Rideau
(25)
roman
de
Pierre
Danger
Le lendemain elle téléphone à Mme Pons, un peu avant lheure où celle-ci vient la chercher dordinaire, pour
lavertir quelle est revenue et quelle lattend.Mais à sa grande surprise, au lieu de manifester sa satisfaction de
la revoir, Mme Pons lui semble toute décontenancée : « - Comment, déjà ! mais je croyais que vous étiez partie
! Je suis rentrée. Je vous raconterai. Vous venez me chercher tout à lheure, nest-ce-pas, comme dhabitude ?
Cest-à-dire notre ami Paolo ma proposé daller avec lui à lopéra ce soir. Sa femme doit chanter dans la
Bohême et je crains que nous ne puissions trouver une troisième place, c’était déjà complet. » Lucie la rassure
aussitôt, lui affirmant que cela na aucune importance et quelle se verront demain. Le soulagement de Mme
Pons est manifeste : « - Eh bien, cest parfait, alors à demain, et pardonnez-moi. » Elle na même pas songé à
me demander ce que jai fait ! songe Lucie avec dégoût. Ainsi il ne lui a fallu s’éloigner quune seule journée
pour que lautre en profite. Après tout la chose serait plutôt comique si elle n’était pas triste. Mme Pons avait
donc des vues sur cet homme ! Mais Paolo ne pense qu’à sa femme. Quespère-t-elle ? Décidemment encore
aujourdhui Lucie continue à ne rien comprendre aux autres. Il faut croire que chacun est prêt à nimporte quoi
pour échapper à sa solitude. Elle, elle ne cherche rien, par manque dimagination peut-être ou par manque
d’élan. Les choses ne prennent leur sens que beaucoup plus tard, quand elle se sont transformées en souvenirs.
Sur le moment elle est incapable den saisir la portée, incapable den jouir. Cette avidité au plaisir quelle
observait chez les autres elle en avait toujours été une spectatrice étonnée. Cest peut-être la raison pour
laquelle elle ne parvenait pas comprendre non plus comment elle pouvait constituer elle-même un objet de désir
pour les autres. Cela lui était proprement inconcevable. Elle le constatait simplement et tentait plus ou moins
maladroitement den profiter. Cest ainsi quaprès le départ de ses parents lorsquelle s’était retrouvée seule à
Paris et quelle s’était inscrite dans un cours de théâtre pour tenter de débuter dans la carrière, elle sétait vite
rendue compte que quelque chose en elle attirait le regard des hommes et lui ouvrait comme par magie les
portes auxquelles ses camarades frappaient en vain. Elle était belle, elle ne savait pas exactement ce que ça
voulait dire mais elle ne pouvait en nier l’évidence. Cette beauté saugmentait peut-être de sa propre absence de
désir pour les hommes à laquelle sajoutait maintenant la connaissance de ces choses quelle avait acquise
auprès de Richard. Elle était exactement capable en ce domaine de faire tout ce quil convenait de faire pour
servir son intérêt, moins par ambition que par indifférence. En un mot elle couchait. Elle le faisait autant quil
fallait, mais ce n’était quun jeu. Des dizaines dautres autour delle étaient prêtes à en faire autant, mais Dieu
sait pourquoi cest avec elle que ça marchait. En quelques mois elle passa des figurations aux seconds rôles
puis au rôle principal dans la reprise dune pièce d’Édouard Bourdet qui avait été créée jadis par Yvonne
Printemps. Elle jouait le personnage de la Reine Margot dans une histoire trouble damours incestueux qui lui
donna dentrée une réputation quelque peu sulfureuse. La critique la remarqua. Elle ne pensait qu’à Richard.
Tout le reste lui était indifférent. Richard navait pas répondu à sa lettre, c’était maintenant un fait avéré,
plusieurs mois étaient passés et il ny avait plus rien à espérer de ce côté-là, elle ne le reverrait plus. Elle navait
aucune nouvelle des autres non plus. Ce nest que bien plus tard quelle apprendrait que Philippe publiait des
livres, quant à Mathilde, elle avait réalisé incidemment, un jour, ce que signifiait ces pansements quelle avait
aux poignets la dernière fois quelle lavait vue. Elle en avait eu lillumination comme ça, en soupant avec des
camarades. On parlait dune jeune comédienne qui avait fait une tentative de suicide en souvrant les veines
dans sa baignoire parce quon lui avait refusé un rôle et elle s’était écrié tout à coup : « - Mais mon Dieu, que je
suis bête ! » Et comme on lui demandait pourquoi elle disait ça, elle avait expliqué quelle avait une amie
autrefois qui avait tenté elle aussi de se suicider en souvrant les veines et quand elle lavait vue avec ses
pansements elle avait cru quelle était allé donner son sang. On bien ri, on s’étaient moqué delle. Au fur et à
mesure que sa carrière se développait cette indifférence saggravait. Elle jouait mécaniquement et le succès lui
était indifférent. La plus grande partie de lannée se passait en tournées dans les villes de province où elle était
reçue comme une reine par les notabilités locales qui organisaient pour elle des réceptions après le spectacle et
senorgueillissaient de la recevoir chez eux car elle commençait à avoir une certaine notoriété. Les hommes la
dévoraient des yeux, lui faisaient la cour ou parfois carrément du genou sous la table. En général tout ceci ne
prêtait pas à conséquences, le lendemain elle était ailleurs. Ses amants, elle les choisissait plutôt parmi ses
camarades, dans dautres soirées, celles quon organisait entre soi, plus chaleureuses, plus débridées. Elle
évitait les jeunes gens de son âge, elle préférait les plus vieux, ceux qui avaient vingt ans de carrière derrière
eux et qui navaient plus rien à espérer, qui seraient éternellement des seconds rôles et qui pourtant continuaient
à avoir le « feu sacré » comme ils disaient. Ils vivaient en général en célibataire, dans les modestes pied-à-terre
que leurs cachet leur permettait de soffrir à Montmartre ou à Montparnasse ; ils se prenaient suivant le cas
pour de grands séducteurs, de grands aventuriers ou de grands intellectuels, et se faisaient la tête de lemploi.
Au lit, ils étaient émouvants comme des enfants, émerveillés de lavoir conquise, elle, cette jeunesse, belle
comme laurore, ils en perdaient leurs moyens, qui ne devaient pas être bien grands. Alors elle savait y faire,
elle la leur jouait canaille. Cest à ce moment-là que les leçons de Richard lui profitaient. Dans les petites
cochonneries dont elle les régalait cest à lui quelle pensait. C’était sa façon de lui rendre hommage, de
racheter la petite oie blanche quelle était quand il lavait découverte et dont maintenant elle avait un peu honte.
Inutile de dire que ses amants en demeuraient baba. Cette fille si belle et dont le visage à la scène comme à la
ville incarnait une sorte dinnocence rebelle leur tombait dans les bras, et sans sinquiéter de leur médiocrité, de
leurs insuffisances, de leurs petites infirmités, leur donnait à pleines brassées tout ce quils navaient jamais osé
espérer, flattait leurs vices secrets, les petites envies honteuses quils navaient jamais pu satisfaire jusquici. Ils
étaient dans le même état que sils avaient pour une fois décroché un rôle avec un grand metteur en scène. Et
elle, elle les aimaient parce quils étaient soumis comme des chiens, ne demandant rien, ne se plaignant de rien,
supportant ses infidélités, ses départs, ses retours, nignorant rien des succès de leur rivaux. Ils avaient fini par
former entre eux une sorte de confrérie. Un seul, qui passait pour fou ou faisait semblant de l’être parce quil
avait joué Hamlet sur la scène du Palais des Papes, lavait emmenée un jour dans une auberge de campagne et
avait sorti de sa poche une dague dont il voulait la transpercer pour la punir de lavoir trompé. Elle avait dû
senfuir dans les couloirs au milieu de la nuit, poursuivie par le jaloux qui voulait la tuer. Les semaines
suivantes il lui écrivait des lettres pathétiques pour se faire pardonner, auxquelles elle navait jamais répondu.
La carrière de Lucie se poursuivait ainsi de spectacle en spectacle. Elle triompha dans la Chapelle Ardente de
Gabriel Marcel au Gymnase et Liebelei dArthur Schnitzler. On parla delle un moment pour la Comédie
Française, ce qui lui semblait naturel : elle navait jamais douté de son talent. Son professeur ne lui avait-elle
pas dit quelle serait un jour « lambassadrice du théâtre français à l’étranger » ? Elle repensait souvent à ses
débuts, là-bas, au conservatoire, quand elle concourrait sur la scène de lOpéra. Elle repensait à André Gornès,
au petit Domino, à Anne-Marie Fleishmann. Que devenaient-ils ? Ils devaient entendre parler delle pourtant !
Peut-être venaient-ils voir ses spectacles mais ils nosaient pas ensuite se rendre dans sa loge par timidité ou par
jalousie. Une seule fois cest elle qui avait revu André Gornès. Elle s’était aperçu en passant à Valence lors
dune de ses tournées quil jouait dans un petit théâtre une pièce qui sappelait lEmpire de la Nuit. La surprise
quelle avait eu en voyant son nom sur laffiche ! Elle y était allé le soir même. La pièce était terriblement
ennuyeuse. Il y tenait le rôle dun aveugle. Quand elle était allé le féliciter ensuite il navait même pas eu lair
étonné de la voir. Il ne lui avait parlé que de lui, de ses projets, la pièce devait être reprise à Paris la saison
suivante et il comptait bien sur ce rôle pour se faire remarquer. Il lui avait répété encore une fois que le théâtre
était toute sa vie, et quil était prêt à tout pour réussir. Et puis elle navait plus jamais entendu parler de lui.
Elle, ce quelle aimait c’était ce frisson qui la parcourait au moment dentrer en scène, ce sentiment où lorgueil
se mêlait à la honte, lorgueil de dominer son public et la honte de se donner à lui. Exactement comme dans
lamour.
NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de
Pierre Danger
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