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Cette intense activité renvoie à toutes sortes de hiérarchies d’excellence, de
classements, de formes de distinction, de correction ou de conformisme. Cet article
tente d’organiser un peu cette diversité, en ignorant dans un premier temps ce qu’on
pourrait appeler le statut de la norme en linguistique. Les normes langagières
sont-elles constitutives du système de la langue ou ne sont-elles qu’un
“ épiphénomène ” ? Les normes et la politique normative de l’État et de l’école
sont-elles garantes de la stabilité et de l’unité du code linguistique, donc de la
communication ? Ou le système de la langue a-t-il ses propres mécanismes de
régulation, qui ne doivent rien ou presque aux pratiques normatives des locuteurs ?
Peut-être un détour par la sociologie de ces pratiques permettra-t-il de poser ces
questions moins abstraitement. J’y reviendrai donc en conclusion.
Une approche relativiste de la norme
Comme les autres normes sociales, celles qui régissent les pratiques langagières
sont de statuts divers : la langue administrative, juridique, scolaire fait l’objet d’une
législation, la jurisprudence pénale définit les injures, certains points d’orthographe
font l’objet de règlements. Nombre d’organisations ou d’associations imposent à
leurs membres des normes langagières censées garantir leur loyauté, leur efficacité
ou leur statut : une organisation minoritaire enjoint à ses membres de ne pas parler la
langue dominante ; l’armée privilégie une langue “ militaire ” respectueuse des
hiérarchies, sobre, efficace, sans états d’âme. Un grand magasin impose des normes
langagières à ses vendeuses, un hôpital à ses infirmières, une école aux maîtres et
aux élèves, une Église aux prêtres et aux fidèles. Hors de la législation et des règles
internes aux organisations ont cours des règles plus diffuses, qui définissent la
raison, la moralité, la “ correction ”, la tradition, le bon sens, les bonnes mœurs, le
bon goût, le savoir-vivre ou encore le “ bon usage ” de la langue.
Comme les autres, les normes langagières diffèrent par l’étendue de leur champ
d’application : certaines ne valent qu’à l’intérieur d’une famille, d’autres sont
reconnues dans une société entière ou dans une aire culturelle plus vaste. Comme
dans d’autres domaines, certaines normes sont extrêmement codifiées, mises par
écrit, élaborées par un appareil spécialisé et des professionnels ; d’autres sont floues,
sujettes à variations et interprétations. En matière de langue aussi, les normes les
plus précises sont en général énoncées par l’État ou une autorité constituée, alors que
les plus vagues ont des sources difficiles à identifier, la tradition, l’opinion, l’esprit
du temps, le sens commun. Les normes langagières diffèrent, comme les autres,
selon la nature du contrôle social auquel elles donnent lieu : contrôle centralisé,
confié à des agents spécialisés (l’école, le tribunal, toute instance de sélection ou de
censure) ou contrôle diffus, laissé à l’appréciation de quiconque se croit témoin ou
victime d’une déviance.
On peut de même étendre aux normes et aux déviances langagières les acquis de
la sociologie dans d’autres domaines (Malherbe, 1977) :
1. Les normes varient non seulement entre sociétés mais d’un groupe social à
l’autre à l’intérieur de la même société.