Hôpital public — hôpital privé : des liens nécessaires 1 Antoine Fontaine 2 Introduction Le trajet de personnes souffrant de psychose est rarement linéaire. Le plus souvent confronté à des itinéraires chaotiques faits de ruptures et de réconciliations, d'accélérations ou de ralentissements imprévus plutôt que de guérisons lentement progressives, le soin psychiatrique demande une grande souplesse dans ses modalités de réponse. Si l'hôpital n'est plus au centre du dispositif thérapeutique, il demeure indispensable pour accompagner équipes et patients dans leurs moments les plus difficiles. Très variable, la durée de ces moments dépendra de la qualité du dispositif de soin où se rencontrent malades et soignants. Dans la mesure où la capacité hospitalière publique diminue et que pour des raisons diverses, un nombre certain de patients ne semble pas pouvoir bénéficier d'un soin extra-hospitalier, le secteur d'hospitalisation privé est de plus en plus sollicité pour les accueillir. Comment dès lors continuer à envisager de manière appropriée la dynamique de traitement des poussées processuelles longues, tout en essayant de créer des liens entre des institutions qui n'obéissent pas aux mêmes logiques, et n'ont ni les mêmes moyens ni les mêmes buts ? À la clinique de Saumery, nous avons commencé à réfléchir aux questions soulevées par un besoin de complémentarité nouveau, sans préjuger de la qualité des changements que cela implique. Efficace dans la pratique, cette collaboration demande à être constamment travaillée. Fonctionnement de la clinique de Saumery La clinique de Saumery est une clinique de psychothérapie institutionnelle, avec une capacité de cinquante lits et une équipe de quatre médecins et d'une vingtaine de moniteurs-infirmiers. La psychothérapie institutionnelle a été introduite en France par F. TOSQUELLES à l'hôpital de Saint Alban pendant la seconde guerre mondiale. Créé par G. DAUMEZON et P. KOECHLIN en 1952, le concept s'inspire du principe d'Herman SIMON : "soigner l'hôpital par le collectif". Pour traiter l'aliénation mentale, la psychothérapie institutionnelle considère fondamental de soigner autant l'établissement que les patients. Il s'agit de promouvoir la responsabilisation de l'ensemble des soignants et des patients, notamment à travers la mise en place de réseaux d'échanges économiques, sociaux et culturels au sein de la structure de soin. 1 In Hôpital silence? Pratiques en santé mentale N° 3/1999 Psychiatre. Association Culturelle. Pavillon Fromentin. Clinique de Saumery 41350 Huisseau sur Cosson. Tel : 02 54 51 28 28 / Fax : 02 54 51 28 29 / Mail : [email protected] 2 L'institutionnalisation de tels échanges est prise en charge par une association de type 1901 : c'est le Club thérapeutique dont la gestion paritaire [soignants—soignés] est autonome et indépendante de l'établissement "hôpital" ou "clinique". La qualité de ce pôle thérapeutique se traduit par une création d'ambiance non médicalisée, qui organise circulation des affects, ouvre à la parole et la socialisation selon des modalités de rencontre autrement larges que celles, prévisibles, des protocoles de consultation et de prescription. Efficace autant que fragile, cette thérapeutique doit tenir compte de l'environnement et de ses exigences et requiert une attention particulière visà-vis des échanges tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'établissement. Elle est à appréhender dans le sens d'une protection du monde interne des patients et du nôtre. En ce sens, l'un des premiers soucis consiste en une analyse fine des demandes d'admission. La clinique n'est pas assujettie aux mêmes règles que le secteur public et ne peut en aucun cas accueillir des patients hospitalisés sous contrainte. Il est fondamental de considérer que toute hospitalisation doit être consentie par les patients. La notion de contrat de soin est essentielle. Toute admission ou sortie est à envisager dans une dialectique thérapeutique où la création de relais importe dès le début. La commission d'admission : ciment institutionnel et modalité d'accueil. Une hospitalisation mal pensée et peu préparée se solde par un échec infructueux. C'est une des raisons pour lesquelles a été créée la commission d'admission. Elle n'est pas un filtre ségrégatif qui sélectionne les "cas intéressants" et "paisibles" mais une instance organique dont la vocation principale est de répondre au mieux aux demandes d'hospitalisation en tenant compte de la singularité de notre savoir-faire et de nos limites. Il s'agit à la fois d'une réunion clinique et d'un dispositif de régulation visant au maintien de l'hétérogénéïté de la population accueillie. Nous proposons au patient demandeur et/ou à son équipe une visite de pré-admission. Celle-ci a pour but de rencontrer le patient et son entourage, d'apprécier l'état clinique et les soutiens extra-hospitaliers : suivi médical, prise en charge de secteur, liens familiaux et insertion socioprofessionnelle. Nous pouvons aussi proposer une durée de séjour et discuter des projets à long terme. Après l'entretien, le patient est généralement invité par l'équipe d'accueil — constituée de patients membres du club thérapeutique — à visiter la clinique. En pratique, nous créons des liens avec les équipes de secteur afin qu'elles restent référentes et partenaires d'un projet où s'inscrit le séjour à Saumery. Les objectifs de la commission d'admission pourraient se résumer ainsi Maintenir l'hétérogénéïté des pathologies en fonction d'une qualité d'ambiance. Eviter à tout prix l'isolement du patient et lutter contre la tendance des équipes et des familles à "caser" à vie patients ou enfants difficiles. Par une réponse la plus appropriée possible, même à l'occasion d'un refus, relancer une prise en charge dans laquelle des points importants nous paraissent avoir été négligés par le médecin ou l'équipe traitante. Motiver nos réponses dans un courrier détaillé est aussi une manière de nous protéger de notre propre attitude ségrégante. Favoriser l'émergence de réseaux de soins avec les partenaires en santé mentale. Participer à l'enseignement et à la formation du personnel. Différencier l'urgence vitale (elle arrive le plus souvent à l'hôpital général), l'urgence vécue par les patients et l'urgence ressentie par les équipes. Illustrations cliniques Cas clinique n°1 : Le service social demande de l'aide à la clinique M. V nous a été adressé par l'équipe sociale d'un Centre d'Hébergement et de Réadaptation Sociale (CHRS) de Paris. M. V. y était arrivé après de nombreux mois d'errance. Si les troubles mentaux furent vite dépistés par le psychiatre, M. V. ne voulait d'abord pas en entendre parler puis il a accepté d'aller dans une maison de repos (durée de séjour limitée). De retour dans son CHRS, le psychiatre lui a proposé de réfléchir à un éloignement plus lointain et plus durable, peut-être dans une clinique psychiatrique. Lors d'un entretien de préadmission M.V. visite la clinique, rencontre l'équipe et discute avec d'autres patients. Il accepte de revenir. On prend le temps de l'observer, de respecter ses symptômes et on ne lui impose pas de traitement. Au bout de quatre mois, après avoir participé à beaucoup d'activités (ménage, vaisselle, bicyclette — il passe des heures à faire du vélo dans la cour de la clinique) il se cogne le genou et demande de lui-même des perfusions pour "calmer sa douleur articulaire" (on apprendra plus tard que sa mère souffre de rhumatismes). M. V. se structure, tisse un réseau de relations avec d'autres patients; en entretien, il parle davantage de sa famille. Parallèlement, il se rend régulièrement à Paris pour rencontrer le psychiatre du CHRS qui a décidé de poursuivre la prise en charge alors même que le CHRS l'a "sorti" de sa file active. A Paris, il dort donc à l'hôtel et tente avec son médecin de trouver les moyens d'une réinsertion qui tiendra compte de ses difficultés. Commentaires : Le psychiatre a respecté son engagement initial alors qu'il n'y était pas tenu (sortie administrative du CHRS). Le déontologique prime sur l'administratif. Le patient présente une forme de psychose qui respecte l'adaptation sociale (paraphrénie). Le fonctionnement institutionnel de la clinique a laissé au patient un temps d'expérience suffisant pour que de lui-même vienne la demande d'un soin médicamenteux. Cas clinique n°2 : Le service Public demande de l'aide à la clinique pour un patient qui pourrait vivre dans un foyer. M. F., âgé de quarante cinq ans, est hospitalisé dans un hôpital de secteur depuis quatorze ans. Ses troubles schizophréniques l'ont autrefois conduit dans une Unité pour Malades Difficiles, il avait mis le feu dans la chambre d'un autre patient. En plus de son passé qui fait peur, son état clinique — incurie, tabagisme, stéréotypies — lasse l'équipe pavillonaire qui se sent par ailleurs abandonnée par l'extra-hospitalier (foyer de post-cure). Malgré trois choses positives — hôpital de jour trois fois par semaine, un mois de vacances chaque été dans une clinique dans le sud de la France, père très présent — les projets de sortie n'aboutissent pas et M. F. continue d'éteindre ses mégots avec les draps de son lit. Après plusieurs réunions de synthèse qui regroupent les équipes de l'hôpital, du dispensaire et du foyer (un an et demi de travail préparatoire), on s'aperçoit qu'avant d'accueillir M. F. dans le foyer, il apparaît important d'évaluer ses capacités à supporter une prise en charge différente. On lui propose de séjourner à Saumery pendant deux mois puis de venir au foyer à l'essai pour des courtes périodes. Six périodes de quinze jours sont programmées. M.F. va devoir montrer et utiliser ses compétences s'il veut gagner la confiance des soignants du foyer et sortir de l'hôpital, ce qu'il désire depuis longtemps. Le contrat est tenu, M. F. est admis au foyer et s'y trouve très bien, il est "presque propre". Depuis six mois, on n'a observé aucune rechute. Commentaires : La dynamique thérapeutique [équipe hospitalière/équipe du foyer/patient] était figée, chacun dictant à l'autre ce qu'il fallait faire. Provoquer des rencontres a permis de penser la situation en d'autres termes que "rivalité", "vérité", "hôpital bon, foyer mauvais", "peur du feu". Proposer un autre espace soignant, neutre, non impliqué dans les conflits de secteur a permis au projet de sortie d'aboutir. L'éloignement séquentiel a introduit du rythme et de la temporalité. M. F. pouvait demander régulièrement : "J'y vais quand au foyer, j'y vais ?" La réponse quasi-pédagogique qui lui était restituée : "faites vos preuves" paraît avoir fonctionné grâce à ce nouvel univers relationnel proposé par la clinique. Alors que le rasage de sa barbe était devenue une corvée quotidienne pour les infirmières de l'hôpital, à Saumery, cela a pu être repensé dans un travail de médiation thérapeutique. Les objectifs étant clairs pour les soignants comme pour le patient, l'investissement thérapeutique s'est fait sans difficultés. Les classiques "séjour de rupture" n'ont d'intérêt thérapeutique véritable que s'ils sont pensés en articulation étroite entre les différentes équipes. C'est surtout cette collaboration et le travail de pensée en commun qui paraît ici avoir fonctionné. Cas clinique n°3 : la clinique demande de l'aide à un service du public pour dénouer une relation d'emprise avec une patiente qui se met en danger. Mme C, âgée de 59 ans "vit" à la clinique depuis Vingt ans. Elle souffre de psychose maniaco-dépressive associée à d'importants troubles caractériels qui empêchent toute relation. Depuis trois mois, elle vit une crise importante : se jette dans l'escalier, crie toute la journée, se plaint continuellement de son "foie de morue" (candidose des plis qu'elle n'arrête pas d'entretenir en refusant toute hygiène), l'inflation médicamenteuse n'arrange rien, Mme C. lutte en permanence contre la sédation et l'équipe est débordée. L'épuisement de l'équipe se transforme en attaque sadique contre-transférentielle, ce qui conforte Mme C. dans la mauvaise estime qu'elle a d'elle même. En se maltraitant, elle maltraite l'équipe qui en retour la maltraite. Pour rompre ce cercle vicieux on propose de protéger Mme C. en l'éloignant. Une équipe du public avec qui nous travaillons accepte de prendre le relais bien qu'elle ne soit pas de son secteur. Face à sa "tyrannie", la tolérance est minime, on lui impose des temps en chambre dès qu'elle s'agite et hurle. Le traitement médicamenteux est simplifié, la prise en charge se resserre. Le plateau technique médicalisé du pavillon rassure la patiente, elle se sent bien plus contenue qu'à la clinique. Au terme de quatre mois, Mme C. revient "guérie". Mais la relation d'emprise qu'elle a avec l'équipe de Saumery menace en permanence son équilibre psychologique. Etant donné son âge, une maison de retraite est contactée. Le médecin responsable accepte Mme C. à l'essai aux conditions suivantes : Saumery assurera le suivi ambulatoire et s'engage à hospitaliser la patiente dès que nécessaire. Un médecin de Saumery se rend tous les mois à la maison de retraite pour parler avec l'équipe des difficultés qu'elle rencontre avec Mme C. et ajuster le traitement. Parallèlement, Mme C. vient à la clinique un dimanche sur deux. Pour parer à ses crises, les infirmières de la maison de retraite modifient certaines de leurs habitudes. Elles comprennent que Mme C. a très peur la nuit et que le seul moyen de la protéger de ses angoisses internes est d'accompagner son endormissement. Mme C. est donc maintenant installée à la maison de retraite depuis un an, elle envisage d'y apporter une commode qui était dans la maison familiale, sa famille vient la voir régulièrement. Elle est calme et aide le personnel à promener les personnes âgées. Commentaires : Dans cette situation, c'est l'hôpital privé qui a besoin de l'hôpital public. Les relations d'emprise existent partout, quelles que soient les techniques de soin. Saumery n'était plus contenant pour Mme C. qui a dû pour se faire comprendre attaquer violemment le cadre thérapeutique. L'équipe du public a pu travailler avec une patiente qu'ils ne connaissaient pas (pas de relation d'emprise), utiliser avec succès leurs compétences et leurs outils spécifiques (chambre de cure fermée). L'accueil hors secteur de Mme C. a pu se faire grâce à des relations personnelles entre les équipes soignantes. Il faut souligner que la CPAM s'est montrée réticente pour prendre en charge le soin de Mme C. sur le secteur, en effet, que le prix de journée du public est de deux à trois fois celui du privé. L'accueil de Mme C. à la maison de retraite reste possible grâce au travail de collaboration entre les équipes. Conclusion Nous avons présenté ici une modalité de collaboration hôpital privé hôpital public. Nous avons vu qu'à condition de la penser, elle peut déboucher sur la réinsertion de patients que l'on qualifie de chroniques. Les secteurs publics ne font pas seulement appel à nos services pour désengorger leurs hôpitaux mais aussi parce qu'ils reconnaissent l'utilité de la psychothérapie institutionnelle et son efficacité dans la dynamisation du soin psychiatrique. Cette dynamisation peut prendre longtemps et ne jamais conduire à une réinsertion. Il s'agit alors de tout mettre en œuvre pour aider les patients à retrouver de manière calme — et si possible continue — leur intégrité psychique. Cela se fait au prix d'un investissement thérapeutique constant. De toute évidence aucun dispositif institutionnel ne peut contenir et traiter à lui seul toutes les formes de structures pathologiques. Il paraît fondamental de construire et penser les liens entre des dispositifs de soin qui n'ont pas les mêmes plateaux techniques. Mais l'organisation de ces "complémentarités de terrain" en "filières ou réseaux administratifs" ne nous paraît pas opportune si elle ne tient pas compte de la culture des institutions psychiatriques et de leurs "coordonnées humaines". Les liens entre équipes de soin sont d'autant plus thérapeutiques qu'ils se nouent concrètement autour des patients. En ce sens, notre préoccupation rejoint celle qui avait prévalu à l'époque de l'invention du secteur : maintenir et créer la continuité des soins est la garantie de la constitution d'un sentiment d'exister durable chez les patients psychotiques.