article - Mathématiques et histoire, EHESS

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Alain Bernard - IUFM de Créteil et Centre Alexandre Koyré et Christine Proust REHSEIS
La question des rapports entre savoir et enseignement dans l’antiquité.
Introduction – Que peut-on désigner par « savoirs de référence » et « savoirs enseignés »
dans les traditions scientifiques de l’antiquité, et quelle est leur interaction ? Si cette question
paraît a priori claire et dénuée d’ambiguïté, elle repose néanmoins sur deux présupposés
implicites. Le premier est que ces deux catégories sont par elles-mêmes intemporelles et
qu’elles ne demandent qu’à être spécifiées pour la période qui nous intéresse (l’antiquité). Le
second est que cette spécification ne pose pas par elle-même de problème, la question portant
plutôt sur l’interaction entre les deux.
Or ces deux présupposés ne vont pas de soi pour les historiens de cette période, dans la
mesure où ils ne donnent pas toujours les meilleures clés pour l’interprétation des sources
historiques dont nous disposons. Les catégories mobilisées pour cette interprétation ne sont
pas en effet déterminées a priori et ne sont pas non plus indépendantes d’un contexte
historique. Au contraire, elles ne sont choisies qu’en fonction de l’aide qu’elles apportent à
une meilleure compréhension des sources ; de plus elles sont en général définies à partir d’un
contexte historique qui paraît pertinent. D’un point de vue historien, il est donc plus pertinent
de formuler une question un peu différente : la documentation parvenue jusqu’à nous
concernant les savoirs antiques permet-elle de délimiter et de distinguer dans les traditions de
l’antiquité des savoirs de référence et des savoirs enseignés, puis de juger de leur interaction
mutuelle ? Cette dernière question en cache une autre : cette documentation est-elle bien
comprise quant on fait appel aux catégories de ‘savoir savant’ et de ‘savoir enseigné’ ? A
défaut, à quelles autres catégories faut-il faire appel ?
En suivant le fil de ce questionnement, il faut donc s’intéresser avant tout au problème
de l’interprétation des sources par lesquelles les traditions scientifiques de l’antiquité nous
sont connues. Il est crucial de rappeler, à cet égard, que nous n’avons accès à ces dernières
que par les écrits qui sont parvenus jusqu’à nous, parfois au terme de processus complexes
d’édition, de réécriture ou de collecte.
D’autre part, il faut rappeler que ces sources écrites ne renvoient à un savoir qu’en
fonction de l’usage qui en était fait. Cette remarque, qui vaut en général pour n’importe quelle
époque, prend d’autant plus d’importance dans le contexte antique que la tradition orale
occupait alors une place très importante dans le développement et la transmission des
connaissances. Pour reconstituer cette tradition orale, nous ne disposons d’une part, et dans le
meilleur des cas, que de témoignages eux-mêmes écrits, aussi rares qu’ils sont précieux, et
d’autre part de la structure et de l’organisation de nos sources qui est susceptible dans certains
cas de révéler leur contexte d’usage.
Nous verrons plus loin quelques exemples des deux types de sources. Notons pour
l’instant que la reconstitution de ce contexte d’usage est dans tous les cas délicate et sujette à
interprétation : aucune certitude ne peut être atteinte sur l’univers savant ancien, même si
certaines reconstitutions se révèlent plus plausibles que d’autres. D’un autre côté, cette
reconstitution s’avère nécessaire pour donner un relief historique à certains textes, c’est-à-dire
une idée de leur contexte d’usage ou de composition.
Ces préambules méthodologiques peuvent être résumées par les remarque essentielles
suivantes : un texte ancien n’est pas en lui-même savant ou élémentaire. Ces termes n’ont en
effet de sens que relativement au contexte où il a été écrit, l’usage qui en est fait à un moment
donné, et la représentation qu’en ont les praticiens qui les ont élaboré, transmises ou –le plus
souvent- transmises en les transformant. C’est donc en suivant le travail d’interprétation des
sources, lequel est en partie un travail de reconstitution d’un contexte probable, qu’on peut
finalement juger des catégories qui paraissent les plus pertinentes pour interpréter ces
documents. C’est alors seulement qu’il devient possible de décider si les catégories modernes
de ‘savoir savant’ et ‘savoir enseigné’ sont pertinentes pour l’interprétation de ces textes, ou
dans quelle mesure elles le sont.
C’est tout à la fois ce processus de transmission des sources, ainsi que le travail
d’interprétation qui permet de les contextualiser, que nous allons évoquer succinctement sur
deux exemples. Nous les avons délibérément choisi pour montrer que la réponse à nos
premières questions n’est pas toujours positive, et que dans certains cas il faut faire appel à
d’autres catégories et d’autres critères qu’une stricte dichotomie entre savoir savant et savoir
enseigné.
Le premier exemple, qui nous emmènera en Mésopotamie ancienne à différentes
époques, nous montrera d’une part que les catégories ‘savant’ et ‘élémentaire’ peuvent être
utilisées, selon l’époque, pour le même contenu, et d’autre part que le passage ne va pas
toujours dans le sens ‘banal’ de la sphère savante à la sphère d’enseignement.
Le second exemple, tiré de la Grèce antique au début de l’antiquité tardive (4è s. ap.
JC), suggérera que ces catégories ne sont pas les plus adéquates pour décrire les rapports entre
un commentateur-enseignant et ses disciples et auditeurs.
I.
Un exemple remontant à la Mésopotamie ancienne.
Les grands sites archéologiques de Mésopotamie nous ont livré des milliers de tablettes
d’argile témoignant de savoirs hautement élaborés, que leurs auteurs eux-mêmes désignaient
par « art du scribe ». A cette « science » ancienne, on peut rattacher des domaines aussi divers
que l’art de l’écriture cunéiforme, attesté dès le début du troisième millénaire avant notre ère,
la littérature, les mathématiques, la médecine, la divination, qui se sont développés à partir de
la fin du troisième millénaire, l’astronomie et l’astrologie, spécialités des érudits d’Uruk et de
Babylone dans les derniers siècles avant notre ère. Cet immense corpus, écrit en sumérien ou
en akkadien, constitue incontestablement un « savoir savant », au sens qu’il a été élaboré par
des érudits qui ont sans cesse, pendant les trois mille ans de la pratique de l’écriture
cunéiforme au Proche Orient, assimilé et enrichi l’héritage transmis par leurs maîtres.
L’ampleur de la documentation parvenue jusqu’à nous, incomparablement plus
abondante que celle qui nous vient d’Egypte, tient essentiellement à la nature du support de
l’écriture : les tablettes d’argile se sont conservées, souvent intactes, dans les sables de la
plaine mésopotamienne. Les sources savantes semblent s’être taries au début de notre ère,
mais ce phénomène est sans doute dû en grande partie à un changement de support, le
parchemin, le bois et le papyrus ayant remplacé l’argile. La conservation des sources d’argile
nous donne ainsi un accès direct à des savoirs accumulés sur plusieurs millénaires. Mais elle
nous donne aussi accès à une autre documentation, sans équivalent dans les traditions
anciennes : c’est par dizaines de milliers que des tablettes d’écoliers ont été découvertes dans
différents sites de Mésopotamie. Ces « brouillons d’écoliers », mis au rebut et souvent
réutilisés comme matériaux de construction, se sont conservés dans les sols ou les murs de
nombreux édifices construits à proximité d’anciennes écoles de scribes. Ces documents
témoignent à leur façon de « savoirs enseignés ».
Nous disposons donc d’une documentation abondante et variée, constituée d’écrits d’érudits
et d’écrits d’élèves scribes. Quelles étaient cependant les connaissances enseignées aux jeunes
apprentis scribes, et quels rapports ces connaissances ont-elles avec les savoirs dont
témoignent les écrits des érudits ? On ne peut donner de réponse unique à cette question,
d’une part en raison de la nature des sources dont nous disposons, d’autre part en raison de la
grande diversité des milieux et des structures sociales dans lesquels s’inscrivent ces rapports.
La documentation est plus ou moins lacunaire selon les époques. L’essentiel des tablettes
scolaires parvenues jusqu’à nous date de l’époque paléo-babylonienne (début du deuxième
millénaire avant notre ère). Les époques plus anciennes n’ont livré que peu de textes scolaires,
bien que les écoles de scribes se soient très probablement développées dès le milieu du
troisième millénaire, et de façon particulièrement florissante à l’époque néo-sumérienne (fin
du troisième millénaire). La part importante de la tradition orale dans l’enseignement dans ces
époques anciennes est peut-être un élément d’explication du silence des sources. Pour ce qui
concerne les époques plus récentes (premier millénaire avant notre ère), relativement peu de
textes scolaires sont parvenus jusqu’à nous, peut-être en raison de l’usage croissant des
tablettes de bois.
La place des érudits dans la société, le statut des apprentis scribes, leurs relations avec les
maîtres n’ont pas toujours été les mêmes dans toutes les régions et à toutes les époques en
Mésopotamie. La réponse est donc différente selon qu’on considère par exemple les élèves
scribes des écoles néo-sumériennes, ou ceux des écoles paléo-babyloniennes, ou les jeunes
apprentis marchand d’Assyrie et d’Anatolie, ou les futurs servants des temples de la
Babylonie séleucide (fin du premier millénaire).
Nous allons donc nous concentrer sur la Mésopotamie méridionale à l’époque paléobabylonienne, la mieux documentée, et, pour les époques plus anciennes et plus récentes, nous
limiter à quelques comparaisons ponctuelles. Il n’est pas question ici de confronter l’ensemble
des contenus enseignés à la production savante de la même époque, mais seulement de
soulever quelques problèmes concernant les rapports entre enseignement et érudition. Nos
exemples seront choisis parmi les textes mathématiques.1
Les tablettes scolaires proviennent de presque tous les grands sites du Proche Orient ancien,
avec une forte concentration à Nippur en Mésopotamie centrale. Elles témoignent d’un
enseignement qui, à l’époque paléo-babylonienne, est uniformisé sur une vaste aire
géographique. Cet enseignement était centré sur l’apprentissage de l’écriture cunéiforme, du
sumérien (langue savante, qui n’est plus parlée en Mésopotamie depuis la fin du troisième
millénaire) et des mathématiques. L’analyse des tablettes scolaires, de leur contenu, de leur
aspect physique a permis aux historiens de reconstituer le cursus de formation des scribes
avec une grande précision, notamment pour les écoles les mieux documentées comme celle
de Nippur. On sait en particulier que l’enseignement commençait par un premier stade, dit
« élémentaire », au cours duquel les futurs scribes mémorisaient de gigantesques listes de
signes cunéiformes, de vocabulaire sumérien, de phrases stéréotypées (proverbes et modèles
de contrats) et de tables mathématiques. Ces dernières étaient plus précisément composées de
listes de mesures de capacité, poids, surface et longueur, toujours dans le même ordre, de
listes de conversions, puis de tables numériques (inverses, multiplications, carrés, racines
carrées, racines cubiques). Quelques sources littéraires témoignent également de cet
enseignement élémentaire. On a retrouvé à Nippur et dans d’autres sites des textes qui se
présentent comme des récits d’écoliers, que les maîtres utilisaient comme des sortes de
manuels pour l’étude de la langue sumérienne. Le texte suivant, dit « composition Edubba »
1
Le corpus des textes mathématiques mésopotamiens date pour l’essentiel de la période paléo-babylonienne, et
comprend de nombreux genres de textes : parmi les plus important, citons le calcul en numération sexagésimale
positionnelle, incluant des algorithmes élaborés pour les calculs d’inverses et de racines carrées ou cubiques ; des
problèmes de degré deux, trois ou plus, concernant toutes sortes de sujets, aussi bien géométriques que pratiques
(ou plus exactement faussement pratiques). Un petit corpus de textes mathématiques plus anciens, portant
principalement sur des problèmes de surface, est également attesté. Les époques plus récentes ont également
livré un petit lot de tablettes mathématiques savantes, associées aux tablettes astronomiques.
(Edubba, mot-à-mot maison des tablettes, est le nom sumérien des écoles de scribes), est
extrait d’un dialogue entre deux écoliers, écrit en sumérien2.
Si tu es un écolier,
connais-tu le sumérien ?
Oui, je peux parler le sumérien.
Tu es si jeune, comment peux-tu t’exprimer si bien ?
J’ai écouté maintes fois les explications du maître. […]
J’ai récité et écrit
les mots sumériens et akkadien, depuis a-a me-me jusqu’à […]
J’ai écrit les lignes (de la liste de noms propres) […],
même les formes désuètes.
[…]
Après avoir été à l’école aussi longtemps que prévu,
je suis à la hauteur du sumérien, de l’art de l’écriture, de la lecture des tablettes, du calcul des bilans.
Je peux parler sumérien ! […]
Je peux écrire des tablettes :
la tablette des capacités de 1 à 600 gur d’orge ;
la tablette des poids de 1 sicle à 20 mines d’argent ;
les contrats de mariage ;
les contrats de société […] ;
la vente de maisons, de champs, d’esclaves ;
les contrats de culture des palmeraies ;
même les contrats d’adoption, je sais écrire tout cela. […]
On retrouve dans ce texte les listes contenues dans les tablettes scolaires de niveau
élémentaire : syllabaires (« a-a me-me »), listes lexicales, listes métrologiques (les « capacités
de 1 à 600 gur d’orge »), modèles de contrat.
Ce passage montre que les listes d’unités de mesures sont des connaissances considérées
comme élémentaires à l’époque paléo-babylonienne. Pourtant, les mêmes connaissances ont
manifestement un autre statut dans des époques plus anciennes. Ainsi, dans un code de lois
attribué à Ur-Nammu (2112-2095), le fondateur de la 3ème dynastie d’Ur, le scribe lui prête les
paroles suivantes (traduction d’après M. Roth)3 :
C’est moi qui ai créé le bariga de cuivre et lui ai donné sa valeur : c’est 60 sila.
C’est moi qui ai créé le ban de cuivre et lui ai donné sa valeur : c’est 10 sila.
C’est moi qui ai créé le ban royal légal de cuivre et lui ai donné sa valeur : c’est 5 sila.
C’est moi qui ai créé les unités de poids des roches depuis 1 gin pur (?) jusqu’à une mine [ma-na].
C’est moi qui ai créé le sila de bronze et lui ai donné sa valeur : c’est 1 mine.
Il s’agit précisément des unités de mesures citées dans le dialogue d’écoliers paléo-babylonien
et qui appartiennent aux listes métrologiques apprises dans les premières années de leur
formation par les jeunes scribes. Autre exemple, les connaissances en calcul font partie des
qualités éminentes attribuées à au roi Šulgi, successeur du roi Ur-Nammu cité ci-dessus4 :
Je maîtrise à la perfection la soustraction, l’addition, le calcul et les comptes.
Presque deux mille ans plus tard, on retrouve la même rhétorique. Les scribes assyriens
prêtent à Aššurbanipal, roi d'Assyrie (668 à 627 avant notre ère), des connaissances étendues,
2
Le texte a été reconstitué par Miguel Civil à partir de plusieurs fragments et tablettes (11 trouvés à Nippur, 1 à
Ur et un fragment d’origine inconnue). Le dialogue oppose deux écoliers qui vantent leurs talents scolaires, puis
échangent des tirades d'insultes [Civil 1985].
3
[Roth 1995, p. 16].
4
Šulgi B, ligne 17 [Castellino 1972, p. 32].
incluant des savoirs faire en calcul du même type que ceux dont se vantaient ses lointains
prédécesseurs5 :
J’ai étudié la technique du sage Adapa, la tradition secrète cachée, tout l’art du scribe. J’ai
l’expérience des signes ominaux du ciel et de la terre, j’en discute dans l’assemblée des maîtres en
érudition. Je débats de (l’ouvrage) Si le foie est un reflet du ciel avec des devins experts. Je peux
effectuer les réciproques et produits les plus complexes qui n’ont pas de solution exacte. J’ai lu une
composition sophistiquée, dont la version sumérienne est obscure et la version akkadienne difficile à
interpréter. J’ai examiné des inscriptions sur pierre d’avant le Déluge.
Ces extraits laissent penser que les mêmes savoirs peuvent, selon les époques, relever
d’activités savantes ou au contraire d’activités scolaires élémentaires. S’agit-il de formules
rhétoriques stéréotypées ou d’un changement de statut de certaines connaissances ? Pour
répondre à cette question, nous allons examiner un texte scolaire appartenant au cursus
élémentaire paléo-babylonien, la table d’inverses. Puis nous verrons comment le même texte,
également attesté dans des époques plus ancienne (néo-sumérienne), puis plus récente
(séleucide), change de statut.
1.
Une table d’inverse paléo-babylonienne
Au cours de cette formation, les futurs scribes devaient mémoriser les 42 tables numériques
suivantes :
- table d’inverses
- 38 tables de multiplication
- table de carrés
- table de racines carrées
- table de racines cubiques
Ces tables fournissaient un répertoire de résultats numériques élémentaires nécessaire aux
opérations arithmétiques usuelles de la pratique mathématique, essentiellement des
multiplications et des inversions. Ces opérations portaient exclusivement sur des nombres
écrits en notation sexagésimale positionnelle6. La table d’inverse, placée en tête de la liste des
tables numériques, revêtait une importance particulière car elle permettait aux scribes
d’effectuer les divisions : diviser un nombre n par un nombre m c’est multiplier n par
l’inverse de m. De nombreuses tablettes contenant des tables d’inverses ont été retrouvées
parmi les restes d’écoles de scribes : environ 70 dans l’ensemble du Proche Orient ancien,
dont plus de 80% proviennent du seul site de Nippur. Elles sont toutes à peu près identiques,
et donnent les inverses des nombres réguliers à une position, plus deux ou trois nombres
réguliers à deux positions (1.4, 1.21, 2.5).
5
Tablette K 3050 + K 2694 [Villard 1997, p. 137]. Les caractères gras sont notre ajout.
La numération sexagésimale positionnelle mésopotamienne est basée sur deux signes, 1 ( ) et 10 ( ),
répétés autant de fois que nécessaire pour composer les 59 « chiffres ». La numération obéit à un principe de
position à base soixante : le 1 de chaque position vaut soixante fois plus que celui de la position précédente (à
droite). L’écriture cunéiforme des nombres positionnels n’indique pas l’ordre de grandeur, comme nous le
faisons en écrivant des zéros par exemple pour distinguer une unité (1), une dizaine (10), un dixième (0,1). Le
signe peut désigner le nombre 1, ou 60, ou 1/60, ou toute puissance de 60 positive ou négative. Les nombres
sont donc définis à un facteur 60n près, n entier positif ou négatif. Pour plus de détails, voir [Proust 2005].
6
Figure 1 : table d’inverses paléo-babylonienne [Scheil 1915, p. 197]
A l’époque paléo-babyloniennes, les tables d’inverses sont attestées seulement dans les textes
scolaires de niveau élémentaire. Cependant, elles constituent un outil fondamental pour le
calcul sexagésimal dans toutes les activités mathématiques, qu’elles soient scolaires ou
savantes : de nombreux exemples de textes témoignent de l’utilisation de cet outil. Plusieurs
textes consacrés aux méthodes de calcul des inverses de nombres à deux positions ou plus
s’appuient sur la connaissance des inverses élémentaires donnés dans les tables scolaires7. Les
procédures de résolution des problèmes mathématiques nécessitent fréquemment des calculs
d’inverses. Les tables d’inverses sont donc élémentaires au sens où elles sont fondamentales,
mais elles ne sont ni simples, ni enfantines. Ont-elles été conçues dans un but
d’enseignement ? Une petite documentation antérieure à l’époque paléo-babylonienne apporte
quelques éléments de réponse.
2.
Une table d’inverse néo-sumérienne
Les plus anciennes tables d’inverses connues datent de la fin du troisième millénaire, et
figurent parmi les premiers témoins de l’usage écrit de la numération positionnelle. Seules
trois tables d’inverses de cette époque sont attestées à ce jour : deux proviennent de Nippur,
une de Tello8.
7
[Sachs 1947].
Ni 374 (Nippur, conservée au Musée d’Istanbul, Proust 2007) ; HS 201 (Nippur, conservée à l’Université de
Iéna, Oelsner 2001) ; T 7375 (Tello, Musée d’Istanbul, Delaporte 1911, p. 131).
8
Figure 2 :
Table d’inverses néo-sumérienne provenant de Nippur et conservée à Istanbul (Ni 374)- échelle 1/1
Les tables d’inverses d’époque néo-sumérienne donnent pour l’essentiel les mêmes
informations que celles qui sont fournies par les tablettes scolaires paléo-babylonienne
(inverses des nombres réguliers à une position sexagésimale, plus ceux de quelques nombres
réguliers à deux positions). Mais elles s’en distinguent sur plusieurs points : elles sont écrites
sur deux colonnes ; l’écriture est extrêmement fine ; ces tablettes, très petites, sont de
fabrication particulièrement soignée ; les nombres qui ne sont pas inversibles en base soixante
sont présents dans la liste, mais sont accompagnés de la mention « n’a pas d’inverse » (igi
nu) ; elles ne sont pas standardisées : les trois tablettes connues sont toutes différentes dans le
détail de leur mise en forme. Ces caractéristiques les opposent aux tablettes scolaires paléobabyloniennes, de fabrication plus grossière, nombreuses, standardisées. Elles suggèrent que
les tables d’inverse sont, à l’époque néo-sumérienne, des textes qui appartiennent au domaine
de l’érudition. Sans doute sont-elles les témoins d’une phase d’élaboration d’un nouveau
système savant appuyé sur la numération positionnelle. Ce n’est que dans une étape ultérieure,
à l’époque paléo-babylonienne, que ces élaborations semblent être passées dans le domaine de
l’enseignement élémentaire.
3.
Une table d’inverse séleucide
Si maintenant on se tourne vers les époques récentes, qu’en est-il des tables d’inverses ? La
documentation savante de l’époque séleucide (300 à 100 avant notre ère) provient des grandes
bibliothèques de lettrés d’Uruk et de Babylone en Mésopotamie méridionale. L’astronomie et
l’astrologie en constituent une part importante, mais les mathématiques y occupent une place
modeste. Une bonne partie des textes mathématiques est constituée de tables d’inverses de
nombres réguliers de grande taille, pouvant atteindre neuf positions sexagésimales. Parmi
elles, une seule table d’inverses standard, c'est-à-dire contenant les mêmes entrées que les
tables paléo-babyloniennes, est attestée. Elle se trouve dans une tablette qui provient de la
bibliothèque de l’Esagil à Babylone9. Outre la table d’inverses standard, la tablette contient
une table de carrés de nombres réguliers de une à quatre positions sexagésimales, les carrés
pouvant atteindre sept positions. A la fois par son contexte (la bibliothèque de l’Esagil) et par
son contenu (incluant des carrés de nombres réguliers, pour certains de grande taille), cette
tablette appartient incontestablement au domaine de l’érudition. En revanche, aucune tablette
scolaire contenant des tables d’inverses n’est attestée à ce jour. D’une façon générale, les
activités scolaires mathématiques élémentaires des époques récentes sont très peu
documentées. Comme indiqué plus haut, les raisons de cette rareté des tablettes scolaires
9
Cette tablette est aujourd’hui conservée au British Museum sous le numéro BM 34592 [Aaboe 1965].
résident probablement à la fois dans un changement de support de l’écriture et dans la
disparition progressive de l’écriture cunéiforme. La seule chose qui peut être constatée est que
les tables d’inverses connues, y compris celles dont le contenu est identique à celui qu’on
trouve dans les exercices d’écoliers de l’époque paléo-babylonienne, font partie des écrits
érudits. Le statut et l’usage de ces tables sont donc probablement différents de ceux qu’ils
étaient dans les époques plus anciennes.
Ces quelques éléments d’analyse semblent brouiller, du point de vue du contenu des
documents considérés, la distinction entre savoirs érudits et connaissances enseignées à un
niveau élémentaire, ou tout au moins montrent que ces catégories ne sont pas immuables et
qu’elles ont des sens différents dans des contextes différents. Comme nous l’avons dit plus
haut, un savoir n’est pas « élémentaire » ou « érudit » en soi, mais son statut dépend de
l’usage qui en est fait dans un milieu donné.
La table d’inverses est un élément clé du calcul sexagésimal positionnel ancien, et la mise au
point des méthodes de ce calcul, qui s’est probablement produite à l’époque néo-sumérienne,
est le résultat d’une élaboration érudite. Quelques fondements de ces méthodes sont ensuite
passés dans le domaine de l’enseignement élémentaire, phénomène somme toute relativement
banal. On peut penser par exemple au cas plus proche de nous des algorithmes de
multiplication et de divisions qui, avant la diffusion en Europe du calcul à la plume d’origine
indo-arabe, puis à la généralisation de ces techniques dans l’enseignement élémentaire, étaient
l’objet de traités savants et n’étaient pratiqués que par des professionnels.
Les contenus enseignés n’ont pas toujours été élaborés spécifiquement pour l’enseignement.
La documentation de l’époque paléo-babylonienne, la plus abondante en ce qui concerne à la
fois les écrits érudits et les écrits d’élèves, en témoigne. Les savoirs enseignés sont constitués
de quelques segments des savoirs des érudits, mis sous une forme stéréotypée et probablement
destinés à être mémorisés, au moins en partie.
Un savoir relativement répandu à une époque, peut tomber en désuétude. Ce processus semble
s’être produit à l’époque séleucide, où la pratique de l’écriture cunéiforme sur argile, et avec
elle la culture dont elle était le support, est devenue l’apanage de quelques familles de lettrés
d’Uruk et de Babylone. La diffusion des méthodes sophistiquées du calcul sexagésimal
positionnel a sans doute été, au moins partiellement, affectée par ces transformations.
La documentation mésopotamienne permet ainsi d’identifier des écrits d’érudition, et des
écrits d’apprentissage. Cependant, les qualificatifs de « savants » et « enseignés » s’appliquent
non pas à des contenus de savoir, mais plutôt à des pratiques dans un contexte donné.
II.
Un second exemple remontant à la Grèce ancienne, au début de l’antiquité
tardive
Notre second exemple remonte au 4è siècle ap. J.C., dans la période dit de l’antiquité tardive
ou du ‘Bas-Empire’. Nous nous intéresserons au cas paradigmatique de Théon d’Alexandrie,
un célèbre commentateur de la grande ‘somme’ astronomique de Ptolémée. Cette dernière
connue en grec comme ‘la grande syntaxe’, hê megistê syntaxis, et plus connue de nous sous
le nom arabisé l’Almageste – ce texte majeur de l’astronomie antique est devenu célèbre par
l’influence considérable qu’il a exercé sur le développement de l’astronomie théorique et
d’observation pendant tout le Moyen-Age arabe, latin, et pendant la Renaissance
Européenne.10 Après celui de Pappus d’Alexandrie, le commentaire de Théon à l’Almageste
est un des tous premiers commentaires de l’ouvrage au complet qui nous soit parvenu. Ce
texte est révélateur de la réception précoce de l’ouvrage ptoléméen ; une autre de ses
particularités est le fait qu’il fait partie des rares textes antiques dans lesquels le contexte
pédagogique en fonction duquel le commentaire a été rédigé est évoqué explicitement. C’est
ce que montrent les premières lignes du commentaire :11
[317.1] (a) De Théon Alexandrin, commentaire sur le premier livre de la syntaxe de
Ptolémée, à partir de l’édition qu’il en a faite.
(b) Ayant été continuellement poussé par les auditeurs [para tôn akroatôn], Epiphanios
mon enfant [teknon], [5] à faire entendre ce qui apparaissait à chacun d’eux comme des
difficultés de la syntaxe de Ptolémée, [318.1] j’ai pensé qu’il serait bien que j’en
entreprenne un commentaire [hupomnêma], et qu’il fallait s’appliquer à un tel travail en
considération de deux <types de personnes> , pour exercer ceux qui pratiquent <déjà>
l’astronomie [tôn astronomountôn] d’une part, et pour encourager ceux qui s’instruisent
dans les éléments [tôn stoicheioumenôn].
Pour autant qu’on accepte l’hypothèse plausible que la préface du commentaire reflète
effectivement son contexte et l’attente de ces récipiendaires,12 nous tenons là un document
susceptible de nous éclairer sur le contexte d’usage des deux grands textes ptoléméens
auxquels Théon fait constamment allusion, à savoir l’Almageste elle-même bien entendu,
mais aussi les Tables faciles, une sorte de compendium des tables astronomiques décrites dans
l’Almageste accompagnées seulement d’un ‘mode d’emploi’. Un tel compendium était utile
pour les calculs des praticiens astrologues, indépendamment de leur compréhension des
modèles astronomiques sous-jacents à l’établissement des tables. Le commentaire de Théon
aux Tables Faciles est d’ailleurs introduit par des termes qui évoquent encore plus nettement
que précédemment un contexte pédagogique :13
[199.1] (a) De Théon Alexandrin sur les Tables Faciles
La méthode plus raisonnée [logikôtera] du calcul des astres selon les Tables Faciles,
Epiphanios mon enfant, nous l’avons donnée avec exactitude [di’ akribeias] dans un
autre recueil en cinq livres ;14 mais puisque dans ce dernier, la plupart de ceux qui me
fréquentent [tôn prosiontôn hêmin] en vue d’apprendre une telle matière [pros tên tês
toiautês didaskalias], en plus de n’être pas capables de suivre de manière suffisante les
multiplications ou les divisions des nombres, se trouvent de surcroît complètement
ignorants [amuêtoi, scil. ‘non initiés’] des démonstrations géométriques [ton grammikôn
deixeôn], nous nous sommes efforcés pour ceux-là aussi, de faire un commentaire autant
que possible plus méthodique, en exposant les seuls procédés [psiloi ephodoi], afin que
leur paraisse plus clair l’exposé de cet enseignement.
10
Nicolas Copernic, dont l’œuvre majeure REF a jeté les bases d’un système héliocentrique qui était appelé à
détrôner le système aristotélo-ptoléméen pendant les deux siècles suivants, est encore largement dépendant de
l’œuvre de Ptolémée.
11
La traduction est la nôtre ; la pagination renvoie à l’édition de référence du Chanoine Rome, les numéros (a),
(b)… sont les nôtres et faciliteront la référence au texte dans la suite ; enfin quelques expressions grecques du
texte d’origine sont indiquées entre crochets, sous forme translittérées.
12
Quoique plausible, cette hypothèse ne va pas de soi : de nombreuses préfaces, dans l’antiquité comme au
Moyen-Age, ne sont que des ‘lieux communs’ qui témoignent davantage des connaissances littéraires de l’auteur
(ou des attendus d’un lectorat lettré) que du contexte réel dans lequel le texte a été produit. Bien souvent, en
outre, la réalité se trouve à mi-chemin entre ses deux interprétations extrêmes.
13
Les conventions sont les mêmes mais l’édition et la traduction française sont ici dues à Anne Tihon REF
14
Cette phrase fait allusion au ‘Grand Commentaire’ de Théon sur les Tables Faciles, dont seule une partie a été
conservée.
Revenons à la préface la plus longue et la plus développée de Théon, celle du commentaire à
l’Almageste. Une lecture attentive de ces premières lignes nous révèle plusieurs éléments
importants. Tout d’abord, le texte a été rédigé à l’initiative de l’audience de Théon, qui lui a
demandé des éclaircissements sur l’Almageste. Plus précisément, deux types d’auditeurs
potentiellement intéressé par son commentaire sont désignés dans les premières phrases : ceux
qui pratiquent l’astrologie,15 d’une part, et d’autre part ceux qui ont avancé dans l’étude des
Eléments ou bien qui désirent s’instruire dans cette matière16. Quelle que soit l’interprétation
retenue, il s’agit dans tous les cas des Eléments de géométrie d’Euclide, dont l’étude est
nécessaire pour étudier les modèles sophistiqués décrits par Ptolémée.
La suite de l’introduction de Théon nous apprend davantage sur les auditeurs de Théon :
(c) [5] Il est possible par ailleurs que d’aucuns soient assez perspicaces et assidus
[philalêthos kai zêtêtikos] pour parvenir < à constater> que nous avons <ici> apposé de
nombreuses preuves à ce qui n’avait été nullement conçu par les commentateurs
[hupomnēmatistoi] qui nous ont précédés, comme on le voit à partir des commentaires
qu’ils ont laissé. En effet, en se proposant de laisser de côté les choses <soi-disant> les
plus claires, il apparaît qu’ils ont <en fait> négligé celles qui étaient les plus difficiles.
Or alors que, contre ces derniers, Ptolémée <lui-même> dit en termes clairs, [10] au
début de son œuvre, que « nous allons tout démontrer géométriquement »17, ceux-là ne
parachèvent la plupart <de leurs remarques> que comme pour les Tables Faciles
[procheiroi kanones], par les <seuls> procédés [psiloi ephodoi] en tant que tels.
(d) Quant à nous, nous avons mis le plus grand soin, non seulement à examiner toutes
les choses <contenues dans la Syntaxe> par des démonstrations géométriques, autant
que possible, mais encore, nous n’avons rien laissé de côté en général des choses qui
paraissaient difficiles, [319.1] même si nous ne sommes pas du nombre qui s’occupent
de ce genre de choses.
Ces phrases nous apprennent une chose importante sur ces mêmes auditeurs, susceptibles
d’étonner des lecteurs modernes, qui y reconnaissent spontanément des ‘élèves’ demandeurs,
soit d’explications, soit de prolongements d’études, à leur maître Théon. D’une part, Théon
attend de certains de ses lecteurs / auditeurs qu’ils soient capables de faire la différence entre
son commentaire et les commentaires habituels, auxquels Théon reproche de n’insister que
sur des passages difficiles en laissant de côtés les passages prétendument simples. Ces mêmes
passages, Théon, lui, se propose de les expliquer et il marque ainsi l’originalité de son
commentaire vis-à-vis de ceux qui les précèdent.
Par ailleurs, la fin de la préface distingue un nouveau type d’audience :
(f) Nous aurons enfin une grande obligation à ceux qui se montreront capables de
rectifier [diorthousthai] les choses que nous avons approfondies « pas autant qu’il était
15
A. Jones (Uses and Users of Astronomical Commentaries in Antiquity) commente la fin de la phrase (b) : “I
take the latter, who are literally described as ‘those who are instructed in elements’, to be students who have
worked through Euclid’s Elements and were progressing to the Almagest as a work of more advanced
mathematical reasoning, and the former to be astrologers”. Le terme ‘mathématiciens’, dans cette période,
désigne en effet couramment des astrologues, et il est très plausible que le terme ‘astronomes’ ait renvoyé à la
même réalité sociale.
16
La première interprétation est celle de Jones (voir citation à la note précédente), la seconde est la nôtre pour
des raisons qui ne peuvent être exposées ici.
17
C’est une citation habile et légèrement déformée (ou s’il l’on veut habilement déformée), des mots par lesquels
Ptolémée introduit les justifications géométriques qui conduisent aux tables de cordes, Alm. 31.5-6 Heib « nous
allons démontrer géométriquement chacune de ces choses [celles qui concernent les cordes dans le cercle] une
fois pour toutes ».
utilement possible <de faire> »18, comme il le dit lui aussi, et nous n’avons pas honte
que nos promesses paraissent si grandes et comme divines, alors que nous sommes
susceptibles d’être <nous aussi> corrigés par d’autres ; [10] nous ne nous croyons pas
en effet nous-mêmes assez capables pour parcourir toutes choses mot à mot sans que
notre travail prête à contestation.
Théon insiste ici sur le fait qu’il attend de certains auditeurs ‘choisis’ qu’ils poursuivent
son travail, plus précisément qu’ils excusent les faiblesses de son commentaire, en songeant
qu’ils devront le continuer. Autrement dit, il considère certains d’entre eux comme des pairs.
Ce dernier point est inséparable de l’idée, que défend Théon tout au long de cette préface,
que dans son commentaire il suit l’exemple de Ptolémée, et ceci de deux manières. D’une part
parce que Théon ‘glisse’ des digressions géométriques dans le corps de son commentaire.
D’autre part parce que son commentaire, de manière générale, imite celui de Ptolémée, qui
n’est donc pas précisément considéré comme le garant d’un savoir de référence ‘savant’, mais
plutôt comme un commentateur dont il s’agit de continuer l’œuvre, à l’instar des compagnons
de Théon dont il attend qu’ils poursuivent son commentaire.
Cette courte analyse montre que les catégories de ‘savoir savant’ et de ‘savoir enseigné’
sont relativement impropres à décrire correctement la situation de Théon vis-à-vis de ses
auditeurs, alors qu’elle semblerait s’y prêter a priori à merveille. En effet le niveau
mathématique du texte de Ptolémée est très élevé et a donc pour nous toutes les
caractéristiques d’un texte de ‘savoir savant’ ; c’est ce que confirme encore les plaintes de
Théon au sujet du faible niveau de certains de ses étudiants, du moins dans la préface à son
commentaire des Tables faciles, faiblesses qui l’invitent à délivrer un savoir spécifique à un
contexte d’enseignement pour permettre à certains élèves d’utiliser ces tables.
Par contre, le paradigme rhétorique19 semble mieux adapté pour proposer une
interprétation de ce passage, dans la mesure où la rhétorique ancienne est le soubassement de
l’éducation dispensée aux membres de l’élite lettrée, dont Théon et ses compagnons d’étude
fait très probablement partie. Ce paradigme se traduit ici de la manière suivante. D’une part le
texte de Ptolémée constitue bien ici une référence, mais moins par son contenu propre que par
la méthode qu’il met en œuvre : le but indiqué par Théon est de poursuivre l’œuvre de
commentateur qu’est celle de Ptolémée, c’est-à-dire d’imiter ce dernier. Dans les termes
employés par Aulu Gelle, un grammairien contemporain de Ptolémée, ce dernier a le mérite
d’un ‘classicus scriptor’, d’un écrivain de tout premier rang dont on peut suivre l’exemple. Le
type de commentaire qu’entreprend Théon constitue Ptolémée en ‘classique’.
D’autre part, Théon ne présuppose pas de son audience (ou d’une partie d’entre elle)
qu’elle devrait apprendre ce qu’elle ne sait pas, comme si elle ne savait rien au départ. Il
présuppose au contraire que c’est elle qui formule la demande à laquelle Théon se conforme,
et de plus qu’elle peut juger de la proposition de Théon par comparaison avec d’autres
commentaires du même type : on ne suppose donc pas l’ignorance, mais au contraire la
préconnaissance d’une littérature qui autorise un jugement critique de la part de l’auditoire.
Théon, de manière plus générale, s’adresse à une audience variée (c’est-à-dire de
capacités variées) et son discours liminaire peut donc se lire à plusieurs niveaux, qui
constituent par là même la possibilité d’une progression. Le telos idéal d’une telle progression
18
Citation littérale de Alm. 8.15-16 Heib, où Ptolémée déclare qu’il s’appliquera plus particulièrement à ce que
les anciens n’ont pas complètement conçu, ou bien pas de la manière la plus ‘utile’ qu’il aurait été possible de
concevoir.
19
J’emprunte cette expression, forgée pour un autre contexte, à Dan Savatovsky.
est d’atteindre le niveau de Ptolémée lui-même, en tant que commentateur de la tradition
classique.
Précisons que cette situation n’est pas originale à Théon : un nombre important
d’écrivains se conforment, dans la même période, à un modèle rhétorique. Ceci n’a rien
d’étonnant étant donné la formation reçue par un érudit dans ce contexte. Ce qui est original à
Théon et à ses contemporains, c’est de rendre ce modèle explicite, de le ‘théâtraliser’.
Ce qui met donc en cause dans cet exemple les catégories de ‘savoir savant’ et de ‘savoir
enseigné’ n’est pas tellement comme précédemment, la similitude des contenus : le savoir que
délivre Ptolémée et celui qu’enseigne Théon ne sont pas les mêmes. Ce qui pose davantage
problème est le fait de faire une distinction tranchée entre les deux, alors que Théon laisse
entendre au contraire qu’il n’y a pas de solution de continuité de l’un à l’autre – si l’on tient
absolument à employer des comparaisons modernes, la situation décrite est plus proche d’un
moderne ‘séminaire de recherche’ que d’un cours au sens scolaire du terme. Il vaut mieux
alors, comme on l’a vu, faire appel à un modèle, tel que celui que suggère la rhétorique
antique, pour décrire cette situation.
En guise de conclusion
Nous nous sommes contentés d’indiquer en quoi certaines catégories forgées dans une
perspective didactique strictement contemporaine ne sont pas forcément les meilleures pour
décrire une situation ancienne. Il n’est évidemment pas exclu qu’elle puissent le faire dans
certains cas, mais on ne saurait partir du principe qu’elles le font dans tous les cas – du moins
pas sans quelques sérieux amendements : c’est ce que montrent nos exemples.
Quoique que nous ne l’ayons pas abordée ici, une autre question potentiellement
féconde d’un point de vue didactique se pose par ailleurs. Les catégories élaborées par les
historiens pour décrire certaines situations spécifiques à tel ou tel contexte, ne sont elles pas
susceptibles de fournir à l’analyse didactique contemporaine des modèles pertinents pour
décrire certaines situations contemporaines ? Ici l’histoire, l’étude du passé, peut jouer l’un
des rôles qu’on est en droit d’attendre d’elle, qui est de fournir un autre regard sur le présent,
par un détour opportun vers le passé. Mais il s’agit là d’un autre type de recherche, qui
déborde largement le cadre de cet article.
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