KANT, Logique (1800), traduction de L. Guillermit, Éd. Vrin

publicité
KANT, Logique (1800), traduction de L. Guillermit, Éd. Vrin, 1970, pp. 25-27.
S’agissant de la philosophie selon son sens cosmique1 (in sensu cosmico), on peut aussi l’appeler une science
des maximes suprêmes de l’usage de notre raison, si l’on entend par maxime le principe interne du choix entre
différentes fins.
Car la philosophie en ce dernier sens est même la science du rapport de toute connaissance et de tout usage de
la raison à la fin ultime de la raison humaine, fin à laquelle, en tant que suprême, toutes les autres fins sont subordonnées et dans laquelle elles doivent être toutes unifiées.
Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite [Weltbürgerlichen] se ramène aux questions suivantes :
1. Que puis-je savoir ?
2. Que dois-je faire ?
3. Que m’est-il permis d’espérer ?
4. Qu’est-ce que l’homme ?
À la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la
quatrième l’anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières
questions se rapportent à la dernière.
Le philosophe doit donc pouvoir déterminer :
1. la source du savoir humain,
2. l’étendue de l’usage possible et utile de tout savoir, et enfin
3. les limites de la raison.
Cette dernière détermination est la plus indispensable, c’est aussi la plus difficile, mais le philodoxe 2 ne s’en
préoccupe pas.
Il y a principalement deux choses qui sont nécessaires au philosophie :
1. la culture du talent et l’habileté à en user à toutes sortes de fins,
2. l’adresse à se servir de tous les moyens en vue de toutes les fins possibles.
Il faut réunir les deux ; car sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les
connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s’y ajouter une harmonisation convenable de tous les
savoirs et de toutes les habiletés jointes à l’intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison
humaine.
De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s’il ne peut philosopher. Mais on n’apprend à
philosopher que par l’exercice et par l’usage qu’on fait soi-même de sa propre raison.
Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler, apprendre ? En philosophie, chaque
penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d’une autre ; mais jamais aucune n’est parvenue à devenir
inébranlable en toutes ses parties. De là vient qu’on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu’elle n’existe
pas encore. Mais à supposer même qu’il en existât une effectivement, nul de ceux qui l’apprendraient, ne pourrait
se dire philosophe, car la connaissance qu’il en aurait demeurerait subjectivement historique.
Il en va autrement en mathématiques. Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise ; car ici, les
preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence, elle
peut être retenue comme une doctrine certaine et stable.
Celui qui veut apprendre à philosopher doit, au contraire, considérer tous les systèmes de philosophie
uniquement comme une histoire de l’usage de la raison et comme des objets d’exercice de son talent
philosophique.
Le vrai philosophe doit donc faire, en pensant par lui-même, un usage libre et personnel de sa raison et non
imiter servilement. Mais il doit se garder également d’en faire un usage dialectique, c’est-à-dire un usage qui n’a
d’autre fin que de donner à sa connaissance une apparence de vérité et de sagesse. C’est là procédé de simple
sophiste, mais tout à fait incompatible avec la dignité du philosophe qui connaît et enseigne la sagesse.
Celui qui hait la science mais qui hait d’autant plus la sagesse s’appelle un misologue. La misologie naît
ordinairement d’un manque de connaissance scientifique à laquelle se même une certaine sorte de vanité. Il arrive
cependant parfois que certains tombent dans l’erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science
avec beaucoup d’ardeur et de succès mais qui n’ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement.
La philosophie est l’unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle renferme, pour
ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation [Zusammenhang].
KANT, Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766), traduction de
M. Fichant, Éd. Vrin, 1973, pp. 68-69. [Cf. Pléiade, T. I, p. 515-516]
1.
Concept cosmique, par opposition à concept « scolastique » : « celui qui concerne et intéresse nécessairement tout homme
».
2. Mot créé par Kant pour désigner le dilettantisme intellectuel qui se plaît à agiter les problèmes philosophiques sans désir
d’atteindre des solutions scientifiques et universellement acceptées.
La philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour l’adulte, il n’est pas étonnant que des difficultés se
présentent lorsqu’on veut la conformer à l’aptitude moins exercée de la jeunesse. L’étudiant qui sort de
l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la philosophie, ce qui
est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement :
toutes les sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences
historiques et mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire proprement dite, la
description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique l’expérience
personnelle ou le témoignage étranger, — et dans ce qui est mathématique, l’évidence des concepts et la
nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une
possession et n’a pour ainsi dire qu’à être assimilé : il est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre,
c’est-à-dire d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé comme une
discipline déjà achevée. Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il en existât
réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances
assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes » :
jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur
Polybe3 pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie,
qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude
intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future,
dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par
d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi
certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie
est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (de dzètein, rechercher), c’est-à-dire qu’elle est une
méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en certains domaines
dogmatique, c’est-à-dire décisoire.
3.
Historien grec (202-120 av. J.-C.).
Téléchargement