La réforme économique soviétique ou le stalinisme du marché par David Mandel Ce n'est un secret pour personne que le processus de réforme économique en URSS a connu peu de succès. En fait, depuis la proclamation de la perestroika, la situation économique, déjà assez mauvaise, s'est dégradée de manière dramatique. Mais à cela, la plupart des analystes, ici comme en URSS, répondent qu'il n'y a pas encore eu de vraie réforme, qu'on n'a pas encore créé un véritable marché. Cet argument ne résiste pas l'examen. Car au cours des cinq dernières années, il y a quand même eu un grand nombre de réformes... qui ont toutes, bien sûr, échoué. Et si elles n'ont pas réussi à créer un marché concurrentiel et une abondance de biens abordables et de bonne qualité, il existe quand même aujourd'hui une espèce de marché : c'est un marché dominé par des monopoles et rongé par la corruption. Selon le Ministre des finances de l'URSS, « On peut se demander si nous sommes ou non préparés pour la transition au marché, si la compétition a été établie entre les producteurs ou si elle reste un but très lointain. Mais la réalité est Conjonctures N° 14 95 telle que le marché s'ingère déjà impérieusement dans nos vies. Plus de 60% des prix ne sont pas sous le contrôle de l'Etat. Cela veut dire qu'ils montent, et de façon très signi-ficative... Le monopolisme, dans l'industrie, l'agri-culture et le transport,, est très fortement implanté » (Trud, 30 décembre 1990). Il ne s'agit pas de nier ces faits, mais plutôt d'expliquer pourquoi les efforts des réformateurs n'atteignent pas les buts déclarés. Je dois commencer par souligner que je considère tout à fait justifiée l'orientation de la perestroïka vers le renouvellement des fonctions bénéfiques des mécanismes du marché. Et il n'est pas surprenant que cette orientation ait eu pour conséquence la renaissance et la diffusion large de points de vue libéraux. Ce qui étonne est plutôt le fait que la montée de la pensée libérale n'ait pas supplanté l'ancienne pensée, mais se soit fusionnée avec elle pour constituter un mélange monstrueux de libéralisme et de stalinisme. Il s'agit non seulement de Gorbatchev et de ses collègues à la direction, mais également des vedettes des sciences sociales et du journalisme soviétiques bien connues à l'Ouest, comme Aganbegyan, Chmelev et Chataline. (Signalons en passant que, la plupart de ces apôtres du libéralisme ont passé la période Brejnévienne, qualifiée aujourd'hui de « période de stagnation », à justifier les politiques courantes, comme étant les seules possibles.) 96 Ainsi, l'ancien système économique, taxé aujourd'hui d'« administratif de commande », a été déclaré artificiel, inventé dans des bureaux. Le socialisme (et les libéraux, tout comme les conservateurs, s'entendent pour identifier l'ancien système avec le socialisme, ce qui, à mon avis est très discutable) est condamné comme système qui viole les lois économiques objectives. Ce système, expliquent-ils, a été imposé à la société par un régime autoritaire et volontariste. Cela contraste avec la voie de dévelop-pement occidental, qui a été un processus spontané et naturel. Cette voie est donc proclamée comme étant « la seule issue » pour l'URSS. Tout le reste est idéologie et utopie. Voilà l'essentiel du message diffusé sans cesse par les médias soviétiques. (Cette machine de propagande renouvelée est de loin plus efficace que l'ancien système de censure centralisée.) Pourtant, ce message est complètement dépour-vu d'argumentation rigoureuse, et il n'y a aucune tentative sérieuse pour en chercher une. Mais, pour-quoi, après tout, considérer qu'un système, qui s'est developpé ailleurs pendant deux cents ans dans des circonstances historiques particulières, pourrait-il être construit en URSS en cinq, dix, ou même vingt ans, dans des circonstances politiques et économiques tout à fait différentes? En fait, les réformateurs au pouvoir et leurs idéologues ne font que reproduire ce qu'ils reprochent aux socialistes. Selon leur version de l'histoire soviétique, empruntée aux textes d'école brejnéviens, les révolutionnaires de l9l7, en dépit de Conjonctures N° 14 97 la réalité sociale objective, des lois économiques et de la volonté populaire, ont tenté de faire « un bond dans le royaume de la liberté ». Et ces libéraux veulent aujourd'hui remettre l'URSS sur les rails d'une économie de marché dite « normale » par les mêmes méthodes volontaristes et autoritaires. Ils parlent sans cesse de la nécessité de « mesures impopulaires », c'est-à-dire de mesures qui vont à l'encontre des intérêts immédiats de la majorité de la population, au lieu de s'appuyer sur ces intérêts, comme l'aurait exigé l'approche « civilisée » dont ils se réclament. Ces derniers mois, ils invoquent de plus en plus fréquemment la nécessité d'un régime autoritaire, d'une dictature, qui pourrait mâter d'une main forte la résistance de la majorité mécontente, l'obliger à travailler, à se serrer la ceinture. Tout cela au nom d'un avenir évidemment assez lointain, où règnera le « bonheur pour tous ». En quoi cette approche se distingue-t-elle du stalinisme? La seule différence, à mon avis, est que l'orientation sociale semble avoir changé: Staline parlait du socialisme; les leaders contemporains parlent d'un « vrai » marché, et, dans les faits, de la restauration du capitalisme. Ainsi, en réponse à la demande de tenir un referendum sur la réforme économique, Petrakov, économiste et conseiller personnel de Gorbatchev, a expliqué qu'on ne peut pas demander au peuple son opinion sur ce qu'il ne comprend pas. Il n'est pas difficile d'imaginer le même discours venant de la bouche de Staline lorsqu'il chassait les paysans dans les fermes dites collectives. L'économiste Yavlinskii, auteur du 98 projet dit de « 500 jours », qui a été adopté par Yeltsine et par le parlement de la Russie, a avoué dans une conversation privée que son projet est bien une variante du projet chiléen, mais, a-t-il ajouté, de gauche. Si on se souvient que ce qu'on appelle gauche en URSS est la droite ici, le sens de ce nonsens apparent devient clair. Il faut remarquer que le poids des mesures de réforme est dirigé, non pas contre les gestionnaires incompétents de l'économie (dont l'impunité et l'irresponsabilité restent largement intactes), mais contre la majorité de la population qui subit les conséquences de leur gestion. Il est tout à fait incroyable qu'il n'y ait aucune tentative sérieuse d'analyser les causes profondes des défauts de l'ancien système et de la succession de réformes des dernières années. Mais cela n'empêche pas qu'on présente chaque nouvelle réforme comme la seule possible. Cet automne, la discussion tournait autour du programme « de 500 jours pour l'introduction du mécanisme du marché ». Ses partisans vantaient surtout son caractère audacieux et son échéancier précis. Mais depuis quand le soi-disant radicalisme et la précision des échéanciers sont-ils les garants du succès? Il suffit de jeter un coup d'oeil rapide sur la Pologne et sur la Hongrie pour se convaincre que ce projet serait utopique même dans les meilleures conditions politiques, c'est-à-dire lorsque la classe ouvrière est largement neutralisée comme force politique indépendante, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui en URSS. Et je ne parle même pas des conditions économiques. Conjonctures N° 14 99 A mon avis, la cause la plus profonde de l'échec de l'ancien système n'était pas son caractère administratif (même si, comme je viens de le dire, un élargissement important du rôle des rapports marchands est tout à fait nécessaire), mais l'absence de contrôle sur les administrateurs de l'économie, des administrateurs, qui après la révolution ont usurpé le pouvoir des proriétaires nominaux, c'est-àdire du peuple, sans pour autant devenir propriétaires eux-mêmes. À l'origine, sous Staline, il existait un contrôle d'en haut. Un gestionnaire qui n'arrivait pas à remplir ses tâches officielles était sûr d'être sanctionné, et souvent de manière drastique. Après la mort de Staline, Khrouchtchev a éliminé la terreur, mais sans se décider à la remplacer par la démocratie, c'est-à-dire par le contrôle d'en bas. Il n'a fait que jouer avec la démocratie, tout comme Gorbatchev se plaît à le faire maintenant, quoique forcément d'une manière plus audacieuse. Cependant même les réformes timides de Khrouchtchev ont suffi à dresser contre lui la bureaucratie qui a pu trouver des alliés dans la majorité de la direction politique. Brejnev a succédé à Khrouchtchev en 1964. Il a immédiatement proclamé une politique de « respect des cadres ». La dite « période de stagnation » ne représenta rien d'autre que le règne absolu de la bureaucratie libérée progressivement de tout contrôle efficace en ce qui concerne ses fonctions officielles. Les sanctions étaient réservées aux administrateurs qui violaient les règles 100 informelles d'une caste bureaucratique s'enfonçait de plus en plus dans la corruption. qui Dans cette optique, Gorbatchev, même s'il est un réformateur, n'a fait que poursuivre l'œuvre de Brejnev : aujourd'hui le centre est devenu presque aussi impuissant que la population elle-même face aux directeurs des associations et des grandes entreprises industrielles et commerciales. Libérés par les réfor-mes des restants de contrôle, les administrateurs économiques exploitent jusqu'au bout leur situation de tenants des monopoles. Ils recherchent le plus grand profit d'une manière qui est tout à fait ration-nelle dans les circonstances: en relevant les prix, en restreignant le volume et la qualité des marchandises offertes aux consommateurs. Avec la corruption pure et simple, les querelles bureaucratiques et nationa-listes et le sabotage conscient, les pénuries qui frap-pent si durement le pays s'expliquent. Donc, si les formes d'oppression et d'exploitation de la population sont en train de changer, le fait de l'oppression et de l'exploitation reste et s'aggrave. Si cette analyse est juste, la question du « plan ou du marché », « des méthodes administratives ou des rapports marchands », tant discutée par les spécialistes, est secondaire et constitue une diversion par rapport au problème fondamental: celui du pouvoir politique. Le pouvoir réel est en train de se déplacer de la sphère politique formelle à la sphère économique. Ainsi, l'appareil du parti, si puissant dans le passé, ne compte plus pour grand-chose. Il Conjonctures N° 14 101 est vrai que l'armée et le KGB existent encore, mais ils subissent eux-même un processus de décomposition et de démoralisation dont les dimensions exactes sont difficiles à connaître. De toute façon, ils semblent tout à fait incapables de mettre la bride sur les forces qui dominent de plus en plus aujourd'hui l'économie et, par là, la société. Ces forces représen-tent une espèce de fusion des administrateurs écono-miques et des affairistes du secteur privé, légal et illégal. Et ce sont ces forces que les libéraux appel-lent à réaliser la transition vers un marché concur-rentiel, « civilisé »! Ce qu'on observe aujourd'hui en URSS est une tentative de « révolution par le haut ». La Russie a déjà connu ce type de transformation en l861, quand les serfs ont été « émancipés », mais sont restés sans terre et sans véritable liberté. La tâche historique de ce type de transformation est de sauver le pouvoir et les privilèges d'au moins une partie de la classe dirigeante, lorsque l'ancien système a épuisé son potentiel et est menacé éventuellement d'une révolution d'en bas. Le succès de cette manœuvre ne présage rien de bon pour la majorité de la population. Celle-ci, pour sa part, devient de plus en plus méfiante par rapport aux desseins d'une direction qui ne semble pas pressée de prendre les mesures nécessaires pour freiner la dégradation de la situation économique. Car l'atmosphère d'urgence et la lassitude morale et physique créées par la lutte quotidienne pour la survie doivent préparer le terrain politique à l'imposition de « mesures impopulaires » sous le prétexte que « c'est la seule issue ». 102 Pour des raisons économiques et politiques, cette opération a peu de chances de réussir. Par contre, les forces populaires, c'est-à-dire les forces de la « révolution d'en bas », sont encore faiblement organisées, et dans les conditions de répression idéologique actuelles, il leur est très difficile d'élaborer un programme de rechange crédible. En plus, l'effet immédiat des réformes a été d'approfondir les divisions corporatives, inter-professionnelles et inter-sectorielles, dans la société. Donc, à l'étape actuelle, il serait risqué de faire des prédictions. Mais on peut quand même affirmer que le mouvement populaire —il s'agit surtout du mouvement ouvrier, qui est la seule force politique populaire aujourd'hui — est actuellement suffisamment fort pour bloquer les projets de la direction et que cela pourrait mener à une impasse qui durera plusieurs années. Seul l'avenir dira s'il est capable de plus. Dans ce contexte, l'émergence d'un courant autogestionnaire dans le mouvement ouvrier peut s'avérer d'une importance fondamentale. Avant de terminer, il faut poser la question suivante : existe-t-il en principe un programme de rechange populaire et si oui quel serait-il? A mon avis, il n'y en a pas, au moins au sens d'une formule magique pour transformer en profondeur le mécanisme de l'économie en 500, ou même en 5000 jours. La transformation de l'économie administrée par l'élargissement de la sphère des rapports marchands est un projet de longue haleine. Cela ne peut servir de remède à la crise qui frappe l'économie aujourd'hui. C'est une chimère servie par le régime Conjonctures N° 14 103 à la population dans l'espoir de la mettre devant des faits accomplis et de l'empêcher de réagir. Pourtant, il y a des mesures immédiates qui peuvent améliorer la situation et créer les conditions permettant un processus de réforme réfléchi et contrôlé, fondé sur un consensus populaire authentique et conscient. Il s'agit surtout de l'établissement d'un contrôle démocratique de la gestion économique à tous les niveaux, et surtout au niveau central. C'est la seule mesure réaliste contre la domination mono-poliste de l'économie qui permettrait, en l'espace de quelques mois et sans grandes dépenses addition-nelles, d'éliminer les pénuries les plus criantes. La population commence à prendre conscience des dimensions des réserves, ainsi que de la vraie nature des forces qui empêchent leur utilisation. Le décret présidentiel de Gorbatchev, créant des comités de contrôle ouvrier qui doivent coopérer avec la police et le KGB en surveillant l'industrie alimentaire et le commerce, est une concession à cette pression populaire. Mais comme il s'agit de l'initiative d'un régime qui est fondamentalement hostile au pouvoir populaire, on peut douter qu'elle apporte grand-chose. Pourtant, c'est un symptôme avant-coureur d'une lutte politique destinée à dominer la scène soviétique dans les mois à venir. On ne peut pas parler uniquement d'une lutte entre les libéraux (ou soi-disant démocrates) et les conservateurs de l'appareil. Les éléments conservateurs sont plus faibles qu'on ne le pense et ils n'ont 104 pas de programme, tandis que la majorité des libéraux n'est pas démocrate mais alliée de l'aile réformatrice de l'appareil. C'est plutôt une lutte entre les partisans d'une révolution d'en haut et les partisans d'une révolution d'en bas. La population prend de plus en plus conscience de l'enjeu réel de cette lutte: le pouvoir dans l'économie. Conjonctures N° 14 105