THESE DE PHILOSOPHIE – ÉPISTEMOLOGIE : « LE SAVOIR A L’ŒUVRE » Mots-clefs : Activité, compétence, connaissance, critique d’art, critique des sciences, critique, discours, entreprise, épistémologie, ergologie, habileté, humain, langage, objectivité, œuvre d’art, œuvre, philosophie, savoir, savoir-être, savoir-faire, science, subjectivité, technique, travail artistique, travail, vie. Auteur : M. HULIN THIBAUD (Titulaire d’une Bourse d’Allocation de Recherche) ADR. : 5, AV. M. BLONDEL 13100 AIX-EN-PROVENCE TEL. : 06.07.86.09.43 04.42.93.27.01 MAIL : [email protected] Directeurs de la thèse (co-tutelle) : M. SCHWARTZ YVES (PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE, MEMBRE DE L’INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FRANCE, DIRECTEUR DU DEPARTEMENT APST-ERGOLOGIE, UNIVERSITE DE PROVENCE) M. COMETTI JEAN-PIERRE (MAITRE DE CONFERENCES HABILITE, UNIVERSITE DE PROVENCE) -I- PLAN Introduction……………………..…………………………………………………………III I. La connaissance au travail : Savoir, Savoir-faire, Savoir-être et Compétence ... IV A) L’approche traditionnelle ................................................................................ IV B) Les mutations de l’évaluation des compétences ............................................... V C) Approches philosophique de la compétence ................................................... VI II. La critique de l’œuvre d’art : pré-texte ou connaissance ?............................... VIII A) La science de l’art......................................................................................... VIII B) Echecs de la tentative de réification de l’art .................................................... IX C) Le critique d’art ................................................................................................ X III. Sur l’objectivité du discours scientifique - vers une épistémologie des activités humaines.................................................................................................................................. XI A) La science objective ........................................................................................ XI B) Incertitudes scientifiques ................................................................................ XII C) Pour une épistémologie des activités humaines ........................................... XIII Conclusion…………………………………………………………………………...……XIV Bibliographie………………………………………………………………………………XV I. Histoire de la Philosophie ................................................................................……XV II. Travail .................................................................................................................... XVI III. Esthétique........................................................................................................... XVII IV.Epistémologie…………………………..……………………………………..XVIII * * - II - * INTRODUCTION Nous voudrions partir d'un mot de Salvador Dali, cité par B. Jarrosson (p. 179) : "ce que je connais le mieux, ce sont les côtelettes, parce que je les mange". Sous son apparence anecdotique, le peintre évoque un problème considérable pour la philosophie de la connaissance. En effet, la séparation entre sujet et objet semble être à la fois la condition sine qua non et l'obstacle fondamental à l'activité de connaissance. La fusion de l'objet et du sujet, ou l'assimilation de l'un par l'autre semble être la seule réponse possible à la volonté de savoir. Ainsi, l'analyse des activités humaines qui investissent l'action dans un objet offre un terrain privilégié pour l'épistémologue, relativement à la question du processus réel du connaître. En effet, le savoir, lorsqu'il n'est pas pure contemplation de son objet de connaissance, guide l'action : il peut-être alors l'occasion d'une immersion dans un pro-jet ou dans une œuvre. Comment le savoir, de contenu immatériel, en vient-il à remplir un objet matériel ? Et surtout, quel est son statut ? En effet, le savoir à l'œuvre est de nature très opaque, il ne se transmet pas aisément, il est souvent rétif à la mise en mot. Deux exemples nous en convaincront. D'une part, les productions industrielles sont l'objet de savoir-faire, qui constituent un capital dont on redécouvre actuellement toute la valeur. Cependant, l'attention récente accordée à ce type de savoir n'est pas sans soulevé de nombreux problèmes. Notamment, il pose la question de la reconnaissance de ceux qui en sont les possesseurs, ce qui entraîne un ébranlement des grilles traditionnelles de classification des emplois et d'évaluation des salaires. En somme, si l'artisan, l'ouvrier, etc., possède un savoir propre, celui-ci rivalise en quelque sorte avec le savoir de l'ingénieur ou du chef d'entreprise, dont sa position sociale dépendait de sa formation scientifique. D'autre part, les œuvres d'art apparaissent comme un cas particulier des produits artefactuels. Le travail de l'artiste qui lui a présidé est davantage individualisé, personnalisé. Il ne requiert cependant pas moins la maîtrise de certaines techniques propres à son art, qu'il a parfois puisé chez des maîtres du passé. Si l'attention aux œuvres d'art a pu se définir comme un mode particulier de connaissance, c'est bien que le faire artistique requière déjà un savoir préalable qui s'investit dans un objet ou dans une action dite artistique. Ce savoir, en outre, est l'occasion d'interrogations profondes de la part du spectateur ou de l'amateur, qui souvent est en quête de connaissances censées éclaircir l'expérience esthétique à laquelle il se confronte. Il est à noter que la séparation des activités artistiques et des activités industrieuses ne date que de deux siècles seulement ; en outre, elle n'est pas une distinction naturelle, mais un fait social caractéristique de la société du début du 19ième siècle. Pourtant, il existe bien une professionnalisation de l'artiste qui a suivi une formation relative à son art. Et la sublimation du phénomène artistique au désavantage du métier manuel ne peut-être qu'un choix axiologique qui dépend de la culture : il y a du gestuel dans l'art, et du savoir dans le métier. Plus fondamentalement, nous voudrions attirer l'attention sur les problèmes similaires que rencontrent ceux qui se confrontent à la réalité de ces pratiques. En effet, la pensée positiviste a pu propager l'idée que l'étude de l'art pouvait donner lieu à l'usage de méthodes scientifiques. De l'autre côté, le taylorisme s'est imposé dans sa tentative de décrire de façon "rationnelle" le travail humain. Or, il faut ici s'étonner de ce que ces volontés se sont avérées - III - tout à fait insuffisantes pour cerner le processus réel de l'activité de l'homme à l’œuvre, cédant ainsi en faveur de méthodes beaucoup plus souples et cependant bien plus adaptées. * * * I. La connaissance au travail : Savoir, Savoir-faire, Savoir-être et Compétence A) L’approche traditionnelle Le problème de l’évaluation des compétences s’est posé récemment, il fait suite au constat d’une crise de l’évaluation traditionnelle. Ce que nous désignons donc par ce terme correspond à la conception tayloriste du travail qui s’est imposée au milieu du XXième siècle comme la véritable approche rigoureuse de ce concept. En effet, la séparation conception/exécution telle qu’elle fut pratiquée par l’Organisation Scientifique du Travail ne suggère qu’une seule voie pour l’évaluation des compétences : la fidélité aux normes prescites par autrui, et la performance réalisée, en fonction d’un étalon de mesure définit à nouveau par les mêmes prescipteurs. The one best way suppose par conséquent la définition d’une perspective unique du travail bien fait, laquelle répond à une définition qualitative qui répond par-là aux outils dénommés « scientifiques » par l’Organisation citée. D’autre part, l’attribution d’une seule tâche à un même individu permet ici encore de « cloisonner » l’activité de travail, épurant ainsi l’activité de tout élément hétérogène, non essentiel à l’exécution du travail prescrit. Les limites de ces définitions n’ont cessé de s’imposer aux acteurs du processus de travail ainsi conçu. Cette volonté de simplification du travail humain, le refus de prendre en considération la spécificité de l’activité réelle a plutôt contribué à l’obscurcir qu’a le penser plus clairement. Nombre d’ergonomes n’ont cessé de signaler les écarts du travail réel par rapport au travail conçu. Ainsi l’observation des performances effectives d’un ouvrier spécialisé, censée fournir les normes du travail en terme de performance, mesurable quantitativement, s’est avéré insuffisante pour circonscrire la tâche d’un ouvrier spécialisé. C’est que la dynamique des normes de vie, inhérentes à l’être humain au minimum, ne peut se soustraire à la définition d’une norme unique (the one best way), quand bien même elle est tirée d’une moyenne supposée. La construction d’un modèle unique ou général de l’activité de travail n’a donc cessé, à la suite des principes de F. W. Taylor, puis du fordisme, de multiplier les mesures et les observations de tâches. On peut dire que cette volonté de diviser le temps d’une activité selon l’espace, et l’espace de travail à partir d’une quantification des gestes corporels, est un échec. Celui-ci trouve sa source à la fois dans un contexte économique qui requiert une main d’œuvre massive, que dans une méconnaissance de l’activité de travail, dans la confiance excessive envers des méthodes dites scientifiques (susceptibles de - IV - quantifications diverses), et peut-être aussi dans un certain mépris de la main d’œuvre concernée1, laquelle va sans doute de paire avec cette ignorance. Dans les années 1960-70, les critiques des principes du taylorisme se sont multipliées, et l’on a commencé à mesurer les pertes désastreuses que la prééminence de cette conception a engendré, notamment en terme de capital de travail. La dénonciation du travail "préconçu", qui devait s’accompagner de la réduction spectaculaire du nombre des ouvriers, n’a cependant pas conduit à envisager le travail manuel différemment. On peut donc parler d’un véritable paradigme du travail dominant une grande part du XXième siècle, lequel ne cesse de subir les coups de boutoir de ceux qui étudient l’activité singulière et concrète depuis une trentaine d’années. B) Les mutations de l’évaluation des compétences On peut dire que les tentatives pour sauvegarder les principes de la conception taylorisée du travail ont conduit à un « taylorisme flexibilisé », en tant qu’il conserve sa méconnaissance du travail concret, mais en prêtant davantage oreille aux dynamiques nouvelles des organisations. A une logique de technique et de rendement, il fallut bien céder à une logique cognitive, de spécialisation des firmes et des agents. L’automatisation cède place progressivement à l’autonomie du travailleur, et on assiste, ici et là, à des initiatives originales qui préfèrent une gestion multiple du travail à une coordination supposée prévisionnelle ; l’idée d’une main d’œuvre qualifiée a donc enfin été retrouvé après un silence de près de deux siècles. L’idée de qualification professionnelle s’est donc imposée, en France, à la suite d’une volonté de faire disparaître les grilles de salaires minimums en dessous du SMIC dans les années 80, en même temps qu’une création croissante des formations qui les valident. De son côté, la politique de professionnalisation des entreprises a favorisé un système de postes plus ouvert, propice à la progression du salarié selon ses capacités propres. Les grilles de qualification sont ainsi solidaires de systèmes de rémunération. Cependant, la classification des emplois, qui regroupent désormais postes et fonctions, admet une variabilité relative au type de l’entreprise et à son mode de production. A cette armature socio-économique se joignent des dispositifs juridiques, qui légifèrent des contrats de qualification, associant temps de travail et temps de formation. Pourtant, le déplacement progressif de l’idée de qualification professionnelle vers celle de compétence n’est pas sans évoquer de nouveaux enjeux au travail. L’usage de tests, d’entretiens et d’autres évaluations initiales sans rapport est aujourd’hui systématique, et décident prioritairement de l’embauche. Au-delà d’un départage nécessaire des candidats, ces procédures visent à explorer les capacités et motivations profondes du futur salarié, à apprécier ses connaissances concrètes et son comportement futur. S’il est vrai que la personnalité du salarié n’a pas, théoriquement, à être confondue avec l’aptitude à exécuter une tâche donnée ou à accomplir une fonction, cependant le bon fonctionnement de l’entreprise 1 Cf. l’idée de « flânerie systématique », idée maîtresse de Shop Managment de F. W. Taylor (1903). -V- nécessite, dans un monde social et économique où les exigences du marché ne cessent d’évoluer, des aptitudes nouvelles des individus qui y travaillent, s’adaptent et communiquent. Le lien ambigu maintenu entre la définition des qualifications et des impératifs hiérarchiques implique ainsi une redistribution nécessaire des pouvoirs en jeu dans l’entreprise. Le travail des qualifications tend donc à redéfinir les stratégies économiques et financières, à faire éclater les référentiels en terme de grilles, de procédures et d’indicateurs positifs. La nature de ces mouvements suppose en fait la reconsidération de la codification jusqu’ici en usage, par le biais d’artefacts qui restent à définir. La dimension de culture liée à l’usage collectif des corps et âmes entraîne ainsi une mise à distance par rapport au cadre objectif et matériel de l’activité : toute exécution est aussi appropriation transformatrice de conditions objectives. La dimension expérimentale de l’activité de travail s’impose ici en miroir de la qualification. Les apprentissages corporels longs et difficiles, la gestualité étriquée et répétitive sont autant de facteurs limitants à prendre en considération. Le problème de la mise en mot de l’expérience industrieuse se confronte et s’oppose dès lors à tout régime taylorien de la qualification, en tant que ce dernier nie les débordements immanents de la durée et de l’expérience au travail. Le rappel des savoir-faire historiques ou critiques se justifie en ce sens qu’il investit d’un rapport complexe le lien qualifications réelles / dispositifs objectifs, rapport qui ne saurait se cristalliser en concepts aisément transmissibles. Si l’inculture apparaît ici comme une limite nécessaire et relative au problème étudié, la qualification, en retour, ne peut se contenter de connaissances abstraites. La gestion de l’histoire de la situation considérée, les normes recréées et recentrées autour des acteurs du processus de travail implique ainsi une dialectique qui joue entre les deux registres de l’expérience et du concept Enfin le thème de la reconnaissance des acquis vient s’ajouter à l’interrogation du concept de compétence ; il confronte, relativement à ces deux expressions, des populations faiblement dotées en capital culturel voire écartées de la vie au travail, aux entreprises préoccupées de gestion humaine. C) Approches philosophique de la compétence Le savoir-faire : compétence, habileté, acquise par l’expérience dans des problèmes pratiques, dans l’exercice d’un métier2. Le mot unit en une seule expression deux termes qui demeurent, malgré l’usage du trait d’union, dissociés. En effet il est commun de penser que posséder un savoir est une chose, et qu’agir en est une autre. Il faut écarter l’idée selon laquelle le savoir-faire est une activité uniquement pratique. Il faut envisager bien plutôt la possibilité d’une continuité entre le savoir intellectuel et l’agir pratique, ce que semble suggérer la nature même du savoir-faire, mot dans lequel le concevoir n’est pas séparable de l’agir. 2 Grand Usuel, Larousse, 1990. - VI - On a souvent considéré que l’essor industriel moderne et ses ambitions tayloristes est en rapport de continuité avec l’intérêt que le XVIIIième siècle a porté aux techniques, et notamment avec l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou Dictionnaire Raisonné des Arts & Métiers. Or la démarche des encyclopédistes était tout autre : elle tendait, selon les prérogatives de son directeur, à réhabiliter les savoir-faire, loin de les déprécier ou d’en désapproprier ceux qui en font profession à l’avantage économique des seuls patrons d’industries. De ce point de vue, l’Encyclopédie constitue un point de rupture avec la société industrielle à venir. Le terme de savoir-faire est répandu en France depuis le XVIIième. Or les dictionnaires humanistes, à peine l’ont-ils recensé, qu’ils le dévalorisent et le condamnent 3. Tandis que l’usage d’un trait d’union apparaît comme une facilité, les idées qu’il unit sont très différentes. C’est depuis les années soixante-dix que l’expression réapparaît en force dans notre vocabulaire, non par sa redécouverte mais par la traduction de l’anglais know how. La conceptualisation du savoir à l’œuvre ou son intégration pleine dans la culture philosophique est encore à l’état de chantier. L’idée de savoir au travail est loin d’être neuve. Elle est cependant transversale à bon nombre d’interrogations philosophiques. Ainsi, dès Platon, l’art du kaïros, entendu comme intelligence pratique portant sur du contingent, pose problème. La maîtrise conceptuelle des actions suppose un agir en connaissance de cause ; l’articulation épistémè / technè est donc en jeu autour du concept de travail, et ses points de jonctions et limites ne sont pas claires. A la Renaissance, le problème de l’unité du savoir se pose à nouveau dans l’œuvre de René Descartes, ainsi que son rapport avec la vie comme champ d’action et condition de l’homme. A sa suite, Leibniz poursuivra cette interrogation en évoquant le thème de la mise en cercle des savoirs scientifiques et des compétences techniques. Il reste peu de chemin à parcourir pour voir naître l’Encyclopédie des Arts et Métiers, dont la mise en œuvre n’a pas été aisée : les efforts de Diderot allaient dans le sens d’une valorisation des savoir-faire et de la connaissance singulière de ceux-ci, ce qui n’était pas sans bouleverser bon nombre d’idées reçues sur le travail des artisans notamment. Si l’on ne peut que se désoler de l’oubli retentissant des capitaux en savoir-faire opéré par la Révolution Industrielle au 19ième siècle, l’interrogation philosophique n’est cependant pas absente de ses enjeux fondamentaux : l’œuvre de Marx va évidemment de soi ici. Cependant, il ne faut pas oublier des perspectives contemporaines de celles-ci, qui n’en ont pas moins leur intérêt. Nietzsche4, puis Bergson ont tenté à leur manière de repousser les préjugés sur l’idée de compétence et de travail industrieux, d’une part en faisant prévaloir le discours philosophique sur le discours scientifique ou positiviste, d’autre part en affirmant la singularité des faits de conscience en liaison continue avec le corps biologique. A leur suite, Georges Canguilhem soulignera la confusion artificielle de la norme avec la moyenne, point fondamental pour l’organisation du travail humain, et soulèvera les problèmes que revêt toute connaissance du vivant qui se prétend telle. Ainsi Bouhours, Entretien d’Ariste et d’Eugène : « quoique ce terme exprime assez bien, les personnes qui parlent le mieux ne peuvent s’y accoutumer ; il n’y a pas d’apparence qu’il subsiste, et je ne sais même s’il n’est point déjà passé ; aussi est-il très irrégulier, et même contre le génie de notre langue, qui n’a point de pareils substantifs » (1671). 3 4 Cf. Nietzsche, Humain trop humain, § 318, trad. Desousseaux, révision Jean Lacoste. - VII - La labilité immanente à toute activité de travail, en tant que la recherche des conditions aux limites de la compétence ne peut atteindre les prétentions objectives qu’elle vise légitimement, entraîne de ne pas limiter l’analyse du travail aux seuls outils scientifiques, lesquels ne peuvent transcender cette immanence. La philosophie est appelée ici à résoudre cette énigme de l’activité humaine, dans la mesure où des philosophes, parmi les plus grands, n’ont cessé de se préoccuper de ces questions, en tant que l’activité de travail n’est pas née avec l’interrogation scientifique qui l’accompagne aujourd’hui, mais la précède au contraire. II. La critique de l’œuvre d’art : pré-texte ou connaissance ? A) La science de l’art L’esthétique peut-elle se constituer comme science ? La question n’est pas neuve. Ainsi les Meditazioni filosofiche de Baumgarten (1735), puis son célèbre Ästhetik (1750) tentent de rattacher l’appréciation des Beaux-Arts à une connaissance sensible, intermédiaire entre la pure sensation, obscure et confuse, et le pur intellect, clair et distinct. L’esthétique est, pour Heidegger « la science du comportement sensible et affectif de l’homme et de ce qui le détermine » (1936). Comme réflexion sur le couple objet-sujet, L’artiste, le spectateur, l’amateur comme le professionnel du « monde » artistique sont tous porteurs d’un savoir de l’œuvre. La tentation de déterminer ce savoir par des normes transmissibles et pouvant valoir comme loi est donc forte. L’histoire de l’esthétique notamment, est jalonnée de ces tentatives. Ce qu’on a appelé l’ « esthétique objectiviste » (Etienne Souriau) correspond en effet à l’idée d’une science de l’art comme détermination rigoureuse de son objet, ou pour le moins détermination de caractères esthétiques propres à produire une appréciation correcte de l’œuvre. L’usage descriptif de l’art inclus donc une évaluation normative : définir une œuvre en tant qu’art, c’est l’inscrire dans une continuité historique qui tend à produire des règles conformes à cette continuité, et dont l’exception ne peut être admise. Le positivisme logique et le structuralisme revendiquaient ainsi à la Kunstwisenchaft l’accès à la dignité d’une science. Les tentatives de Dessoir, de Fechner, d’Utilz, de Külpe ou de Robert Francès vont dans ce sens, et s’oppose ainsi à l’idée d’une esthétique comme savoir informel et informé. La volonté d’une « science générale de l’art » a pu dériver en sociologie de l’art (Francastel), ou en une analyse formelle des œuvres. L’école de la Sichtbarkeit, la théorie de la littérature es groupes russe et russo-tchèque, le new criticism américain, les historiens du cercle de Warburg et les tentatives de la sémiologie, qui ont renouvelé cette volonté positiviste par trop générale peut-être, s’appliquent désormais à des œuvres singulières. Oublieuse des circonstances psychologiques de la création, l’esthétique comme poïetique élargit déjà le champ de son objet, en tant qu’il est porteur d’un travail, des techniques qui l’ont façonné, des matériaux choisis, etc. La restauration des œuvres d’art va dans le sens d’une réification des productions artistiques. Elle aborde la notion d’œuvre comme un objet matériel, inscrit dans un espace et dans un temps donné. Il s’agit en ce sens de retrouver l’état initial dans lequel l’œuvre a été - VIII - construite. On pourrait en effet objecter à a cette conception que l’œuvre est le produit d’une rencontre entre cet objet matériel et le contexte social et subjectif qui lui a donné le jour. Tel n’est pas le point de vue du restaurateur, qui tente de retrouver les caractères physiques premiers de l’objet. Cette tendance conservatrice ne se limite aux seuls objets plastiques. En musique par exemple, le retour aux « instruments d’époque » ou « instruments anciens » est significatif de cette conception fixiste de l’œuvre, inscrite dans des conditions de la sensibilité d’un temps donné : c’est au spectateur de faire le retour en arrière et non à l’œuvre de subir les métamorphoses du temps ; à supposer bien sûr que cette réversibilité de l’expérience esthétique a un sens. B) Echecs de la tentative de réification de l’art Ces conceptions objectivistes de l’œuvre ont cependant leurs limites. De fait, d’autres conceptions, plus subjectives, coexistent avec cette approche de l’œuvre qui est loin de faire l’unanimité. Celles-ci font des œuvres d’art moins une donnée qu’un produit à part entière, en tant qu’il n’est que la marque d’une gestuelle, la trace d’une subjectivité à l’œuvre. L’herméneutique par exemple, tente de retrouver les considérations psychologiques, émotionnelles ou signifiantes qui ont présidé à la réalisation d’une œuvre. Il ne s’agit pas de prôner ici une définition subjectiviste de l’œuvre, ni une psychologie esthétique qui seule vaudrait de droit. Il s’agit plutôt de saisir l’activité artistique dans sa pleine épaisseur, car elle unit une dimension dite objective, supposée distincte de l’artiste, à une dimension subjective, classiquement définie autour des émotions, intentions, sentiments, valeurs et références culturelles du sujet producteur. Si l’on a pu dire que l’œuvre d’art relevait d'une fusion du sujet et de l’objet, c’est bien que ni la compréhension, ni l’appréciation de l’œuvre ne sont indépendantes de la connaissance que le spectateur a de cette œuvre. Il ne s’agit pas ici de proposer une nouvelle définition de l’art, en s’engageant ainsi dans un essentialisme sans issue, mais au contraire de voir en quoi toute œuvre singulière est rétive à une réification qui seule permettrait de trouver une unité à un genre quelconque de productions humaines, subsumé sous un nom générique ou réduit à quelque propriété essentielle. L’ « art d’expérimentation » au sens de Gombrich, mais aussi l’art contemporain de la fin du XXième siècle sont riches d’exemples qui se soustraient à une analyse en terme d’objet. Le Body Art a su nier l’extériorité de l’œuvre par rapport au corps de son auteur. L’art conceptuel offre un très faible intérêt du point de vue de ses propriétés esthétiques dites objectivables. Aussi l’histoire du « geste » artistique apparaît-elle comme inséparable de l’œuvre, non pas en ce qu’elle nous éclaire sur l’objet réalisé, mais en tant qu’une œuvre est le produit d’une activité. L’œuvre réside donc en ce sens moins dans l’objet final que dans le travail qui précède sa réalisation. Et l’on sait que bon nombre de commissaires d’exposition, mais aussi d’artistes intègrent les conditions instrumentales de l’œuvre dans la présentation de leur travail. La présence de l’artiste dans ses productions s’affirme donc, par la présentation de ses outils de travail, de l’établi ou de l’atelier, d’un film qui représente les étapes de la réalisation, et autres documentaires annexes, souligne pour nous la dimension subjective, et peut-être intersubjective irréductible à l’œuvre. L’art est en ce sens moins représenté par les productions artistiques que par le travail, les recherches, les ruptures avec les règles qui constituent le fond véritable de l’œuvre. - IX - C) Le critique d’art S’il est une pratique qui n’a cessé de perdurer depuis probablement les commencements même de l’art, ce sont bien les discours critiques de l’œuvre. Le terme de « critique », qui provient du grec krinein, est issu du vocabulaire des tribunaux athéniens : il évoque l’idée d’une séparation, d’une distinction opérée entre le bien et le mal, le bon et le mauvais, le beau et le laid. En somme, il attribue une valeur à partir d’un jugement de connaissance effectué au regard de ce qu’il juge. On peut dire que si les tentatives de rationalisation de l’objet artistique ont échoué dans leur tentative d’isoler l’œuvre comme distincte de tout « flou » subjectif, la critique d’art en ressort comme étant la vraie connaisseuse de l’art. En premier lieu, l’histoire de la critique d’art, selon les travaux de Lionello Venturi, se confond avec l’histoire de l’art elle-même. Les pratiques critiques sont donc immergées dans le contexte artistique d’une époque : tout se passe comme si les « discours sur l’art » étaient inséparables de l’art lui-même : ils n’ont pas d’autre histoire que celle des concepts esthétiques qu’ils emploient. On peut dire en ce sens que la pratique critique est une et immuable, puisque si on lui soustrait les concepts qu’elle utilise, il ne reste que sa volonté de ne pas laisser l’œuvre indépendante d’un supplément de sens qui fait de l’œuvre le véritable pré-texte à un discours critique. Est-ce dire que le texte critique, comme genre littéraire, puisse avoir une valeur concurrente de l’œuvre ? Certes, il est arrivé qu'on ait retenu des noms de critiques et oublié ceux des auteurs qu’ils étudiaient. Mais le problème de la qualité des textes critiques, de la compétence de l’artiste comme de celui qui se pose en évaluateur de son travail, est pour l’instant une question sociologique, qui n’entre donc qu’en second lieu dans le champ la présente étude. Certes, étudier la critique comme pratique peut sembler impossible s’il s’agit d’isoler ce qui tient des concepts esthétiques de son « essence » ; l’approche philosophique de la critique d’art semble pourtant possible dès qu’elle n’ignore pas son activité réelle. Une approche historique, telle que l’a pratiqué Venturi, ne saisit pas ses enjeux véritables. Seule une approche philosophique, c’est-à-dire indéterminée quant à ses conditions et à ses méthodes s’avère ici viable. Ceux qui dévaluent la critique le font en général au nom d’une science de l’art, idée dont nous croyons avoir évoqué les limites les plus évidentes. Les méthodes de la critique sont en effet tout à fait libres de point de vue formel. Si nous abordons ici la critique dans sa dimension essentiellement langagière, on imagine aisément une critique faite de gestes et d’actes singuliers les plus divers, qui manifesteraient tout aussi bien, sinon mieux, l’apprécitation-réception de son auteur. L’usage intensif de métaphores, tel qu’a su le maîtriser au mieux un Diderot ou un Baudelaire, a donc pour but de rompre les difficultés d’expression que le critique rencontre constamment face à l’indicible de l’art. Mais cet usage n’a rien en soi d’abusif : pour preuve l’audience séculaire que ces critiques ont su conquérir. Le silence, que l’on oppose parfois à la critique, ne vaut donc que dans la mesure où l’évaluateur a échoué à construire un discours viable ou audible. En ce sens, l’activité de critique ne s’improvise pas, elle relève d’une compétence ou d’un « art » véritable au sens noble du mot, comme pratique vivante et non pas mécanique. Elle suppose le professionnalisme de son auteur, elle constitue un « métier » à part entière, celui de la critique d’art. -X- III. Sur l’objectivité du discours scientifique : vers une épistémologie des activités humaines A ) La science objective S’il n’y a de science que du général, alors les savoir-faire et compétences pratiques, indiscutablement, ne peuvent prétendre s’inscrire dans le champ de la connaissance scientifique. En effet, le processus de connaissance suppose la distinction entre un objet à connaître et un sujet qui connaît. La difficulté rencontrée dès Bacon est celle de la dépendance de l’objet vis-à-vis de l’esprit qui le conçoit. En effet, le processus de connaissance expérimentale supposerait l’indépendance totale du réel qui constitue la visée du processus du savoir. Or, l’esprit est inclut, de fait, dans ce réel. Un biologiste, par exemple, doit avoir recours à des instruments qui pénètrent les solutions dont il étudie la progression : il lui faut tenir compte des variances qu’il introduit par l’usage de ces instruments. Ce qui fait pourtant la science, c’est bien l’indépendance de l’objet qu’elle pense : tel est le principe de base de la connaissance objectif. Il revient à Kant d’avoir montré toutes comme ce schéma est insuffisant pour constituer un savoir véritable. La synthèse a priori que l’esprit connaissant construit signifie que « l’esprit ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui prescrit ». Il existe donc un domaine distinct du réel constitué d’objets, mais aussi distinct des croyances particulières de l’esprit subjectif : il constitue un champ scientifique autonome, dont le sujet transcendantal est le point de départ. C’est dans cette perspective que Karl Popper a pu construire sa théorie des trois mondes, explicitée notamment dans Objective Science. A côté du monde 1, celui des objets et des forces physiques, et du monde 2, celui des états mentaux, Popper affirme l’existence d’un monde 3, celui des idées, des théories et des problèmes théoriques. Ce dernier comprend aussi le langage, les œuvres d’art, les institutions sociales et politiques, en bref, tout ce qui relève chez l’homme de la fonction symbolique. Mais Popper ne se contente pas de signaler l’irréductibilité de la connaissance aux croyances de l’esprit et au phénomène à connaître. Il affirme l’objectivité de ce troisième monde. Les œuvres d’art, par exemple, seraient susceptibles d’une interprétation équivalente à celle que le savant construit lorsqu’il interroge la nature. De même, le travail du savant est-il comparable en ce sens à celui des ouvriers qui construisent une cathédrale. Le maintien d’un savoir objectif cache mal son véritable but : affirmer la vérifiabilité des énoncés scientifiques, ainsi que leur caractère de falsification possible. Soutien au progrès scientifique, la notion d’objet, corrélat de celle de mesure, soutient l’idée que le savoir est partageable et transmissible à l’intérieur de la communauté scientifique. Il n’est donc pas présent dans les esprits de ceux qui le conçoivent, mais seulement dans leurs livres, enseignements et publications. Elle renvoie à un terrain constitutif de la connaissance humaine, à un champ qui précède tout vécu ou détermination singulière de l’expérience. Elle maintient un champ absolu du connaître, dont la face inverse définit, au mieux, des préceptes métaphysiques, au pis, des croyances erronées, nébuleuses, mystiques. - XI - B) Incertitudes scientifiques Cette définition du champ de la compétence scientifique est discutable. Ainsi Popper tente t-il de fonder la science sur la rationalité et l’objectivité exclusivement et de façons a priori, sans égard en somme pour les pratiques réelles de la science. Cette tentative, qui brandit la notion de fait comme solution à toutes les difficultés philosophiques de la connaissance objective, relève d’une confiance excessive. Toute observation, toute perception est liée à une intention ; le fait, en tant qu’objet réel de la science, correspond toujours à une observation, un choix, une sélection, un découpage. Thomas Khun, puis Imre Lakatos ou Paul Feyerabend ont montré les limites de l’épistémologie popperienne. Ainsi ce dernier affirme til que le choix qui s’impose entre deux théories scientifiques concurrentes est-il purement subjectif : l’efficace prime ici sur l’idéal de vérité. Ainsi, les savoirs ne doivent pas, selon Feyerabend, être jugés a priori, mais en situation. La science n’a donc pas à s’autoproclamer comme étant la forme supérieure du savoir et de la connaissance de la nature. Il n’est pas ici indifférent pour notre propos de rappeler le « principe d’incertitude » de Heisenberg. L’impossibilité de mesurer à la fois la vitesse et la position d’un électron libre relativise le « savoir objectif » auquel pourrait prétendre la science. Les calculs nucléaires de trajectoires n’en sont pas moins mis en œuvre par les ingénieurs de centrales : l’ « objet » électron tient ici davantage lieu d’hypothèse que de réalité. C’est par une sorte de pétition de principe que l’objectivité scientifique est ici soutenue. Le positiviste moderne est ici un nostalgique de l’idée évidente et certaine de la science classique. La science poursuit ses investigations et se passe bien de certitude aujourd’hui. La mise à l’écart de l’idéal d’objectivité est ce que Illya Prigogine appelle un « point de départ d’une nouvelle rationalité qui n’identifie plus science et certitude, probabilité et ignorance »5. Il ne s’agit pas ici de briser l’idéal scientifique, toujours provisoire, au profit d’un nouveau scepticisme, mais de dégager une rationalité davantage en usage dans les recherches savantes d’aujourd’hui. Ainsi, la construction d’un modèle de l’humain pour les sciences sociales ou psychologiques ne correspond pas aux pratiques contemporaines. Le « facteur humain » ne résiste guère longtemps aux tentatives d’objectivation du savant. L’idée de mesure, par exemple, ne peut être appliquée qu’avec une immense prudence, qui la rend peu valide. La définition d’un poste de travail, par exemple, ne s’élabore qu’au moyen de mesures « larges », qui circonscrivent le geste humain, de façon approchée, mais ne peuvent se confondrent avec son mouvement réel. De même en psychologie, la pratique clinique tend à relativiser profondément les concepts issus de la généralisation de cas singuliers définis comme névrotiques. La neutralité du savant, censé ne pas produire de valeurs, est en outre contesté fortement dans les sciences biologiques, où de plus en plus de savants s’engagent ou se positionnent sur le plan éthique. Confronté davantage à des configurations de plus en plus singulières, contraint par les limites de ses instruments de mesure, le savant du XXIième siècle se voit dans l’obligeance de s’accorder avec une nouvelle rationalité qui ne se confond avec aucun des paradigmes classiques achevés par ses prédécesseurs ; ses méthodes réelles et ses découvertes possibles en dépendent. Ainsi la question est moins, pour G.-G. Granger, de s’en tenir à un tel idéal d’objectivité que de définir avec précision son contenu, de savoir quel type de modèle la science peut-elle construire. Que l’on conserve ou non le mot « objectif », l’important est sans doute l’usage qu’en fait le savant, le technologue ou l’ingénieur. 5 Ilya Prigogine, la fin des certitudes, p. 15 (1996). - XII - C ) Pour une épistémologie des activités humaines Quel statut accorder à ces savoirs en marge, confidentiels, et pourtant essentiels à la société de la nouvelle économie en construction ? C’est un fait que les épistémologues n’ont pas toujours accepté l’idée que d’autres types de savoir puissent coexister à côté des savoirs prétendus scientifiques. Le mot de science désigne en ce sens une connaissance reconnue comme telle, parce que répondant à des critères définis ou insuffisamment interrogés quant à leurs contenus sémantiques : objectivité, transmissibilité, clarté, principe de non-contradiction, etc. Ainsi a t-on pu écrire que le domaine de l’épistémologie, la connaissance en général, n’offrait qu’une seule espèce à l’intérieur du genre étudié : le savoir scientifique. Ce relent d’une idée de Théétète, qui semble donner aux disciplines qui ont accès au statut de science le monopole du savoir, est à contre-courant du constat que les techniques, au sens large, relèvent d’une forme de savoir singulière. Si l’épistémologie s’est traditionnellement construite à partir des méthodes de la physique, des mathématiques, de la logique ou des sciences humaines en général, alors il faut introduire une interrogation philosophique sur ces formes de connaissance recensées par les ergonomes ou par tout travailleur, artisan, artiste, technicien, professeur, politicien, acteur du monde économique, etc., qui détient quelque compétence, c'est-à-dire, quelque savoir.… En somme, la conscience que tout métier relève d’une forme singulière de connaissance doit permettre la construction d’une épistémologie du savoir humain, réflexion qui n’a sans doute connu de rupture qu’avec la révolution industrielle et l’émergence de la culture romantique. Car c’est un fait que ces savoirs, qui constituent un contrepoint à la connaissance scientifique, est en mal de re-connaissance : tel serait la tâche de l’épistémologue, qui supposerait dès lors l’unité possible des savoirs pratiques, de même qu’on a pu interroger la possibilité d’une unité des sciences (à la suite, et non à l’inverse de ce que pensait Descartes dans le regulae I). Car ces savoirs, contrairement à une idée reçue, n’ont rien d’obscure ni de confus pour celui qui les pratique. Ils supposent un ordre qui leur est propre, une cohérence et une rationalité qui cependant annule les distinctions rapides comme celle d’âme et de corps, de sujet et d’objet, d’intuition et de déduction, etc. La difficulté de la transmission de tels savoirs réside précisément en ce qu’ils n’ont rien d’abscons. Le problème est donc de savoir dans quelle mesure un savoir-faire technique ou artistique est hétérogène au savoir scientifique, c’est-à-dire de se demander s’il n’est pas possible de tracer une rationalité nouvelle du savoir en général, qui rende compte de l’unité du savoir humain en général. A condition que cette unité ne nie pas les différences, mais peut-être nous révèle la continuité qui existe entre ces différentes méthodes de la connaissance, en tant qu’elles se fixent nécessairement autour d’un même centre : l’être humain. - XIII - CONCLUSION On voit peut-être davantage comme le processus du savoir à l’œuvre demeure opaque et rétif à une attention superficielle, ainsi qu’à des approches scientistes ou par trop rationalisantes. Que les méthodes scientifiques s’avèrent insuffisantes, par rapport à leurs outils conceptuels et instruments de mesure, pour cerner le phénomène humain, l’application de la science à l’activité comme mode de savoir n’est pas en soi susceptible d’erreur. La responsabilité des acteurs du monde scientifique et les décisions des individus, selon qu’il accordent une attention réelle à ceux qu’ils jugent ou non, est bien plus importante. Ainsi la reconnaissance du travail effectué par l’homme producteur ou par l’artiste de métier est une dimension insubstituable du monde social et des relations humaines. La connaissance des techniques et des arts est donc inséparable de réflexions qui appartiennent à l’éthique. On peut s’interroger sur le problème du recours à des processus, à des méthodes et à des moyens qui s’extraient du champ de la science. On peut cependant douter que les pratiques savantes rompent de façon aussi distincte avec les autres activités humaines. Descartes, qui n’a cessé de s’interroger sur la compétence scientifique, a lui-même usé de moyens peu conforme à sa définition de la science pour construire sa propre théorie de la connaissance. On sait que la juxtaposition des différentes parties du Discours de la Méthode ne tient pas à un plan systématiquement ordonné, puisque ces textes ont été écrits à des moments et dans un ordre différent que celui qui nous est présenté. Ainsi, l’esprit de système apparaît comme un obstacle au développement de la science, bien qu’il soit une étape nécessaire à la présentation de travaux rigoureux. Il est remarquable comme les discours de ceux qui ont pensé l’activité divergent selon qu’ils ont pratiqué ou non ce qu’ils tentent de penser. Les réflexions de Wittgenstein sur l’esthétique, de Leibniz ou de Descartes sur le travail concret, de Platon ou de Diderot sur cette dimension double de l’ouvrage, se sont manifestés lentement à nous comme précieuses et irremplaçables, et ce à partir de la seule nécessité interne à cette réflexion. Si donc la science systématique ne peut se substituer aux savoir-faire à l’œuvre, si la science de l’art doit céder aux pratiques tâtonnantes de la critique d’art, si l’organisation scientifique du travail doit faire place aux remarques attentives des ergonomes, et si la science elle-même procède par rencontres singulières, alors l’épistémologie des activités humaines ne peut se fonder elle-même sur ces méthodes scientifiques qu’elle est censée évaluer. Il revient à la philosophie, qui assure l’échange entre une littérature de la pensée, des méthodes savantes et des expériences singulières (nous espérons l’avoir montré) de retrouver ici un rôle légitime pour rendre compte du savoir à l’œuvre. * * - XIV - * BIBLIOGRAPHIE Nous avons, par souci de clarification, séparé conventionnellement la bibliographie de ce projet en quatre parties distinctes. Il va de soi que plusieurs auteurs pourraient se trouver dans plusieurs parties à la fois. I. 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