1 Introduction à lecture de La vie de Galilée, de B. Brecht. L'action dramatique de la pièce de Brecht s'inscrit dans le contexte de la mutation profonde, qui aux XVIe et XVIIe siècle va bouleverser la culture européenne. Cette crise est la naissance de la modernité, dont les retentissements sont si étendus et si profonds que l'on peut dire que, sur le plan des connaissances comme sur celui de la croyance, sur la conception des rapports de l'homme et de l'univers ou sur la manière dont les hommes se pensent, la culture qui émergera de cette crise ne ressemblera plus en rien la culture médiévale dont elle était pourtant issue. Relevons tout d'abord que Galilée (1564-1642) n'est qu'un acteur parmi d'autres de ce vaste mouvement. Il faut aussi relever les noms de l'initiateur de cette révolution, Copernic (14731543), de son martyre G. Bruno (1548-1600), de ses précurseurs : Nicolas de Cues (14011464), Tycho Brahe (1546-1601), de ses autres acteurs Kepler (1571-1630), Descartes (1596-1650), Pascal (1623-1662), de celui qui le prolonge Newton (1642-1727). Ce qui est remarquable c'est la véritable "accélération historique" qui va affecter l'Europe sur moins de 150 ans, entre la publication du traité de Nicolas Copernic De revolutionibus Orbium Coelestium (1543) et la publication des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton (1687) Or, aucun autre drame du théâtre occidental n'avait emprunté à l'histoire ce contexte. La pièce de Brecht rejoint donc dans ses intentions le théâtre antique : représenter ou plus encore célébrer le mythe fondateur de sa société. Le drame antique permettait aux athéniens de revivre la geste tragique par laquelle le Cosmos était né du Chaos, et la Cité du désordre. On pourrait également considérer que la pièce de Brecht expose au spectateur d'un XXe siècle qui vient de découvrir la fragilité de ses valeurs1, une représentation de ses origines, et de l'accouchement difficile de la modernité. Le théâtre fait ici œuvre de pédagogie : si le spectateur ne doit pas rester intact après avoir assisté à la représentation, c'est qu'il y aura trouvé matière à réfléchir sur les éléments fondateur de la représentation dominante du monde que lui offre sa culture. 1Je veux parler en particulier de la monté du Nazisme dans le pays de Kant et de l'Aufklärung, de la ruine de la foi en la capacité de la raison à s'imposer comme référence universelle du bien et du vrai. 2 1 - Galiléo Galiléi, et la "crise de la conscience occidentale" Je me propose de reprendre dans cette étude la description que donne de la révolution copernicienne et de ses conséquence Alexandre Koyré, dans son ouvrage : du monde clos à l'univers infini2, dont je cite des extraits dans le recueil qui accompagne cette étude. On essaya aussi de délimiter les raisons qui poussèrent, au 16e siècle, l’Eglise romaine à s’opposer aux thèses de la nouvelle science. La révolution copernicienne (plan cosmologique) Il faut se rappeler que la construction de la cosmologie galiléenne s’est faite contre la représentation hérité de l’antiquité, celle d’Aristote et de Ptolémée. Il est intéressant de les opposer terme à terme ; la lecture de la pièce de Brecht nous permettra de retrouver ces différentes oppositions Géocentrisme et héliocentrisme Le géocentrisme Aristotélicien repose sur deux conceptions du mouvement, le mouvement circulaire d'une part, et le mouvement rectiligne, centrifuge ou centripète d'autre part. Le mouvement circulaire est celui des astres, éternel et parfait. Le mouvement rectiligne est soit accidentel (lorsqu'un corps est déplacé par le choc d'un autre corps) soit nécessaire, comme nous le montrent les corps lourds (graves) ou les corps légers qui tendent les uns et les autres de rejoindre leur "lieu", les uns le centre de la terre, siège du lourd absolu, et les autres la périphérie du monde ces orbes célestes que l’on dit parfaites. Or ce mouvement rectiligne centrifuge ou centripète a un début et une fin. Il n'a donc pas la perfection du mouvement des astres. De cette conception du mouvement qui part, comme on le voit, d'observations empiriques, les aristotéliciens déduisent un modèle de représentation circulaire de l'univers, La sphère la plus petite est la terre, constituée au centre d'un emboîtement successif de sphères, depuis l'orbe de la lune, puis celle du soleil, et enfin celle des étoiles "fixes". Le mouvement rectiligne centrifuge ou centripète suit les rayons de ces sphères, perpendiculairement à la surface de la terre. Le système de Ptolémée n'est pas radicalement une erreur ; il repose sur une analyse et une compréhension du mouvement apparent du soleil. Il n'est possible que pour des hommes qui ne disposent que de l'acuité du regard humain comme moyen d'observation, et qui, d'autre part, observent le ciel sur une période relativement courte. L'un des points importants de l'œuvre de Galilée est de reprendre l'hypothèse de l'héliocentrisme formulée en 1543 par Nicolas Copernic, en lui apportant la démonstration mathématique et empirique qui lui faisait défaut. C’est ici qu'il faut replacer l'intérêt de l'invention de la lunette astronomique qui va mettre en évidence : - que d'autres "astres" du système solaire (ici Jupiter) possèdent des "lunes" 3 et que, par conséquent, la terre n'est pas un centre absolu. - qu'il y a lieu de distinguer entre les planètes et les astres, distinction que ne reconnaissait pas le système de Ptolémée, même si certaines aberrations de la trajectoire de ces planètes leur étaient bien apparues. C'est en effet l'observation des "phases" de Vénus (tout comme il existe des "phases" de la lune), qui constitue le point de départ de la distinction planètes astres. Celles-ci n'ont pas de rayonnement propre, elle ne font que refléter la lumière d'un autre corps céleste, ce que mettent en évidence les "quartiers" de la Lune ou de Vénus, lorsque la terre leur masque le soleil. - Enfin, une comparaison du différentiel de trajectoire entre les planètes et les astres rend impossible l'idée d'un centre unique de l'univers, assimilé à la terre. 2 Alexandre Koyré : Du monde clos l'univers infini planètes "médicéennes" 3les 3 On notera le dépassement, sur cette dernière découverte, de la simple observation. Ce n'est pas seulement la lunette astronomique qui permet à Galilée de progresser : mais aussi l'application rigoureuse du modèle mathématique à l'objet étudié. Ainsi, comme le dirait Descartes4 "je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux." Hétérogénéité et homogénéité Corrélativement à cette mise à mal du géocentrisme, on passe progressivement à l'idée qu'un seul et même modèle rationnel peut rendre compte de la totalité de l'univers, aussi bien du monde terrestre que du monde supra lunaire. Les aristotéliciens tirent en effet de la différence de mouvement que nous signalions plus haut, entre les mouvements rectilignes sur terre et les mouvement circulaires des astres, l'idée d'une hiérarchie du monde entre le monde sublunaire, réputé être "de la génération et de la corruption" (c'est à dire un monde où tout naît et où tout meurt) et le monde supra lunaire, réputé être éternel et parfait. Il existerait donc dans l'univers une différence ontologique entre ces deux mondes, chacun suivant des lois et un déterminisme propre. Galilée va démontrer, en observant les taches solaires, que le monde des astres peut, lui aussi, être sujet à des variations et à des phénomènes éphémères 5 ; que certaines étoiles (des "super nova" ?) peuvent apparaître, puis mourir ; que les comètes suivent un mouvement rectiligne, et non circulaire.... En bref, c'est l'assimilation antique du cosmos et de l'ordre 6 qui est ruinée par la science nouvelle : il y a bien un ordre identifiable dans l'univers, mais c'est celui de la raison, et celui-ci s'étend universellement. Clôture et infinité Le modèle de Ptolémée suppose l'idée de clôture, de limite. Puisque le monde a un centre, puis qu'il possède une structure d'ordre, il doit aussi avoir une limite externe, et ne peut s'étendre indéfiniment. L'œuvre de Dieu ne peut être pensée comme une esquisse, ou comme une ébauche. La perfection suppose de lui attribuer aussi l'idée d'une complétude, incompatible avec l'idée d'infinité. Or, la lunette astronomique permet de montrer qu'au-delà des astres observables à l'œil nu, il existe des astres plus lointains. Cette progression dans l'exploration de l'univers nous indique que, pour le moins, les limites que lui assignaient Ptolémée et Aristote ne sont pas, et que, peut être, il n'a pas de limite du tout. 4Descartes : Méditations métaphysiques, méditation seconde. L'exemple du "morceau de cire" cf Petit recueil de textes sur Galilée 5 Bertold Brecht ; La vie de Galilée Tableau 6 p63 : Où veut-on que ça nous mène ? Je ne comprends pas Clavius… Si l’on avait pris pour argent comptant tout ce qui s’est affirmé ces cinquante dernières années ! En l’an 1572, dans la plus haute sphère, la huitième, la sphère des étoiles fixes, une nouvelle étoile se met à briller, plutôt plus lumineuse et plus grande que toutes les étoiles avoisinantes, mais un an et demi ne s’est pas écoulé qu’elle disparaît et sombre dans le néant. Faut-il alors se demander : qu’en est-il de la durée éternelle et de l’incorruptibilité du ciel ? (…) Cinq ans plus tard, le danois Tycho Brahe détermine la trajectoire d’une comète. Elle apparaît au-dessus de la lune et perce l’une après l’autre toutes les enveloppes des sphères, supports matériels des corps célestes en mouvement ! Elle ne rencontre aucune résistance et subit aucune déviation de sa lumière. Faut-il se demander : où sont les sphères ? 6On se souviendra que le même mot "cosmos" désigne à la fois l'univers et l'idée d'une bonne ordonnance. 4 La naissance du sujet de la connaissance Contempler et connaître Ce qui est en jeu dans les sciences nouvelles n'est pas un simple progrès de la connaissance. C'est le rapport même de l'homme à l'univers qui est bouleversé. L'homme était sujet (dans le sens où l'on est le sujet d'un roi) de l'univers, le voici maintenant sujet (au sens d'être acteur de) de la connaissance. L'univers était à contempler comme image de la bonté de Dieu, il n'est plus qu'objet de connaissance, avant de devenir objet d'une exploitation possible. Descartes l’annonce, l’homme de la modernité s’apprête à se comporter « comme maître et possesseur de la nature » Recevoir la révélation/Construire le savoir Tout savoir venait de Dieu et des écritures... L’Eglise avait trouvé dans la physique d’Aristote un système de représentation cosmologique convenant à merveille au schéma de l’ontologie judéo-chrétienne : Dieu au-dessus de nous, accomplissement de l’être, perfection des perfections, et l’enfer sous nos pieds, lieu du non-être et de la damnation éternelle. Seulement, ses clercs s’étaient trop peu souciés de ne pas confondre la métaphore et ce qu’elle se proposait d’illustrer... Si bien qu’on en était venu, comme les moines et l’inquisiteur de la Vie de Galilée à considérer que la Bible était elle-même aristotélicienne... Mais il ne faudrait pas réduire l’opposition du Saint-Office à la nouvelle science à ce point de vue naïf (ce qui est parfois, nous devons bien le reconnaître, la manière brechtienne d’aborder le problème). Nous pourrions même montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre la cosmologie copernicienne et la Bible, si tant est que celle-ci aborde la question de la représentation du monde,7 mais que l’opposition n’est pas d’ordre cosmologique. Elle porte sur la prétention humaniste8 de poser l’homme comme sujet de la connaissance. Saint Thomas au moyen âge avait réalisé la synthèse entre la représentation aristotélicienne du monde et le christianisme, dans laquelle l’acte de connaître n’était permis qu’à la condition de servir la foi, de préparer notre âme à glorifier Dieu dans ses œuvres et de donner au travail humain le sens d’un prolongement de l’œuvre du Créateur. La science moderne va justement couper ce cordon : elle a l’audace d’affirmer que la raison humaine peut d’elle-même, et sans le secours de la foi, construire une connaissance qui ne soit ni un blasphème, ni un éphémère château de sable... Descartes s’emploiera, dans le Discours de la Méthode et dans les Méditations métaphysiques à montrer que la conscience est la seule certitude à laquelle l’homme peut accéder par ses seuls moyens, et qu’il est « une chose qui pense », que la pensée est la part de lui-même qui qualifie son humanité9. Grâce, foi et raison Pour comprendre l’opposition développée par l’Eglise aux thèses de la science moderne, on peut aussi poser le problème en termes d’origine : dans la conception médiévale, Dieu est à l’origine de la foi, et subsidiairement, du savoir. Il accorde Sa Grâce aux hommes de croire et de comprendre. Affirmer que la raison peut d’elle-même bâtir un savoir, affirmer, comme dans les preuves de l’existence de Dieu, de Descartes, que la foi est elle-même accessible par la raison, n’est-ce pas nier la Grâce et constituer l’homme comme origine, usurpant du même coup la place de Dieu ? Si l’on excepte la référence biblique citée par les moines : cf. plus bas notes n°11 & 13 Humanisme : à rapporter à la conception développée par Protagoras, philosophe sophiste : l’homme est la mesure de toute chose 9 Descartes, Méditations métaphysiques : "Il faut […]tenir pour constant, que cette proposition, Je suis, j'existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. "[…]"Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense : qu'est-ce qu'une chose qui pense ? c'est à dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. (on remarquera dans l'ordre de cette présentation des facultés de l'âme le primat qui est accordé à l'entendement sur la sensibilité) 7 8 5 Sécularisation du monde Dans la tradition antique et médiévale, et si l’on excepte les matérialistes et les épicuriens, le monde est sacralisé. Chez les Grecs, la nature forme un tout harmonieux et toute activité humaine visant à la transformer (par exemple le travail) est une activité impie, digne d’esclaves. On raconte qu’Archimède, inventeur d’une catapulte, adressa une prière aux Dieux pour s’excuser d’avoir construit un artefact. Dans la représentation médiévale, le monde est la création de Dieu, et signe de sa bonté. Toute transformation doit donc être consacrée, c’est à dire prolongement de la geste de Dieu. Le travail vise à faire fructifier l’œuvre de Dieu, pour sa plus grande gloire. Ordre et désordre : Cosmos et Chaos Si l’on considère la religion grecque, la naissance de notre univers est assimilable à une mise en ordre d’un Chaos initial. Les puissances du chaos régnaient initialement. Ce sont les titans, que Zeus va vaincre. Le Cosmos est donc une mise en ordre par une puissance divine ordonnatrice. D’où l’idée d’un modèle cosmique auquel Platon se réfèrera lorsqu’il s’agira de repenser la Cité idéale. Celle-ci devrait être construite sur le paradigme cosmique et comporter comme lui une hiérarchie des classes, et donner l’image d’une harmonie éternelle. On trouve chez Brecht de nombreuses référence à ce rôle de paradigme social dévolu aux représentations aristotéliciennes (puis chrétiennes de l’univers). Le parallèle est constant entre la hiérarchie sociale et le cosmos géocentrique : les planètes et les astres tournent autour de la terre, comme le petit peuple tourne autour des princes qui tournent autour de l’Eglise où les cardinaux tournent autour du Pape lui-même, etc. A cela Galilée oppose une vision de la société réelle, où l’homme tournera autour de lui-même comme la terre tourne autour d’elle-même et autour du soleil. La référence à Marx est ici explicite.10 Mort de Dieu Galilée, comme Descartes, se place résolument du côté des croyants. Même dans la pièce de Brecht, le personnage Galilée s’affirme comme fils respectueux de l’Eglise et des Ecritures. L’accusation d’athéisme lancée contre eux par l’Eglise est-elle crédible ? Le génie de Brecht est de faire de Galilée un des rares croyants authentiques du drame. En particulier, les cardinaux affichent eux-mêmes soit un christianisme formaliste, tourné vers la lettre et non l'esprit des écritures (on dirait aujourd'hui des "intégristes") 11 soit un christianisme de commande, bien plus destiné à protéger l'ordre social qu'à aimer Dieu.12 Ainsi, c’est bien plutôt à ce clergé stupide ou corrompu qu’échoit le rôle de l’assassin de Dieu. Ce n'est donc pas en protecteur de la foi que se posent moines, cardinaux inquisiteurs et Pape, mais plutôt en tant que la religion est pour eux l'idéologie qui conforte l'ordre social.13 10 Marx in Critique de la philosophie hégélienne du droit : La critique de la religion désillusionne l'homme afin qu'il pense, agisse, façonne sa propre réalité comme un homme désillusionné, ayant accédé à la raison, afin qu'il gravite autour de soi-même et par là, autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire, qui se meut autour de l'homme, tant que celui-ci ne gravite pas autour de lui-même. 11 Un moine très maigre […] : Que dit ici l’Ecriture ? « Soleil, arrête-toi sur Gabaôn et toi, lune sur la vallée d’Ayyalôn ! » Comment le soleil peut-il s’arrêter s’il ne tourne aucunement, comme l’affirment ces hérétiques. Est-ce que l’écriture ment ? B. Brecht : La vie de Galilée tableau 6 p.64 12 Cf le Cardinal Barberini : C'est mon masque qui me permet aujourd'hui quelque liberté. Dans un tel costume vous pourriez m'entendre murmurer : si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. B. Brecht : La vie de Galilée tableau 7 p.74 13 B. Brecht : La vie de Galilée tableau 12 p.110 et sq : (c'est l'Inquisiteur qui parle) Ces gens doutent de tout. Devons-nous fonder la société humaine sur le doute et non plus sur la foi ? "Tu es mon seigneur, mais je doute que cela soit bon." "Ceci est ta maison et ta femme, mais je doute : de doivent-elles pas être miennes ?" […] Ayant commencé à douter que le soleil s'est arrêté sur Gabâon, ils pourraient étendre leur sale doute aux collectes. [l'impôt] 6 Il manque à Descartes comme à Galilée, pour répondre à leurs détracteurs, de poser une séparation franche entre les questions de connaissance et les questions d’espérance ou d’éthique, séparation que Kant14 posera 150 ans plus tard. Il est vrai qu’ils restent démunis lorsque leur déclaration « ciel aboli » est prise pour un postulat d’athéisme. Fin d'une conception éthique du monde Enfin, la hiérarchie cosmique des grecs séparait comme répondant à deux statuts éthiques différents le monde « de la génération et de la corruption » (le monde sublunaire où l’on naît et où l’on meurt) et le monde des sphères éternelles (le monde supra lunaire, modèle de régularité et de perfection.) L’homme pouvait ainsi comprendre sa place dans l’univers. Au même titre que les diverses substances qui tendent à rejoindre leur lieu d’origine (les corps lourds, les corps légers), l’homme tend vers le bien comme sa patrie éthique originelle, ou est attiré par l’intermédiaire de ses passions, vers le non-être de la matière. A cette hiérarchie cosmique antique, le christianisme viendra emprunter l’idée de la recherche individuelle de la perfection chrétienne. Mais Galilée, et ses successeurs, vont faire éclater l’idée selon laquelle le monde serait porteur de significations ou de valeurs éthiques. Aujourd’hui il reste encore des traces de cette valorisation éthique de l’espace (« avoir sa vie devant soi, être de gauche ou de droite, être gauche ou adroit, perdre le nord, s’élever dans l’échelle sociale, être au plus bas etc.) L’éclatement du système de Ptolémée rend vaine toute éthique se référant à une topique 15 : l’espace cesse d’être la totalité de référence par rapport à laquelle les hommes peuvent se penser. C’est sur cet effondrement du cosmos antique, comme totalité de référence que va naître la conscience historique. Discours de la méthode En 1637, Descartes publie en français le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences». C’est que les scientifiques du XVIIe ont bien compris que la mise en œuvre de la raison suppose une méthode ; trouve-t-on des traces de cette préoccupation dans le Galilée de Brecht ? Outre la volonté d’appliquer les modèles mathématiques à la compréhension des phénomènes de la nature, et la ferme volonté de soumettre le témoignage des sens au crible de cette analyse, le meilleur exemple de cette volonté de pratique du doute méthodique et de l’argumentation rationnelle nous est donné au tableau 9 : Galilée : Mon intention n’est pas de démontrer que j’ai eu raison jusqu’alors de chercher à savoir si j’ai eu raison. Je vous le dis : laissez toute espérance vous qui entrez dans l’observation. Ce sont peut-être des taches, mais avant d’opter pour les taches, ce qui nous arrangerait, nous préférons supposer que ce sont des queues de poisson. Oui, une fois encore, nous allons tout, tout remettre en question. Et nous n’allons pas avancer avec des bottes de sept lieues mais à la vitesse d’un escargot. Et ce que nous trouverons aujourd’hui, nous l’effacerons demain du tableau, pour ne le réinscrire que lorsque nous l’aurons trouvé encore une fois. Et ce que nous souhaitons trouver, une vois trouvé, nous allons le regarder avec une méfiance particulière. Ainsi nous allons commencer l’observation du soleil avec l’intention inexorable de démontrer l’immobilité de la terre ! Et seulement quand nous aurons échoué, définitivement battus et sans espoir, léchant nos blessures, dans le plus triste état, alors nous commencerons à nous demander si nous n’avions pas tout de même eu raison, et que la terre tourne ! 14 Cf. Kant, in Logique (1800) Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire, Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion à) la quatrième l’anthropologie. Mais, au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Le Philosophe doit donc pouvoir déterminer : La source du savoir humain, l’entendue de l’usage possible et utile de tout savoir, et enfin les limites de la raison. 15 Topique : représentation spatialisée d’une réalité quelconque. 7 La naissance de la conscience historique Cette conséquence de la révolution copernicienne n'est que partiellement abordée par la pièce de Brecht. Je me contenterai donc de la caractériser dans les grandes lignes. Disons que l'homme moderne ne peut plus trouver dans l'ordre cosmique les repères de sa propre situation ontologique. L'espace étant disqualifié comme totalité de référence, c'est vers le temps qu'il se retourne : c'est la naissance de l'historicité, la naissance de la conscience historique. Ainsi à partir du XVIIe siècle, l'humanité occidentale s'accoutume à la pensée du progrès historique, qui deviendra même quelques siècles plus tard, la valeur dominante telle qu'elle est présentée dans les grands systèmes de philosophie de l'histoire de Hegel et de Marx. Naissance de l'idéologie historique : le progrès des sciences comme paradigme des conceptions modernes du progrès. Il convient de rappeler que cette notion du progrès historique trouve son modèle dans l'accroissement prodigieux des sciences, qui débute précisément à la période que nous envisageons, c'est à dire aux XVIe et XVIIe siècles. C'est dans ces succès croissants de la connaissance scientifique que les Lumières viendront puiser leur idéologie du progrès. En ce qui concerne le Galilée, de Brecht, cette idée du progrès des peuples liée aux conquêtes du savoir est initialement présente dans l'opposition entre les conceptions populaires de l'univers, présentées par le petit moine au tableau 8 16 et les conquêtes de la science nouvelle. Dans sa réponse au petit moine, Galilée présente cet accès aux sciences nouvelles comme le puissant outil de libération des peuples.17 Ce lien entre les lumières et la libération des peuples sera exalté dans l'exhorte finale de Galilée : Or la plus grande partie de la population est tenue par ses princes, ses propriétaires terriens et son clergé, dans un brouillard nacré de superstitions et de vieux dictons qui couvre leurs machinations. La misère de la multitude est vieille comme la montagne et du haut de la chaire, celle de l'église ou celle de l'université, on la déclare indestructible comme la montagne. Notre nouvel art du doute a ravi le grand public. Il nous a arraché le télescope des mains et l'a braqué sur ses tourmenteurs. Ces hommes égoïstes et violents qui avaient profité avidement des fruits de la science ont senti en même temps l'œil froid de la science braqué sur une misère millénaire mais artificielle, qu'on pouvait très clairement supprimer en les supprimant eux>. Ils nous inondaient de menaces et de tentatives de corruptions, irrésistibles pour les âmes faibles. Mais pouvons-nous refuser à la foule et rester tout de même des hommes de science ?18 16 [Les paysans de Campanie] puisent la force de mettre au monde des enfants, oui, de manger même, ils la puisent dans le sentiment de permanence et de nécessité que leur procurent le spectacle de la terre, la vue des arbres qui verdissent à nouveau chaque année, et celle de leur petite église où l'on écoute le dimanche les textes bibliques. On leur a assuré que l'œil de la divinité est posé sur eux, scrutateur, oui presque angoissé, que tout le théâtre du monde est construit autour d'eux afin qu'eux, les agissants, puissent faire leurs preuves dans leurs rôles de grands ou petits. Que diraient les miens s'ils apprenaient de moi qu'ils se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant à l'infini dans l'espace vide, se meut autour d'un autre astre, petit amas parmi beaucoup d'autres, passablement insignifiant de surcroît. A quoi serait encore utile ou bonne alors, une telle patience, une telle acceptation de leur misère ? A quoi serait bonne encore l'Ecriture Sainte qui a tout expliqué et tout justifié comme étant nécessaire ? 17 Vous décrivez déjà vos paysans de Campanie comme la mousse sur leurs cabanes ! Comment quelqu'un peut-il supposer que la somme des angles d'in triangle puisse contredire leurs besoins ! Mais s'ils ne se mettent pas en mouvement et n'apprennent pas à penser, les plus beaux système d'irrigation ne leur serviront à rien. Diable, je vois la divine patience de vos gens, mais où est leur divine colère ? Brecht : La vie de Galilée, tableau 8, pp 79-81 18 Brecht : La vie de Galilée, tableau 14, pp 130-31 8 Naissance de la cité des sciences Brecht semble négliger l'une des conséquences de la révolution copernicienne, qui est la naissance de la subjectivité, qui culminera plus tard dans l'individualisme, comme l'une des valeurs de la société occidentale. Le choix est probablement volontaire : Brecht écrit plus l'histoire des peuples que celle des personnes. Ce trait est particulièrement net concernant la manière de traiter le personnage de Galilée ; celui-ci possède indiscutablement une forte personnalité : tyran domestique, asservissement de tous (son entourage) à sa passion, appétits charnels. Mais c'est la dimension historique du personnage qui intéresse Brecht, en tant qu'il est un maillon sur le chemin de la science. A partir de là, peu importe Galilée, peu importe sa vie ; "la science c'est nous" dira-t-on… Et si Galilée faillit, "viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé"19. C'est précisément ce que fera Andréa, en reprenant le flambeau du savoir. Ainsi, dans cette réfutation de la subjectivité, Andréa annonce la naissance de la Cité des sciences. (publicité des résultats, collaboration communication, autocritique, falsifiabilité) La science ne connaît qu'une loi : la contribution scientifique20 Et Galilée de répondre : Et celle-là, je l'ai livrée. Bienvenue dans le ruisseau, frère par la science et cousin par trahison ! La position de Galilée est ambiguë… par sa trahison, il s'est placé hors de la science… en livrant ses "Discorsi" il s'y intègre. La cité des sciences c'est la fraternité d'hommes entrés en science comme on entre en religion. Une même éthique les unit, dont on peut dégager les grands traits : Publicité des résultatsLes travaux scientifiques doivent faire l'objet d'une diffusion la plus large possible, afin que le savoir cesse d'être le privilège de quelques uns, pour devenir le patrimoine de l'humanité. Andréa pose ainsi un acte symbolique et faisant passer la frontière au manuscrit des Discorsi Echanges critiques au sein de la citéLa diffusion du savoir rend possible à la fois l'examen critique des travaux des uns et des autres, et aussi l'accroissement plus rapide des connaissances. Cette communication est ébauchée par Galilée lui-même, qui, du fond de sa retraite demande des nouvelles de Descartes, et au-delà des autres intellectuels européens. Le départ d'Andréa pour la Hollande va également en ce sens. FraternitéLa cité des sciences peut s'offrir en véritable modèle de la cité parfaite où les hommes cesseraient de s'entretuer pour des questions de pouvoir, mais où l'idéal commun du bonheur des peuples les rendraient solidaires. Le devenir des sciences et des peuples Mais le Galilée de Brecht (à moins qu'à cet endroit ce soit Brecht lui-même qui parle par la bouche de Galilée), se fait prophète dans son dernier monologue. La science ne sera rien si elle ne se met au service des peuples. Libérer le Cosmos n'est rien sans la libération des peuples. Et de prédire, avec une clairvoyance que ne pouvait peut-être pas avoir le Galilée historique, que les bienfaits du savoir pourraient bien être confisqués par les puissants et se retourner contre les hommes dont ils auraient dû assurer le bonheur. Galilée s'en veut de sa lâcheté : non pas tant parce qu'il a trahit la vérité, celle là eût aussi bien été découverte par un autre, mais parce qu'il a eu l'occasion, mais n'a pas eu le courage d'imposer une éthique de la science, dont il esquisse les grandes lignes : Moi, en tant qu'homme de science, j'avais une possibilité unique. De mon temps l'astronomie atteignait les places publiques. Dans ces conditions tout à fait particulières, la fermeté d'un homme aurait pu développer quelque chose comme le serment d'Hippocrate des 19 20 J. A. Rimbaud, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 Brecht : La vie de Galilée, tableau 14, pp 129-130 9 médecins, la promesse d'utiliser leur science uniquement pour le bien de l'humanité ! Ce manque de courage aura-t-il le conséquences irrémédiables que Galilée prévoit / la science n'accouchera-t-elle plus après lui que de nains inventifs ? Andréa reprend le flambeau. Il ne lui appartient plus de porter un jugement sur la trahison de Galilée. Brecht, qu'incarne à présent Andréa, laisse le lecteur (ou l'histoire) juger l'homme, qui d'ailleurs importe peu. Mais concernant la science, Andréa incarne l'homme nouveau. S'adressant aux enfants, avenir de l'homme, il déclare : Il te faut apprendre à ouvrir les yeux (...) Oui, je n'ai pas encore répondu à ta question, Giuseppe. On ne peut pas voler dans les airs sur un bâton ! il devrait y avoir au moins une machine avec. Mais ces sortes de machines n'existent pas encore. Peut-être qu'il n'y en aura jamais, car l'homme est trop pesant. Mais naturellement on ne peut pas le savoir. Nous n'en savons pas assez, loin de là, Giuseppe. Nous n'en sommes vraiment qu'au commencement. La symétrie avec le début de la pièce est trop patente pour ne pas être volontaire. Giuseppe est le nouvel Andréa, qui prend la place de Galilée... On pourrait même reprendre le poème initial "Oh matin des commencements..." L'ambiguïté de la position du Galilée de Brecht, entre fidélité et trahison, lui donne suffisamment de recul pour prophétiser le devenir des sciences. il met en garde Andréa contre une dérive possible de la connaissance, du savoir pour savoir, d’une science qui cesserait de s’interroger sur ses finalités pour se mettre au service des puissants. Là aussi on devine que le Brecht de l’exil n’est pas absent du texte. Le discours de Galilée s’applique aussi à l’actualité des nations européennes et en particulier de l’Allemagne, à la veille de la seconde guerre mondiale : extermination « rationnelle » de toute une ethnie, et futur holocauste nucléaire. La leçon est claire : comme Kant, Brecht postule que civilisation n’est pas moralité, que connaissance n’est pas vertu, et que le savoir sans la volonté du bien peut mener au pire. Il est du devoir de la communauté scientifique de ne jamais oublier son éthique. Quand des hommes de science intimidés par les hommes de pouvoir égoïstes se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science peut s’en trouver mutilée, et vos nouvelles machines pourraient ne signifier que des tourments nouveaux. Vous découvrirez peut-être avec le temps tout ce qu’on peut découvrir, et votre progrès cependant ne sera qu’une progression, qui vous éloignera de l’humanité. L’abîme entre elle et vous pourrait un jour devenir si grand qu’à votre cri de joie devant quelque nouvelle conquête pourrait répondre un cri d’horreur universel. Bertold Brecht La vie de Galilée, tableau 14, p 131. 10 2 - Un auteur et son personnage : Brecht et Galilée... et les autres Il est intéressant de relever, entre l’auteur et son personnage, un certain nombre de ressemblances, non pas qu’il faille expliquer l’œuvre par la vie de son auteur, mais que ce dernier prend aussi la parole par l’intermédiaire de ses personnages ou de leurs œuvres ; d’autre part, nous devons déterminer ce qui dans le personnage Galilée revient à Galiléo Galiléi ou à Bertold Brecht. Révolution copernicienne et "révolution Brechtienne" Une première parenté les unit : tous deux vont révolutionner les modes de pensée dans leurs domaines respectifs, l’astronomie et la physique d’une part, le théâtre d’autre part. Car cet art va connaître au début du XXe siècle sa propre « révolution copernicienne », qui a ses précurseurs et ses héros ; ils ont nom Piscator, Stanislavski, Antonin Artaud et bien sûr Brecht. Tous s’en prennent au naturalisme bourgeois dans lequel s’enlise le théâtre de la fin du XIXe siècle ; tous introduisent dans le travail théâtral de nouvelles perspectives ; ce nouveau théâtre est militant et se propose de réformer les relations de l’auteur, des acteurs et du public. Quelles est l’originalité de la dramaturgie brechtienne ? on peut la décliner suivant concepts : Théâtre épique : « Chez Brecht ne signifie pas un genre littéraire (il parle de drame et de roman épiques), mais l’attitude critique du narrateur vis-à-vis de la fable. Celui-ci raconte et commente l’action sans se confondre avec elle. Il permet ainsi au lecteur ou au spectateur d’observer en adoptant une distance critique et de se faire une opinion. Parlant du Théâtre épique, à partir de 1926, Brecht l’oppose surtout aux courants naturalistes et expressionnistes. Il l’appellera un théâtre de l’ère scientifique qui transmet des connaissances pratiques et enseigne une pensée matérialiste capable d’exercer une influence sur la réalité. La distanciation en est la pièce maîtresse . » Théâtre Didactique « Parallèlement à ses études marxistes, Brecht écrit des exercices didactiques qui se passent de l’institution du théâtre aussi bien que de son public. Prévus pour des troupes d’amateurs de la Jeunesse communiste, leur but est d’expérimenter des comportements collectifs afin de joindre l’action politique à la réflexion morale. L’acteur-spectateur y apprend en enseignant pour cesser d’être consommateur et devenir productif. » Distanciation « Terme d’inspiration hégélienne que Brecht utilise abondamment à partir de 1936 pour désigner certains procédés épiques. Ceux-ci doivent supprimer ce qu’il y a de généralement connu et de patent dans les caractères et les processus sur scène. Rendus aussi insolites et remarquables, ils ne permettent plus au spectateur de s’y identifier instinctivement et de confondre théâtre et réalité. A mesure que celui-ci reconnaît une situation comme historique, le monde lui apparaîtra transformable : « désormais le théâtre lui présente le monde pour qu’il s'en saisisse » Peuvent servir d’effets de distanciation : des intermèdes et des chants interrompant l’action, des pancartes anticipant le récit, des prologues et épilogues ou des apostrophes au public, des gestes et des métaphores, la musique, le décor, etc. On trouve déjà nombre de ces effets dans le théâtre asiatique ou les farces du Moyen Age » Gestu social « L’ensemble des gestes et des comportements, les jeux de physionomie, le langage et l’intonation d’un individu vis-à-vis des autres, qui font transparaître à la fois sa personnalité et sa situation sociale. « Des paroles, des gestes peuvent être remplacés par d’autres paroles, d’autres gestes, sans que le gestus s’en trouve modifié. » Nous exemplifierons ces différents concepts dans le troisième point de la présente étude. Notons dès à présent que le concept de distanciation justifie déjà le parallèle opéré entre Brecht et Galilée, puisque aussi bien il s’agit dans les deux cas d’une « mise en 11 perspective » de la situation du sujet observant (homme sur la terre, spectateur dans la salle ) et de l’objet observé (le mouvement du soleil et des corps célestes, le jeu des acteurs et le texte). Dans la cosmologie Galiléenne, l’homme se découvre mouvement au sein d’un univers infiniment ouvert ; dans la dramaturgie brechtienne, le spectateur se découvre coacteur d’un drame infiniment ouvert sur la vie sociale et sur l’histoire. Tout comme on pourrait considérer que la découverte des satellites de Jupiter et des phases de Vénus sont des éléments qui permettent la distanciation de l’homme moderne par rapport à sa position terrestre, les différents plans de la pièce 21 , les intermèdes burlesques, les « failles » du personnage de Galilée rendent au spectateur sa liberté de jugement par rapport à l’action et aux thèses qui la soutendent. Les systèmes lune/terre, Jupiter/planètes médicéennes, sont autant de « théâtres dans le théâtres » du système solaire, lui-même théâtre dans le théâtre du monde ! ; les différents plans de l’action dramatique introduisent dans un même tableau un théâtre dans le théâtre, procédé de distanciation que l’on peut déjà identifier chez Shakespeare.22 On relèvera plus loin le parti qu’un metteur en scène peut retirer de cette multiplication des plans du jeu théâtral. Une relation difficile au pouvoir : le proscrit et le traître Le thème de la lâcheté est un thème récurrent dans l'œuvre de Brecht. On se souvient de la déclaration de Kragler, dans Tambours dans la nuit : "Je suis un porc et le porc rentre chez lui… Tous ces cris seront finis demain matin, mais moi, demain matin, je serai là dans mon lit et je me multiplierai pour ne pas disparaître" Traître à son idéal révolutionnaire, Kragler préfère la vie au sacrifice héroïque. Il préfère se réfugier au creux de son lit et ne plus entendre les cris d’agonie de ses camarades trahis. Garga, de La jungle des villes ne dit pas autre chose : «Ce qui importe, ce n'est pas d'être le plus fort, mais le survivant ! » En d'autres termes, rester en vie ou perdurer vaudrait toujours mieux que de triompher, que d'être le meilleur, ou le plus puissant. Or, on le sait, Galilée renoncera lui aussi à défendre ses idées en préférant au martyre la douceur toute charnelle d'une paisible retraite… nous lisons, au tableau 14 : Andréa : Vous cachiez la vérité. A l’ennemi. Dans le domaine de l’éthique vous aviez des siècles d’avance sur nous Galilée : Explique-moi ça, Andréa Andréa : Avec l’homme de la rue, nous disions, : il mourra mais il ne se rétractera jamais. Vous êtes revenu : je me suis rétracté mais je vivrai. Vous avez les mains sales, disions-nous. Et vous de dire : mieux vaut sales que vides. Galilée : Mieux vaut sales que vides. Cela sonne réaliste. Cela sonne bien de moi. A science nouvelle, nouvelle éthique. Il est intéressant de remarquer que ces trois citations que nous soulignons appartiennent à des époques très différentes de l’œuvre de Brecht : les deux premières proviennent d’œuvres de jeunesse, la dernière d’une œuvre de la maturité. Ce thème n’est donc pas présent de manière accidentelle dans l’œuvre, mais au contraire, il la traverse comme une constante. Il serait bien sûr facile d’y voir une sorte d’auto-justification des « lâchetés » ou des fuites de Brecht. Nombre de biographes, et pas toujours bien intentionnés, ont relevé dans la vie de Brecht de nombreuses fuites pour ne pas dire trahisons. On sait qu’à l’époque de l’écriture de La vie de Galilée, Brecht est un proscrit qui fuit son pays et le nazisme. Que n’est-il resté 21 22 Plans trivial, du pouvoir, de la connaissance cf. infra Cf. W. Shakespeare Le songe d’une nuit d’été 12 en Allemagne pour offrir le sacrifice de sa vie sur l’autel de la démocratie ? N’est-il pas clair qu’il décrit le choix de Galilée comme le sien, un choix pragmatique et réaliste, et non héroïque, mais à qui l’histoire, ou ici Andréa, rendra justice ? Un peu comme ceux (peut-être Brecht lui-même) qui, plus tard, diront «plutôt rouges que morts » Pourquoi pas, en effet. Mais en personnalisant ainsi son propos, nous risquons de ne pas percevoir que Brecht y place une intention universelle : celle d’une éthique de l’action, qui veut que face aux outrances du pouvoir, l’héroïsme ne vaut rien, il est même coupable d’inefficacité politique. Giordano Bruno est un héros, certes, mais un héros inutile, au plan de l’action contre l’oppression. Théâtre et pédagogie Troisième parenté de Brecht et de Galilée : nous avons affaire, dans les deux cas à deux pédagogues. On peut même dire qu’ils se placent tous deux dans la lignée inaugurée par Socrate, et dont nous avons un exemple dans le Ménon de Platon : le dialogue avec le jeune esclave est un modèle de ce que devrait être une relation pédagogique ; l’élève n’est pas seulement celui qui reçoit mais celui qui découvre en lui ce qu’il ne savait pas savoir. C’est essentiellement dans la relation à ses deux élèves, Andréa et le petit moine que l’on découvre la pédagogie de Galilée. A l’opposé, Galilée a par ailleurs son « Ménon » en la personne de Ludovicus, fils de famille, et qui paie pour des leçons qui ne l’intéressent pas. Andréa et le petit moine sont, au contraire, des enfants du peuple dont on ne requiert que la bonne foi et la bonne volonté. Les méthodes pédagogiques de Galilée reposent sur l’expérimentation directe et la participation de l’élève à sa propre formation. Ainsi, dans la leçon initiale à Andréa. Mais cette continuité par rapport à Socrate, nous pouvons aussi la trouver dans l’œuvre du Galilée historique : ses Discorsi vont reprendre la forme dialoguée propre à Socrate, et qui mettent en scène trois personnages : Simplicio, l’aristotélicien, Salviati, le galiléen, et Sagredo, l’homme du juste milieu, et peut-être aussi l’arbitre neutre, celui qui est chargé d’introduire un regard « distancié » par rapport aux convictions des deux autres interlocuteurs. Notons tout de même l’ironie de Galilée dans le choix du nom 23 de ses personnages, ironie que l’Inquisiteur relèvera au tableau 13 de la pièce. Nous retrouverons en annexe de cette étude un extrait des Discorsi, où Galilée met à mal la conception aristotélicienne de l’univers en montrant que ce système présuppose ce qu’il prétend démontrer24. Enfin, nous devons considérer le rôle d’éducation que Brecht donne à son théâtre. Si celui-ci joue un rôle de conscientisation des peuples, il ne le fait pas à la manière d’une propagande, mais dans le langage propre de la distanciation. Le spectateur ne doit jamais s’identifier aux personnages de la pièce. Ils ne sont ni des guides ni des maîtres à penser. « Malheur au pays qui a besoin de héros » dira Galilée, se faisant le porte-parole de Brecht. C’est qu’un tel peuple n’aura accédé à la majorité 25 qu’en apparence, puisqu’il aura encore besoin de guide. Or, le public du théâtre nouveau, s’il est transformé par le spectacle, y trouve surtout une autonomie de pensée critique au regard de sa propre situation historique ou sociale.26 Bref, si « La liberté c’est l’intellection de la nécessité» (Hegel), la volonté de 23 Simplicio = le simple (simplet ?) Salviati = Le sage, celui qui sait Sagredo = cf. Texte de Galilée dans le Petit recueil de textes 25 Emmanuel Kant : paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis si longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle ; Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. 24 13 Brecht est qu’à travers son théâtre, les spectateurs trouvent les moyens de comprendre et de s’emparer de leur présent. Nous pourrions citer encore ici Kant, qui au travers de Hegel et le Marxisme, inspire Brecht dans la conception de son action théâtrale. Il faudrait cependant ajouter que cette libération ne s’entend pas pour lui comme une libération individuelle (la justification du théâtre est sa destination populaire) mais au sens de l’éducation et de la libération des masses. Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Emmanuel Kant, in « Qu’est-ce que les lumières ? G. F. p. 43) Le même auteur semble répondre aux inquiétudes formulées par le jeune moine au tableau 8: Brecht Kant Que diraient les miens s’ils apprenaient de moi qu’ils se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant à l’infini dans l’espace vide, se meut autour d’un autre astre, petit amas parmi beaucoup d’autres, passablement insignifiant de surcroît. A quoi serait encore utile ou bonne alors, une telle patience, une telle acceptation de leur misère ? A quoi serait bonne encore l’Ecriture Sainte qui a tout expliqué et tout justifié comme étant nécessaire, la sueur, la patience, la faim, la soumission et en qui maintenant on trouve tant d’erreurs ? Non je vois leurs regards s’emplir de crainte, je les vois poser leurs cuillers sur la pierre du foyer, je vois comme ils se sentent trahis et trompés. Il n’y a donc aucun œil posé sur nous, disent-ils. C’est à nous d’avoir l’œil sur nous, incultes, vieux et usés comme nous le sommes ? Personne ne nous a pourvu d’un autre rôle que celui-ci, terrestre, pitoyable, sur un astre minuscule, dans la dépendance de tout, autour duquel rien ne tourne ? Et il n’y a aucun sens à notre misère, la faim, c’est bien ne-pas-avoir-mangé, ce n’est pas une mise à l’épreuve ; l’effort, c’est bien se courber et tirer, pas un mérite. Comprenez-vous alors que je lise dans le décret de la Sainte Congrégation une noble compassion maternelle, une grande bonté d’âme ? Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; Un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure. Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l’incapacité de se servir de son propre entendement parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer. Les entraves et les formules, ces instruments mécaniques d’un usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves d’un état de tutelle permanent. Qui les rejetterait ne sauterait pardessus le plus étroit fossé qu’avec maladresse parce qu’il n’aurait pas l’habitude de se mouvoir aussi librement. Ainsi, peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de leur état de tutelle et à marcher malgré tout d’un pas assuré. Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus probable ; cela est presque inévitable pourvu qu’on lui accorde la liberté. En commettant un abus de lecture sur le mot « public » utilisé ici par Kant, on pourrait presque dire qu’il signe ici un véritable manifeste du nouveau théâtre, que ne démentirait pas Brecht. 14 3 - Une lecture à plusieurs voix Le danger était grand de tomber, sur un tel sujet, dans une expression lourdement didactique27. Brecht l'évite en multipliant les plans ou les niveaux de lecture de l'œuvre. Telle une œuvre musicale polyphonique, la pièce, qui suit apparemment la linéarité de l'ordre chronologique, fait se dérouler en même temps plusieurs niveaux d'action dramatique. Je propose de répartir ces niveaux du drame selon trois plans : Le plan trivial Le plan du pouvoir Le plan de la connaissance Une telle distinction comporte bien sûr une part d’arbitraire, et les différents niveaux s'interpénètrent ou réagissent les uns sur les autres. Mais cette division à l'avantage de s'appliquer à l’ensemble des tableaux, et donc de permettre cette lecture "à plusieurs voix" que nous évoquions. Le plan trivial, c'est au sens étymologique celui d e la rencontre, ou de l'entrecroisement des chemins ou des vies. Mais c'est aussi celui de la vie au quotidien, le plan où les hommes vivent et produisent, en bref le plan des hommes réels. On ne sera donc pas surpris de trouver parmi les personnages de ce plan ceux qui appartiennent au peuple, Madame Sarti, le jeune Andréa, Virginia et dans une certaine mesure Ludovico, Federzoni le tailleur de lentilles, le petit moine, et l'ensemble du petit peuple de Venise, Florence ou Rome, tels qu'ils apparaissent dans différents tableaux. De ce plan on retiendra les thématiques suivantes : Vie domestique - Appétits et désirs charnels - Difficultés matérielles - La peste Les amours de Virginia et Ludovico Le peuple - éducation - libération - la fête - le devenir Le plan du pouvoir, c’est celui où se jouent les rapports des institutions ecclésiales et du savoir naissant, celui de l'oppression des peuples, celui peut-être aussi de la tyrannie de l'argent (représentée ici par la république de Venise). Mais c'est aussi le plan des stratégies face au pouvoir, celles de la force (l'inquisition) celles de la ruse et de la diplomatie (l'inquisition, les cardinaux, mais aussi, on l'apprendra tardivement celui du réalisme politique de Galilée.) C’est aussi bien sûr le plan des trahisons et des lâcheté. Les acteurs principaux en sont d'une part les hommes d'Eglise, et au premier chef, ce que je nomme les "hommes du livre", ceux qui préfèrent la lettre à l'esprit des Ecritures. Ce sont aussi les hommes de l'officialité romaine, qui, pour être moins stupides que les précédents, n'en sont pas moins réactionnaires. pour ces raisons nous les avaons nommés "les hommes du passé" 27 Didactique : de didaskein (enseigner) : dont la visée est l'enseignement, la transmission d'un savoir. 15 On peut décliner ce plan : Pouvoir et Eglise : - Les hommes du Livre - Diplomatie et hypocrisie Pouvoir et argent - La République des marchands - Les propriétaires terriens (Ludovico) Trahison de Galilée - Sécurité - Gourmandise - Révérence au pouvoir Trahison de Virginia Le plan de la connaissance, où seront développées les thèses de la modernité, et dont les acteurs principaux sont Galilée lui-même, Andréa, Le petit moine, Federzoni, et dans une certaine mesure, et malgré sa prudence, Sagredo. Nous avons nommé ce plan "l’homme nouveau" en tant qu'il réunit les tenants de la révolution copernicienne. C'est sans doute le plan qui emprunte le plus au Galilée historique, celui des "Discorsi", mais c'est aussi sur ce plan que Brecht développe ses propres positions par rapport au savoir, en particulier le rôle de la communauté scientifique dans la vie sociale. On retrouvera dans ce plan les thèmes suivants : - Géocentrisme - Mouvements de la terre - Homogénéité du monde - Infinité - Révélation / raison - Contemplation / connaissance - Pédagogie / sujet de la connaissance - Publicité de la pensée M. Le Guen 1999/2000