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SEMINAIRE D’ETUDES MARXISTES DU 21 JANVIER 1999
UNE TRAJECTOIRE DU CAPITAL
DEPUIS LA PREMIERE GUERRE MONDIALE
ISAAC JOHSUA
Le monde industrialisé a connu à la fin des années 1960 une rupture qui apparaît comme un
des moments essentiels de l’évolution historique récente du capitalisme. Comprendre les
causes de cette rupture est important, car cela permet de saisir certaines des caractéristiques de
la période ouverte par les années 1970. Cela permet aussi de situer dans son cadre la crise qui
se déploie en ce moment même sous nos yeux, crise asiatique de l’été 1997, traduite en crise
russe à l’été 1998 et prolongée actuellement en crise latino-américaine. Ma contribution est
donc centrée sur ces deux points : I) La rupture de la fin des années 1960 n’a pas ouvert une
période de crise II) Il y a par contre une probabilité élevée que la véritable crise commence
en ce moment même sous nos yeux.
I) La plupart des présentations de la rupture de la fin des années 1960 affirment qu’il s’agit
du début d’une crise, ce qu’on cherche à mettre en évidence par comparaison avec les années
1950-70. Mais cette comparaison est infondée, car les années 1950-70 sont des années
d’expansion exceptionnelle. Si on compare avec la période d’avant la première guerre
mondiale, on se rend compte que les années 1970-90 se situent en réalité dans le
prolongement des tendances longues passées du capitalisme. La rupture de la fin des années
1960 n’ouvre une période, ni de stagnation, ni de crise.
Ce ne sont donc plus les années 1970-90 qu’il faut expliquer mais plutôt celles,
exceptionnelles, de l’après deuxième guerre mondiale. J’avance pour ma part l’hypothèse que
la force de l’expansion alors constatée s’explique surtout comme étant celle d’une phase de
rattrapage. Deux guerres mondiales et une grande crise (celle de 1929) ont entraîné
énormément de destructions, d’usure et de non-renouvellement du capital fixe, ainsi que,
parallèlement, de grands retards de consommation accumulés. Dès que, à la fin de la guerre,
les conditions du redémarrage de l’activité ont été enfin réunies, l’essor a été très vif, alimenté
par ces demandes et par l’existence de nombreuses occasions rentables d’investir. Telle est
également la thèse soutenue par François Chesnais et Claude Serfati (voir leur papier distribué
à l’occasion du séminaire du 17 décembre 1998 : Une interprétation des limites endogènes
du capitalisme à l’époque contemporaine ”).
Cette présentation a l’avantage d’expliquer tout à la fois le début et la fin de la phase
d’expansion de l’après deuxième guerre mondiale. La croissance rapide s’est en effet terminée
quand le rattrapage a été achevé : la parenthèse ouverte s’est refermée. Cela nous permet de
caractériser la phase qui commence avec les années 1970 : c’est une mise à jour de certaines
des tendances lourdes du capitalisme. Ce qui implique un retour à une croissance plus lente,
mais également le retour des crises violentes qui ébranlent périodiquement le système. Ces
remises à jour ne sont certainement pas des retours à l’identique. Il y a du neuf, et ce neuf,
c’est surtout l’extraordinaire extension de l’espace couvert par le système capitaliste depuis la
première guerre mondiale. L’actualisation des tendances lourdes du système, dans des
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conditions considérablement aggravées par la mondialisation, est donc mon cadre
d’interprétation de la période ouverte par les années 1970.
Il est frappant, de ce point de vue, de constater les nombreuses similitudes que l’on peut
relever entre la crise asiatique de l’été 1997 et les crises qui secouaient le monde capitaliste du
dernier tiers du XIXe siècle à 1914. Dans les deux cas, la crise débute dans les pays émergents
de l’époque, Asie du Sud-est aujourd’hui, pays neufs (Etats-Unis, Argentine, Australie,
etc) avant 1914. Dans les deux cas, nous sommes en présence, en ce qui concerne les pays
émergents concernés, de structures financières et bancaires particulièrement fragiles et d’un
niveau d’endettement très élevé. Dans les deux cas, la phase d’expansion se caractérise par sa
vigueur, l’euphorie qui l’accompagne, de nettes tendances à la suraccumulation, au
surendettement à court terme et à la spéculation effrénée, boursière et immobilière. Dans les
deux cas, partie de l’un des pays émergents, la crise se propage ensuite aux autres pays qui
sont dans une situation comparable par le biais des retraits de fonds.
Nous avons une contradiction importante du système: les taux de profit rémunérateurs qui
lui sont indispensables sont obtenus (en partie) grâce à ceux, particulièrement élevés, des
zones émergentes. Mais les capitaux à investir ne peuvent avoir pour origine (pour l’essentiel)
que les pays industrialisés, les zones émergentes ne pouvant y pourvoir à elles seules. Cette
articulation est profondément instable : que les capitaux se retirent brutalement, et c’est la
crise de l’ensemble.
II) C’est bien ce qui s’est passé dans le cas de la crise actuelle, avec pour probable origine
(en Thaïlande, en particulier) une crise de suraccumulation, c’est-à-dire une accumulation qui
s’effectue à un rythme tel qu’elle ne peut maintenir, dans la durée, le taux de profit escompté
par les apporteurs de capitaux. On constate en effet une très rapide croissance de
l’investissement, croissance que, dans ces pays, on ne peut rentabiliser que par la voie des
exportations. Une chute des exportations, ou un ralentissement de leur rythme de croissance
antérieur ou même le fait que l’accélération de leur expansion soit en dessous du rythme
attendu ont mis en évidence les surcapacités, en révélant l’impossibilité de tirer de tout ce
capital le taux de profit espéré. C’est pourquoi les difficultés persistantes des balances
commerciales ont été le point de départ des retraits de fonds, de la chute des monnaies, de
celle des bourses locales, et enfin de l’effondrement de l’activité et d’un marché immobilier
lourdement lesté par les excès spéculatifs antérieurs. La crise s’étend ensuite, dans le sillage
des fuites de capitaux, soit parce que les mêmes séquilibres sont constatés dans d’autres
pays de la région, soit par simple contagion de la panique.
Partie de l’Asie du sud-est, la diffusion internationale de la crise se fait alors par les voies
habituelles :
1) Chute de la demande, qui propage ses effets de proche en proche
2) Contrecoup des difficultés financières et bancaires sur l’activité (les banques restreignent
les crédits accordés aux entreprises, etc)
3) Chute des prix (des matières premières, ou suite aux fortes dévaluations des monnaies
asiatiques), une chute qui menace les profits
4) Le surendettement, qui contraint à restreindre les dépenses encore plus que ne l’exige la
chute du revenu.
La propagation de la crise n’est donc pas purement financière, contrairement à ce qui a été dit.
Les mécanismes réels ont joué en fait un rôle essentiel. Tel est le cas de la crise russe de l’été
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1998. L’Asie du sud-est était en effet devenue un très important centre de production
industriel, donc un très important importateur de matières premières. La chute de la
production industrielle a entraîné une chute des commandes de matières premières et une forte
baisse de leurs prix. Cette baisse est l’une des explications essentielles de la brutale
aggravation de la crise russe, ce pays étant désormais surtout exportateur de matières
premières sur le marché mondial. Le même phénomène a d’ailleurs frappé l’Amérique Latine.
A quoi faut-il s’attendre maintenant ? La probabilité d’une crise importante (significative ?
grave ?) est élevée. Entrent en jeu trois facteurs :
Primo : la violence du choc reçu, c’est-à-dire la gravité de la crise asiatique et l’ampleur de la
chute d’activité qui y est déjà constatée.
Deuxio : les fragilités des organismes qui reçoivent le choc. Contrairement aux apparences,
nous devons placer les Etats-Unis en bonne place sur la liste. La consommation y serait
particulièrement menacée par un recul de l’activité, car les ménages américains sont
lourdement endettés. Cette consommation a été pendant longtemps soutenue par des gains
boursiers, alors que le risque d’un krach à Wall Street est plus que jamais présent.
Tertio (le plus important): la conjonction des dépressions. Sont déjà concernés l’Asie du
sud-est et le Japon. La vague a atteint le Brésil, débordant bientôt sans doute sur le reste de
l’Amérique Latine. Les Etats-Unis sont désormais directement menacés. S’ils sont impliqués à
leur tour, il est peu probable que l’Europe puisse, à elle seule, résister, alors que les signes
avant-coureurs d’une récession s’y multiplient (tel est en particulier le cas pour l’Angleterre et
l’Allemagne). L’anarchie fondamentale du système capitaliste, magistralement analysée par
Marx, recevrait alors une nouvelle et terrible illustration.
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