L'historicité de la norme
la faiblesse de l'explication par la nature et le contenu de ceux-ci. Qu'il s'agisse
de l'affaire Chahine — où le requérant visait à l'interdiction d'un film accusé de
mettre en scène la figure du prophète Joseph (Bernard-Maugiron 1997) —, de
l'affaire Abû Zayd — le procès en divorce forcé d'un universitaire considéré
comme apostat de par ses écrits (Bälz 1997 ; Dupret et Ferrié 1997) —, de la
décision ministérielle réglementant le port du voile à l'école et de l'arrêt de la
Haute Cour constitutionnelle à ce sujet (Bälz, à paraître, et Dupret, à paraître-c),
de l'article de la Constitution faisant de la sharî‘a la source principale de la
législation et de son interprétation judiciaire (Dupret 1995-b), voire, plus
récemment encore, de l'interdiction ministérielle puis de la réhabilitation
judiciaire de la pratique de l'excision, l'analyse semble à chaque fois
surdéterminée par les termes imposés par les parties requérantes au procès. Il
n'est toutefois pas possible de constituer sociologiquement et historiquement
l'islam en modèle au moule duquel l'ensemble des phénomènes sociaux
devraient se conformer. Autrement dit, la réalité des sociétés dites musulmanes
n'est pas posée a priori dans des structures stables, aisément reconnaissables,
mais se construit sans cesse de façon contradictoire et incertaine (Dupret et
Ferrié, à paraître). Avec Jean-Noël Ferrié, nous nous sommes saisis d'un de ces
objets nécessairement en cours de fabrication : l'apostasie. L'objet est idéal, en ce
sens qu'il est généralement et aisément référé à un donné intemporel, alors
même qu'il n'existe que par la sollicitation du présent et qu'il n'est
compréhensible qu'en des termes strictement contemporains. Ce point de vue,
nous entendons le conforter dans cet article en démontrant que, si
l'atemporalité est rhétorique, la norme est elle historique.
Nous voudrions traiter du fait politique et juridique, en contexte islamique,
au départ de pratiques, essentiellement discursives, d'une référence textuelle et
de l'élaboration d'une rhétorique prétendant traduire une orthodoxie. Un grand
travail islamologique a été accompli dans l'étude de la «Cité de l'islam» et dans
l'«Introduction au droit musulman». Il se révèle toutefois souvent peu soucieux
des relations qui unissent pratiques et normes, de l'historicité
de ces pratiques
et discours normatifs. Il verse rapidement dans l'élaboration d'une spécificité
politico-juridique islamique, suivi dans cette direction par des travaux
historiques plus récents. Or, l'idée d'une spécificité renvoie à ce culturalisme
déjà dénoncé qui, pour ne parler que de la sharî‘a, laisserait supposer que sa
pratique actuelle est fondée de manière transhistorique
. Pourtant, une lecture
Le terme d'«historicité» — et celui d'«historicisme» qui en constitue la forme doctrinaire —
revêt une double signification contradictoire : d'une part, la nature historiquement variable des
choses ; de l'autre, la nature régulée de l'histoire. R. Boudon considère que, dans sa première
acception, le terme est utilisé de manière impropre et il préfère en conséquence parler
d'«historisme» (Boudon 1995: 167). Il faudrait donc aussi parler d'«historité». Par commodité de
langage et parce que le terme est aujourd'hui utilisé dans les deux sens, nous continuerons
cependant, pour caractériser la nature contextuellement contingente de la norme, à parler de
son historicité.
Ce qui autorise par exemple E. Chaumont à parler d'un vieil ordre juridique islamique qu'on
aurait bien trop vite enterré : «il faut aujourd'hui bon gré mal gré reconnaître que l'évolution