Comme une bouteille à la mer (Baltique) Lettre ouverte vers l'Est par le Collectif Depuis quelques mois tous les regards sont tournés vers vous. Les nôtres, simples citoyens, ceux de nos politiques, ceux des médias, télescopables, agrandis, technicolor. Tout le monde commente, scrute, prédit l'issue de tel ou tel évènement. Il y a quelques mois, on se demandait si la glasnost était vraiment transparente, si Gorbachev était vraiment sincère, on s'interrogeait sur les chances de survie de Solidarnosc en Pologne, sur ce que pensaient vraiment ces Polonais farouches, malins et terriblement catho-liques. Hier encore on pouvait se demander : la Hongrie votera-t-elle vraiment à droite, l'empire soviétique éclatera-t-il vraiment sous le choc des nationalismes, les Allemands opteront-ils vraiment pour la réuni- fication à court terme ? À peine a-t-on le temps de se poser les bonnes questions — si toutefois cela existe — que les réponses sont déjà là, dans les urnes ou dans la rue. Ce qui se passe chez vous suscite d'immenses interrogations, une attention au politique comme on n'en avait pas connu ici depuis long- temps. Une telle soif de lucidité, un tel désir de comprendre vraiment — Conjonctures No 13 1 encore que nous sachions toutes les limites du vraiment —, cela n'avait plus cours. Certes nous avons eu nos périodes de gloire, nos fièvres nationalistes, nos débats sur les mérites du socialisme, de la social-démocratie et plus récemment sur les périls du libéralisme. Nous sommes encore agités aujourd'hui par toute une série de questions qui, selon certains, seraient de l'ordre du post-politique — encore que cette notion soit assez farfelue. Nous discutons un à un les termes de notre Constitution pour sauver ce qui pourrait l'être et retrouver les traces à peine reconnaissables de nos espérances nationales; nos politiques remettent cycliquement en cause les mérites de l'intervention de l'Etat dans l'économie, nous condamnent à des querelles interminables sur la rentabilité des services, sur les coûts des programmes sociaux. Bref, le politique semble parfois se confondre avec les calculs électoraux ou, pire, avec la « gestion saine » — notion désormais centrale, maîtresse, et univoque; ça ne se discute plus : pour faire une analogie un peu facile, cela pourrait ressembler à un mot d'ordre du Parti. Au milieu de toute cette grisaille, l'intérêt suscité par les changements qui se sont amorcés dans vos pays ces derniers mois, avait quelque chose de vivifiant. Chez nous le débat politique est en panne, et selon toute vraisemblance, nous y sommes pour quelque chose, mais nous sommes encore capables de nous passionner pour d'autres scènes, provisoirement en tout cas, plus animées. À l'Est tout semble se passer selon une logique insoupçonnable ou en tout cas insoupçonnée de nos 2 prédicateurs, de nos météorologues de l'horizon politique, de nos savants même les plus respectables. La soviétologie, pour ne parler que d'elle, devra vrai- semblablement s'interroger, en toute rigueur épis- témologique, sur son incapacité avérée d'avoir vu venir les choses. La vengeance de la réalité sur ceux qui l'observent a toujours quelque chose de ras- surant, cependant. Rassurant, car une fois leurs incapacités révélées, les experts doivent procéder à un aggiornamento de leurs connaissances, où, mo- mentanément peut-être, le doute est réinstauré comme une dimension même du savoir. Mais revenons à vous. Dans la représentation occidentale courante du monde, l'Est était le lieu de l'immobilité. On y étouffait dans l'omniprésence plus ou moins tyrannique de l'Etat-parti tandis que nous étions pris dans l'incessant tourbillon du change- ment, avec ses innovations, ses concurrences, ses dislocations, ses relocations et son atomisation. Chez vous la pesanteur, chez nous la légèreté. Pour l'Ouest tout était simple, au-delà du rideau de fer, vos pays et vos peuples assez indifférenciés, vivaient dans l'ennui et la terreur. Aujourd'hui, coup de théâtre. Une fois la surprise passée de vous voir secouer l'immobilisme de vos appareils et faire voler en éclats l'image figée que nous avions de vos sociétés, nos médias si puissants à forger nos esprits et nos corps, donnent dans le triomphalisme. « Ils ont enfin compris ! » dit-on à la radio, à la télévision, et entre les titres de nos journaux. Sourires satisfaits des commentateurs bien coiffés, effets de plumes. Et la Conjonctures No 13 3 guerre froide prit fin faute de communistes. Qui l'eût cru ? Du coup, à la curiosité ressentie par ce que, faute de mieux, nous appelons la société civile, on a répondu ici par un narcissisme confondant. Peutêtre en avez-vous eu quelques échos. « L'autre est ce qui me permet de ne pas me répéter à l'infini » écrivait récemment Jean Baudrillard, un de nos philosophes. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'à l'inverse nos médias ont très rapidement occulté votre altérité. Notre monde pluraliste n'en est pas moins niveleur, ce n'est pas le moindre de ses paradoxes. Disons cependant qu'une fois passé l'agacement que nous éprouvons, nous, simples citoyens curieux du monde, devant l'inanité de nos informateurs patentés, tout reste à faire pour vous comprendre. On voit s'exprimer chez vous des critiques radicales qui semblent donner raison à nos triomphalistes, et cela pose bien des questions car nous connaissons encore bien mal les tendances qui ne doivent pas manquer d'agiter les rangs de vos réformateurs. D'autant plus que ces critiques dévastatrices viennent souvent d'intellectuels dignes d'estime dont certains, jusque très récemment, ont payé cher leur dissidence. Lorsqu'un homme comme Youri Afanassiev proclame qu'il n'y a rien à garder du système, nous prenons cette affirmation au sérieux. Par ailleurs, nous savons qu'Andreï Sakharov, comme en témoignait sa présence active au Soviet suprême, ne désespérait pas de transformer les institutions de l'intérieur. Et Gorbatchev est en train de lui donner raison en introduisant la perspective d'un multi4 partisme auquel il paraissait encore fermement opposé peu avant la mort du célèbre physicien. Mais toute la question est de savoir si le multipartisme est encore compatible avec le système ? Quelles que soient les limites à partir desquelles nous jugerions que le système a cessé d'exister, il n'en reste pas moins que ces limites sont actuellement bousculées de l'intérieur. Et puis ceux d'entre vous, qui vivent dans ce que nous appelions encore récemment les pays satellites, nous rétorquereront probablement que les forces vives de vos pays font tout simplement éclater des régimes qui leur étaient imposés de l'extérieur ou qui du moins ne survivaient que grâce à la caution menaçante de Moscou. Si c'est vrai de la Tchécoslovaquie et de la RDA, on ne peut évidemment pas en dire autant de l'URSS elle-même. Or comme rien de ce qui se passe aujourd'hui et de cette façon en Europe centrale (jusqu'à la réapparition de cette notion longtemps suspecte) n'aurait été possible sans les réformes entreprises à Moscou, il faut bien se demander d'où viennent ces réformes. De la clairvoyance et du courage politique d'un seul homme ? Qui pourrait se satisfaire d'une explication aussi simple ? Cet homme, quand bien même il serait exceptionnel, est le produit de l'appareil du Parti et n'a pas pu se hisser au pouvoir malgré cet appareil, mais bien dans une dynamique qui ne lui est pas étrangère. Et si le Parti aujourd'hui remet en cause le monople qu'il s'est lui-même arrogé et appuie la politique réformatrice de son chef, c'est vraisemblablement qu'il existait dans ses rangs et à divers échelons de la hiérarchie des gens insatisfaits de l'état des choses et pour qui l'adhésion au Conjonctures No 13 5 communisme ne procédait pas simplement de la nécessité carrériste, de l'opportunisme. Leur adhésion devait être motivée aussi par le désir de travailler, même noncha- lamment, à la réalisation, sinon des idéaux commu- nistes, du moins au mieux-être de la société. Person- ne ne nous fera croire que cette sorte de désintéres- sement intéressé à plus vaste que soi ne se trouve nulle part dans le monde et que seule la perspective d'un profit personnel étroit (mesuré en dollars ou en pouvoir) fait bouger les gens, les incite à créer et à chercher des voies nouvelles. Vous trouverez peut-être ces dernières remarques naïves, voire même légèrement imbéciles, tant il vous paraît évident que le débat politique traversait vos sociétés bien avant la perestroïka et la glasnost. Elles sont à la mesure du simplisme qui alimente l'anti-communisme le plus primaire mais le plus répandu, ici comme ailleurs, et ce depuis que le monde com- muniste existe. C'est encore une fois ce qui fait le charme pervers de nos fameux médias libres et de tout un système qui ne voit jamais la propagande à sa porte. Mais peut-être que la mystification ne vous est pas non plus tout à fait étrangère. Force est de constater, dans un premier temps, la puissance d'attraction qu'exercent maintenant chez vous les idées et les modèles libéraux, même si leur application y rencontre déjà des résistances certaines (comme le mécontentement des travailleurs sovié-tiques contre une insécurité d'emploi à laquelle ils ne sont pas habitués ou la protestation des paysans polonais devant la dure 6 « vérité des prix »). Indépendamment même des obstacles concrets aux-quels il se heurte, cet engouement pour l'économie de marché, vu d'ici, paraît naïf. Tout en respectant les options de vos nouveaux dirigeants, il nous semble parfois qu'ils se nourrissent d'une vision hâtive des systèmes qui prévalent à l'Ouest. Il se pourrait que l'image positive que vous avez de nos sociétés soit aussi fausse que la caricature où l'on se plaisait ici à représenter les vôtres. Mais nous savons aussi que parmi celles et ceux qui chez vous luttaient contre le régime, il en est qui n'entretenaient aucune illusion sur le paradis occidental et qui n'étaient pas prêts à bazarder en vrac tous les acquis et tous les principes du socialisme. Ici le libéralisme ambiant nous serine que nous devons payer le prix de nos libertés individuelles et cela à même ce que nous pensions avoir acquis de droits sociaux et collectifs. En réalité, plus que de liberté, il s'agit de la bonne marche de l'économie comme si celle-ci profitait à tout le monde y compris à ceux et celles qu'elle oublie. L'Amérique résonne des slogans triomphant de ses leaders politiques, on se gargarise des mots liberté et démocratie, comme si nous étions sur un continent qui ignore les privi-lèges, les magouilles, les passedroits et le chacun pour soi et Dieu — vive la liberté de conscience — pour tous. La démocratie reste une utopie au sens premier du terme, elle n'est pas enracinée dans un lieu, elle n'a pas de terre. Nos politiques la reven-diquent mais sa définition leur échappe et sa mise en œuvre encore plus. Ils la prennent pour acquise alors qu'elle reste à construire. Conjonctures No 13 7 Marx n'est plus en odeur de sainteté chez vous et nous n'osons plus, ces dernières années, faire référence à ses théories depuis que nous avons constaté l'échec des socialismes réels. Il reste que la justice de classe, la médecine de classe, la reproduction des élites par le système d'éducation n'ont pas été éliminées pour autant à l'Ouest. Si l'Europe de l'Ouest arrive parfois à conserver des traditions social-démocrates forgées de haute lutte par les mouvements sociaux depuis la fin du dix-neuvième siècle — encore que madame Thatcher, par exemple, parvienne à gouverner en les bafouant dès que faire se peut —, aux Etat-Unis comme au Canada ces traditions ne pèsent pas lourd devant les lois du marché. Alors, quand nous vous voyons choisir avec un certain enthousiasme des systèmes politiques et économiques qui s'apparentent au nôtre, cela nous laisse parfois perplexes. Certains d'entre vous ont jusque récemment payé cher l'exercice de leur esprit critique; permettez-nous à notre tour, et en toute sécurité, d'exercer le nôtre. Non pas pour faire l'éloge de ce qu'il y a peut-être de bon dans ce que vous (ou une partie d'entre vous) rejettez, car nous sommes les derniers à pouvoir en juger, mais pour vous dire ce qui, dans les sociétés où nous sommes relativement choyés et dont vous pourriez être tentés de vous inspirer, ne va pas. La politique n'organisera jamais le bonheur, et heureusement. Il reste malgré tout qu'elle n'est pas tout à fait étrangère à certains de nos malheurs. Quitte à faire étalage d'un esprit chagrin du plus 8 mauvais effet dans nos sociétés vouées au progrès, certaines réalités ne peuvent que nous ramener à nos échecs : laminage du rendement, contraintes du marché, abrutissement du travail, pollution, gaspillage, écart grandissant entre nantis et laissés pour compte, désolation des vieux, indigence de la télévision, mé-diocrité insigne du « débat démocratique »... qui dit mieux ? Tout cela au nom d'une liberté d'ex-pression dont nous usons négligemment et en trop petit nombre, au profit d'une consommation de plus en plus obscène au regard de ce qu'elle néglige tout à côté d'elle, sans même parler de ceux quèlle aban-donne. Malgré tous ces sujets d'insatisfaction, voire de désespoir, nous ne pouvons condamner en bloc notre système, car nous savons qu'il offre aussi des possibilités et des espaces sous-utilisés, inexplorés, que nous n'avons pas renoncé à défricher. Ce qui se passe maintenant chez vous pourrait d'ailleurs nous y aider. De part et d'autre, il devient enfin possible de sortir pour de bon des dichotomies réductrices, du genre capitalisme / communisme. Qu'il y ait ou non quelque chose à garder de votre pesante expérience, nous pensons qu'il n'y a pas tout à prendre de la nôtre. Nous qui vivons à l'Ouest avons envie de vous crier: « Faites autre chose ! ». Notre espoir, pour vous comme pour vous, est que cette société civile à laquelle vous aspirez, que vous avez commencé de construire, ne se réduise pas à l'économie, aux « lois » que dictent au marché les forces (Etats ou entreprises) qui le dominent. Ainsi peut-être à travers vos expériences et les nôtres pourraient émerger des formes nouvelles de société. Décidément, l'alternative, pour vous comme Conjonctures No 13 9 pour nous, ne se situe plus entre le centralisme bureau-cratique et le totalitarisme de la marchandise. Qui dit « marché » et « libre entreprise » ne dit pas néces-sairement « grand capital ». Il nous paraît plus que jamais judicieux de reprendre cette distinction que Braudel faisait entre vie matérielle, économie de marché et capitalisme : de quoi vivent les gens, com-ment ils produisent et échangent, comment cette économie en vient à être dominée et finalement contrainte et restreinte par des groupes qui ont accumulé suffisamment de moyens pour s'organiser à l'échelle mondiale. Nous n'avons pas réussi à limiter leur fringale dévorante. Ces groupes-là vous menacent aujourd'hui plus que jamais, ne les laissez pas inconsidérément entrer chez vous et envahir un marché que vous pourriez justement reconstruire sur d'autres bases. N'oubliez pas à votre tour ce qu'il nous devient chaque jour plus difficile de nous rappeler : qu'une société qui se réduit à un espace économique n'est plus une société, surtout lorsque cet espace tend de plus en plus à se conformer aux contraintes extérieures; qu'une société ne peut simplement s'évaluer à l'aune réductrice de sa réus-site matérielle. Cette réussitelà n'abolit pas, ici, la pauvreté culturelle et économique, le dénuement, l'impuissance ressentie profondément au niveau des individus, comme au niveau des groupes sociaux. Il est évidemment dangereux de trop espérer et plus encore d'espérer des autres. Les profonds changements auxquels vous procédez témoignent d'une vitalité politique que nous serions heureux de voir à l'œuvre ici (tout particulièrement en Amérique du Nord et au Canada maintenant). Oui, 10 nous vous aimerions contagieux ! Et, indépendamment même de cette émulation, nous souhaitons que la désidéolo-gisation qui résulte au plan international de vos réformes radicales permette de repolitiser les débats dans nos sociétés dominées par le pragmatisme économique — quelle tristesse pour l'humanité s'il fallait qu'à votre tour vous abdiquiez devant lui. Quelle tristesse pour vous, pour nous et pour l'immense majorité méridionale du monde, si la fin des idéologies était vraiment cette « fin de l'his-toire » où se complaît une philosophie conservatrice qui abreuve sa soif de sensations fortes à l'hégé-lianisme le plus plat; si la fin des idéologies était aussi la fin de la pensée; si tous vos efforts vers la démocratie n'aboutissaient qu'à l'ajustement de vos sociétés au marché mondial. Les implications d'une telle reddition ne seraient pas seulement philosophiques. Elles auraient des répercussions concrètes partout. Déjà les purs et durs du libéralisme économique, comme Milton Fried-mann dans le New York Times en janvier dernier, invoquent les révisions radicales auxquelles vous procédez chez vous pour prôner la privatisation à outrance et le démantèlement des services sociaux (ou de ce qu'il en reste) en Amérique du Nord : tous les maux économiques de la société américaine proviennent selon eux de ce qu'il y a encore trop de « socialisme » dans cette société. Quant aux pays du Sud, leur mince pouvoir de négociation risque de se rétrécir comme peau de chagrin sous l'effet du ralliement de tout le Nord au Conjonctures No 13 11 principe du laissez-faire. Or ce principe, dans la situation actuelle du monde, a pour principale consé-quence de renforcer la domination des plus puissants au détriment des plus faibles (il ne stimule vérita-blement l'efficacité et le rendement qu'entre forces comparables). Il n'est pas exclu, toutefois, que les pays du Sud trouvent moyen de mettre à profit la dissolution des blocs en renonçant à toute « aide » extérieure et en organisant entre eux de nouveaux réseaux d'échanges. Mais il est malheureusement plus vraisemblable qu'ils se lancent dans une compé-tition féroce pour attirer des capitaux extérieurs qui n'auront plus aucune susceptibilité idéologique à ménager, compétition dont les populations concer-nées auront évidemment à payer la note (en termes de santé, de sécurité, de conditions du travail, etc.). Certains pays s'en tireront, s'en tirent déjà, à un prix que personne ne cherche à évaluer, tandis que d'au-tres continueront de sombrer. Dans tous les cas, le triomphe du libéralisme ne pourra que creuser les écarts. Dans cette optique, la désidéologisation des rapports internationaux n'aura fait qu'opérer un transfert des inégalités et des clivages : aux tensions Est-Ouest ne se substitueront pas seulement les violences Nord-Sud mais aussi les disparités et les tensions internes dans la plupart des pays du monde, y compris chez les plus « développés ». Alors, plus que jamais, nous pourrons chanter l'Internationale : l'internationale des riches. Comprenez bien : il ne s'agit pas de vous faire porter le poids de cet avenir peu réjouissant, qui n'a rien d'inexorable, mais dans le fond de pouvoir peut-être réfléchir ensemble sur la marche 12 du monde. Car ce monde, sa destinée dépendent encore en par-tie de la manière dont nous le pensons, et l'avenir est un peu tributaire de la vision que nous avons du passé. Une nouvelle histoire des quarante dernières années permettrait sans doute de montrer en gestation dans vos société des discussions, des tensions, des évolutions annonciatrices de ce qui arrive aujour-d'hui. Inversement un regard lucide sur nos sociétés permet de comprendre que la platitude du politique, la médiocrité de ceux qui nous « représentent », le cynisme des « intérêts » reflètent le totalitarisme diffus du conformisme consommatoire, le règne invisible de la marchandise, dont Marcuse a juste-ment analysé le caractère unidimensionnel. Si l'on ne parle plus de Marcuse aujourd'hui, c'est qu'il est, comme tout le reste, passé au moulinet de la mode, vérifiant ainsi malgré lui la pertinence de son analyse. Sachez qu'ici nous sommes parvenus à bâtir un système où la pensée s'évalue et se dévalue à peu près de la même manière que les valeurs boursières. C'est pourquoi nous acceptons toutes les vérités et n'en respectons qu'une seule, celle-là même qui rend les premières éphémères : la réussite. Et pour mesu-rer la réussite, une question suffit : « combien ? ». Vous qui, soi-disant, sortez du règne du mensonge, songez que l'expérience du mensonge vous permet peut-être aujourd'hui de ne pas renoncer au désir de vérité. Alors comprenez pourquoi nous désirons tant que cette vérité (ou du moins cette aspiration) ne se réduise pas — comme ici maintenant et pour combien de temps encore ? — à la vérité des prix. Conjonctures No 13 13 14