qui tournent au-dessus de César, pendant l'une des nuits les plus tragiques de l'histoire,
comme aussi d'annoncer les événements, ce qui, par l'attente, accroît infiniment l'effet.
« Macbeth, tu seras roi. » - « Elle a trompé son père ; elle trompera son mari. » Ce sont de ces
paroles que dans la vie on ne trouve point, ou qu'on trouve trop tard. Le théâtre du
poète ne doit point ressembler à la vie ordinaire. « Car la vie, comme dit Shakespeare, est
faite de la même étoffe que les songes, mais le théâtre point du tout. »
Alain lecteur de romans était proprement admirable. Personne n'a parlé comme lui de
Balzac, de Stendhal, de Dickens, de Tolstoï, de Sand. Sa méthode n'était pas celle du
critique qui, à propos d'un auteur, développe des idées générales et cherche des
considérants pour un jugement. Alain plongeait tout droit dans l'oeuvre, et n'importe où.
Son Balzac s'ouvre avec La Peau de Chagrin, continue par Le Lys, puis par Le Curé de
Village. Point de plan, mais de chaque plongée il ramène quelque précieuse idée encore
humide et chargée de sel. Peu à peu toute une philosophie : morale, politique,
métaphysique émerge de l'abîme. « J'ai plus appris dans Balzac que dans les philosophes,
car Balzac me rejetait dans l'expérience même sur laquelle se fondent quelquefois les
philosophes, mais qu'ils ne savent pas conserver dans leurs ouvrages. » Que les lois
résultent de la nature des choses, Montesquieu le dit dans L'Esprit des Lois, mais Balzac
mieux encore dans Les Paysans, parce qu'il modèle ses principes sur une structure réelle
au lieu de discourir dans les nuages.
La rencontre du radical Alain et de Balzac, dont la légende fait un réactionnaire, était un
beau spectacle. Tous deux savaient qu'il est aussi impossible de gouverner les hommes
sans tenir compte des passions et des forces réelles que de guérir un maladee sans tenir
compte des fonctions du corps. Voilà pourquoi Balzac exalte Talleyrand, Napoléon,
chirurgiens sans illusions ni faiblesses. Non que sentiments et jugements moraux n'aient
leur place, mais il faut d'abord survivre. Alain, républicain des républicains, était
là-dessus d'accord avec Balzac :« Je n'ai jamais pensé », dit-il, « que la République puisse
se passer de cet esprit de décision. » Il écrivait, à propos de ce naturalisme amoral, que
Balzac est pieux et que Stendhal ne l'est pas, par quoi Alain entend que Balzac aime le
monde tel qu'il est, jusque dans ses monstres. Balzac ne juge point ; il transcende. Il a de
la sympathie pour Vautrin et peut-être pour Gobseck. Bref il ne blâme jamais l'existence,
ni le monde tel que Dieu l'a fait, au lieu que l'indignation de Stendhal était proprement
impie.
Je dirais volontiers qu'Alain commença par préférer Stendhal et vint à Balzac plus tard,
sans d'ailleurs se détacher de Stendhal. « Je me suis demandé souvent lequel je préférais,
du Rouge et Noir et de la Chartreuse : ou d'autres fois je balançais entre ces deux-là et Le
Lys dans la Vallée. Vaines questions. Je dirai là-dessus ce que dit Stendhal de Cimarosa et
de Mozart : « C'est toujours le dernier entendu qui me semble peut-être un peu
préférable à l'autre. » Ce qu'il aimait surtout, dans l'un et dans l'autre, c'est l'union de
grands sentiments et de beaux paysages, et le pouvoir de produire ainsi des vagues de
bonheur. (La rêverie de Julien sur les rochers et le passage de l'épervier ; celle de Félix
quand il aperçoit de loin la ravissante vallée ; Fabrice sur les hauts lieux avec l'abbé
Blanès.) Alain lecteur de romans me fait penser au Bergotte de Proust qui, si on louait
ses ouvrages, se souvenait avec plaisir, non des idées, mais d'un détail juste, d'une
couleur, d'un son. On aime les livres comme les êtres, pour de petites choses, à la