DIOCESE DE LYON
Conférence prononcée le mardi saint 2006
devant tout le presbyterium
par le père abbé d’Aiguebelle (Drôme)
Contemplation : une Mission
Le message de Tibhirine, 10 ans après…
Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines cisterciens été enlevés à Tibhirine, tenus
pendant 56 jours et finalement mis à mort le 21 mai. La communauté de Tibhirine était
pratiquement inconnue en dehors de l'horizon restreint du pays où elle se trouvait et de
quelques rares maisons de l'Ordre plus attentives au signe d'une présence en terre d'Islam.
Sept moines, une communauté toute entière. Deux frères leur survivront, oubliés par les
ravisseurs venus prendre sept moines. Ils ne devaient être que sept ; l'un était venu pour
l'élection du prieur toute proche, l'autre était rentré la veille d'un bref séjour en France auprès
de sa maman qui mourra d'ailleurs pendant le temps de la détention. Sept moines, parce que
les autorités algériennes avaient fixé, depuis plusieurs années, à 12 plus 1, le nombre
maximum de frères présents dans cette communauté de Tibhirine. Les apôtres et le Seigneur,
nombre et signe établis par la Règle de saint Benoît qu'observent les moines.
En réfléchissant sur ce nombre, on pourra dire que 12, et encore plus 7 moines, c'est peu. Il est
vrai que nous avons encore des réactions induites par ce qu'a été la vie monastique au XIXe
siècle avec ses communautés très nombreuses. Plus de 200 moines à Aiguebelle durant une
bonne partie du XIXe, faisant des fondations en envoyant chaque fois une quarantaine de
frères, en commençant d'ailleurs par sa toute première fondation après la restauration qui
verra 40 moines partir pour Staouëli, en Algérie. Mais le XIXe siècle est une exception dans
notre longue histoire ; pendant des siècles, nous aurons été plutôt ce qu'il est convenu
d'appeler aujourd'hui des petites communautés. Tibhirine, depuis l'indépendance de l'Algérie,
était effectivement une petite communauté par sa taille.
En 1985, à l'occasion de la visite ad limina des évêques du Maghreb, le Pape Jean-Paul II
avait reconnu que les communautés ecclésiales présentes au Maghreb sont en général de taille
restreinte. Tout en insistant sur le sens de cette présence chrétienne, il avait eu ce mot
lumineux : "vous êtes pour être un signe et à un signe, on ne demande pas de faire nombre
mais de faire signe"…
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Faire signe de Dieu
La communauté qui vivait à Tibhirine depuis près de 60 ans, après avoir été précédée en
Algérie par une autre communauté à Staouëli pendant elle aussi près de 60 ans, vivait sa
vocation contemplative de priants au milieu d'autres priants. Elle avait mis beaucoup de temps
à forger son identité en tant que communauté.
Les frères provenaient de divers monastères et, pour la plupart, avaient conservé leur vœu de
stabilité dans leur monastère d'origine. Car les moines ne font pas les trois vœux de chasteté,
pauvreté et obéissance, comme les autres religieux et religieuses : les trois vœux des moines
sont de stabilité, de conversion de vie et d'obéissance. Le vœu de stabililie un frère à une
communauté déterminée jusqu'à la mort et cela, dans le lieu cette communauté se trouve
implantée, dans l'Église et le peuple où cette communauté a pris racines. C'est dans l'atelier du
monastère que se pratique l'art spirituel de toutes les conversions et transformations de chaque
frère, mais surtout que se soude la communauté toute entière.
Car la grâce d'une communauté cistercienne n'est pas d'abord une grâce individuelle donnée à
chaque frère, mais une grâce communautaire qui se trouve bien résumée dans l'unique prière
que l'on trouve dans toute la Règle de saint Benoît, au chapitre 72 : "Daigne le Christ nous
conduire ensemble à la vie éternelle". Pariter : ensemble, coude à coude, comme les
phalanges des légions romaines, c'est le compagnonnage dans le combat spirituel. La grâce
d'un moine est de savoir et de croire qu'il a reçu des frères en partage pour aller à Dieu,
comme le Père a envoyé son Fils unique, le Fils unique nous envoie les uns aux autres,
chaque frère est envoyé à tous ses frères. C'est le don de Dieu pour la longue route. L'identité
d'une communauté se forge dans ce regard de foi des frères les uns sur les autres.
Pour faire signe de Dieu, pour être une parabole vivante de la présence et de l'amour gratuit de
Dieu, la communauté met tout en œuvre pour que, dans l'enceinte du monastère, tout soit
effectivement "ordonné" à la vie contemplative vécue ensemble. La stabilité était devenue une
exigence très forte à Tibhirine, surtout à l'occasion d'événements importants : la signature de
la suppression de Tibhirine en 1964, la profession solennelle de Père Christian de Chergé en
1972, le décret d'expulsion en 1976, la visite de la nuit de Noël 1993, l'enlèvement de 1996.
C'est toute une communauté qui vit cette histoire sainte, s'y engage par une réflexion, des
votes pris et repris périodiquement. Toutes les communautés de l'Ordre vivent cette stabilité,
mais en 1996, ce sont surtout nos monastères de Tibhirine, de Huambo et de Bela Vista en
Angola, de Mokoto et la Clarté-Dieu au Zaïre, de Marija Zvijesda en Bosnie ce vœu a
soudain revêtu tout son sens : ensemble… jusqu'à la mort. Est-ce à dire qu'une communauté
cistercienne tient toute son identité des frères qui la composent et uniquement d'eux ? Ce
serait bien mal comprendre le sens du vœu de stabilité qui s'incarne dans une présence de
longue durée au cœur d'une Église et d'un peuple.
Faire Église ensemble
Tibhirine nous a laissé en héritage une autre manière de faire Église ensemble. Le Concile
nous avait invités instamment à répondre généreusement à toute invitation venant d'une jeune
Église et quand cela nous était possible à y assurer une présence contemplative sans laquelle
il manque une dimension à une Église particulière. En général, dans ce processus, une
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nouvelle fondation vient donc au terme d'une sorte de croissance et de développement naturel
de la vie d'une Église diocésaine. La présence d'un monastère de contemplatifs vient comme
couronner cette vie ecclésiale.
Tibhirine nous a appris à considérer cette réalité ecclésiale, cette vision ecclésiale,
"autrement" : et si nous faisions Église ensemble dès le départ, si nous avions part au noyau
même de la vie de notre Église locale, si nous étions incapables de nous définir sans elle et
elle sans nous… C'est effectivement autre chose. Tous ceux qui ont un jour séjourné
l'Église est encore fortement marquée par la mission (mais ne l'est-elle pas partout ?) ou
encore l'Église aujourd'hui est fortement minoritaire (et ce n'est pas toujours l'on
croit !) comprennent ce que veut dire "faire Église ensemble" autrement. C'est essentiel pour
être témoins de Dieu, pour faire signe de Dieu. Tibhirine a vécu cela. Tout comme la
communauté de l'Atlas à Midelt, au Maroc aujourd'hui (seule communauté contemplative
d'hommes dans tout le Maghreb avec ses quatre moines). Toutes les décisions importantes
mûrissent et se prennent en Église.
Rien ne vaut un exemple. Nous connaissons tous le rôle important de Mgr Teissier au
lendemain de la visite de la nuit de Noël 1993 : il interpelle les frères et les invite à rester. De
manière tout aussi concrète et incarnée, mais certainement moins dramatique, l'exemple de la
pratique ascétique du jeûne à Midelt s'inscrit dans cette démarche. Les frères de Midelt
souhaitaient reprendre le jeûne durant le Ramadan comme cela se faisait à Tibhirine en
solidarité avec les Musulmans. À l'occasion de la Visite régulière, Mgr Landel, archevêque de
Rabat, avait été invité pour réfléchir avec nous sur diverses questions dont celle-là ; il ne
souhaitait pas que nous répétions ce geste de solidarité de cette manière et il nous avait plutôt
invité alors à reprendre la pratique du jeûne tel que prévu dans la Règle de saint Benoît : un
seul repas par jour, après l'Office de Vêpres, dans l'attente de Pâques. C'est maintenant ce qui
se vit là-bas depuis plus de 4 ans, les frères sautent le repas de midi durant tout le Carême ; les
voisins et les ouvriers du monastère sont très sensibles et respectueux de ce signe et
comprennent que nous vivons nous aussi sérieusement notre quête de Dieu et notre partage
avec les autres. Le geste s'est décidé en Église.
Insistons encore sur ce point car c'est capital dans l'héritage de Tibhirine. Après la mort des
frères, il fallait décider quoi faire : tout fermer et mettre un point final à cette présence en
Algérie commencée en 1843 ou bien tenter de recréer une communauté et de revenir à
Tibhirine. Les 170 supérieurs de l'Ordre réunis à Rome en septembre 1996 ont encouragé
Aiguebelle à tenter de restaurer une présence cistercienne à Tibhirine. Certains avaient tout de
même de sérieuses réserves : n'était-ce pas suicidaire ? Ne valait-il pas mieux attendre le
retour de conditions sécuritaires dans le pays et dans la région avant d'y exposer une autre
communauté, d'autres frères ? Voilà un creuset se joue notre vocation dans une Église et
un peuple déterminés. est-il écrit dans l'Évangile qu'il faille attendre les conditions de
sécurité pour être ce que nous chantons dans une hymne des Vigiles du temps ordinaire :
"obscurs témoins d'une espérance". Quelles sont les conditions à retenir pour venir vivre
l'espérance, pour venir rendre compte de notre espérance, pour venir donner le signe de la
gratuité de l'amour de Dieu dans une Église et un peuple qui en ont terriblement besoin ?
Mais notre identité de contemplatifs, de priants ne vient pas non plus uniquement de notre
vision de l'Église et de notre manière de nous insérer et d'y vivre. Notre identité de moines
vient aussi du peuple au milieu duquel nous sommes. S'il est vrai que toute identité se
construit à partir de nos relations avec les autres, cette dimension est incontournable. Elle se
joue de fait à divers niveaux d'incarnation qui ont chacun leur importance.
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Un peu avant l'indépendance, Tibhirine avait fait le don de sa grande propriété agricole aux
autorités locales ne se réservant désormais que 12 hectares. Plus tard, la communauté avait
créé une association pour cultiver ces 12 hectares. Les moines et les associés cultivaient à tour
de rôle différentes parcelles et les semences étaient parties entre tous pour que tous tirent
profit de cette association. Cela n'avait pas été sans difficulté mais ils y étaient peu à peu
arrivé.
Les moines avaient aussi mis à la disposition de leurs voisins de Tibhirine un local du
monastère pouvant leur servir de lieu de prière car il n'y avait toujours pas de mosquée dans le
village. Les appels à la prière du muezzin et de la cloche de la communauté résonnaient
souvent en écho l'un de l'autre.
Il y a eu aussi la création de ce groupe du Ribât es Salam (Le lien de la paix) composé de
musulmans soufis surtout et de chrétiens dont 3 ou 4 des moines qui se réunissait deux fois
l'an pour prier en silence un temps, chacun dans sa tradition, et ensuite pour mettre en
commun comment chacun avait vécu le passage de l'une ou l'autre des Écritures (Bible ou
Coran) vécu durant les six mois les séparant de chaque rencontre. Pas de grandes discussions
théologiques ou doctrinales, un vécu près de la prière pour rencontrer l'autre au plus près de
son Dieu. C'est sans doute là que les moines sont le plus à l'aise dans leur vocation.
Quand les heures difficiles viendront, le Prieur de la communauté voudra garder le cap : ne
jamais perdre de vue que tous les Algériens sont leurs frères. Maurice Béjart parlant de
l'ascèse de ses danseurs de ballet dira que l'ascèse, c'est de trouver le geste exact, ajusté, qui
permet de ne pas rater le but. Christian de Chergé n'a pas perdu de vue le but : demeurer frères
envers et contre tout. C'est pour cela qu'il se refusait à parler de terroristes et de militaires,
préférant les désigner comme les frères de la montagne et les frères de la plaine. Aller à la
personne non pas à son uniforme, ni même à ce qu'elle a fait, car une personne ne se réduit
jamais uniquement à ses actes, à ce qu'elle a fait, même de très répréhensible. Chercher le
frère en l'autre pour qu'il le devienne.
Pourquoi est-ce si important ? Sans doute à cause de la résonance eucharistique en tout cela,
de la résonance eschatologique (qui est la clé de compréhension de toute notre vie
monastique). Célestin s'était interposé pour qu'une Algérien ait la vie sauve durant son service
militaire en Algérie ; dans le cas de Christian, c'était un Algérien qui s'était interposé pour lui
sauver la vie et qui avait ensuite payer son geste de sa propre vie. L'un et l'autre avaient
alors découvert ce que veut dire donner sa vie pour ceux qu'on aime et qu'il n'y a pas de plus
grand amour. Et Christian écrira dans son Testament spirituel qu'il ne faut pas attribuer à tout
le peuple algérien ce qui serait venu d'un homme qui ne savait pas ce qu'il faisait, l'ami de la
dernière minute qu'il sire retrouver en paradis. Il ne s'agit pas chez Père Christian d'une
simple vision anthropologique aussi solide soit-elle, il s'agit avant tout d'une expérience
christique et eucharistique qui a façonné toute sa vocation et sa vie : un homme a donné sa vie
pour lui, un homme s'est interposé et a payé du prix de sa vie pour lui.
Je connais au moins un frère très aimé, musulman convaincu, qui a donné sa vie pour
amour d'autrui, concrètement dans le sang versé. Témoignage irrécusable que j'accueille
comme une chance inouïe. Depuis lors, en effet, je sais pouvoir fixer, au terme de mon
espérance dans la communion de tous les élus avec le Christ, cet ami qui a vécu, jusque
dans sa mort, le commandement unique. Cet au-delà de la communion des saints
chrétiens et musulmans, et tant d'autres avec eux, partagent la même joie filiale, il nous
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revient de le signifier visiblement au sens sacramentel du mot, comme tous les autres
mystères du Royaume. Et comment s'y prendre autrement qu'en aimant dès maintenant,
gratuitement, ceux qu'un dessein incompréhensible de Dieu prépare et sanctifie dans la
voie de l'Islam, et en vivant avec eux le partage eucharistique de tout le quotidien ?
Christian avait ce regard sur l'autre, le regard de celui qui veut aimer jusqu'au bout et il savait
aussi reconnaître ce regard et cette attitude partout elle existait. Dans une homélie du 17
juillet 1994, deux mois après la mort d'Henri Vergès et de sœur Paul-Hélène, il dira :
Paul-Hélène et Henri étaient à leur place. Offerts, sans défense. Ils se savaient
vulnérables. Ils n’ignoraient pas la peur. Ils prouvaient simplement qu’elle peut être
traversée de part en part, et donc dépassée, par l’urgence plus grande d’une disponibilité
à l’autre. Tout a été rapide. Une seule balle pour chacun. En plein visage pour le frère. Il
s’est affaissé en ramenant sur sa poitrine la main qu’il venait de tendre au meurtrier ; il
achevait ainsi le geste de l’accueil tel qu’il se pratique ici, comme pour mieux dire qu’il
vient du coeur. La soeur a été frappée par derrière, à la nuque. Elle avait vu le frère
s’écrouler. Elle a levé les bras dans un geste d’étonnement qui lui était familier. Elle est
morte étonnée, comme les enfants. Mort violente, certes, et pourtant si naturelle en
apparence : « Ils avaient l’air de dormir », dit un témoin. Aucune trace de souffrance, ni
de peur. « Chaque rencontre est celle de Dieu » disait Henri, et il ajoutait : « Je lui
demande d’en rater le moins possible ! » Il n’aura pas « raté » cette rencontre dernière,
nous laissant la prolonger indéfiniment en appliquant la consigne qu’il s’était donnée à
lui-même pour faire face au désarroi ambiant : « Dans nos relations quotidiennes,
prenons ouvertement le parti de l’amour, du pardon, de la communion, contre la haine, la
vengeance, la violence ».
Christophe, après la mort de Christian Chessel, l'un des Pères Blancs de Tizi Ouzzou, écrira
dans son journal personnel en date du 4 janvier 1995 :
Quelque chose arrive entre nous - Christian et moi - comme si sa mort nous décidait à
l'amitié. Avant, je ne t'avais vu que deux fois, à la Maison diocésaine, lors de réunions du
Presbyterium. Tu étais le plus jeune prêtre. Nous n'avons échangé que quelques mots
mais je suis sûr d'avoir rencontré ton regard. Nos yeux se sont touchés. Il me reste : la
Lumière de cet échange tout juste esquissé mais vrai.
Hier, les obsèques auprès de ta famille en France. La terre d'Algérie n'en est pas jalouse
mais pleine. Une amie - Clarisse d'Alger - elle aussi a quitté le pays. Rester devient plus
fort encore, une grâce d'amitié : avec lui, ce jour. Voir plus loin est illusoire. L'armée
nous entoure de son bras musclé. D'autres bras dans la montagne... rester avec le petit
peuple : ce jour.
Toi, tu as été abattu, m'a-t-on dit, en pleine course, tout près de franchir le portail. C'est
maintenant chose faite. L'existence n'est pas une prison. Les tueurs n'ont pas brisé ton
élan de vie.
Me diras-tu s'il s'agissait pour eux dans l'intention avouée - contaminée de folie
meurtrière - de vous prendre en otages ? J'aimerais savoir. J'y pense pour la suite de cette
histoire... à Alger ?, à Tibhirine. L'otage prend la place des autres mais ce doit être un
engagement libre afin que cette place (de victime) soit ainsi remplie d'amour, de pardon.
Jésus seul peut nous attirer là, nous donnant part à ce lieu du Fils infiniment Frère.
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