Ascendance maternelle de Han Suyin (Rosalie Tchau) et de Yvonne Paquet Note préliminaire : La plupart des informations figurant dans ce document proviennent des œuvres autobiographiques de Han Suyin (bibliographie en dernière page). Parmi les autres sources, il faut citer des documents recueillis via internet ainsi que des données provenant des archives généalogiques familiales. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une biographie détaillée de l’écrivaine, mais d’un relevé aussi complet et objectif que possible des éléments constitutifs de sa personnalité. De nombreuses photos de l’intéressée sont accessibles via Google Image en indiquant comme recherche « Han Suyin ». (Michel – juin 2009) Marguerite Denis (1885-1965) et sa fille Rosalie Tchau, alias Han Suyin (1917) Pour comprendre la personnalité de la fille, il faut d'abord analyser celle de la mère, cela va de soi. Dans le cas de Marguerite Denis et de sa fille, l'écrivain Han Suyin, cette recherche est d'autant plus intéressante que l'on va basculer d'un monde à un autre: de celui de la "bonne" bourgeoisie occidentale du 19ème siècle à celui de la Chine du vingtième et même du vingt-etunième siècle ! Le "scandale" Marguerite Denis Marguerite Céline Marie Denis est donc la fille unique de Georges, troisième fils d'Eugène Denis et de Camille De Stobbeleere (voir arbre p.1). Charles De Stobbeleere et Amélie David sont donc ses arrière-grands-parents, tout comme pour Rachel Molet épouse d’Oscar Pâquet. Elle est née à Ixelles, rue d'Idalie, le 27 mars 1885. Sa mère, une certaine Mathilde Rosalie Lienders, était une tailleuse originaire de Venlo, aux Pays-Bas, tandis que le père est indiqué dans leur acte de mariage comme étant "employé". Le fait d'avoir épousé une "petite tailleuse" hollandaise, fut considéré dans la famille Denis comme une mésalliance. "Nous n'étions pas riche (c'est Marguerite que fait parler Han Suyin) parce que mon père avait désobéi à son père en épousant ma mère qui était pauvre et hollandaise; ils se marièrent jeunes. Et au lieu de continuer à étudier pour devenir un homme riche comme mon oncle Eugène qui habite Anvers et possède beaucoup d'argent, il a dû entrer aux chemins de fer pour gagner sa vie et devenir fonctionnaire. Il a désobéi à son père et j'ai désobéi à mon père en épousant ton père. C'est dans le sang, la désobéissance."34 (les notes sont regroupées à la dernière page document) Han Suyin trace un portrait relativement flatteur de sa mère dans ses jeunes années: "Dans la famille Denis, les femmes n'étaient ni brillantes ni maniaques, comme semblent l'avoir été les hommes. Elles ont presque toutes sombré dans l'oubli, sauf ma mère. Violente, brillante, séduisante, follement vivante, elle tranchait sur ce groupe incolore. L'effet qu'elle produisait devait être tout à fait extraordinaire. Elle était surnommée la Romanesque; elle nourrissait sa vie terne de romans qu'elle dévorait, avait pris deux fois la fuite de chez ses parents, et était fort mal jugée. Sa façon irréfléchie de courir après mon père, son abandon de tout decorum pour l'épouser étaient la plaie ouverte dont la famille Denis n'était pas encore guérie quand vingt-six ans plus tard moi, leur fille, arrivai en Belgique."34 La perception qu'avait Han Suyin de sa mère va changer avec le temps. Il faut même dire que les rapports entre mère et fille ont été franchement mauvais. Mais avant de poursuivre cette analyse de caractère, un rappel des faits s'impose. C'est donc à Bruxelles que grandit Marguerite Denis, fille unique du couple Denis-Lienders. A l'issue de ses études secondaires, elle part comme "jeune fille au pair" en Irlande. Ce devait être en 1903. Revenue à Bruxelles, en 1905, elle fait la connaissance d'un jeune Chinois, Tchau Yentung, étudiant à l'Université de Bruxelles, un des premiers jeunes de ce pays à bénéficier d'une bourse d'étude en Belgique. "Je crus que c'était un prince asiatique" dit Marguerite à plusieurs reprises. Ce fut le début d'une histoire d'amour qui va finalement dégénérer en crise puisque, contre la volonté de ses parents, elle en vient à "fuguer" avec le jeune homme en question. Toutes ces péripéties, de même que les réactions d'horreur de la famille Denis sont admirablement décrites dans un chapitre de L'arbre blessé, chapitre dans lequel Han Suyin fait parler tour à tour son père puis sa mère pour "tout dire" au sujet de leur jeunesse à Bruxelles. La suite de l'histoire c'est le mariage en catastrophe, le 1 juillet 1908, la naissance quatre mois plus tard de "Fils de Printemps", l'aîné de la famille35, l'installation du jeune ménage à Woluwe-Saint-Lambert dans un appartement situé avenue Albertijn, l'obtention par Yentung de son diplôme d'ingénieur en 1910. Il travailla trois ans en Belgique après quoi ce fut le "grand départ" pour la Chine, en 1913. Plus de quarante années en Chine Au cours de son existence en Chine, et cela malgré sa violente confrontation de jeunesse avec son milieu familial, Marguerite Denis souffrira d'une nostalgie récurrente de "ce qu'elle était autrefois". Sentiment bien naturel quand on découvre combien s'avéra difficile l'intégration dans cet immense pays. Pour mesurer cette difficulté, il faut lire les pages de L'arbre blessé dans lequel Han Suyin relate à de nombreuses reprises les réflexions de sa mère, du style "Les Denis étaient des gens de la bonne société". En voici un échantillon: Marguerite Denis: "Nous étions des gens respectables et nous avions une jolie maison dans un beau quartier, parce que grand-père était mort et nous avait laissé de l'argent; il ne nous avait pas déshérités comme toute la famille le prévoyait. Alors on m'a mise au couvent des Dames du SacréCœur où seules sont admises les filles de la noblesse et de la haute bourgeoisie. Elles m'acceptèrent bien que maman fut roturière."36 A propos de la famille Denis elle dit: "Les Denis vivaient et certainement mouraient, dans un délectable état de guerre, qui s'affichait ouvertement, se poursuivait par lettres durant des dizaines d'années, et ne cessait pas avec la mort. Ils étaient experts en gestes tranchants de congédiement, en claquements de portes, moues de dédain, sorties subites. Ils rivalisaient en épithètes lancées à la figure, en sobriquets adhésifs. Cette croisade perpétuelle menée les uns contre les autres était leur meilleur régime, déshériter les gens leur passe-temps favori."37 "De 1913 à 1948, Marguerite ne remit pas une seule fois les pieds en Belgique"38. Ce sont surtout les circonstances historiques (les deux guerres mondiales et les conflits en Chine) qui sont à l'origine de cette longue séparation. Car pendant toutes ces années, Marguerite va entretenir une correspondance régulière avec sa famille en Belgique et, on vient de le voir, elle va très souvent évoquer devant ses enfants les "splendeurs" de son passé. A maintes reprises Marguerite va aussi se montrer déterminée à "faire ses malles" et à retourner au pays, mais ces projets ne se concrétisèrent jamais jusqu'à la séparation définitive de 1948. Il faut bien constater que la vie n'a pas été "un long fleuve tranquille" pour cette mère de famille partie en Extrême-Orient avec l'idée d'entamer une grande aventure civilisatrice. "Hélas ! Pauvre Marguerite" lui fait dire sa fille. « Non seulement, une fois en Chine, ne fut-elle plus qu'une femme de Chinois, donc rejetée par ses propres compatriotes, mais pour nous, elle était et demeura toujours une Européenne, la femme blanche, destinée à être toujours suivie par une cohorte, dévisagée, insultée: 'Grand nez! Démon de l'ouest !' "39 Nombreuses ont été les humiliations subies par cette "pauvre femme" tout au long de ses années en Chine, tant de la part de ses congénères européens outrés de la savoir mariée à un "indigène", que de la part des Chinois tantôt curieux, tantôt surpris, tantôt choqués par son apparence, son attitude, son langage, bref par son mode de vie si différent du leur. Voici un exemple parmi d'autres illustrant bien les difficultés quasi quotidiennes nées du choc des cultures: (il s'agit ici de la relation de la première rencontre avec son beau-frère): "Il tenait son visage respectueusement détourné de Marguerite, suivant notre habitude quand nous voulons montrer de la considération pour une femme. Marguerite crut qu'il l'insultait. Je (c'est son mari Yentung qui parle) lui expliquai, mais il fut difficile de la convaincre."40 Il y a encore beaucoup d'anecdotes ou de réflexions à relever dans les livres d'Han Suyin où elle parle du vécu de sa mère en Chine, mais toutes vont dans le même sens: blocages, difficultés de communication, maladresses, le tout n'excluant pas dans le chef de Marguerite beaucoup de dévouement, de sacrifices, de courage et d'endurance. Marguerite ne devait plus jamais revoir ses parents, sa mère étant morte en 1935 et son père en 1940.41 Elle ne quitta la Chine qu'en 1948, accompagnant sa fille Tiza qui allait épouser un citoyen américain et laissant son époux Yentung au pays. Marguerite mourut aux Etats-Unis en 1965 et elle repose dans un cimetière de l'Arizona.42 "C'est seulement depuis qu'elle est morte que je commence à évoquer, avec une affection presque filiale, cette femme aigrie et tragique, que je vois une tardive indulgence combler l'abîme d'aversion qui nous séparait. Sans en être troublée, je commence à retrouver en moi beaucoup d'elle: sa robustesse physique, son obstination… et aussi pas mal de sa stupidité." 43 Tels sont les termes utilisés par Han Suyin pour résumer ses sentiments à l'égard de sa mère. Comment l'écrivaine en est-elle arrivée à cet état d'esprit ? La réponse à cette question est fournie par les nombreuses anecdotes qu'elle rapporte à propos de son enfance, alors qu'elle n'était encore que Rosalie Tchau. Rosalie l'insoumise Le couple Tchau-Denis était donc arrivé en Chine en février 191344. Toutefois, juste à la veille du conflit mondial de 1914, ils avaient renvoyé leur premier né en Belgique pour qu'il y accomplisse sa scolarité. Un deuxième garçon, Gabriel, aussi appelé Orchidée-de-Mer, naquit en 1914 ou 15, mais il devait rapidement décéder dans des circonstances tragiques.45 Puis vint la première fille, Rosalie, née à Sinyang le 12 septembre 1917. Au total le couple aura huit enfants mais quatre seulement vont survivre. Voici comment Han Suyin relate cet événement, autrement dit sa propre naissance, dans L'Arbre blessé: "Et puis la première fille de Papa et Maman vint au monde. C'était, m'a-t-on dit, une longue et mince enfant qui arriva en criant de tous ses poumons et que Maman refusa de regarder. 'Enlève cette métisse, ce n'est pas mon enfant.' Maman refusa de regarder sa fille pendant toute une semaine et le bébé devint de plus en plus jaune., en partie par suite de la jaunisse habituelle des bébés, en partie parce qu'il avait faim, car la femme du cuisinier ne lui donnait que de l'eau de riz et un peu de lait condensé dilué? Et ce bébé refusait de mourir et hurlait sans arrêt. 'Meurs, meurs,' criait Maman qui continuait à boire et réclamait Orchidée-de-Mer. Le huitième jour Papa souffleta Maman vigoureusement et lui mit le bébé dans les bras. 'Vas tu la nourrir ou non ? C'est ton enfant.' Après ces débuts pénibles, Marguerite accepta l'enfant. Han Suyin ajoute: "Maman ne pardonna jamais vraiment à sa fille d'avoir pris la place d'Orchidée-de-Mer. Elle essaya sincèrement de l'aimer et s'y appliqua de son mieux. Mais personne ne peut échapper au ressentiment inconscient, inexpliqué dont seules les circonstances sont responsables."46 Que retenir des multiples souvenirs d'enfance livrés à ses lecteurs par Han Suyin ? D'abord l'impression très nette que si une personnalité aussi "forte" s'est forgée chez Rosalie, c'est précisément parce qu'elle a vécu et a été témoin de multiples brimades. Brimades personnelles tout d'abord puisque les confrontations verbales entre mère et fille ont été parfois très cruelles. " Rosalie l'insoumise" ou "Rosalie la méchante", c'est ainsi que Marguerite Denis qualifiait sa première fille, alors que pour les sœurs qui allaient suivre les qualificatifs choisis étaient autrement flatteurs: "L'adorable Tiza" ou "La ravissante Marianne". Pour Rosalie une évidence s'impose peu à peu "Ma mère l'aime (sa sœur Tiza) et elle ne m'aime pas"47 Et d'ajouter encore "Elle est toujours fâchée contre moi dit Rosalie, et je n'aime pas ce nom de Rosalie". Brimades familiales ensuite car dès son enfance Rosalie a été consciente des difficultés que rencontrait sa mère dans ses relations sociales avec sa belle-famille et les Chinois en général, des camouflets infligés à de multiples reprises à son père (voir plus loin) par le comportement de son épouse. Brimades raciales enfin car très jeune elle a mesuré la misère du peuple chinois et les affronts infligés à la civilisation de cette partie de l'Asie par l'impérialisme des grandes puissances de l'époque. Mais, heureusement, la personnalité d'enfant "révoltée" ainsi peu à peu construite a été marquée aussi par une volonté de s'en sortir par ses propres moyens - et donc d'endurer, de ne pas ménager ses efforts pour apprendre, puis pour travailler -, par un sens aigu de la justice, par un cœur toujours prêt à s'attendrir devant la souffrance et, par une grande intelligence la rendant capable de discerner en toutes circonstances la conduite appropriée à adopter. Et le père dans tout cela ? La petite Rosalie avait certes une grande estime pour cet homme d'abord parce qu'il appartenait à une "grande famille"48. Ensuite parce que sa formation d'ingénieur lui a permis d'emblée d'occuper des fonctions de haute responsabilité dans l'organisation des chemins de fer en Chine. Enfin parce que, contrastant avec les sautes d'humeur de son épouse, Yentung a fait preuve semble-t-il d'une grande patience et d'un calme olympien. Mais là précisément se situe le défaut de la cuirasse aux yeux de l'enfant particulièrement lucide qu'était Rosalie. Un jour, alors qu'elle avait une douzaine d'années, se situe une petite scène sans grande importance au cours de laquelle, par peur de susciter les remontrances de sa femme, Yentung désavoua sa fille. "Ce fut en 1929 que je le perdis en tant que présence puissante à quoi s'attacher, en tant qu'absent de mon besoin d'aimer." écrit Han Suyin. Plus loin elle dit encore "Peut-être parce que j'étais une fille, enfant femelle mon père m'a abandonné à ma mère". Et aussi "Il me fallut 20 ans pour rattraper cette enfance gaspillée"49 Enfin cette phrase terrible "Papa était mort (sens figuré) le chandelier en mains, le soir de la fabrication du vin, Maman le jour de ma naissance."49 Biographe, historienne, romancière, essayiste… et docteur en médecine "Elle est non seulement une Sinologue de renom, non seulement une doctoresse en médecine, mais c'est aussi une psychanalyste distinguée et une experte de haut vol de l'âme humaine. "50 Cette phrase résume bien les multiples compétences de cette "grande dame" qu'est Han Suyin. Une fois sortie de l'enfance, quel a été son parcours ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce fut un parcours mouvementé. Certes, comme pour des millions d'individus de par le monde, les conflits et les bouleversements politiques du vingtième siècle ont empêché que la vie de Rosalie ne soit un "long fleuve tranquille". Mais, sans tenir compte des influences extérieures, il est des personnalités qui s'accommodent mal des voies toutes tracées, d'une existence paisible, du "pour vivre heureux vivons cachés". Ce fut le cas pour la femme dont il est ici question: ambitieuse (dans le bon sens du terme), entreprenante, volontaire, clairvoyante, non conformiste, engagée dans l'action, capable d'endurer, dotée d'un tempérament d'avant-garde… tels sont les traits de caractère qui émergent à la lecture des écrits autobiographiques qu'elle a publiés. Si l'on remonte aux premières options de "jeune adulte" prises par Rosalie, il faut se reporter en 1932. A l'issue d'une scolarité brillante, Rosalie est déterminée à réaliser le rêve qu'elle entretient depuis quelques années déjà: devenir médecin. Mais elle sait que les études vont être longues… et coûteuses. La première chose est donc de trouver un travail pour gagner de l'argent. Et pour trouver un travail il faut des compétences. Elle entreprend donc des cours de dactylographie et de sténographie. Ses parents sont installés dans la capitale chinoise depuis 1921. Dans cette grande ville de Pékin - et en trichant quelque peu quant à son âge - elle décroche rapidement un job de secrétaire dans une organisation médicale chapeautée par des Américains (Peking Union Medical College). Elle se rend vite compte qu'il y a en Chine, à cette époque, trois échelles salariales: celle des "blancs" d'abord, celle des Eurasiens et enfin celle des Chinois. 51 Quoi qu'il en soit, en cumulant des jobs accessoires en plus de son emploi principal, Rosalie améliore bientôt sa situation financière et celle de sa famille. C'est à cette époque aussi que, avide de connaissances et désireuse de se préparer à accéder à l'université, elle se lance à corps perdu dans la lecture. Les découvertes ainsi faites la surprennent plus d'une fois. C'est ainsi qu'elle lit dans un ouvrage intitulé "Les races du monde" que "il y a dans le monde quatre races; les blancs, les jaunes, les rouges et les noirs… la race blanche se caractérise par le fait que le poids du cerveau est supérieur; le cerveau de l'homme blanc pèse en moyenne 1600 grammes, celui de l'homme jaune 1400, celui de la race rouge 1340 et celui de l'homme noir environ 1200 grammes"52. Inutile de dire que les deux "détails" qui viennent d'être relevés renforcent peu à peu chez Rosalie sa détermination à orienter sa vie vers la Chine plutôt que vers l'Europe. En septembre 1933, Rosalie est en mesure de s'inscrire à l'université Yenching de Pékin. Mais bientôt elle obtient une bourse pour venir effectuer ses études en Belgique. C'est ainsi qu'elle débarque à Bruxelles en 1935. Cet épisode est raconté dans son deuxième ouvrage autobiographique, Une fleur mortelle. Comme cela a été dit, les relations avec la famille Denis n'ont pas été des plus chaleureuses… En 1938, ce sont les événements en Chine, à savoir l'agression du Japon contre la Chine, qui vont mettre fin à cette période "belge". Rosalie décide de rejoindre au plus vite son pays et on la retrouve s'embarquant à Marseille sur le paquebot Jean-Laborde. Les années qui vont suivre constituent l'essentiel de son troisième récit autobiographique Un été Sans oiseaux. " Je rêve souvent de cet été de ma vie qui fut sans oiseaux; et j'entends les cris que j'entendais alors… les hurlements des hommes enrôlés de force dans des camps de conscrits, ceux qu'on bat à mort, …"53 La coloration sombre donnée par l'écrivain à ces années tient d'une part aux conditions chaotiques engendrées par la guerre, mais aussi à sa situation personnelle. En effet, Rosalie s'est mariée avec Pao, un jeune officier rencontré lors du voyage de retour sur le paquebot. Au fil des semaines et des mois, ce dernier va se révéler comme étant une personnalité fanatique et même tyrannique, ce qui va donner lieu à des querelles de ménage souvent accompagnées de violences physiques. Entre 1938 et 1944 c'est donc le retour en Chine, non plus dans sa famille d'origine puisqu'elle est à présent mariée, mais dans diverses régions du pays où elle a de nombreux contacts avec la famille de son père. C'est pendant cette période que, encouragée et aidée par une femme missionnaire américaine, elle écrit et publie son premier livre, Destination Tchoung King. C'est aussi à cette époque qu'elle adopte sa fille Yungmei. En 1944 son mari Pao étant nommé attaché militaire à Londres (rappelé plus tard en Chine, Pao trouvera la mort en combattant les communistes, en 1947), elle se remet aux études. Diplômée docteur en médecine en 1948, elle exerce pendant un an à Londres, puis à Hong Kong pour passer ensuite dix année à Johore Bahru, en Malaisie. Au début de son retour en Asie, elle eut alors une "aventure amoureuse" avec un certain Ian Morrison, citoyen britannique et correspondant local du London Times (il allait mourir en Corée, en 1952, en couvrant pour son journal un épisode de la guerre). Cette liaison fit scandale à l'époque, les relations interraciales étant très mal considérées à Hong Kong comme dans le reste de la Chine. Cette "aventure" fut le thème d'un roman de Han Suyin qui connut un grand succès (mais qui fit scandale !) lors de sa parution en 1955, "A many splendoured thing" (Multiple splendeur). La "Twentieth Century-fox" fit encore rebondir ce succès en produisant un long métrage, avec Jennifer Jones et William Holden. Plus tard encore Han Suyin se remaria avec Leon Comber, également britannique et haut fonctionnaire en Malaisie, mais ce mariage déboucha sur un divorce en 1952. Han Suyin poursuivit la pratique médicale jusqu'en 1964, année où elle opta définitivement pour le métier d'écrivain. Elle se remaria une fois encore avec un colonel indien, Vincent Ruthnaswamy, ingénieur à Khatmandou. Ce dernier est décédé en janvier 2003. Un mot s'impose encore pour expliquer les relations de Han Suyin avec l'opinion publique et avec les pouvoirs politiques de son pays. Le "grand amour" de sa vie, c'est finalement la Chine ou, plus exactement le peuple chinois. Dans cette perspective, il est clair qu'elle ne porte pas dans son cœur les valeurs de l'Occident, compte tenu du climat de "colonialisme" qui a marqué son enfance et sa jeunesse. Certes elle n'a jamais prôné aucune théorie ou attitude anti-occidentale, mais telle est bien la conclusion à laquelle on parvient à la lecture de plusieurs de ses livres. Maintenant pour ce qui est du contexte strict de la Chine, elle a continuellement été engagée dans des combats en faveur de la souveraineté nationale, de la justice sociale, de la promotion de la femme, etc. Lorsqu'elle agissait aux côtés de son premier mari, Pao Tang, on aurait pu lui coller l'étiquette de nationaliste puisque ce dernier était un officier de Tchang-Kai-Shek. Et lorsqu'elle dit son admiration pour Chou-en-Lai54 et pour Mao-Tse-Tung certains l'ont qualifiée de communiste (à ce titre elle était dans le passé interdite d'entrée aux Etats-Unis d'Amérique). En réalité Han Suyin échappe à l'une et l'autre de ces qualifications mais il est certain que, tant par son vécu que par ses écrits, elle a suscité bien des détracteurs de l'un et l'autre bord. Belgique et famille Que dire encore sur cette "cousine", toujours en vie à l'heure où cette page est rédigée ? Comme elle l'explique dans ses livres, les relations avec son grand-père Georges Denis ont pris fin à la fin des années 30, lorsqu'elle décida de retourner en Chine alors qu'elle avait entamé ses études à l'Université de Bruxelles. Georges Denis est décédé en 1940 et elle ne le revit donc jamais. Les seuls cousins qu'elle dit avoir rencontrés furent Armand Denis et sa sœur Angèle. Elle montre dans ses livres une certaine estime pour le général Henri Denis, parent plus éloigné puisque cousin de Georges, ancien ministre de la Défense nationale dans le gouvernement Pierlot. Elle a surtout apprécié l'épouse de ce dernier, Tante Lucie. Quoi qu'il en soit - si ce n'est la rencontre avec Armand, elle dit n'avoir plus revu des membres de la famille Denis depuis 1949. Dans ses livres, Han Suyin parle a de nombreuses reprises de ses attaches avec la Belgique, mais elle ne peut cacher une certaine condescendance pour ce "petit" pays, avec ses paysages étriqués, « ses mares appelées pompeusement des lacs » (le lac du Bois de la Cambre), ses petites maisons aux rideaux soigneusement tirés, ses monuments que nous trouvons imposants (le beffroi de Malines par exemple)… Bref le bilan n'est pas très positif dans l'esprit de cette cousine eurasienne qui a délibérément opté pour la grande Chine. Aux dernières nouvelles, Han Suyin, âgée aujourd’hui de près de 92 ans, vit toujours à Lausanne. Une tentative de contact avec elle par lettre est restée sans réponse. Principales oeuvres de Han Suyin La plupart des livres de Han Suyin ont été écrits en anglais, bien que l'un ou l'autre aient été rédigés en français ou en chinois. L'auteur affirme avoir écrit vingt-deux ouvrages. Les principaux sont repris ci-après. Ouvrages autobiographiques: The crippled tree (1965) A mortal flower (1966) Birdless summer (1968) My house has two doors (1980) Phoenix Harvest (1980) A share of loving (1987) Wind in my sleeve (1992) L'arbre blessé Une fleur mortelle Un été sans oiseaux Ma maison a deux portes La moisson du Phoenix S'il ne reste que l'amour Le vent dans ma poche Ouvrages de fiction Destination Chunhking (1942) A many splendoured thing (1955) … and the rain my drink (1956) The mountain is young (1958) The four faces (1963) Till morning comes (1980) The enchantress (1985) A share of loving (fiction ? 1987) The sun in umbush (policier) Destination Tchoung King Multiples splendeurs Et la pluie pour ma soif La montagne est jeune Les quatre visages Jusqu'au matin La cité des sortilèges S'il ne reste que l'amour Le soleil en embuscade Essais China in the year 2001 (1967) Lhasa, the open city (1977) Tigers and Butterflies (1990) (1992) La Chine en l'an 2001 Lhassa, étoile-fleur Les yeux de demain Biographies Eldest son. Zhou Enlai and the making of modern China(1994) Wind in the Tower. Mao Tsetung and the Chinese revolution (Part I, 1976) The morning deluge Mao Tsetung and the Chinese revolution (Part II, 1972) Le siècle de Zhou EnLai Histoire de la Chine et principaux événements concernant Han Suyin et sa famille Année 1885 1894-1895 1900 1905 1911 1912 1913 1917 1921 1925 1927 1931 1935 1937 1938 1942 1945 1947 1948 1949 1952 1966 1976 Histoire de la Chine Famille Décadence de l'empire - Dernier empereur Naissance Marguerite Denis Défaite chinoise dans la guerre russo-japonaise Révolte des Boxers (hostilité contre les étrangers) Mort de la dernière impératrice Ts'euhi Mariage Marguerite&Yentung Fondation du Kuo-min-tang par Sun-Yan-sen Abdication de la dynastie impériale Début période d'anarchie. Chefs de guerre locaux Arrivée Marguerite&Yentung Naissance Rosalie (Han Suyin) Création du parti communiste chinois La famille s'installe à Pékin Mort de Sun-Yat-sen. Scission du Kuo-min-Tang Rupture entre communistes et Chang Kaï-chek Création d'un état communiste dans le Nord Rosalie commence à travailler (Mao, Chou En-Laï) Nationalistes attaquent Mao - La "longue Rosalie commence ses études marche" de médecine en Belgique Agression japonaise contre la Chine - Prise de Rosalie retourne au pays Pékin Rosalie épouse P.H. Tang Londres (achève études médecine) Capitulation japonaise; reprise lutte Mao/ChangKai-Chek Décès premier mari Fin des études à Londres République populaire de Chine aux mains des communistes Remariage avec Léon Comber La "révolution culturelle" Remariage avec V. Ruthnaswamy Mort de Mao Notes (la numérotation commence à 34, ces pages faisant partie d’un livret de famille) 34 L'arbre blessé, Han Suyin, Stock, Paris 1972, p. 269 (premier passage) et 277 (deuxième passage). L'édition originale en anglais, The crippled tree, a été publiée à Londres en 1965, aux éd. Jonathan Cape 35 Tseu-Hong Georges Tchau 36 Ibid., p. 269. Eugène Denis, le père de Georges, est effectivement décédé en 1908 37 Ibid., p.279. 38 Un été sans oiseaux, Han Suyin, Stock, Paris 1968, p.36 39 L'arbre blessé, p.381 40 Ibid, p. 384 41 Par son mariage, Marguerite Denis avait perdu la nationalité belge. Une note marginale figurant sur son acte de naissance stipule que - précisément en 1935, année du décès de sa mère - elle a obtenu le recouvrement de sa nationalité belge. Faut-il voir un rapport entre ces deux événements ? 42 Un été sans oiseaux, op.cit, p.21 43 Ibid., p. 21 44 L'arrivée dans la province du Setchouan est bien relatée dans l'Arbre blessé, p. 411 et suivantes. 45 Ibid., p. 425 et ss. 46 Ibid, p. 430 et 431. 47 Ibid., p.452. 48 "Tchau (parfois transcrit "Chou") Yentung, le père de Han Suyin, descend des Hakkas (littéralement "peuple hôte"), un sous-groupe du peuple Han autrement dit le peuple chinois. L'étymologie de l'appellation Hakka signifie déplacé, dépossédé, nomade, réfugié de la faim, des catastrophes naturelles, de la sécheresse, des invasions étrangères, des guerres civiles, etc. Les Hakkas revendiquent d'avoir été contraints à cinq grandes migrations au cours de leur histoire… Leur culture a été largement influencée par les événements de leur vie politique et sociale, par l'insécurité permanente de leur cadre de vie et par conséquent par leur immense détermination à survivre. Pour toutes ces raisons, il existe sans doute une certaine analogie entre les Hakkas dispersés au sein de l'ethnie Han et les enclaves juives dispersées dans l'Europe médiévale et dans le monde actuel." Ces précisions, recueillies sur Internet, sont données par une spécialiste de l'œuvre de Han Suyin, le Prof. Dr Teresa Kowalska, de l'Université de Silésie (Pologne). Elle précise que la famille en question était parvenue au 19ème siècle à une situation sociale élevée, celle d'intellectuels occupant des fonctions en vue dans l'administration. Han Suyin ne s'est jamais prévalue quant à elle d'une quelconque appartenance à une "race supérieure". Au contraire elle a affirmé à plusieurs reprises appartenir à la "race humaine", sans plus. 49 Une fleur mortelle, Han Suyin, Stock, Paris 1970, p.36. Voir aussi pp 37 et ss la "conversion" de Yentung au catholicisme. 50 Teresa Kowalska, extrait de Voices for the gaps, University of Minnesota, http://voices.cla.umn.edu/authors/hansuyin.html 2003 51 Pour un résumé des événements dont la Chine a été le théâtre, voir le tableau présenté en annexe. 52 Une fleur mortelle, op.cit, chapitre 5, pp. 124 et ss. 53 Un été sans oiseaux, op.cit., p.109. 54 Han Suyin, Le siècle de Zhou Enlai, traduction française publiée par Stock, Paris, 1993, 734 pages. L'auteur l'avait rencontré de très nombreuses fois et elle souscrit pleinement à l'appellation qui lui était donnée en Chine: "Le bien-aimé Premier ministre Zhou".