précisément parce qu'elle a vécu et a été témoin de multiples brimades. Brimades personnelles
tout d'abord puisque les confrontations verbales entre mère et fille ont été parfois très cruelles.
" Rosalie l'insoumise" ou "Rosalie la méchante", c'est ainsi que Marguerite Denis qualifiait sa
première fille, alors que pour les sœurs qui allaient suivre les qualificatifs choisis étaient
autrement flatteurs: "L'adorable Tiza" ou "La ravissante Marianne". Pour Rosalie une
évidence s'impose peu à peu "Ma mère l'aime (sa sœur Tiza) et elle ne m'aime pas"47 Et
d'ajouter encore "Elle est toujours fâchée contre moi dit Rosalie, et je n'aime pas ce nom de
Rosalie". Brimades familiales ensuite car dès son enfance Rosalie a été consciente des
difficultés que rencontrait sa mère dans ses relations sociales avec sa belle-famille et les
Chinois en général, des camouflets infligés à de multiples reprises à son père (voir plus loin)
par le comportement de son épouse. Brimades raciales enfin car très jeune elle a mesuré la
misère du peuple chinois et les affronts infligés à la civilisation de cette partie de l'Asie par
l'impérialisme des grandes puissances de l'époque. Mais, heureusement, la personnalité
d'enfant "révoltée" ainsi peu à peu construite a été marquée aussi par une volonté de s'en sortir
par ses propres moyens - et donc d'endurer, de ne pas ménager ses efforts pour apprendre,
puis pour travailler -, par un sens aigu de la justice, par un cœur toujours prêt à s'attendrir
devant la souffrance et, par une grande intelligence la rendant capable de discerner en toutes
circonstances la conduite appropriée à adopter.
Et le père dans tout cela ? La petite Rosalie avait certes une grande estime pour cet homme
d'abord parce qu'il appartenait à une "grande famille"48. Ensuite parce que sa formation
d'ingénieur lui a permis d'emblée d'occuper des fonctions de haute responsabilité dans
l'organisation des chemins de fer en Chine. Enfin parce que, contrastant avec les sautes
d'humeur de son épouse, Yentung a fait preuve semble-t-il d'une grande patience et d'un
calme olympien. Mais là précisément se situe le défaut de la cuirasse aux yeux de l'enfant
particulièrement lucide qu'était Rosalie. Un jour, alors qu'elle avait une douzaine d'années, se
situe une petite scène sans grande importance au cours de laquelle, par peur de susciter les
remontrances de sa femme, Yentung désavoua sa fille. "Ce fut en 1929 que je le perdis en tant
que présence puissante à quoi s'attacher, en tant qu'absent de mon besoin d'aimer." écrit Han Suyin.
Plus loin elle dit encore "Peut-être parce que j'étais une fille, enfant femelle mon père m'a
abandonné à ma mère". Et aussi "Il me fallut 20 ans pour rattraper cette enfance gaspillée"49 Enfin
cette phrase terrible "Papa était mort (sens figuré) le chandelier en mains, le soir de la fabrication
du vin, Maman le jour de ma naissance."49
Biographe, historienne, romancière, essayiste… et docteur en médecine
"Elle est non seulement une Sinologue de renom, non seulement une doctoresse en médecine,
mais c'est aussi une psychanalyste distinguée et une experte de haut vol de l'âme humaine. "50
Cette phrase résume bien les multiples compétences de cette "grande dame" qu'est Han Suyin.
Une fois sortie de l'enfance, quel a été son parcours ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce fut un parcours mouvementé. Certes, comme pour
des millions d'individus de par le monde, les conflits et les bouleversements politiques du
vingtième siècle ont empêché que la vie de Rosalie ne soit un "long fleuve tranquille". Mais,
sans tenir compte des influences extérieures, il est des personnalités qui s'accommodent mal
des voies toutes tracées, d'une existence paisible, du "pour vivre heureux vivons cachés". Ce
fut le cas pour la femme dont il est ici question: ambitieuse (dans le bon sens du terme),
entreprenante, volontaire, clairvoyante, non conformiste, engagée dans l'action, capable
d'endurer, dotée d'un tempérament d'avant-garde… tels sont les traits de caractère qui
émergent à la lecture des écrits autobiographiques qu'elle a publiés.