La Querelle du Nouveau Monde

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La Querelle
du Nouveau Monde
Lettre ouverte à une amie
par Robert Laliberté
Bruxelles, 10 janvier 1991.
La jeunesse de l'Amérique est sa
plus ancienne tradition. Ça fait
maintenant trois cents ans qu'ils
en parlent.
Oscar Wilde
Chère Amie,
Je ne sais pas si je t'ai déjà raconté cette
histoire : un de mes amis, prof d'info à l'UQAM,
participait à un échange avec la France et allait
enseigner pendant un an à Montpellier. Un des
premiers matins de son installation, il descend à la
boulangerie près de chez lui. À entendre son accent,
la boulangère lui demande s'il vient de Montréal, il
répond que oui, elle lui dit qu'elle aussi. En fait,
c'était une Française qui avait passé une vingtaine
d'années à Montréal, puis était retournée dans sa
ville natale, maintenant qu'elle et son mari avaient
accumulé suffisamment d'argent pour s'acheter un
petit commerce. Elle vante à mon ami les charmes
de Montpellier, lui dit qu'il va sûrement s'y plaire et
ajoute sur le ton de la confidence : « Vous verrez,
ici, les gens sont plus intelligents ». Évidemment,
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mon ami s'est bien amusé de la remarque;
seulement, à l'usage, il a eu l'impression que, dans
sa candeur, la boulangère avait exprimé un
sentiment très répandu chez les Français qu'il allait
côtoyer et, particulièrement, bien sûr, chez ses
collègues universitaires. On pense encore à Giscard
qui déclarait : « La France n'a pas de pétrole, mais
elle a des idées ». Tout cela pour te dire que je ne
suis pas entièrement d'accord avec la position que tu
m'exprimais, une fois que l'on parlait de la Querelle
du Nouveau Monde. Si je résume bien ta pensée,
l'idée de l'infériorité de l'Amérique te semblait
surtout une idée américaine, un complexe
d'infériorité qui ne renverrait en contre-partie à
aucun complexe de supériorité marqué chez les
Européens. Voilà ce dont j'aimerais discuter un peu,
après avoir exposé sommairement cette controverse.
C'est Robert Hébert, avec son livre sur
l'Amérique française devant l'opinion étrangère,
paru à l'Hexagone, qui m'a fait connaître la Querelle
du Nouveau Monde, et je dois l'en remercier. Dans
les notes de sa présentation, il explique que son
anthologie se trouve à compléter l'ouvrage classique
d'Antonello Gerbi sur ladite Querelle, un gros
volume qui couvre de long en large l'histoire des
perceptions réciproques de l'Amérique latine et
« américaine », et de l'Europe, mais qui ne touche
pas du tout au cas de l'Amérique française (en
l'occurrence, principalement, ce qu'on appelle
aujourd'hui le Québec). J'ai donc été consulter le
livre de Gerbi, dans sa version anglaise (University
of Pittsburg Press, 1973); l'original de 1955 est en
italien et il existe aussi une version en espagnol;
Hébert se demande pourquoi ce livre n'a pas encore
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été traduit en français et je m'interroge, pour ma
part, sur le fait qu'il ne se trouve dans la
bibliothèque d'aucune université de langue française
à Montréal.
Le Pérou, c'est pas le Pérou !
Une remarque, d'abord, sur la généalogie de
l'ouvrage. En 1938, Gerbi quitte l'Italie et se trouve
un poste universitaire au Pérou (fuyait-il le
fascisme ? il ne le dit pas). Très vite, il se rend
compte qu'une idée revient sans cesse dans les
conversations qu'il a avec des Péruviens, l'idée de
l'infériorité intellectuelle, culturelle et même
physiologique des habitants du Nouveau Monde,
comparés à ceux de l'Ancien Monde (en
l'occurrence, essentiellement, l'Europe). Si la chose
ne l'a frappé qu'une fois rendu en Amérique, c'est
donc que Gerbi avait à peu près la même impression
que toi : il croyait que cette idée reçue l'était surtout
des Américains… Et il entreprend d'en faire
l'histoire.
Il résume ainsi la teneur de cette longue
Querelle : « Essentiellement, le thème fondamental
de tant de diatribes était, tout simplement, la notion
de l'infériorité présumée de la nature en Amérique
et, principalement, de sa faune, y compris l'homme,
en comparaison avec celles de l'Ancien Monde, et,
subsidiairement, l'idée de la décadence inévitable et
de la corruption auxquelles tout l'hémisphère
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occidental se trouvait condamné »1. Deux idées en
une donc : primo, la supériorité de l'Ancien Monde
sur le Nouveau; secundo, l'inévitable décadence de
l'Occident (j'y reviendrai). Passons maintenant à
l'histoire de cette Querelle.
Contrairement à ce que disait Oscar Wilde que
j'ai cité en exergue, l'idée de l'Amérique comme
d'un Nouveau Monde, même s'il s'agit d'une vieille
lune, ne date pas de Christophe Colomb; elle
n'aurait même pas trois cents ans. Pendant que je
lisais Gerbi, je suis tombé sur un article d'André
Belleau, repris dans Notre Rabelais, où il démontre
que les récits des explorateurs de l'Amérique
comme Cartier n'ont pas eu en leur temps le
retentissement qu'on serait porté à leur accorder
après coup. Bien sûr, la découverte d'un continent
inconnu a été quelque chose d'énorme, elle a
transformé l'image de la terre de la même façon que
la révolution copernicienne a modifié l'image du
ciel. Mais il faut voir aussi que la découverte des
Amériques s'inscrivait dans un mouvement
beaucoup plus large d'exploration du monde par les
Européens et qu'à cet égard, les tribus
amérindiennes ne jouissaient pas, si l'on peut dire,
d'un privilège de primitivisme sur celles d'Afrique
ou d'Indonésie (comme on peut le voir chez
Camoens). Pour l'homme du XVIe siècle, les empires
aztèque et inca ne semblaient pas plus bizarres que
ceux de la Chine ou du Japon. Et le contour des
continents a mis un long moment à se dégager
clairement.
p. IX, ma traduction, comme pour toutes les citations tirées de la
même source.
1
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J'ai d'abord trouvé étonnant que l'idée soit si
récente, j'aurais cru qu'elle eût servi bien plus tôt,
pour justifier, par exemple, l'infériorité politique des
Créoles dans l'empire espagnol et, en général, la
tutelle coloniale des métropoles européennes. Selon
Gerbi, ce serait plutôt les velléités autonomistes,
puis l'obtention de l'indépendance de ses anciennes
colonies, qui auraient, par dépit, mené l'Europe à
dénigrer l'Amérique. Hébert en fournit d'ailleurs le
contre-exemple, avec le cas du Québec qui a pu
parfois échapper à un tel dénigrement de la part de
penseurs réactionnaires qui y ont vanté la
survivance admirable des vertus de l'Ancien
Régime.
East is East, and West is West…
Fatima, qui a beaucoup étudié, comme tu le sais, le
concept d'Orient (et il y a bien des parallèles à faire
entre ce concept et celui du Nouveau Monde),
disait, si je me rappelle bien, que c'est chez Bodin
qu'elle avait trouvé la première formulation de
l'opposition Orient/Occident. Eh bien ! s'il n'a pas
lancé la Querelle du Nouveau Monde, le même
Bodin en a du moins, selon Gerbi, posé les
fondements. À deux titres : d'abord, en donnant la
première formulation de cette idée, devenue depuis
le cliché par excellence, à savoir que les habitants
de l'Amérique n'avaient pas d'« histoire », qu'ils
n'avaient qu'une « géographie » (en passant, pour
Bodin, c'était aussi le cas des peuples slaves et
africains); ensuite, en réactualisant les théories des
climats, qu'il avait trouvées chez les auteurs de
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l'Antiquité, mais qu'il a voulu appuyer sur les
nouvelles données de la géographie de son temps (le
Moyen Age avait ignoré ces théories qui
s'accordaient mal avec l'idée que le Christ était venu
apporter le salut à toutes les nations). Les théories
des climats vont jouer un rôle considérable dans la
Querelle du Nouveau Monde, parce qu'elles font la
médiation entre le milieu physique et le milieu
culturel, qu'elles expliquent l'un par l'autre.
À la même époque où le concept d'Orient se
figeait dans les idées de despotisme oriental et de
formalisme, c'est Buffon, au milieu du XVIIIe siècle,
qui aurait eu l'honneur, selon Gerbi, de lancer la
Querelle du Nouveau Monde. Celui dont les
descriptions d'animaux ont fait le bonheur de tant de
professeurs de français, avec leur « idée directrice »
si nette qu'on les dirait écrites exprès pour des
« explications de texte », s'était mis en effet à
comparer la faune américaine avec celle des vieux
continents, soit de façon générale, en notant, par
exemple, le plus grand nombre d'animaux à sang
froid qu'on y trouvait, soit espèce par espèce, en
mettant en parallèle le lion avec le lynx, le chameau
avec le lama, le crocodile du Nil avec l'alligator du
Mississippi, etc. Ainsi, toujours, une conclusion
s'imposait à lui, celle de la supériorité de la faune de
l'Ancien Monde, qu'il ne craignait pas d'appliquer
également à l'espèce humaine, en affirmant
l'infériorité biologique de l'Indien vis-à-vis de
l'Européen — comme on le voit très bien, par
exemple, au fait que l'Indien n'a pas de barbe
(Buffon prenait là un trait culturel des Amérindiens,
le fait qu'ils s'épilent, pour un caractère naturel).
Buffon réactivait ainsi, si l'on veut, les débats du
110
siècle, à savoir si les Indiens avaient une âme
ou s'ils n'étaient que des animaux (très tôt, un
Concile avait tranché en faveur des Indiens), mais il
ne situait plus la question sur un plan théologique,
mais sur un plan scientifique et dans un contexte
beaucoup plus large qui concernait toute la nature
américaine.
XVIe
Deuxième phase de la Querelle : en 1768, à
Berlin, le philosophe-abbé Cornelius de Pauw
publie anonymement ses Recherches philosophiques
sur les Américains ou Mémoires intéressants pour
servir à l'histoire de l'espèce humaine. Il s'agit d'un
ouvrage typique d'un philosophe influencé par
Voltaire et Diderot, qui s'attaque directement aux
idées de Rousseau. Non, l'homme n'est pas
naturellement bon; non, ce n'est pas la société qui le
corrompt; c'est elle, au contraire, qui fait sa
grandeur, c'est elle qui le civilise; il n'y a pas de
bons sauvages et les Indiens d'Amérique sont des
dégénérés. On aggrave ainsi l'infériorité biologique
par une infériorité culturelle.
Je te fais grâce des avatars de ces arguments
chez la plupart des auteurs importants de l'époque,
et des réactions qu'ils suscitent chez les intellectuels
d'Amérique latine ou chez ceux qui connaissent
bien le Nouveau Monde pour y avoir vécu. Je m'en
voudrais cependant de ne pas te citer une perle :
dans tout ce débat, un fait s'avère crucial, qui
contribue à convaincre Kant, Hegel, Schopenhauer
et d'autres, de l'infériorité de la faune américaine : il
n'y a pas de rossignol en Amérique, donc le chant
des oiseaux y est moins mélodieux qu'en Europe ! À
quelque chose malheur est bon : cette
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111
déconsidération de la faune de tout un hémisphère à
partir de critères supposément scientifiques a
beaucoup stimulé les naturalistes américains dans
leurs recherches.
L'appel des grands espaces
Hegel donne, selon Gerbi, sa formulation définitive
à la thèse anti-américaine. En réalité, il n'ajoute pas
grand-chose, il intègre simplement cette idée dans
son système, dans sa vision de l'Histoire.
L'infériorité des Amérindiens lui semble
suffisamment démontrée du fait qu'ils ont été
conquis, pour ne pas avoir à s'y attarder plus
longtemps. Quant aux sociétés issues de colons
européens, Hegel prétend admettre qu'elles
représentent l'Avenir; mais à ce titre, elles ne
sauraient retenir le philosophe, car — t'en souvientil ? — la chouette de Minerve ne s'envole qu'à la
tombée de la nuit… Des États-Unis, il n'a cependant
pas une opinion très favorable; Gerbi la résume
ainsi : « les Américains n'ont pas encore atteint la
maturité politique, ils ne forment pas un État solide,
parce qu'ils ont encore trop de vastes espaces à
remplir de fermiers, de colons, d'immigrants. Ce
continuel appel du vide et l'absence de voisins
puissants empêchent la formation de ces tensions
internes, de ces conflits de classes, de même que la
création de ces agglomérations urbaines et
industrielles, qui constituent la base nécessaire d'un
État puissant » (p. 436) (Déjà, du temps de Hegel, je
ne suis pas sûr qu'il y ait eu beaucoup de villes en
Allemagne de l'importance de New York ou de
Boston… enfin passons !). Ortega y Gasset
112
commentait ironiquement cette appréciation de
Hegel, en disant qu'il avait exprimé là une loi
cachée de sa philosophie de l'Histoire, à savoir que
« l'Histoire, c'est-à-dire la spiritualisation de
l'Univers, est fonction de la densité de la
population » (p. 436, note 415). Encore une fois,
l'Amérique a trop de « géographie » et pas assez
d'« histoire ». L'infériorité du Nouveau Monde
touche maintenant non seulement les autochtones,
mais aussi les populations d'origine européenne.
Avec le romantisme et le « nouveau sentiment
de la nature », l'Europe aura désormais tendance à
s'enchanter des paysages de l'Amérique, tout en
regrettant qu'une nature aussi grandiose soit habitée
par des gens aussi épais. C'est Thomas Moore,
célèbre poète irlandais, qui donne le premier
exemple de cette révision de l'appréciation de la
nature américaine, qui ne renverse cependant pas les
condamnations prononcées par ses prédécesseurs à
l'endroit des sociétés qui s'y sont développées.
Chateaubriand, qui doit beaucoup de son succès à
l'exotisme de ses décors du Messachebé ou du
Niagara, jugeait, de même, que l'Amérique était
« pernicieuse » (joli paysage, mais sale climat). Si
Gerbi estime qu'après Hegel la Querelle ne connaît
plus de développement intellectuel significatif, il ne
lui reconnaît pas moins une « vitalité obstinée » qui
le mène à suivre ses multiples rebondissements
ultérieurs jusqu'au début du XXe siècle, jusqu'à
Henry James.
« En Pologne, c'est-à-dire nulle part »
Conjonctures N° 14
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Après James, pour le seul cas des États-Unis, Gerbi
aurait encore pu parler de T. S. Eliot, des
romanciers de la Génération perdue, du Cauchemar
climatisé de Miller, etc. Du moment qu'on prend
connaissance de cette Querelle, on ne peut plus en
effet s'empêcher de noter quotidiennement les
signes de sa persistance. Chez nous, chaque samedi,
dans le cahier « Culture et Société » du Devoir, on
trouve inévitablement quelque idée reçue qui y
renvoie, européanophile ou américanophobe (chez
Robert Lévesque, par exemple), ou, au contraire,
antiparisienne et promontréalaise (chez Yves
Navarre, par exemple).
Je te citerai, pour ma part, un cas un peu
particulier (et qui offre l'avantage de relativiser
encore le débat), celui de Gombrowicz, qui devait
inévitablement se mêler de cette polémique,
puisqu'il a vécu plus de vingt ans à Buenos-Aires.
Son roman, Trans-Atlantique, fonctionne ainsi sur
toute une série d'oppositions entre l'Ancien Monde
(la Pologne) et le Nouveau (l'Argentine), entre la
patrie et la « filistrie », entre des aristocrates
polonais, propriétaires de chevaux pur-sang, tout
aussi dégénérés que leurs maîtres, et des métis,
propriétaires de bâtards bizarres, surprenants de
vitalité… Selon l'auteur lui-même, ce livre pose la
question suivante : « Que choisir ? La fidélité au
passé… ou la liberté d'un devenir ouvert ? »
Son ami Constantin Jelenski disait que le
grand mérite de Gombrowicz a été de dire aux
Polonais que la valeur de leur culture résidait dans
son rattachement à l'Occident, et non pas dans un
particularisme orgueilleux. Gombro écrivait par
114
exemple dans son Journal : « Quel bien peut nous
venir de ce complexe d'infériorité vis-à-vis de
l'Europe (…), de ce dédain à l'égard de la
philosophie, de l'art, de la littérature contemporains,
de ce mépris sarmate pour tout phénomène un peu
ardu et exigeant un certain effort intellectuel, et de
cette crainte pathologique que tout ce qui n'est pas
limpide et n'a pas été hérité de grand-maman ne
tende qu'à nous faire tourner en bourrique? » (tome
III, chez Christian Bourgois, p. 217). On croirait
entendre Fernande Saint-Martin conspuer l'antiintellectualisme des Québécois !
Les idées vivent aussi
Le livre de Gerbi m'a laissé sur ma faim. Il revient à
quelques reprises sur ce complexe d'infériorité des
Américains vis-à-vis des Européens, qui lui semble,
à lui aussi, n'avoir pas vraiment son pendant chez
les habitants de l'Ancien Monde, mais il n'explique
jamais sa raison d'être. Il fait l'histoire d'une idée
sans passer à l'analyse d'une idéologie. Cette
« vitalité » de la thèse anti-américaine doit pourtant
bien avoir une raison. Quelle est sa fonction ? Et
pourquoi, si c'est le cas, les Américains l'auraient-ils
intégrée à l'image qu'ils se font d'eux-mêmes ?
On peut cependant trouver chez Gerbi
l'amorce d'une explication idéologique de la
Querelle dans la présentation de la conjoncture
historique qui l'a vue naître : « Prenant forme
presque au même moment où l'Europe prend
conscience d'elle-même, l'idée et le mot de
"civilisation" font leur entrée dans la pensée et le
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115
vocabulaire de l'Occident dans la deuxième moitié
du XVIIIe siècle, en même temps que l'opposition
entre la "société" et la "nature", entre l'Europe
(civilisée par définition) et l'Amérique (sauvage par
excellence), entre le dogme optimiste du Progrès et
la crainte récurrente de la Chute, devient plus nette
et plus frappante » (p. 444). Si l'on met ensemble
cette nouvelle conscience de l'Europe avec ces deux
concepts qui émergent en même temps, celui de
Progrès, entendu surtout au sens technique, et celui
de Civilisation, qui constitue une sorte de progrès
touchant plus particulièrement les mœurs, on
aperçoit un peu quel rôle spéculaire les oppositions
Nouveau Monde/Ancien Monde et Orient/Occident
ont pu jouer. En simplifiant, on peut dire que
l'Orient représente la Civilisation sans le Progrès, et
le Nouveau Monde, le Progrès sans la Civilisation,
soit les deux périls auxquels l'Europe doit échapper.
Face aux Américains, elle brandit ses ruines
antiques, ses cathédrales, ses palais; face aux
Orientaux, qui n'ont d'ailleurs pas le même
fétichisme des monuments historiques, elle se mire
dans ses réalisations techniques, son sens de
l'organisation, son efficacité.
On revient ici à cette seconde dimension de la
thèse anti-américaine, qu'on avait un peu perdue de
vue, cette crainte du déclin de l'Occident, de la perte
de ses valeurs (voire de son « âme »), que le mot
« américanisation » exprime parfaitement. J'ai
cherché de quand pouvait dater ce terme si
nettement péjoratif : le mot ne se trouve pas dans le
Littré et le dictionnaire étymologique de Bloch et
Wartburg ne le mentionne pas; selon le Robert,
« américanisation » serait apparu en 1902 et
116
« américaniser », en 1857… Quoi qu'il en soit, cette
tendance à se servir de l'Amérique comme bouc
émissaire des maux de l'Occident est aujourd'hui
plus forte que jamais : un désir de consommation
illimité, un rythme de vie effréné, la débilité de la
télévision, l'omniprésence de la publicité, la
pollution de l'environnement, voilà autant de tares
qu'on rapporte un peu trop rapidement, me semblet-il, à un modèle « américain », quand c'est la
rationalité même des sociétés industrielles qu'il
conviendrait d'interroger.
L'idée européenne
L'histoire de la thèse anti-américaine démontre
également que sa virulence varie avec la
conjoncture. Après le Congrès de Vienne et les
débuts de l'industrialisation des États-Unis,
l'Amérique a joui auprès des esprits progressistes
d'une image flatteuse de bastion des idéaux
républicains et de refuge pour les victimes de la
réaction; l'exécution de Sacco et Vanzetti, la
modification des lois sur l'immigration (1921-24) et
le krach de 29 ont modifié son image dans un sens
opposé; la libération de l'Europe et le plan Marshall
ont ramené le pendule de l'opinion européenne à
une vision plus favorable, etc. Alors qu'en est-il au
jour d'aujourd'hui ?
L'Europe occidentale actuellement est toute
occupée d'elle-même, elle vit une période d'euphorie
incroyable avec le succès économique de la CEE et
l'écroulement du Rideau de fer… Les anciens pays
de l'Est lui renvoient une image extrêmement
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117
flatteuse d'elle-même, où elle prend des allures
d'utopie, de modèle politique et économique
éprouvé. J'entendais à la télévision, il y a quelques
semaines, un dissident albanais, réfugié à Paris,
déclarer vouloir retourner dans son pays pour
contribuer à sa « réintégration » dans l'Europe,
puisqu'il s'agit là de son « appartenance naturelle ».
Quand on songe que les Albanais parlent une langue
sans parenté avec aucune autre, qu'ils sont
majoritairement de culture islamique, qu'ils ont fait
partie de l'empire ottoman jusqu'en 1912 et que leur
structure sociale ressemblait assez, au début du
siècle, au genre de « tribalisme féodal » qu'on trouve
encore en Afghanistan, on est tenté de répondre à ce
brave patriote albanais, en paraphrasant Metternich
à propos de l'Italie, que l'Europe, finalement, n'est
qu'une « entité géographique ». Mais tout le monde
a le droit de rêver…
Cette autosatisfaction des Européens prend
parfois des allures comiques. Je lisais dans le
Monde
(21.12.90) le compte rendu d'une
conférence sur la protection des forêts, réunissant à
Strasbourg les délégations de 31 États européens.
L'article se terminait ainsi : « Dans un premier
temps, les forestiers vont échanger leurs données et
les chercheurs leurs résultats. Puis viendront les
décisions politiques. La forêt européenne,
millénaire, ne peut pas attendre. » (C'est moi qui
souligne.) Cette chute est ridicule. La forêt
européenne n'est pas plus millénaire que la forêt
américaine, la forêt asiatique, etc. D'un point de vue
écologique, d'ailleurs, parler d'une
forêt
européenne n'a aucun sens. Il est navrant de voir un
chroniqueur à l'environnement s'exprimer avec des
118
accents dignes de Monsieur Prud'homme, parce que
son enthousiasme pour l'« idée européenne » l'a
troublé.
Tout cela pour te dire que l'européocentrisme
me paraît avoir un bel avenir devant lui. Si la
Querelle du Nouveau Monde semble aujourd'hui
bien éloignée des préoccupations du Vieux
Continent, il pourrait très bien se faire qu'elle
regagne bientôt en virulence, tout comme l'idée
d'Orient fanatique et rétrograde a déjà commencé à
reprendre du service…
Aux sources du complexe
J'ai quelque peu dévié de cette question des
complexes d'infériorité et de supériorité que
j'essayais de comprendre plus haut. J'y reviens
maintenant. Encore une fois, en lui faisant dire plus
qu'il ne dit, je trouve chez Gerbi le germe d'une
explication dudit complexe des habitants des deux
Amériques. Parlant de l'idéologie de la Manifest
Destiny des États-Unis (et donc d'un exemple de
fierté nationale dont l'agressivité semblerait plutôt
démontrer une absence de complexe), notre auteur
écrit : « L'héritage (de l'Europe) et la mission (de
l'Amérique) ne peuvent être séparés et de fait —
comme nous l'avons vu (chez Melville et Whitman)
— ne sont jamais séparés » (p. 546). Il ajoute un peu
plus loin : « Il n'y a peut-être rien de plus frappant
pour un Européen qui traverse l'océan et qui cherche
à se familiariser avec l'atmosphère intellectuelle de
l'Amérique que cette conviction très répandue, sinon
généralisée, d'une destinée particulière, bonne ou
Conjonctures N° 14
119
mauvaise, qui serait dévolue à tout cet hémisphère »
(p. 558). La situation pourrait donc se résumer
ainsi : les habitants du Nouveau Monde s'estiment
les héritiers de l'Occident; seulement, l'ancêtre dont
ils ont hérité, l'Europe, vit toujours et continue
d'accumuler les richesses; ils se retrouvent alors
dans la situation d'un fils de famille, d'un cadet, qui
voit le gros de la fortune ancestrale retenu par ses
aînés, et qui s'invente, pour compenser, une mission
particulière.
Quant à l'absence de complexe de supériorité
des Européens, je risquerai une explication qui vaut
ce qu'elle vaut. Sauf votre respect, Madame, ce
complexe existe bel et bien, seulement il ne
s'exprime pas vis-à-vis des seuls Américains, mais il
se module plus largement à l'égard du monde entier,
ce qui semble l'atténuer (et, de fait, l'atténue
souvent) et lui donne les apparences toutes légitimes
d'une saine confiance en soi. Ce sentiment diffus
découle de la situation que les Européens se
reconnaissent par rapport aussi bien aux habitants
de l'Amérique qu'aux Orientaux (aujourd'hui surtout
Arabes), et, il ne faut pas les oublier, aux Noirs
d'Afrique.
Retour au Québec
Je ne voudrais pas terminer cette lettre, chère amie,
sur une note aussi sèche, sur un tel « Dont acte », et
je t'entretiendrai encore un peu du Nouveau Monde,
mais d'une façon moins générale, pour le cas
particulier du Québec. Un des propos qu'on entend
souvent dans la bouche des touristes américains sur
120
notre beau pays (entre nous, joli paysage, mais sale
climat) concerne son caractère « européen », « that
European flair », qui ne m'apparaît pas à moi si
évident.
Pour rattacher cette impression à quelque
chose d'un peu consistant, je ne crois pas qu'on
doive évoquer les murs de Québec, les rues du
Vieux-Montréal, la féminité des Québécoises, les
bons restaurants ou la vie culturelle. Cela tient
plutôt, je pense, et plus globalement, au fait qu'on
parle français, non pas que cette langue soit plus
européenne que l'anglais, mais plus simplement
parce qu'elle introduit dans une Amérique du Nord
massivement anglophone le principe d'une diversité
nationale qui évoque l'Europe (le Mexique parle
bien espagnol, mais il appartient au tiers monde, ce
n'est pas un pays du Nord). C'est à ce principe, je
crois, qu'il faut relier également la diversité
ethnique qui s'exprime à Montréal avec une telle
vivacité. Un exemple parmi d'autres : malgré une
population d'origine italienne plus considérable,
Toronto n'a pas autant d'associations culturelles, de
paroisses, d'épiceries, de restaurants italiens que
Montréal, et les enfants des Italiens n'y parlent
habituellement plus la langue de leurs parents.
Gerbi explique pourquoi l'idéologie du
melting-pot et son pendant mythique, le Rêve
américain, s'ils ont séduit beaucoup d'immigrants,
n'ont pas pu rétablir les ponts entre l'Ancien et le
Nouveau Monde : « Plutôt que de former des liens
entre les anciennes nations d'Europe et leur pays
d'adoption, les immigrants cherchaient à se fondre
dans leur nouvel environnement, en adoptaient les
Conjonctures N° 14
121
slogans avec un zèle de néophytes et devenaient
"plus Américains que les Américains"; ils rejetaient
et reniaient l'Ancien Monde, duquel il ne leur restait
de toute façon que de mauvais souvenirs » (p. 551).
Si j'avais un souhait à exprimer pour la suite de
l'histoire, ce serait donc que le Québec continue
d'approfondir cette ouverture « européenne » à la
diversité et qu'il multiplie les ponts avec l'Europe et
avec le monde entier. Mais je m'arrête ici, avant de
devenir grandiloquent.
Je t'embrasse,
Robert.
122
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