•> Précarité et souffrance psychique encourager les décloisonnements Parmi les traumatismes qu'engendrent la précarité matérielle et l'errance, la détresse morale est une forme de souffrance qui peut conduire les plus démunis aux confins des maladies psychiques. Pourtant, leur prise en charge par l'hôpital en général et par le secteur psychiatrique en particulier laisse souvent à désirer, en raison de blocages inhérents aux services sociaux comme au monde sanitaire. Mais face à l'étendue du fléau, les initiatives de terrain se multiplient pour apporter aux personnes en détresse une réponse adaptée. L es étapes qui mènent d'une situation stable vers la précarité et l'errance sont bien connues. Perte d'emploi, problèmes conjugaux, séparation, perte du logement, rupture des liens sociaux sont autant d'épreuves qui caractérisent la descente aux enfers contemporaine. Souvent, elle s'accompagne d'un recours abusif aux psychotropes, aux drogues, à l'alcool. Et il est bien établi désormais que ces traumatismes successifs ne sont pas sans incidence sur le psychisme. Dès lors, les intervenants sociaux des centres d'accueil ou des CHRS se trouvent de plus en plus souvent confrontés à des personnes atteintes de syndromes préoccupants (prostration, désorientation, agitation, violence... ). "Ces situations posent problème" explique le docteur Pierre Belmant, chargé de mission "santé" à la FNARS. "Non seulement parce que la présence d'une personne atteinte de troubles du comportement perturbe le travail de l'équipe et compromet la qualité des relations avec les autres personnes accueillies. Mais surtout parce qu'il est nécessaire, pour assurer une bonne prise en charge de la personne, de s'en remettre aux professionnels de la psychiatrie, soit aux fins d'expertise, soit aux fins de traitement." Sur le papier, il s'agit soit d'obtenir un rendez-vous à l'hôpital ou dans un centre médico-psychologique (les anciens dispensaires d'hygiène mentale), soit de demander une "visite à domicile" dans les murs de l'établissement d'accueil social pour savoir de quoi il en retourne. Or, dans la pratique, ce scénario est trop souvent contrarié par des pesanteurs, des préventions et des incompréhensions entre services. SOCIAL ET SANITAIRE DES TORTS PARTAGÉS De quelque côté qu'ils se placent, d'ailleurs, les professionnels reconnaissent que les torts sont partagés entre services sociaux et praticiens de la psychiatrie. Il apparaît tout d'abord que les délais pour obtenir une consultation sont souvent très longs. Or, si temporiser n'est déjà pas bénéfique pour une personne insérée, les effets de l'attente sont encore plus redoutables pour une personne socialement fragilisée. Et les difficultés ne sont pas résolues pour autant lorsque la personne est mise au contact du monde psychiatrique. Tout d'abord en raison d'une pesanteur culturelle inhérente à ce milieu. "Il ya une réticence intrinsèque qui conduit le monde de la psychiatrie à refuser consciemment ou inconsciemment à s'occuper de cas sociaux", explique ainsi le docteur Gérard Massé, responsable de la Mission nationale d'appui en santé mentale. Et si l'on retrouve là le syndrome selon lequel "la médecine n'est pas là pour faire du social", il se trouve aggravé du fait que "la psychiatrie elle-même s'est longtemps considérée et comportée comme un monde à part au sein de l'univers médical. Son blocage vis-à-vis du secteur social n'en est que renforcé" poursuit Gérard Massé. La traduction de cette incommunicabilité revêt une dimension concrète dans les situations les plus délicates. Pierre Belmant évoque ainsi "les sorties d'hospitalisation, souvent mal gérées". "La personne se retrouve à la rue sans avoir nécessairement de solution matérielle (famille, logement) mais, surtout, se retrouve livrée à ellemême alors que son état nécessite un réel accompagnement, ne serait-ce que pour qu'elle suive le traitement qui a pu lui être prescrit". Dans le même temps, l'organisation de la psychiatrie en France donne à certains praticiens les moyens de ne pas avoir à prendre en charge des patients "encombrants": chaque citoyen dépend en effet en fonction de son lieu de résidence d'un secteur psychiatrique (périmètre qui avait en son temps donné naissance aux circonscriptions d'action sociale). Il suffit dés lors, sur la base d'une interprétation au pied de la lettre des règlements, de refuser de considérer le centre d'hébergement comme domicile de substitution pour refuser par exemple de recevoir un SDF. Une attitude extrême que l'on relève encore hélas un peu partout, notamment dans les grandes villes. Autre effet pervers du système: une personne peut avoir eu affaire, au cours d'une même année, au fil de son errance, "Tout simplement faire appliquer le droit commun !" Jean-Marc Antoine Directeur pédagogique de l'association Aurore à Paris "Le chef de service du secteur psychiatrique dont dépend notre asssociation refuse de recevoir les SDF au motif que pour lui un centre d'hébergement ne peut être considéré comme leur domicile, alors que c'est le cas pour leur admission au RMI. Soulignons que cela n'est pas admissible! Nous avons pu, heureusement établir des liens de coopération avec d'autres professionnels de la capitale. Nous avons mis sur pied des mécanismes de coopération directe entre les équipes des CHRS et des praticiens en toxicologie, en alcoologie et en psychiatrie. II s'est agi de faire bénéficier les personnes en errance des dispositifs de droit commun: en cas d'urgence, une visite d'un praticien a lieu au CHRS. En cas d'urgence relative, le patient est reçu à l'hôpital ou au CMP dans l'heure. Enfin, lorsqu'une personne présente une symptomatologie psychiatrique qui appelle une prise en charge médicale en dehors d'un contexte d'urgence, nous nous efforçons de la convaincre de l'utilité d'une consultation, nous l'aidons à prendre rendez-vous et nous l'y accompagnons. Non seulement parce qu'elle s'y rend à reculons, mais aussi pour organiser le suivi du patient en liaison avec nos équipes, par exemple en cas d'hospitalisation. Le même dispositif a aussi été organisé pour les personnes incarcérées. Cette collaboration souple a pu se mettre en place sur la base de la bonne volonté et d'une solide connaissance les uns des autres. Pour vaincre les cloisonnements, il faut savoir se rencontrer même quand l'on a, a priori, rien à se dire... " Le journal d'action sociale.-. mai 2000 Le réseau plurisectoriel "Souffrance et précarité" à Paris Dans le cadre du Samu social de Paris, le Dr Xavier Emmanuel a mis en place en 1998, à partir de l'hôpital Esquirol et en s'appuyant sur des établissements spécialisés, des équipes mobiles psychosociales dont la mission est de venir en appui, de jour comme de nuit, aux équipes mobiles traditionnelles confrontées aux psychopathologies présentées par l e s personnes en errance. Le réseau a donc pour objectifs d'assurer une primo-prise en charge et, en cas de besoin, d'orienter les personnes vers les centres d'accueil et de crise. Ce dispositif en réseau permet notamment de prendre en charge les patients sans domicile fixe "hors secteurs". aux praticiens de différents secteurs d'une même ville ou d'une même région sans que l'information ne passe d'un secteur à l'autre, ni ne parvienne aux services d'accueil ou d'hébergement. Il est vrai qu'à l'inverse, comme le souligne Pierre Belmant, certains professionnels du social "ignorent tout ou presque de l'organisation de la psychiatrie. Et ils peuvent eux aussi avoir tendance à considérer que leur intervention est suspendue lors de la prise en charge médicale. Or, dans le cas, par exemple, d'une hospitalisation, c'est au contraire en suivant régulièrement la personne, en lui rendant visite, en maintenant le lien, que la prévention d'une rechute sera assurée au mieux." Au total, la prise en charge psychiatrique des personnes précarisées se trouve donc en quelque sorte prise en tenaille entre d'une part des incompréhensions mutuelles nourries de représentations tronquées entre deux types d'intervenants étrangers les uns aux autres, et une organisation rigide qui conforte les cloisonnements. DES SIGNES ENCOURAGEANTS C'est à cette aune qu'il faut mesurer l'intérêt et la portée des actions enga gées çà et là, tant à l'initiative des intervenants sociaux que de l'univers psychiatrique, pour établir des passerelles fonctionnelles [voir encadrés]. Pierre Belmant, au regard de l'expérience de la FNARS, invite du reste à l'optimisme: "Il faut avant tout que les différents intervenants se posent, se parlent et apprennent à se connaître. Les rapprochements entre centres d'hébergement et secteurs psychiatriques sont ainsi de plus en plus fréquents même si le mouvement reste minoritaire. C'est souvent à partir d'un travail en commun sur un cas précis ou une problématique donnée qu'une dynamique de collaboration s'engage. On parvient ainsi à organiser la visite de psychiatres ou d'infirmiers psychiatriques dans les CHRS, et, peu à peu, cette collaboration s'inscrit dans le cadre de conventions formalisées. Elle peut aussi déboucher, bien au-delà de l'approche clinique, sur un travail en commun autour de la réinsertion de la personne en matière de logement, de santé, d'emploi, etc." Dans un même ordre d'idées, Gérard Massé souligne que "de plus en plus souvent, un infirmier psychiatrique est affecté aux urgences dans les hôpitaux importants, ce qui permet un bon aiguillage des personnes là où les urgentistes pourraient se sentir en décalage par rapport aux syndromes observés." Des signes encourageants, donc, qui trouvent d'ailleurs un relais au niveau national: la Direction de l'action sociale (et non pas la Direction générale de la Santé, ce qui est significatif d'une certaine prise de conscience) vient notamment de lancer à destination des responsables de secteurs psychiatriques un bulletin d'information baptisé Rhizome, qui sera consacré à la thématique de la collaboration avec les services sociaux Enfin, la FNARS et la Mission nationale d'appui en Santé mentale ont décidé d'organiser conjointement une journée nationale d'études sur ces questions, où les expériences les plus probantes seront passées au crible. > Dans les Yvelines un rapprochement progressif et pragmatique Dans le département des Yvelines, une collaboration active entre services sociaux et psychiatriques s'est mise en place depuis de nombreuses années. Valérie Delargille, responsable de l'espace territorial de Verneuil, estime que c'est avant tout en raison des réticences des personnes fragilisées à l'égard de la psychiatrie qu'il a été nécessaire d'aménager des procédures spécifiques. Ainsi, il a été décidé il y a plus de dix ans d'organiser des permanences de psychiatrie au siège de la circonscription de Poissy. "Un lieu apparemment neutre, où les usagers n'ont pas le sentiment qu'ils seront traités comme des fous", précise-telle. Une démarche encouragée par des praticiens qui, tels que le docteur Maisondieu, estiment que "la psychiatrie doit sortir de ses murs pour aller sur le terrain, dans les quartiers, au-devant de ceux qui peuvent avoir besoin d'elle." Ce sont désormais quatre vacations de quatre heures chaque semaine qui permettent de prévenir les difficultés comportementales des personnes démunies. Des vacations financées dans le cadre du plan départemental d'insertion (PDI), qui ont permis par ailleurs d'établir des rapports de confiance avec le Centre clinique de psychothérapie de l'hôpital de Poissy. Une initiative spontanée "que l'on doit aux acteurs de terrain bien plus qu'aux structures", comme l'indique Valérie Delargille, qui a beaucoup apporté aux professionnels. Au point qu'il est aujourd'hui question de généraliser la formule à tout le département en organisant le même type de vacations dans chacune des sept commissions locales d'insertion des Yvelines. En savoir plus... Voir le dernier numéro de Pluriels, la lettre de la mission nationale d'appui en santé mentale, consacré au thème "Exclusion : vers une clinique psychosociale ?". Tél :01-45-85-73-63. E-mail : [email protected]