INTRODUCTION
Nous voudrions partir d'un mot de Salvador Dali, cité par B. Jarrosson (p. 179) : "ce
que je connais le mieux, ce sont les côtelettes, parce que je les mange".
Sous son apparence anecdotique, le peintre évoque un problème considérable pour la
philosophie de la connaissance. En effet, la séparation entre sujet et objet semble être à la fois
la condition sine qua non et l'obstacle fondamental à l'activité de connaissance. La fusion de
l'objet et du sujet, ou l'assimilation de l'un par l'autre semble être la seule réponse possible à la
volonté de savoir. Ainsi, l'analyse des activités humaines qui investissent l'action dans un
objet offre un terrain privilégié pour l'épistémologue, relativement à la question du processus
réel du connaître. En effet, le savoir, lorsqu'il n'est pas pure contemplation de son objet de
connaissance, guide l'action : il peut-être alors l'occasion d'une immersion dans un pro-jet ou
dans une œuvre. Comment le savoir, de contenu immatériel, en vient-il à remplir un objet
matériel ? Et surtout, quel est son statut ? En effet, le savoir à l'œuvre est de nature très
opaque, il ne se transmet pas aisément, il est souvent rétif à la mise en mot. Deux exemples
nous en convaincront.
D'une part, les productions industrielles sont l'objet de savoir-faire, qui constituent un
capital dont on redécouvre actuellement toute la valeur. Cependant, l'attention récente
accordée à ce type de savoir n'est pas sans soulevé de nombreux problèmes. Notamment, il
pose la question de la reconnaissance de ceux qui en sont les possesseurs, ce qui entraîne un
ébranlement des grilles traditionnelles de classification des emplois et d'évaluation des
salaires. En somme, si l'artisan, l'ouvrier, etc., possède un savoir propre, celui-ci rivalise en
quelque sorte avec le savoir de l'ingénieur ou du chef d'entreprise, dont sa position sociale
dépendait de sa formation scientifique.
D'autre part, les œuvres d'art apparaissent comme un cas particulier des produits
artefactuels. Le travail de l'artiste qui lui a présidé est davantage individualisé, personnalisé. Il
ne requiert cependant pas moins la maîtrise de certaines techniques propres à son art, qu'il a
parfois puisé chez des maîtres du passé. Si l'attention aux œuvres d'art a pu se définir comme
un mode particulier de connaissance, c'est bien que le faire artistique requière déjà un savoir
préalable qui s'investit dans un objet ou dans une action dite artistique. Ce savoir, en outre, est
l'occasion d'interrogations profondes de la part du spectateur ou de l'amateur, qui souvent est
en quête de connaissances censées éclaircir l'expérience esthétique à laquelle il se confronte.
Il est à noter que la séparation des activités artistiques et des activités industrieuses ne
date que de deux siècles seulement ; en outre, elle n'est pas une distinction naturelle, mais un
fait social caractéristique de la société du début du 19ième siècle. Pourtant, il existe bien une
professionnalisation de l'artiste qui a suivi une formation relative à son art. Et la sublimation
du phénomène artistique au désavantage du métier manuel ne peut-être qu'un choix
axiologique qui dépend de la culture : il y a du gestuel dans l'art, et du savoir dans le métier.
Plus fondamentalement, nous voudrions attirer l'attention sur les problèmes similaires
que rencontrent ceux qui se confrontent à la réalité de ces pratiques. En effet, la pensée
positiviste a pu propager l'idée que l'étude de l'art pouvait donner lieu à l'usage de méthodes
scientifiques. De l'autre côté, le taylorisme s'est imposé dans sa tentative de décrire de façon
"rationnelle" le travail humain. Or, il faut ici s'étonner de ce que ces volontés se sont avérées