le rattacher puisque son attitude est celle de la libre pensée. Il ne put adhérer à la théorie synthétique tout simplement parce qu'il ne put abandonner l'étude de l'organisme individuel alors que la théorie synthétique privilégiait la population. Elle se détournait des difficultés insolubles liées à l'étude de — 352 — l'organisme vivant, mais ce faisant, elle fut obligée alors d'accorder une importance disproportionnée à des mécanismes relevant du milieu comme la sélection naturelle et devenant ainsi sourde et aveugle à d'autres niveaux de compréhension de l'évolution. Cuénot resta toute sa vie face à cette alternative : - Soit supposer l'existence d'une volonté immanente, responsable de l'inventivité au sein de la matière vivante, et dont l'intervention serait plus sensible à certains moments capitaux de l'évolution comme la mise en place des grands plans d'organisation (le tout-venant se suffisant de la théorie darwinienne), - Soit des facteurs mécaniques non encore découverts, actuellement inconnus, et qui permettraient de lever le voile sur tout ce qui est obscur. Quoi qu'il en soit, pour Cuénot, il n'y avait pas de cause finale : l'illusion d'harmonie apparente n'était que le résultat de l'élimination impitoyable des ratés de l'évolution. A la fin de sa vie, Cuénot se rendit à regret à la contingence. Face à la complexité des données dans la question de l'évolution (génétique des populations, paléontologie, génétique), c'était une entreprise monumentale que de s'attaquer à l'évolution en qualité de naturaliste, car on ne peut qu'être enfoui sous la masse des contradictions ; il fallait, pour prendre le problème à bras le corps, trouver des modèles expérimentaux simples voire réductionnistes (drosophiles) si tant est que l'on puisse modéliser l'évolution. Cette science naissait à la fin de sa vie, la génétique moléculaire n'existait pas encore, on ne connaissait pas l'ADN, le gène et le mécanisme hormonal étaient des concepts encore flous et on ne saisissait pas encore bien le lien entre génotype et phénotype. Dans une société où il y avait peu d'alternative au matérialisme (avec les excès du — 353 — communisme et les folies du nazisme) et au catholicisme effrayé par les découvertes de l'évolution et de la biologie, encore incapable de se remettre en cause, replié sur son passé, Cuénot n'avait pas d'issue à cette époque. Les années 1940 voient l'émergence de l'existentialisme, cette philosophie qui insiste tant sur la contingence et sur la finitude de l'existence humaine et il est possible que cet existentialisme soit déjà à l'œuvre chez Cuénot comme chez ses contemporains. C'est à un drame intime que l'on assiste, c'est celui de l'Homme qui meurt face à l'absurde, sans savoir, car la biologie de son temps n'a pu lui fournir les réponses. Au-delà de la carrière si brillante soit elle, au-delà de l'œuvre scientifique dans son contexte historique et social, c'est au bout du compte un homme seul arrivé au terme de sa vie, qui pense, sans doute, trouver une réponse et reconnaît qu'il ne sait le tout de rien. Il y avait chez Cuénot à la fois cette indépendance d'esprit et cette quête de la vérité mais aussi la quête d'une Weltanschauung, d'une conception du monde, édifiée sur le darwinisme biologique. Mais cette conception du monde est forcément incomplète, et il n'a pas su prendre en compte d'autres approches qui auraient pu donner plus de corps à sa construction philosophique. La curiosité pour la nature fut le moteur de sa vie : “ j'ai choisi d'être un curieux de la nature ” déclarait-il au journaliste qui l'interrogeait pour Les Nouvelles Littéraires en 1933. Le regard admirateur qu'il a posé sur les outils 'inventés' par la vie, pour son maintien, son développement, l'empêcha de renoncer à croire que les inventions, si imparfaites, si inutiles parfois soient-elles et dont il ne reste que les réussites — les échecs ayant été éliminés par la sélection naturelle — soit explicables par le seul hasard. On a l'habitude de dire que la vie a tout essayé avec les briques dont elle disposait, elle a été amenée par contrainte, par — 354 — pression environnementale, à se complexifier. Le darwinisme, simple et pratique est parfois insuffisant et il n'est pas prouvé qu'il doive s'appliquer à tous les niveaux du vivant. Le hasard aveugle (au niveau des mutations) était la seule alternative possible à l'époque où l'évolutionnisme, jeune science en plein édification, avait besoin, pour se constituer, d'ériger de modèles rationnels, simples, donc forcément réducteurs. Désormais, face aux sélectionnistes qui sont en recherche d'un avantage sélectif à tous les niveaux d'organisation, le neutralisme de Kimura et la gradualisme de Gould proposent une alternative solide, et pourtant non orthodoxe. On retrouve à peu près tous les grands arguments de Cuénot chez Gould — sauts évolutifs brusques mis à part — ainsi que la panmixie dans le modèle neutraliste de Kimura, pour qui le maintien du polymorphisme dans les populations peut trouver une explication neutraliste. La sélection naturelle a perdu son rôle majeur. Par ailleurs, la multifonctionnalité des gènes complique sérieusement son rôle évolutif. Le darwinisme n'a pas apporté d'explication satisfaisante à l'apparition des grands plans d'organisation. La découverte de l'unité et de la stabilité des processus moléculaires réglant le développement embryonnaire, l'absence de corrélation absolue entre structure moléculaire et fonction, toutes ces découvertes sonnent le glas d'une vision réductionniste du fonctionnement génétique, vision postérieure à la théorie synthétique et héritée des découvertes des années 1960-1970. Enfin, après s'être longtemps organisée sur l'a priori de l'existence de la sélection naturelle, la génétique des populations s'est réorganisée autour de l 'hypothèse nulle selon laquelle l'évolution moléculaire est neutre, même s'il est plus facile de démontrer les effets positifs de la sélection que des effets neutres (Veuille, 2000). — 355 — A l'époque de Cuénot, on s'est débarrassé de la cause finale. Puis on a réduit la finalité à la téléonomie, sorte de finalité sans finalisme, pensée comme un effet non une cause. Récemment, Michel Morange (2000) a proposé d'abandonner la téléologie qui consiste à rechercher absolument la raison fonctionnelle d'un phénomène biologique en faveur d'une explication causale, telle le crible de la sélection naturelle. Les récents progrès n'ont fait que réactiver l'éternelle et dérangeante téléologie*, et la biologie a bien du mal à s'en débarrasser définitivement. Laissons donc en suspens le pourquoi, pourquoi les molécules organiques ont-elles développé ces propriétés du vivant ? Pourquoi tant de diversité ? Pourquoi cette expansion à tout prix de la vie? Les limites que s'est fixée la science sont dépassées. Cuénot a essayé de franchir ces limites, opération délicate et vouée inéluctablement à l'échec. La finalité doit rester hors du champ de la science. Elle est du ressort de la liberté de l'individu ou du groupe, tout affrontement forcément manichéen est stérile. Mais, Cuénot, du passé, nous rappelle qu'entourer “ l'étude de la nature d'une frange de mystère et de poésie en augmente l'intérêt ”. Comprendre et étudier la complexité du vivant, connaître les limites actuelles de la biologie est un terrain fertile en réflexions philosophiques. Il est dommage que peu de philosophes l'empruntent. La connaissance des sciences de la vie n'empêche pas de ressentir de l'émerveillement face à la beauté du monde, et peut même contribuer à réenchanter ce monde qui nous entoure. Cela peut mener, outre à l'humilité, à rappeler la place réelle de l'Homme dans la nature, parmi les autres êtres vivants, leur origine commune, les liens qui les unissent tous, tant à l'échelle de la planète que du génome. — 356 — Lexique Atavisme : réapparition des caractères ancestraux. Axolotl : amblyostomes (batraciens urodèles) américains qui peuvent rester à l'état larvaire toute leur vie, sans se métamorphoser. Analogie : correspondance superficielle entre des structures anatomiques qui assurent à peu près les mêmes fonctions mais diffèrent profondément par leur ontogenèse, leur origine paléontologique. Benthique : la faune benthique représente les animaux marins qui vivent au contact du fond. Bilateralia : animaux à symétrie bilatérale. Biométrie : étude mathématique des phénomènes biologiques. Caeonogénie ( de caenos = nouveau) : caractères adaptatifs intercalés ; exemple du stade larvaire/adulte, la larve nauplius des crustacés est un stade cœnogénétique intercalé. Catastrophisme : théorie selon laquelle la terre a connu trois révolutions dont la dernière est représentée par le déluge biblique ; après chaque révolution du globe, il apparaît une création nouvelle, la dernière étant la Genèse. Contingence : est contingent tout ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être ; la contingence s'oppose à la nécessité. L'évolution est dite contingence parce que résultat d'événements imprévisibles et non nécessaires. Darwinisme : théorie proposée par Charles Darwin en 1859 ; quasiment irréfutable, elle postule la variabilité des espèces et le rôle prépondérant de la sélection naturelle. Darwin postule en outre une évolution lente et continue. Deutérostomiens : se dit des animaux chez qui, au cours du développement larvaire, le blastopore devient l'anus, la bouche est formée secondairement. — 357 — Diploblastiques/Tribloblastiques : organismes formés à partir de 2/3 feuillets embryonnaires. Dominance/récessivité : chez des hybrides entre deux individus montrant des phénotypes différents, il arrive que l’on observe un seul phénotype, par exemple comme dans le cas de Mendel, la couleur violette l’emporte sur la couleur blanche. Le phénotype exprimé est dit dominant, l’autre récessif. Epigée : faune située juste au-dessus du sol (humus des forêts, crevasses, fissures du sol...). Epigénétique : processus qui n'est pas dicté par le génome. Epistasie : phénomène où deux gènes sont impliqués dans la même voie biochimique. Ce phénomène conduit à des résultats non conformes aux lois de Mendel. Eucaryote : organisme à cellule(s) à noyau(x). Euryhalin : qui peut supporter des variations importantes de salinité. Exaptation : phénomène de changement de fonction au cours de l'évolution. Une structure remplissant une fonction chez un organisme (donc adaptée) est utilisée dans une fonction différente par ses descendants. Fixisme : doctrine ancienne selon laquelle les espèces sont immuables. Gène : unité informationnelle constituée de nucléotides, codant pour la fabrication d’une protéine, par exemple une enzyme. Germen/germinale : les cellules germinales sont les cellules reproductrices, spermatozoïdes et ovules. Hétérochronie : les changements qui affectent les périodes et les durées de l'ontogenèse. Homologue : se dit d'organes offrant la même structure fondamentale, de même origine phylogénétique et conservant avec les organes voisins les mêmes connexions. — 358 — Hyperthélie : surdéveloppement d'un organe (bois de cerfs...). Hypogée : faune vivant dans le milieu souterrain. Lamarckisme : théorie en partie erronée de la transmission héréditaire des caractères acquis, postulée par Lamarck. On en retient cependant l'idée de transformisme. Loi biogénétique fondamentale de Haeckel : l'ontogénie est une courte récapitulation de la phylogénie. Le développement de l'individu résume le développement de la lignée. Cette loi n'est pas générale, et s'applique surtout aux organes. Lignée de race pure : groupe d’organismes élevés ensemble pendant de nombreuses générations et dont le phénotype n’évolue pas. Les races de chiens en sont un exemple. Mendélisme (génétique mendélienne) : science de l'hybridation et ses lois établie par Mendel (loi de disjonction des caractères à la méiose et loi de pureté des gamètes). Monohybridisme / dihybridisme : croisement concernant un seul caractère ou deux caractères. Mutagenèse : action de produits chimiques ou de radiations ionisantes, cause d'erreurs lors de la réplication de l'ADN. Mutationnisme : le darwinisme + le mendélisme ; des mutations aléatoires créent de nouveaux individus (espèces, races...). Néo-darwinisme: théorie présentant l'évolution comme l'accumulation lente et graduelle de petites modifications dues à des mutations aléatoires triées par la sélection naturelle ; elle exclut l’hérédité de l’acquis présent dans le darwinisme et inclut le patrimoine génétique qui transmet l’hérédité. Néo-lamarckisme : c'est le lamarckisme — théorie qui postule l'hérédité des caractères acquis — modernisé par la théorie de la sélection naturelle du darwinisme. Les néo-lamarckistes ont longtemps refusé le mendélisme (jusque — 359 — vers 1923 environ). Lorsqu'ils admettaient l'existence des gènes, ils postulaient comme possible l'inscription des caractères acquis du soma au germen. Néoténie : morphologie juvénile pour une taille adulte. Ontogénie ou ontogenèse : développement de l'individu depuis la fécondation jusqu'à l'état adulte. Palingénétique (de renaissance) : stades ancestraux répétés Panmixie : état d'une population d'une même espèce dans lequel les variations se conservent du fait du peu de sélection naturelle et de l'absence d'isolement. Pélagique : la faune pélagique est une faune de haute mer. Phénotype/Génotype : L’ensemble des gènes responsables d’un phénotype donné (tout caractère apparent hérité comme la couleur des yeux, une maladie génétique...) est appelé génotype : il comprend, pour un caractère donné, aussi bien le gène exprimé (dominant) que le gène réprimé (récessif). Phylogénie (terme proposé par Haeckel) : histoire du développement paléontologique des espèces. Phylum : vaste ensemble d’êtres vivants présentant des traits communs et ayant un ancêtre commun à partir duquel il s’est progressivement différencié au cours de l’évolution. Le terme s’applique à tout groupe naturel de quelque importance — embranchement, classe, ordre, famille. Pléïotropie : un gène peut influer sur des caractères multiples et en apparence indépendants les uns des autres du phénotype. Pœcilogonique (terme employé par Giard) : se dit de variations qui portent sur le mode et la durée du développement larvaire uniquement. Protostomiens : se dit des animaux chez qui, au cours du développement larvaire, le blastopore donne la bouche et l'anus. Procaryote : cellule dénuée de vrai noyau. — 360 — Somma/somatique : les cellules somatiques sont les cellules de l’organisme autres que les cellules reproductrices. Spéciation : différenciation des espèces par apparition de caractères nouveaux dus à des mutations, et isolement des groupes d’individus qui les possèdent par rapport aux autres membres de l’espèce-mère. Systématique : science de la classification des êtres vivants et de leur relation. Taxon (terme proposé par Simpson) : groupe d'organismes à un niveau d'une classification hiérarchique ; par exemple Canis lupus, le loup, est un taxon de rang spécifique, les canidés (chiens, loups, chacals) forment un taxon de rang familial. Taxonomie (Candolle 1813) : étude théorique des principes de classification. Transformisme = évolutionnisme : théorie postulant l'évolution des êtres vivants dérivant les uns des autres, l'Homme y compris, s'opposant au fixisme qui postule l'immutabilité des espèces, créées par une volonté divine. Téléologie : étude de la finalité, des fins. Téléonomie : étude des lois de la finalité. Weltanschauung : terme philosophique allemand, difficilement traduisible en français et qui peut être traduit par vue métaphysique qu'on se fait du monde sous-jacente à la conception qu'on se fait de la vie ou plus simplement conception du monde. — 361 — Bibliographie 1. Ecrits de Cuénot Sources publiées - Bibliographie exhaustive des publications de Lucien Cuénot d'après la "Notice sur la vie et les travaux de L.Cuénot" par Courrier R. (1952), complétée par Tétry A. et par des rééditions postérieures à 1952. 1886 Formation des organes génitaux et dépendance de la glande ovoïde chez les Astérides, C.R.Acad.Sc., 104, 88-90. Sur les fonctions de la glande ovoïde des corps de Tiedmann et des vésicules de Poli chez les Astérides, C.R.Acad.Sc., 102, 1568-1569. 1887 Etude sur le sang, son rôle et sa formation dans la série animale (2e partie : Invertébrés), note préliminaire, Arch.Zool.Exp., 2e série, 5, notes et revues, XLIII-XLVII. Contribution à l’étude anatomique des astérides, Thèse Doct.Sc.nat., Arch.Zool.Exp., 2e série, Vbis supplém., mémoire n° 2, 144p. Sur le système nerveux et l’appareil vasculaire des Ophiures, C.R.Acad.Sc., 105, 818-820. 1888 Sur le développement des globules rouges du sang, C.R.Acad.Sc., 106, 673-675. Etude anatomique et morphologique sur les Ophiures, Arch.Zool.Exp., 2e série, 6, 33-82. — 362 — 1889 Etudes sur le sang, son rôle et sa formation dans la série animale (2e partie : Invertébrés), Arch.Zool.Exp.,2e série, 7, notes et revues, 1-90. Etudes sur le sang et les glandes lymphatiques dans la série animale (1e partie : Vertébrés), Arch.Zool.Exp., 2e série, 7, I-X.. Sur les glandes lymphatiques des Céphalopodes et des Crustacées Décapodes, C.R.Acad.Sc., 108, 863-865. 1890 Le système nerveux entérocoelien des Echinodermes, C.R.Acad.Sc., 111, 836-839. Formation des produits génitaux par les glandes lymphatiques (Invertébrés), Assoc.Fr.Avanc.Sc., 2e partie (notes et mémoires), Congrès de Paris, 1889, 581-586. Le sang de Meloe et le rôle de la cantharidine dans la biologie des Coléoptères vésicants, Bull.Soc.Zool.Fr., 15, 126-128. Sur la glande de l'oreillette (Paludina vivipara) et la glande néphridienne (Murex brandaris), C.R.Acad.Sc., 110, 1275-1277. Sur le système madréporique des Echinodermes. Réponse à la note de Hartog, Zool.Anzeiger., 13, 315-318. Sur les glandes lymphatiques des Aplysies, C.R.Acad.Sc., 110, 724-725. 1891 Infusoires commensaux des Ligies, Patelles, et Arénicoles, Rev.Biol.Nord Fr., 4, 81-89. Etudes morphologiques sur les Echinodermes, Arch.Biol., 11, 313-680. En collaboration avec Charles Janet, Note sur les orifices génitaux multiples, sur l’extension des pores madréporiques hors de la madréporite, et sur la terminologie de l’appareil — 363 — apical chez les oursins, Bull. Soc.Géol.Fr., 3e série, 19, 295-304. Les glandes phagocytaires chez quelques Invertébrés, Congrès. Soc. Savantes, Journal officiel du 27 mai, 2337. Etudes sur le sang, son rôle et sa formation dans la série animale (2e partie : Invertébrés), Arch.Zool.Exp., 2e série, 9, 13-90 ; 265-476 ; 503-670. Etudes morphologiques sur les Echinodermes (note préliminaire), Arch.Zool.Exp., 2e série, 9, notes et revues, VIII-XVI. Protozoaires commensaux et parasites des Echinodermes, Rev.Biol. Nord Fr., 3, 285-300. 1892 Etudes physiologiques sur les Gastéropodes, Arch.Biol., 12, 683-737. Commensaux et parasites des Echinodermes (2e note), Rev.Biol.Nord Fr., 5, 1-23. La valeur respiratoire de l’hémocyanine, C.R.Acad.Sc., 115, 127-129. Les ancêtres et le développement des individus, Rev.Gén.Sc., 326-331. Remarques sur le sang des arches, Arch.Zool.Exp., 2e série, 10, Notes et Revues, XVI. Les organes phagocytaires chez quelques Invertébrés, Arch.Zool.Exp.,2e série, 10, notes et revues, IX-XI. Notes sur les Echinodermes - I. Ovogenèse et spermatogenèse, Zool.Anzeiger, 15, 121-125. Les moyens de défense dans la série animale, Encyclopédie scientifique des aide-mémoires, Paris, 184p. 1893 Etudes physiologiques sur les Crustacés décapodes, note préliminaire, Arch.Zool., 3e série, 1, notes et revues, XXI-XXIV. — 364 — Evolution des amibocytes chez les Crustacés Décapodes, Bibliographie Anat., 1, 157-160. Sur la physiologie de l’Ecrevisse, C.R.Acad.Sc., 116, 1257-1260. 1894 Défense de l’organisme contre les parasites chez les insectes, C.R.Acad.Sc.,119, 806-808. Sur le fonctionnement du rein chez Hélix, C.R.Acad.Sc., 119, 539-540; Arch.Zool.Exp., 3e série, 2, notes et revues, XIII-XIV. Uber Hemispeiropsis antedonis Cuén., ein an den Comatulen lebendes Infusorium, Zool.Anzeiger, 17, 316. Le rejet du sang comme moyen de défense chez quelques coléoptères, C.R.Acad.Sc., 118, 875-877. L’influence du milieu sur les animaux, Encyclopédie scientifique des aide-mémoires, Paris, 176p, 42 fig. 1895 La nouvelle théorie transformiste, Rev.Gén.Sc., 5,74-79. Etudes physiologiques sur les Crustacés décapodes, Arch.Biol., 13, 245-303. 1896 Etudes physiologiques chez les Orthoptères, Arch.Biol., 14, 293-341. La saignée réflexe chez les Insectes, Mémo.Soc. Scientif. “ Antonio Alzate ”, 10, 39. Sur la saignée réflexe et les moyens de défense de quelques Insectes, Arch.Zool.Exp.,3e série, 4, 655-680. Remplacement des amibocytes et organe phagocytaire chez la Paludina vivipara L., C.R.Acad.Sc., 123, 1078-1079. La détermination du sexe, Rev.Gén.Sc., 7, 476-482. L’appareil lacunaire et les absorbants intestinaux chez les Etoiles de mer, C.R.Acad.Sc., 122, 414-416. Le rejet du sang comme moyen de défense chez quelques Sauterelles, C.R.Acad.Sc., 122, 328-330. — 365 — 1897 L’épuration nucléaire au début de l'ontogenèse, C.R.Acad.Sc., 125,190-193. Evolution des Grégarines coelomiques du Grillon domestique, C.R.Acad.Sc., 128, 52-54. Double emploi du nom du genre Diplocystis parmi les Protozoaires, Zool.Anzeiger, 20, 209-210. Etude physiologique sur les Oligochètes, Arch.Biol., 15, 79-124. Les globules sanguins et les organes lymphoïdes des Invertébrés (Revue critique et Nouvelles recherches), Arch.Anat.Micr., 1, 153-192. Sur le mécanisme de l’adaptation fonctionnelle. Réponse à M. Le Dantec, Bull.Scient.Fr.Belg. , 30, 273-276. La déterminisme du sexe chez les insectes et en particulier chez les mouches, Bibliographie Anat., 5, 45-48. 1898 La région absorbante du tube digestif de la blatte, critique d’un travail de Metalnikoff, Arch.Zool.Exp., 3e série, 6, notes et revues, LXV-LXIX. Les idées actuelles sur les Echinodermes, Intermédiaire des biologistes, 1, n°19, 437 et n°20, 450-459. La fausse homochromie de Venilia macularia L, à propos d’une note de M.Plateau, Bull.Soc.Zool.Fr., 23, 99-100. Notes sur les Echinodermes, III L’hermaphrodisme protandrique d’Asterina gibbosa Penn., et ses variations suivant les localités, Zool.Anzeiger, 21, 273-279. Les moyens de défense chez les animaux, Bull.Soc.Zool.Fr., 23, 449-458; Rev.scientif., 4e série, 9, 37-58 (Conférence faite le 25 février 1898). Discours, Séance solennelle de rentrée de l'Université de Nancy, 10 novembre 1898, 14p., imp.Nouvian. — 366 — 1899 Sur la détermination du sexe chez les animaux, Bull.Scientif.Fr.Belg., 32, 462-535. La fonction excrétrice du foie des gastéropodes pulmonés, critique d’un travail de Biedermann et Mortiz, Arch.Zool.Exp., 3e série, 76, notes et revues, XXV-XXVIII. Les prétendus organes phagocytaires décrits par Koulvetch chez la blatte, Arch.Zool.Exp., 3e série, 7, notes et revues, I-II. Collections de biologie générale, Feuilles des jeunes naturalistes, 3e série, 29, 195-197. Sur la prétendue conjugaison des Grégarines, Bibliographie anat., 7, 70-74. Monographie de la Comatule, de l’oursin, du Phascolosome, Zoologie Descriptive, Ed.Doin, Paris, 1, 227- 265, 265-299 et 386-422. L’excrétion chez les Mollusques, Arch. Biol., 16, 49-96. 1900 La distribution du sexe dans la ponte des Pigeons, C.R.Acad.Sc., 131,756-758; C.R.Soc.Biol., 52, 870-872; Bull.Nat.Acclim., 47, 383-383; Prometheus, XII, Jahrg., 1901, p446. Présentation d’une poule à plumage de coq, Bull.Soc.Sc.Nancy, 1, 132. 1901 La valeur respiratoire du liquide cavitaire chez quelques Invertébrés, Travaux des Labor., Bull.Soc.Scient.Arcachon, 1900-1901, 107-125. Etudes physiologiques sur les Astérides, Arch.Zool.Exp., 3e série, 9, 233-260. L’évolution des théories transformistes, Rev.Gén.Sc., 12, 264-269. Recherche sur l’évolution et la conjugaison des Grégarines, Arch.Biol., 17, 581-652. — 367 — 1902 Organes agglutinants et organes cilio-phagocytaires, Arch.Zool.Exp., 3e série, 10, 79-97. Legerella terticuli nov.sp., Coccidie parasite du testicule de Gloméris, Arch.Zool.Exp., 3e série, 10, notes et revues, XLIXLIII. Détermination du Pectunculus de Naples qui possède de hémacies à hémoglobine, Zool.Anzeiger, 25, 543-544. Sur quelques applications de la loi de Mendel, C.R.Soc.Biol., 54, 397-398. La loi de Mendel et l’hérédité de la pigmentation chez la souris, C.R.Acad.Sc., 134, 779-781 ; C.R.Soc.Biol., 54, 395-396 ; Arch.Zool.Exp., 3e série, 10, notes et revue, XXVII-XXX. 1903 L’ovaire de Tatou et l’origine des jumeaux, C.R.Soc.Biol., 55,1391-1392. L’organe phagocytaire des Crustacés décapodes, C.R.Acad.Sc., 137, 619-620. L’hérédité de la pigmentation chez la souris (2e note), Arch.Zool.Exp.,4e série, 1, notes et revues , XXXIII- XLI. Hypothèse sur l’hérédité des couleurs dans les croisements des souris noires, grises et blanches, C.R.Soc.Biol., 55, 301-302. Transmission héréditaire de pigmentation par les souris albinos, C.R.Soc.Biol., 55, 299-301. Hérédité de la pigmentation chez les souris noires, C.R.Soc.Biol., 55, 298-299. Contribution à la faune du bassin d’Arcachon, I Echiuriens et II Sipunculiens, Travaux des Labor., Bull.Soc.Scient.Arcachon, 6, 1-28. — 368 — 1904 Y-a-t-il une relation entre le sexe et la taille des œufs chez les Lépidoptères ?, Arch.Zool.Exp., 4e série, 3, notes et revues, XVII-XXII. Un paradoxe héréditaire chez la souris, C.R.Soc.Biol., 56, 1050-1052 Contribution à la faune du bassin d’Arcachon, II I : Doridiens, Bull.Soc.Scient.Arcachon, 7, 1-22. Les recherches expérimentales sur l’hérédité, Année Biol.,7, LVIII-LXXVII. L’hérédité de la pigmentation chez la souris (3e note), Arch.Zool.Exp.,4e série, 2, notes et revues, XLV- LVI. Les recherches expérimentales sur l’hérédité mendélienne, Rev.Gén.Sc.,15, 303 -310. 1905 Sur une Sole à deux faces colorées, Bull.Stat.Biol.Arcachon, 8, 82-89. Les races pures et leur combinaison chez les souris (4e note), Arch.Zool.Exp., 4e série, 3, Notes et Revues, CXXIII- CXXXII. Présentation d’une Sole à deux faces colorées, C.R.Soc.Biol., 57, 914-916. L’organe phagocytaire des Crustacés Décapodes, Arch.Zool.Exp.,4e série, 3,1-15. La prétendue relation entre la taille des œufs et le sexe chez le Vers à soie, C.R.Soc.Biol., 58, 133- 134. 1906 Les Eolidiens empruntent leurs nématocystes aux Coelentérés dont ils se nourrissent, C.R.Soc.Biol., 61, 54-5431. Hérédité et mutation chez la Souris, Assoc.Franc.Avanc.Sc., Congrès de Cherbourg, 593-597 (1905, paru en 1906). Rôle biologique de la coagulation du liquide cœlomique des oursins, C.R.Soc.Biol.,58, 255-256. — 369 — Rapport sur l’hérédité, Assoc.Franc.Avanc.Sc., Congrès de Lyon, 6p. L’hérédité, Rev.scientif., 5e série, 5, 516-521. 1907 Hérédity, Smithsonian Report for 1906, 335-344 (en français), n°99. Fonction absorbante et excrétrice du foie des Céphalopodes, Arch.Zool.Exp., 4e série, 7, 227-245. Notion nouvelle sur l’hérédité, La Science au XXe siècle, 5, 231- 235. Néphro-phagocytes dans le cœur et le rein des Poissons osseux, C.R.Soc.Biol., 62, 750-752. L’autotomie caudale chez quelques mammifères du groupe des rongeurs, Arch.Zool.Exp., 4e série, 6, notes et revues, LXXI-LXXIX. L’Hérédité de la pigmentation chez la souris (5e note), Arch.Zool.Exp.,4e série, 6, notes et revues, I-XIII. L'origine des nématocystes des Eolidiens, Arch.Zool.Exp., 4e série, 6, 73-102. Contribution à la faune du bassin d'Arcachon, IV.Elolidiens, Bull.Stat.Biol.Arcachon, 9, 95-109. 1908 Les mâles des Abeilles proviennent-ils d’œufs parthénogénétiques, C.R.Soc.Biol.,65, 765-767. En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. Sur l’histophysiologie de certaines cellules du stroma conjonctif de tumeur B, C.R.Acad.Sc., 147, 1340-1342. En collaboration avec Gonet et Bruntz, Recherche chimique sur les cœurs branchiaux des Céphalopodes, Arch.Zool.Exp., 4e série, 9, notes et revues, XLIX-LII. En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. Y-a-t-il un rapport entre les différentes mutations — 370 — connues chez la souris et la réceptivité à la greffe ?, C.R.Acad.Sc., 147, 1003-1005. Les idées nouvelles sur l'origine des espèces par mutation, Rev.Gén.Sc., 19, 860-871. Sur quelques anomalies apparentes des proportions mendéliennes (6e note), Arch.Zool.Exp., 4e série, 9, notes et revues, VII- XV. 1909 En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. Relation entre la greffe de tumeur, la gestation et la lactation, C.R.Acad.Sc., 149, 1012-1013; C.R.Soc.Biol., 67, 736-738. Recherches sur l’hybridation, Proceeding 7th Intern.Zool.Congress, Boston-1907, 45-56. En coll. avec Mercier, A propos d'une note de Alezais et Peyron sur le conjonctif des tumeurs, C.R.Soc.Biol., 67, 57-58. Les mâles des Abeilles proviennent-ils toujours d’œufs parthénogénétiques, Bull.Scient.Fr.Belg. , 43, 1-9. Les couleurs protectrices chez les animaux, Revues des idées, 6, 289-301. En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. Sur différent types de tumeurs spontanées apparues dans un même élevage, C.R.Acad.Sc., 148, 117-119. Le peuplement des places vides dans la nature et l’origine des adaptations, Rev.Gén.Sc., 20, 8-14. 1910 En collaboration avec Mercier L’hérédité de la sensibilité à la greffe cancéreuse chez les Souris. Résultats confirmatifs, C.R.Soc.Biol., 69, 645-646. En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. L’hérédité de la sensibilité à la greffe cancéreuse, C.R.Acad.Sc., 150, 1443-1446. — 371 — 1911 Les déterminants de la couleur chez les Souris, Etude comparative (7e note), Arch.Zool.Exp., 5e série, 8, notes et revues, XL-LVI. L’hérédité chez les Souris, Verhandl.d.naturforsch, Vereines in Brünn, 49, 214-223. Remarques sur l’origine des espèces et des adaptations, Hommage à Louis Olivier, 67-76. A propos de la critique d’un livre récent et de la théorie de Weismann, Biologica, 1, 127-129. La genèse des espèces animales, Biblioth.Scient.Intern., Ed. Félix Alcan, 496p. 1912 Contribution à la faune du bassin d’Arcachon, VI - Argulides Description d’Argulus arcassonensis, Bull.Stat.Biol.Arcachon, 14, 117-127. Contribution à la faune du bassin d’Arcachon, V Echinodermes, Bull.Stat.Biol.Arcachon, 14, 17-116. En collaboration avec Mercier, Etudes sur le cancer des Souris. Propriété humorale différente chez les souris réfractaires de diverses lignées, C.R.Acad.Sc., 154, 784-786. Les néphrophagocytes du cœur des poissons osseux, Zool.Jahrb., Suppl.XV (Festschrift für W.Sprengel, Bd III), 241-252. 1913 A.R. Wallace, article nécrologique, Rev.Gén.Sc., 24, 869-870. En coll. avec Bruntz et Mercier, Quelques remarques physiologiques sur les néphrocytes, C.R.Soc.Biol., 74, 1128-1130. En coll. avec Bruntz et Mercier, Les cœurs branchiaux des Céphalopodes ont-ils une fonction excrétrice ?, C.R.Soc.Biol., 74, 1126-1128. — 372 — En coll. avec Bruntz et Mercier, Examen des critiques faites à la méthode des injections physiologiques, C.R.Soc.Biol., 74, 1124-1125. Remarques à propos de la communication de M.Bruntz, C.R.Soc.Biol., 74, 645-646. Excrétion et phagocytose chez les Sipunculiens, C.R.Soc.Biol., 74, 159-161. 1914 Théorie de la préadaptation, Scientia, 16, 59-73. Les organes phagocytaires chez les Mollusques, Arch.Zool.Exp.,54, 267-305. Contribution à la faune du bassin d’Arcachon - VII. Pleurophyllidiens. Descriptions de Pleurophyllidia vasconia, nov.sp., Bull.Stat.Biol.Arcachon, 16, 2-361. Le Cyrtaspis scutata. Sa présence à Arcachon- Géonémie Homochromie, Arch.Zool.Exp., 54, notes et revues,75-85. Niphargus, étude sur l’effet du non-usage, Biologica, 4, 169-173. Les prétendus nématocystes des Pleurophyllidiens (Moll.nudibr.), Arch.Zool.Exp., 54, notes et revues, 14-18. Les organes phagocytaires des Mollusques, 9e Congrès Intern. Zool., Monaco, 1914, 233-236. En coll. avec Mercier Sur quelques espèces reliques de la faune lorraine - La vie épigée de Niphargus aquilex, Bull.Soc.Zool.Fr., 39, 83-97. 1916 Emile Maupas, notice nécrologique, Rev.Gén.Sc., 27, 669-670. 1917 Sepia officinalis L. est une espèce en voie de dissociation, Arch.Zool.Exp., 56, 315-346. — 373 — 1918 Note rectificative à propos de la géonémie de Cyrtaspis scutata (Orth. Locust.) Arch.Zool.Exp., 57, notes et revues, 12-13. 1919 La coaptation des fémurs antérieurs et de la tête chez les Phasmes, C.R.Acad.Sc., 169, 835-838. 1921 Contributions à la faune du bassin d’Arcachon -VIII.Pycnogonides, Arch.Zool.Exp., 60, notes et revues, 21-32. Coléoptères droits et gauches, Assoc.Franc.Avanc.Sc., Congrès de Rouen, 682-683. Commensalisme des pontes de Céphalopodes avec des Eponges et des Cnidaires, Assoc.Franc.Avanc.Sc., Congrès de Rouen, 658-662. En coll. avec Mercier, Remarques sur la présence de Niphargus aquilex dans les différents sources des environs de Nancy, Bull.Soc.Zool.Fr., 46, 34-37. L’hérédité des caractères acquis, Rev.Gén.Sc., 32, 544-550. Sur les différents modes de régénération des antennes chez le Phasme Carausius morosus, C.R.Acad.Sc., 172,1009-1011. Régénération de pattes à la place des antennes sectionnées chez un Phasme, C.R.Acad.Sc., 172, 949-952. La genèse des espèces animales, 2e éd., Bibliothèque scientifique internationale, Librairie Félix Alcan, 558p. 1922 L’état actuel des problèmes de l’évolution, Bull.Soc.Industr.Mulhouse, 1-15. Sipunculiens, Echiuriens, fasc.4 , Faune de France, Paris, Ed.P.Lechevalier, 32p. En coll. avec Poisson, Sur le développement de quelques coaptations des Insectes, C.R.Acad.Sc., 175, 461-464. — 374 — En coll. avec Mercier, La perte de la faculté du vol chez les Diptères parasites, C.R.Acad.Sc., 175, 433-436. Surmulots et Mendélisme, Rev.Hist.Nat.Appliquées, 1e partie, 3, 65-68. 1923 The hereditary of acquired caracters, Smithsonian Report for 1921, 335-345 (en français n°158). En coll. avec Mercier, Les muscles du vol chez les mutants alaires des Drosophiles, C.R.Acad.Sc., 176, 1112-1113. Hormones et hérédité, Rev.Franc.Endocrino., 1, 41-57. En coll. avec Lienhart et Mutel, Expériences montrant la non-hérédité d’un caractère acquis, C.R.Acad.Sc., 176, 611-613. Génétique et adaptation, 2th Internat. Congress of Eugenics, Genetics and the family, New-York, USA 1, 29-58. Eugénique et sélection, E.Apert, L.Cuénot, Major Darwin, F.Houssay, L.March, G.Papillaut, Edm.Perrier, Ch.Richet, G.Schreiber, Ed. Société Française d'Eugénique, Paris, Ed. Félix Alcan, 1922, 247p. 1924 Jacques Loeb, notice nécrologique, Rev.Gén.Sc., 35, 225-226. En coll. avec Lienhart et Vernier, Sur la transmissibilité d’un caractère somatique acquis, C.R.Acad.Sc., 178, 1129-1132. L’état actuel du problème de l’évolution, Rev.Questions Scientif., 5-23. 1925 La signification de l’homochromie chez quelques animaux marins, C.R.Acad.Sc., 181, 1117-1118. L’adaptation, Conférence faite à l’Université de Bruxelles, Rev.Univ.Bruxelles, n°4, mai-juin-juillet, 93p. L’adaptation, Encyclopédie Scientifique, Bibliothèque de Biologie Générale, Ed.Doin, Paris, 420 p. — 375 — 1926 Titres et travaux scientifiques, 1926, Nancy, anc.imp.Vagner, 64p (bibliographie exhaustive jusqu'en 1926). Les albuminoïdes respiratoires des Invertébrés, Note sur la coagulation du sang chez les Invertébrés, Traité de physiologie normale et pathologique, Ed.Masson, Paris, VII, 75-79 et 165. W.Bateson, Notice nécrologique, Rev.Gén.Sc., 37, 194-195. Description d’un Tartigrade nouveau de la faune française, C.R.Acad.Sc., 182, 744-745. L’entonnoir vibratile de la néphridie des Péripates, rapport des Péripates et des Arthropodes, Bull.Soc.Roy.Zool.Belg., 56, 13-17. La formation des espèces chez les Tartigrades, 59e Congrès des Soc. Savantes, Sciences, 374-375. Sur la faune des Tardigrades de France, C.R.59e Congrès Soc. Savantes, 3p. Les coaptations, La Science Moderne, 3, 39-48. 1927 Contribution à la faune du Bassin d'Arcachon. IX, Revue générale de la faune et bibliographie, Bull.Stat.Biol.Arcachon, 24, 229-308. Le transformisme et l’inscription patrimoniale des caractères acquis d’abord par le soma, Les Cahiers de Philosophie de la Nature [1] : le Transformisme, 153, Paris, 218p. Traité de géographie physique de Emmanuel de Martonne, 3, Biogéographie,. Ed.A.Colin, Paris, 1333-1461. Recherche sur la valeur protectrice de l’homochromie chez quelques animaux marins, Ann.Sc.Nat.Zool., 10e série, 10, 123-150. 1928 — 376 — Le mutationnisme II, concurrence pour vivre et sélection, La Science Moderne, 5, 481-489. Génétique des Souris, Bibliographica Genetica, IV, 179-242. Les soucis métaphysiques d’un naturaliste, Bull.Union Nationale des Membres de l’Enseignement Public (4 décembre 1927), janvier 1928, 11, 9-12. L’inquiétude métaphysique, Etudes, 197, 129-142 ; Mém.Acad.Stanislas, 178e ann., 6e série, 25, LXX1-LXXXIV, La Science Moderne, 8e ann., 1931, n°12, 607-612. La mort différenciatrice, Arch.Philosophie, VI, 2-14. Les deux conceptions monistes et dualistes de la vie, Scientia, 22e ann., 173-182. Les “ Foies ” des Invertébrés — L’excrétion, dans Traité de Physiologie Normale et Pathologique, Ed. Masson, Paris, III, 311-316 et 317-339. 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Le transformisme n’est-il qu’une illusion ou une hypothèse téméraire ?, Rev.Gén.Sc., 41, 17-21. 1931 L’origine de l’Homme, Rev.Lorr.Anthrop., 3e ann., 1-22. La fonction atrocytaire chez les Hirudinées, C.R.Acad.Sc., 193, 622-629. L’hérédité des caractères acquis - Hérédité et Races, ouvrage édité par le Groupe Lyonnais d’Etude Médicales, philo. et biol., Les Editions du Cerf, Juvisy, Chap II, 28-49. 1932 Tardigrades, Faune de France, fasc. 24, Ed.P.Lechevalier, Paris, 96p. La genèse des espèces animales, 3e édition, Librairie Félix Alcan, 822p. L’Hérédité, Bull.Soc.Centr.Hortic.Nancy, 30, 55-60. 1933 La Seiche commune de la Méditerranée, Eude de la naissance d’une espèce, Arch.Zool.Exp.,75, notes et revues, 319-330. La naissance des espèces végétales nouvelles, Bull.Soc.Centr.Hortic.Nancy, 37, 105-112; Ann.Soc.Hortic. Hist.Nat.Hérault, 64, 154-162. Traité de géographie physique de Emmanuel de Martonne (1873-1955), 3, Biogéographie, 5e revue. et corrigée, Ed.A.Colin, Paris. 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Sur le mode de fixation de l’œuf de Paniscus, Ichneumonide ectoparasite d’une Chenille, Livre jubilaire de Bouvier, 183-186. Commensalisme des pontes de Céphalopodes avec les Eponges et des Cnidaires, Mém.Mus.Royal Hist.Nat.Belg., 2e série, 3, 37-40. La coaptation des pattes antérieures et de la tête chez les Phasmes, C.R.Acad.Sc., 202, 712-713. En coll. avec Rostand, Introduction à la génétique, Centre de Documentation Universitaire, Paris, 136p. L’espèce, Encyclopédie Scientifique, Bibliothèque de Biologie Générale, Ed. G.Doin, 310p. 1937 La mutation, Cahiers de Radio-Paris, 15 octobre 1937., 8, 961-966. — 379 — La dissémination des germes végétaux, Bull.Soc.Centr.Horticult.Nancy, 61, 108-114. Présentation de la carte, Zoologie de la France, dans Atlas de France, Bull Soc.Sc.Nancy, nouvelle série, n°2, 41-44. L'adaptation chez les animaux, Bull.Soc.Sc.Nancy, décembre 1937, 268-283. 1938 Les plantes carnivores, Bull.Soc.Centr.Horticult.Nancy, 66, 55-60. L’enseignement d’une aile d’Abeille, e Bull.Soc.Hist.Nat.Moselle, 35 cahier, 23-27. Présentation d’un arbre généalogique du règne animal, Bull.Soc.Sc.Nancy, nouvelle série,n°3, 110-115. Qu’est ce que l’espèce ? Encyclopédie Française, V, chap 1, section B, 518-521. L’évolution du point de vue positif, Scientia, janvier 1938, 20-30. 1939 Principe sur l’établissement d’un arbre généalogique du Règne animal, C.R.Acad.Sc., 209,736-739. En coll. avec Anthony, Enquête sur le problème de l’hérédité conservatrice. Les callosités de Phacochère, Rev.Gén.Sc., 50, 313-320, 1938. Les "Foies" des Invertébrés, L'excrétion, dans Traité de physiologie normale et pathologique, Ed.Masson, Paris, III, 2e ed., 505-510 et 511-536. 1940 L’hérédité, Bull.Soc.Polymathique Morbihan, 38-44. Les soucis métaphysiques d’un biologiste, Construire, Etudes et Croquis, II, 154-165 ; Bull. Soc.Phylomathique Morbihan, 13-20. Un essai d’arbre généalogique du Règne animal, Rev.scientif., 78, 222-229. — 380 — Sciences et pseudo-sciences, Rev.scientif., 73, 3-10. Essai d’arbre généalogique du Règne animal, C.R.Acad.Sc., 210,196-199. Remarque sur un essai d’arbre généalogique du Règne animal, C.R.Acad.Sc., 210, n°1, 23-27. 1941 Radiations ultraviolettes, pigmentation, rachitisme et races humaines, Rev.scientif., 79, 387-388. La transmission héréditaire dans les croisements d’espèces, Rev.scientif.,79, 317-319. Les bases de la congruence entre le monde organisé et le milieu, Rev.scientif., 79, 121. Invention et finalité en biologie, Bibliothèque de Philosophie Scientifique, Ed.Flammarion, Paris, 249p. Les antinomie de la biologie, Rev.scientif., 79, 85-96. Un paradoxe évolutif : la néoténie chez les Oursins, C.R.Acad.Sc., 212, 205-208, 1940. 1942 Contribution à l’étude de la répartition actuelle et passée des organismes de la zone néritique, Rev.scientif., 79, sept.1941 (paru en janvier 1942), 463-464. 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L’homme ce néoténique, Bull.Ac.Roy.Belg., classe des Sc., 5e série, XXXI, 13 octobre 1945 (paru en 1946), 427-432. L’amour comme épiphénomène, Les Etoiles, 4e ann., 68, 27 août 1946. Hasard ou finalité, l’inquiétude métaphysique, Editions du renouveau, Bruxelles (Rencontres V), 67 p. La détermination du sexe chez les Mammifères, Rev.scientif., 84e ann., n°1, 43-45. Les animaux du jardin, Bull.Soc.Horticult., 70, juillet 1939 (paru en mai 1946), 4. Anna Drzewina-Bohn, Notice nécrologique, Rev.scientif., LXXXII, 400. L’anti-hasard, Rev.scientif., LXXXII, août -sept 1944 (paru en mars 1946), 339-346. La vie est-t-elle victoire sur le hasard ? Les Etoiles, 44, 12 mars 1946. 1947 Le sens de la vie et l’évolution, Les conférences du Palais de la découverte, 26 avril 1947, 24p. — 382 — Immunité, prémunition, allergie et anaphylaxie, Rev.scientif., LXXXIV, (paru en février 1947) 428-430. 1948 Allocution à la 55e assemblée générale de la Soc.Zool.Fr., Bull.Soc.Zool.Fr., 73, 176-79. La finalité en biologie, Actualités scientifiques et industrielles n°1067, Archives de l’Institut international des sciences théoriques, Série A., Bulletin de l’Académie internationale de philosophie des sciences. 5. Problèmes de philosophie de sciences (premier symposium, Bruxelles, 1947) .V. Problèmes de bio-philosophie, Ed.Hermann et Cie, Paris, 37-48, dicussions, 50-59. Echinodermes, dans Traité de Zoologie, sous la direction de P.P.Grassé, tXI, Ed.Masson, Paris, 275p. Réflexions sur l’évolutionnisme, Cahier de la pierre qui vire, Témoignage XIX, L’énigme du progrès (paru en octobre 1948), 487-496. 1949 Onycophores, Tardigrades, Pentastomides, dans Traité de zoologie, VI, Ed.Masson, Paris, 75p. Où va l’humanité? Les cahiers des hommes de bonne volonté. III Où va le monde ?, Ed.Flammarion, Paris, 13-20. La finalité biologique, Rev.sc.médicales, 2e ann., n°4, 7-11. Discours à l'occasion de la cérémonie de remise de la distinction de Commandeur de la Légion d'honneur, 27 août 1948 (paru en 1949), Rev.scientif., 80, 61-64. 1950 L’évolution dans Paléontologie et Transformisme (Colloque, 1947), Ed. Albin Michel, Paris, 237-352. En coll. avec A.Tétry, Deux prétendus Echinodermes du Précambrien d’Australie, 13e Congrès Intern.Zool., Paris, 1949, 568. — 383 — 1951 En coll. avec A.Tétry, L’évolution biologique : les faits, les incertitudes, Ed. Masson, Paris, 592p. 1952 Les Echinodermes fossiles, dans Traité de Paléontologie, III, Ed.Masson, Paris, 599-628. En coll. avec A.Tétry, La phylogenèse du règne animal, dans Traité de Paléontologie, 1, Ed.Masson, Paris, 74-86. Rééditions Sipunculiens, Echiuriens, Priapuliens, 1969, Ed.P.Lechevalier. Sipunculiens, Echiuriens, Priapuliens, 1969, Ed.Kraus Reprint. Echinodermes, Anatomie, Ethologie, Systématique et Distribution géographique, 1966, dans Traité de Zoologie, sous la direction de P.P.Grassé, XI, Ed.Masson, Paris, 1077p., 3-275. Onychophores, Tardigrades et Pentastomides, 1968, dans Traité de Zoologie, sous la direction de P.P. Grassé, VI, Ed.Masson, Paris, 979p., 3-75. Ecrits sur l'hérédité, 1964, Ed.Seghers, Paris, 187 p. (Textes de Jean Rostand, Lucien Cuénot, Thomas Morgan, De Vries, etc.). Invention et finalité en biologie, 1961, Ed.Flammarion Paris, 259p. Traité de géographie physique, revu et corrigé, 1950 et 1955, Emmanuel de Martonne, ouvrage couronné par l'Académie des sciences - Prix Binoux, et par la Société de géographie de Paris, III (Biogéographie), Ed.A.Colin. — 384 — - Analyses d'ouvrages (non exhaustives — insérées et collées à l'intérieur de chacun des ouvrages de la bibliothèque personnelle de Cuénot*) L'Unité dans l'être vivant et Traité de biologie, Le Dantec F., 30 mai 1903,Rev.Gén.Sc.* La place de l'Homme dans l'Univers, Wallace A.R., Octobre 1908, Rev Gén.Sc.* Le transformisme et l'expérience, Rabaud E., 30 mars 1912, Rev.Gén.Sc.* Le problème de l'évolution, Caullery M., 15 mars 1931, Rev.Gén.Sc.* Transformisme et adaptation, Rabaud E., mars 1942, Rev.Gén.Sc., 80. Les premiers Hommes, Bergounioux P. et Glory, janvier 1944, Rev.Gén.Sc.* Monde vivant, monde minéral et principe d'émergence, Matisse G., février 1944, Rev.Gén.Sc.* La coloration adaptative des animaux. A propos du livre de Cott, 15 Avril 1947, Rev.Sc., 85, 423-432. - Articles de journaux Le procès du transformisme : Le sens de la vie et l'évolution, à propos d'un article de M.le professeur J.L.Faure, 8 novembre 1930, La Presse Médicale, n°90, 1523-1524.** Sources non publiées Localisation des sources : * Muséum-Aquarium de Nancy, ** Académie nationale de Metz. - Conférences — 385 — Origine de la Vie, 9-11 mars 1921, Genève, 10p., manuscrit.** Origine de l'Homme, 1931, Nancy, 14p. numérotées de 11 à 24, manuscrit.** Lamarck, Causeries de la Revue Scientifique sur Radio-Paris, 26 janvier 1932, document dactylographié. ** Conférence, non datée et non titrée, manuscrit.** - Correspondance (classées par ordre chronologique et non exhaustive) Lettres de Cuénot : A Henri de Lacaze-Duthiers, de Nancy, 27 mai 1893** A Henri de Lacaze-Duthiers, de Nancy, août 1893.** A Henri de Lacaze-Duthiers, de Nancy, 4 septembre 1897.** A ?, Dossier coaptation, 17 août 1919.* Au Maire de Nancy, 28 janvier 1925, Archives municipales, Nancy. A ?, 7 février 1930, Collection particulière. A Robert Courrier, à l'Académie des Sciences, 10 mars 1932, 14 août 1943, 20 janvier 1945, 14 août 1948 et 24 mai 1950, Institut de France. Au directeur de Science et Vie, 19 mai 1950. ** A Marie Madeleine Merlet de 1943 à 1950 (10 janvier 1943, 6 pluviose 1946, non datéé (fin 1946-début 1947), 30 janvier et 22 décembre 1947 ; 14 juin 1949, 1er janvier 1950, septembre 1950.* Lettres à Cuénot De Alfred Giard, 2 juillet 1897.* De Alfred Giard, 7 avril 1899.* De Alphonse Milne-Edwards, 9 juillet 1899 .* Du neveu de Gregor Mendel, 12 décembre 1902.* — 386 — De Félix Le Dantec, non datée (1896?), Paris.* De Félix Le Dantec, lundi 22 mai 190?, Paris.* De Félix Le Dantec, 5 août 1903, de Ty Plad en Pleumeur-Bodou.* De Erik von Tschermak, 31 juillet 1903 et 15 mai 1905.* De Charles Sedgwick-Minot, non datée, avant 1907.* De Louis Blaringhem, 1907.* De Maurice Caullery, janvier, 1911.* De Paul Becquerel, 19 avril 1911, Institut de France.* De Antony, Muséum d'histoire naturelle de Paris, Laboratoire d'anatomie comparée, 1922.* De Yves Delage, 1918.* Correpondance, dossier coaptation, 17 août 1919.* De Julian Huxley, 12 novembre 1925.* De Charles Nicolle, Tunis, 3 décembre 1929.* De Lauras P., 11 août 1930.** De Lauras P., 18 août 1930.** De J.L.Faure, 14 novembre 1930.** De l'Institut de France, Académie des Sciences (signature illisible), 8 aôut 1935.* De Georges Matisse, 12 juin 1937.* De Georges Matisse, 4 septembre 1937.* De Georges Matisse, 28 octobre 1945.* De Paul Grassé, 10 juin 1929.* De Jean Rostand, Ville d’Avray, 10 novembre 1929. ** De Emile Guyénot , 11 décembre 1939.* De Albert Vandel, Toulouse, 15 février 1940. ** De René Lavocat, 4 avril 1944.* De Paul Grassé , 4 novembre 1948.* De Paul Grassé, 13 novembre 1948.* De Jean Rostand, Ville d’Avray, sans date.* Du Pr Jules Guiart, Lyon, 9 décembre 1948. * De Paul Grosjean, 2 mai 1949.* — 387 — De Jean Rostand, Ville d’Avray, 28 novembre 1949.* De Jean Rostand, Ville d’Avray, non daté.* Du Père Bergounioux, Institut catholique de Toulouse, Laboratoire de géologie, 23 mars 1950.* De Boris Ephrussi, 20 juin 1950.* De Philippe L'Héritier, 26 juin 1950.* Brouillon de la correspondance de Marie Madelaine Merlet à Lucien Cuénot de 1943 à 1950, non ou imprécisément datée. Cette correspondance fut léguée le 16 février 1987 à Nelly et René Cuénot par Sœur Marie-Cécile Merlet, la sœur de Marie-Madelaine, alors à la Communauté de Gouarec dans les Côtes d'Armor.* Autres De M.André, architecte à la Ville de Nancy, 4 décembre 1930, Archives municipales de Nancy. De Richard Goldschmidt à Andrée Tétry, 26 mai 1949.* De Nelly Cuénot à Marie-Madelaine Merlet, 2 février 1949, 12 juillet 1949, 24 octobre 1950, 11 janvier 1951.* De Emile Guyénot à Andrée Tétry, Paris, 8 avril 1952.* De Hoertand à Andrée Andrée Tétry., Laboratoire de Biologie Marine d'Ambleteuse (France), 13 mai 1978.** - Manuscrits, annotations (Les références paginées citées dans cet ouvrage correspondent à ces exemplaires uniques, épreuves annotées et corrigées ou manuscrits de Cuénot) Travaux scientifiques de L.Cuénot, manuscrit de Cuénot, provenant de la bibliothèque Giard, 1900?, 11p. ** Genèse des espèces animales, éditions 1911, annotations manuscrites dans l'épreuve.* Genèse des espèces animales, éditions 1932, annotations manuscrites dans l'épreuve.* L'Espèce, 1936, annotations manuscrites dans l'épreuve.* — 388 — Invention et finalité en Biologie, 1941, annotations manuscrites dans l'épreuve.* Carnet de bord pour L'évolution biologique. Inclus An., Encyclique Humani Generis, 2 Août 1950, coupure de journal collé dans le Carnet de bord de l'Evolution Biologique.** L'évolution biologique, 1950, manuscrit.** Cours universitaires de Cuénot.* Un essai d'arbre généalogique du Règne animal, 1940.** Notes, dessins et correspondances au sujet des travaux de recherche de Cuénot, et particulièrement dossier coaptation et Carausius morosius.* Ecrits divers : réflexions philosophiques, conte de fée à Marie Marvingt (vers 1948).** - Discours Discours : L'épée d'Académicien, Séance de l'Académie des Sciences - 5 avril 1935, L'Est républicain, 6 avril 1935, et document dactylographié, 4p.** L'invention en Biologie, Séance publique annuelle des Cinq Académies, Paris, 23 octobre 1935, 10p. (Epreuve corrigée par Cuénot).** Allocution à la 55e assemblée générale de la Société zoologique de France, 27 mais 1948, manuscrit.** - Divers Album de photos de la famille Cuénot : photos, annotations manuscrites, photos officielles (faites par M.Scherbeck). Album d'enfance de L.Cuénot.** Appel pour l'érection d'un monument à la mémoire de G.Mendel à Brünn, Document imprimé en langue allemande, 1p.* — 389 — Document Instruction publique, Année universitaire 1927-1928., Archives municipales de Nancy. Guide du Muséum d'histoire naturelle de Paris, vers 1930.* Invitation et Programme, Centenaire de la naissance de Mendel à Prague, 19 octobre 1922, imprimé en langue allemande, 19p.* Photos diverses, archives Tétry (dont photos officielles faites par M.Scherbeck).** 2. Ecrits et témoignages publiés sur Cuénot Sources publiées -Publications Bounoure L., mai-juin 1952, Lucien Cuénot, Biologiste et philosophe, Rev.Scientif., extrait du N° 3317, Fasc. 3 , 90e ann., 155-164. 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(de), 68, Bates W., 158 Bateson W., 31, 76, 85, 87, 88, 89, 92, 94, 95,95, 96,131 97, 100, 102, Beadle G.W., 103, 155, 202, 347, Becquerel P., 222 Beer, 217 Bergson H., 30, 47, 90, 111, 293, 294, 303,C., 312, Bernard 44,313, 69, 77, 118, 120, 124, 288, 304, Bernardin de St312, Pierre, 303 Blaringhem L., 86, 125 Boesiger E., 184 Bohn G., 25, 119, 120 Bohr N., 328 Bolk, 216, Bonnier G., 22 Borrel, 99 Bossut H., 34 Boule M., 36 Bounoure L., 42, 299, 329, 331, 338 Boveri Th., 82, 103, 106 Bowler P.J., 64, 66 Bridges C.B., 102 Brien P., — 406 — Broglie L. (De), Brown-Séquard C.E., Bruntz, Buffon G., Buican D., Burns R., Carrel A., Castle E., Caullery M. Changeux J.P. Chapuis P.A. Collin Colotte Cope Correns C. Corset J. Courbet G. Courrier R. Cracraft Crampe Cret P.P. Crick F. Cuénot A. Cuénot C. Cuénot L. (fille) Cuénot N. Cuénot R. D'Arcy Thompson W. Danielopol Danielssen Darbishire Darwin C. Darwin L — 407 — Davenport C. Dawkins R. Dawydoff C. Delafosse W. Delage Y. Depéret C. Descartes R. Devillers C. Diderot D. Dobzhansky T. Dollo L. Doppler C. Doumer P. Doumergue G. Doyle A. (Conan) Driesch H. Drzewina A. Duchesne A.N. Ducrotay de Blainville Duhamel G. Dujardin Eimer Eldredge N. Engels F. Ephrussi B. Fabre J.H. Faure J.L. Faure J.P. Fischer J.L. Fisher R.A. Flahaut Flammarion C. Flemming W. — 408 — Ford E.B. France A. France R.H. Gallé E. Galton F. Gartner Gaudry A. Gayon J. Geoffroy Saint-Hilaire I. Gervais Giard A. Gilson Godron D.A. Goldschmidt R. Gould S.J. Gouyon P.H. Graham Grand'Heury C. Grassé P.P. Gray A. Grégory Grimoult C. Grobben Grosjean P. Guaita (Von) Guiart A. Guignard Guillard M. Guinier P. Guyénot E. Guyer M.F. Haacke Haeckel E. — 409 — Haldane J.B.S. Hardy Hébert E. Hegel G.W.F. Heisenberg W.K. Hennig W. Hérouard Hertwig O. Hitler A. Hoertlandt Hofmeister Holbach (d') P.T. Holland Houssay F. Hovasse R. Hurst C.C. Huxley J. Ibsen Jacob F. Javillier M. Jeannel R. Johannsen W. Kammerer H. Kant E. Kettlewell Kimura M. Kipling R. Kirkham Koren Kowalevsky W. Kükenthal L'Héritier P. Lacaze-Duthiers H.(de) — 410 — Lamarck J.(de) Lameere A. Lamotte M. Lauras P. Le Dantec F. Le Guyader H. Lecointre G. Lecomte de Noüy P. Lienhart R. Limoges C. Loeb J. London J. Lorenz C. Lucas P. Lucrèce Lwoff A. Lyssenko T. Majorelle L. Mallarmé S. Malthus T. Malval J. Manet E. March L. Marchant J. Marot P. Marsh L. Martin du Gard R. Marvingt M. Marx K. Matisse G. Maupassant F.(de) Maupassant G.(de) Mauriac F. — 411 — Mayr E. Mendel G. Mercier Merlet L. Merlet M.M. Merrifield Mertz J. Metalnikoff Metchnikoff E. Milne-Edward A. Milne-Edwards H. Mitchourine R. Monod J. Monot T. Morange M. Moreau de Maupertuis P.L. Moreau J. Morgan T.H. Müller F. Müller H.J. Mutel Nägeli C. Naudin C. Newport G. Nicklès R. Nicolas A. Nicolle C. Olby C. Osborn R. Owen R. Painter Pantel Pasteur L. — 412 — Pavlov I.P. Pearson K. Perez C. Perrier E. Pichot A. Pie XI Pie XII Piveteau J. Plate Popper K. Prenant A. Prenant M. Przibram H. Punnet Quatrefages A.(de) Rabaud E. Rabaud H. Racovitza E. Réaumur Rémy P. Richet C. Ricqlès A.(de) Rochan-Duvigneau Romain J. Romanes G.J. Romer Rosny aîné J.H. Rostand J. Rouch Rouvière H. Roux W. Royer C. Sadoul C. — 413 — Sageret Sanders Sandfuss Sars Savigny Schopenhauer A. Schreiber G. Schrödinger E. Schütze Serban M. Simpson G.G. Slack Smith E.A. Spallanzani L. Speeman H. Spencer H. Spinoza Staline Standfuss M. Steigleider Strasburger E.. Sturtevant A.H Tatum E. Teilhard de Chardin P. Teissier G. Tétry A. Thinès G. Tintant H. Trembley Tschermak E. (von) Vacher de Lapouge G. Valéry P. Vallin E. — 414 — Van Beneden E. Van Beneden P.J. Van Vallen L. Vandel A. Vbra E. Vernier Verrier Vialleton L.M. Von Tschermak E. Waagen Waddington C.H. Wagner M. Waldeyer-Hartz W. (von) Wallace A.R. Watson J. Weismann A. Weldon Wells H.G. Wells H.G. et Wells G.P Westoll Wilson E.O.. Wintrebert P Wright F.L. Wright S. Zola E. — 415 — Sommaire I Lucien Cuénot, un homme au tournant du siècle Les jeunes années parisiennes L'âge d'homme Cuénot professeur A l'aube de sa carrière scientifique : le discours auto-prophétique de 1898 La consécration scientifique L'œuvre scientifique Cuénot et Teilhard de Chardin La guerre de 1939-1945 Cuénot et le dessin Cuénot et la nature Cuénot vu par ses contemporains Cuénot et la littérature Cuénot et la vulgarisation scientifique Cuénot et Rostand Lienhart, l'ami fidèle Cuénot, Godron et la Lorraine Cuénot face à la mort II De Darwin a la redécouverte des lois de Mendel 1. Rappel historique : du fixisme au transformisme Lamarck et le transformisme La révolution darwinienne : variations fortuites et sélection naturelle 2. La période 1883-1892 : itinéraire d'un étudiant en zoologie sous la IIIe république III Hérédité et mendélisme 1. Rappel historique — 416 — Absence de concept d’hérédité Le botaniste français Charles Naudin Gregor Mendel, les lois de l’hérédité particulaire Découvertes cytologiques en cascade Les théories héréditaires (1860-1900) Les stirps de Galton La théorie de la pangenèse intracellulaire de Hugo de Vries La théorie du plasma germinatif d'August Weismann et les autres théories allemandes Hugo de Vries et les mutations brusques La redécouverte des lois de Mendel en 1900 2. Un professeur de zoologie redécouvre les lois de Mendel.... Premiers travaux : les souris albinos et grises Un mnémon - une diastase Découverte de l'épistasie L'hérédité de la 'valse' et la pléïotropie La découverte du gène létal Cancer et hérédité (1908-1912) Accueil des travaux de Cuénot par la communauté internationale L'abandon Conclusion IV Du transformisme a l'avènement de la grande synthèse 1. Darwinisme et Mendelisme : vers la synthèse 2. La période 1900-1923 : l'apogée du néo-lamarckisme français 3. Un transformiste contre l'hérédité de l'acquis 4. La période 1919-1936 : la déroute française 5 La période 1936-1950 : un consensus encore difficile — 417 — L'affaire Lyssenko et le courant néo-lamarckiste soviétique 6 Après la grande synthèse La sélection naturelle Les apports de la génétique moléculaire et de la biologie du développement 7 Le transformisme de Lucien Cuénot Les prémisses : 1883-1900 Adaptation et invention en biologie La régénération, réponse adaptative La coloration adaptative Les antinomies de la biologie (1936-1950) Les callosités des phacochères Les coaptations d'accrochage Les pattes ravisseuses Les crabes qui s'habillent Le pagure Les pleuronectes Les pédicellaires d'oursins Les hyménoptères paralyseurs Les champignons suceurs Cuénot et la sélection naturelle La mort est-elle différenciatrice ? La notion de préadaptation Des galeries de mines à la faune cavernicole La préadaptation à la vie en eau douce Les mares salées de Lorraine Le sort de la notion de préadaptation L'orthogenèse L'ontogenèse La notion d'espèce — 418 — A la recherche d'une nouvelle définition de l'espèce L'espèce selon des contemporains français de Cuénot La création d'espèces par néoténie La formation des espèces vue par la théorie synthétique de l'évolution L'espèce aujourd'hui L'origine de la vie Le congrès 'Paléontologie et Transformisme' de 1947 ou les Français face à la théorie synthétique de l'évolution Rendre à César… 8. Conclusion V Travaux de zoologie 1. Fonctions physiologiques des invertébrés 2. Echinodermes 3. Echiuriens, sipunculiens et priapuliens 4. Onycophores et tardigrades et pentastomides 5. Et d'autres encore... VI L'arbre phylogénétique du règne animal 1. Bref historique des phylogénies du règne animal 2. Les prémisses d'une reconstitution phylogénétique 3. L'avènement : 1938-1940 4. Analyse de l'arbre de Cuénot à la lumière de la phylogénie actuelle L'arbre de la Revue scientifique (1940) La base et le pied de l'Y La bifurcation de l'Y La branche droite de l'Y La branche gauche de l'Y La version de 1936 — 419 — Branche droite de l'Y Branche gauche de l'Y Maquette du Palais de la découverte 5. Critique et conclusion VII Le musée de zoologie de Nancy e 1. Les grands musées de zoologie au début du XX siècle 2. L'origine du Musée de Nancy VIII La philosophie biologique 1. Hérédité, évolution et eugénisme L'eugénisme en France dans la première moitié du e XX siècle La Société française d’eugénique Cuénot et l'eugénique positive Race et biologie 2. Le finalisme en biologie Hasard et nécessité dans l'évolution La question de la finalité en biologie en France autour de 1900. Les mécanistes Les finalistes Les derniers soubresauts du créationnisme avec "l'affaire Vialleton" La question de la finalité en biologie en France autour de 1930-40. Les insatisfaits Le finalisme dans les pays anglo-saxons Qu'est ce que la vie ? L'hypothèse d'Erwin Schrödinger Le finalisme biologique de Lucien Cuénot A l'aube des questionnements : l'intuition naturaliste — 420 — L'outil finalisé La convergence Hasard et anti-hasard La place de l'Homme dans la nature La réception du finalisme de Cuénot par ses contemporains Georges Matisse et Lucien Cuénot, la querelle des matérialistes et des spiritualistes Le finalisme de Lucien Cuénot vu par Charles Nicolle Marcel Prenant et le matérialisme dialectique Jean Rostand le tourmenté Le finalisme de Cuénot vu par quelques biologistes anglo-saxons Derniers écrits Lucien Cuénot avait-il un sentiment religieux ? L'inquiétude métaphysique L'émerveillement Conclusion Lexique Sources bibliographiques 1. Ecrits de Cuénot Sources publiées ∙Bibliographie exhaustive des publications de Lucien Cuénot ∙Analyses d'ouvrages ∙Articles de journaux Sources non publiées ∙Conférences — 421 — ∙Correspondance Lettres de Cuénot Lettres à Cuénot Autres ∙Manuscrits, annotations ∙Discours ∙Divers 2. Ecrits et témoignages publiés sur Cuénot Sources publiées ∙Publications ∙Articles de journaux Sources non publiées ∙Rencontres et témoignages 3. Autres sources Publications Sources internet Index des noms cités — 422 — Lucien Cuénot, l'intuition naturaliste Cette étude, basée sur la découverte d'archives inédites, faire revivre un des derniers grands naturalistes français du XXe siècle, Lucien Cuénot (1866-1951), et analyse l'oeuvre scientifique à la lumière des apports de la biologie contemporaine, offrant un éclairage nouveau sur les raisons complexes de son éclipse imméritée. Il fut le premier biologiste français à adopter d'emblée le néo-darwinisme, dans une France lamarckiste, hostile au courant darwinien anglo-saxon. Forte personnalité, grande figure de la vie scientifique et universitaire française, Lucien Cuénot fut l'un des pionniers de la génétique à l'échelle internationale — avec la redécouverte des lois de Mendel chez la souris en 1902. Cependant, ce naturaliste refusa d'adhérer pleinement à la théorie synthétique de l'évolution, élaborée dans les pays anglo-saxons dans les années 1940 : taxé trop vite du mot malheureux de finaliste, il fut trop longtemps occulté. Pourtant, la pensée évolutionniste de Lucien Cuénot, basée sur l'intuition naturaliste, prend aujourd'hui tout son sens. Reçu à l'Académie des sciences en 1931, il fonda en outre, en 1933, le musée de zoologie de Nancy. Annette Chomard-Lexa est docteur ès sciences biologiques : après plusieurs années consacrées à la recherche universitaire et à l'enseignement, elle s'est passionnée pour l'histoire et l'épistémologie des sciences de la vie et de la terre, particulièrement en Lorraine, sa terre natale. Cette étude est, à l'origine, une commande du Muséum-Aquarium et de la Communauté Urbaine du Grand-Nancy réalisée en 2001. — 423 —