Edito "Manière de voir" n°85 - Les Amis du Monde diplomatique

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Une mégapuissance
"Le jour où la Chine s'éveillera…" disait-on naguère, en laissant planer
l'idée d'une menace géante pouvant un jour atterrer la planète. Nous
savons maintenant que cet immense pays s'est bel et bien éveillé. Et il
s'agit désormais de s'interroger sur les conséquences que son
impressionnant redressement peut avoir sur la marche du monde.
Colosse démographique (1,316 milliard d'habitants), la Chine n'a entamé
sa grande réforme économique qu'après la mort de Mao Zedong en
1976 et surtout à partir de 1978 quand Deng Xiaoping assuma le
pouvoir. Fondé sur l'abondance d'une main d'œuvre docile et peu payée,
sur l'accueil massif d'usines d'assemblage installées par des firmes
étrangères, sur l'exportation à haute dose de produits très bon marché et
sur l'afflux d'investissements en devises, son modèle de développement
fut longtemps considéré comme "assez primitif", caractéristique d'un
pays arriéré tenu d'une main de fer par un parti unique.
Au cours des années 1980, non seulement la Chine - pourtant toujours
communiste – cessa de faire peur, mais, dans l'euphorie de la
globalisation libérale commençante, elle fut alors présentée par des
centaines de firmes occidentales qui y délocalisaient leurs usines (après
avoir licencié des millions de salariés dans leurs anciennes unités)
comme une véritable aubaine pour investisseurs avisés. En peu de
temps, grâce à son réseau de "zones économiques spéciales" installées
le long de sa façade maritime, la Chine devenait une puissance
exportatrice phénoménale. Qui stupéfia le monde en prenant très vite la
tête des exportateurs mondiaux de textile-habillement, de chaussures,
de produits électroniques et de jouets.
Les produits "made in China" envahissaient la planète (l'excédent
commercial de Pékin a encore atteint, en 2005, près de 100 milliards de
dollarsi!). En particulier le marché des Etats-Unis, entraînant à l'égard de
ceux-ci un déséquilibre gigantesque .
Cette fureur exportatrice devait provoquer un spectaculaire décollage de
la croissance qui, depuis deux décennies, dépasse chaque année les
9%! ii Pour des millions de foyers, ce "communisme démocratique de
marché" a entraîné aussi une réelle augmentation du pouvoir d'achat et
du niveau de vie iii . Car si les salaires restent encore peu élevés
comparés à ceux des pays riches, ils ont tout de même augmenté, au
cours de la dernière décennie, de 12 % par an en moyenne, selon les
statistiques officielles ! Tout cela a favorisé la montée d'un véritable
capitalisme chinois.
Dans le même élan, l'Etat s'est lancé à marche forcée dans une
frénétique modernisation du pays multipliant la construction
d'infrastructures : ports, aéroports, autoroutes, voies de chemin de fer,
ponts, barrages, gratte-ciels, stades pour les Jeux Olympiques de Pékin
en 2008, installations pour l'Exposition universelle de Shanghai en 2010,
etc.
Cette masse démentielle de travaux et la nouvelle fièvre consommatrice
des "nouveaux riches" chinois ont ajouté une nouvelle dimension à
l'économie : en très peu de temps, la Chine, qui semait l'effroi comme
puissance exportatrice envahissante, est devenue un géant importateur
dont l'insatiable voracité inquiète sérieusement. Elle est devenue le
premier importateur au monde de ciment (55 % de la production
mondiale), de charbon (40 %), d'acier (25 %), de nickel (25 %) et
d'aluminium (14 %). Et le deuxième importateur de pétrole, après les
Etats-Unis. Sur les marchés mondiaux, ces achats massifs de matières
premières ont provoqué une véritable explosion des prix. En particulier
de ceux du pétrole.
Admise en 2001 au sein de l'Organisation mondiale du commerce
(OMC), la Chine est désormais l'une des plus grandes économies du
monde, exactement la quatrième iv . Elle tire comme une locomotive
l'activité économique de la planète. Son expansion a contribué, ces
dernières années, pour un bon tiers à la croissance économique
mondiale. Tout soubresaut chez elle a un impact immédiat sur
l'ensemble de l'économie mondiale. Et sa marge d'expansion demeure
gigantesque, car le pays reste, dans l'ensemble, sous-développé.
"Malgré la vitesse de notre croissance, a rappelé le premier ministre
Wen Jiabao, la Chine est encore un pays en voie de développement et il
nous faudrait encore cinquante ans de croissance au rythme actuel pour
devenir un pays moyennement développév."
Le développement inégal entre les régions côtières riches et le pays
profond pauvre constitue une préoccupation majeure pour le
gouvernement. Car cela conduit à des revendications constantes. Les
autorités admettent qu'il y a eu, en 2004, à travers le pays plus de 74000
manifestations de protestation... Souvent violemment réprimées. A cet
égard, en mars prochain, le nouveau plan quinquennal qui démarre
devrait mettre l'accent sur une meilleure répartition des fruits de la
croissance à l'ensemble de la population.
Si la Chine poursuit sa croissance, dès 2041 elle pourrait dépasser les
Etats-Unis et devenir la première puissance économique du mondevi. Ce
qui aurait des conséquences géopolitiques majeures. Cela signifierait
aussi que, dès 2030, sa consommation d'énergie équivaudrait à la
somme de celles des Etats-Unis et du Japon aujourd'hui, et que, ne
disposant pas de pétrole suffisant pour satisfaire de si monstrueux
besoins, elle sera contrainte, d'ici 2020, à doubler sa capacité nucléaire
et à construire deux centrales atomiques par an pendant seize ans…
Déjà deuxième pollueur de la planète, la Chine, qui a pourtant ratifié le
protocole de Kyoto en 2002, en deviendrait alors le tout premier
dégageant des masses colossales de gaz à effet de serre qui
aggraveront le changement climatique en cours.
A cet égard la Chine constitue un cas d'école et anticipe sur la question
qui se posera demain à propos d'autres "géants du Sud": Inde, Brésil,
Mexique, Egypte, Nigeria, Afrique du Sud, etc. Comment arracher des
milliards de personnes à la détresse du sous-développement sans les
plonger dans un modèle productiviste et de consommation "à
l'occidentale", néfaste pour la planète et pour l'ensemble de l'humanité?
IGNACIO RAMONET.
i
Estimation reprise par L'Expansion, janvier 2006.
9,4% prévus pour 2006 (France : 1,8%).
iii
Le revenu annuel moyen par habitant devrait atteindre, en 2006, 1 032 euros (France : 24
072 euros).
iv
Selon les données officielles révisées, la Chine se situerait après les Etats-Unis, le Japon,
l'Allemagne devrait rejoindre le G8, groupe des pays les plus industrialisés qui comprend, en
plus des cités, le Canada, la Russie, la France, l’Italie et le Royaume Uni.
v
El País, Madrid, 6 juin 2004.
vi
A cette date, le palmarès des six premières économies du monde serait le suivant : Chine,
Etats-Unis, Inde, Japon, Brésil et Russie.
ii
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