Théâtre et pédagogie

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1
Introduction à lecture de La vie de Galilée, de B. Brecht.
L'action dramatique de la pièce de Brecht s'inscrit dans le contexte de la mutation profonde,
qui aux XVIe et XVIIe siècle va bouleverser la culture européenne. Cette crise est la
naissance de la modernité, dont les retentissements sont si étendus et si profonds que l'on
peut dire que, sur le plan des connaissances comme sur celui de la croyance, sur la
conception des rapports de l'homme et de l'univers ou sur la manière dont les hommes se
pensent, la culture qui émergera de cette crise ne ressemblera plus en rien la culture
médiévale dont elle était pourtant issue.
Relevons tout d'abord que Galilée (1564-1642) n'est qu'un acteur parmi d'autres de ce vaste
mouvement. Il faut aussi relever les noms de l'initiateur de cette révolution, Copernic (14731543), de son martyre G. Bruno (1548-1600), de ses précurseurs : Nicolas de Cues (14011464), Tycho Brahe (1546-1601), de ses autres acteurs Kepler (1571-1630), Descartes
(1596-1650), Pascal (1623-1662), de celui qui le prolonge Newton (1642-1727).
Ce qui est remarquable c'est la véritable "accélération historique" qui va affecter l'Europe sur
moins de 150 ans, entre la publication du traité de Nicolas Copernic De revolutionibus
Orbium Coelestium (1543) et la publication des Philosophiae Naturalis Principia
Mathematica de Newton (1687)
Or, aucun autre drame du théâtre occidental n'avait emprunté à l'histoire ce contexte. La
pièce de Brecht rejoint donc dans ses intentions le théâtre antique : représenter ou plus
encore célébrer le mythe fondateur de sa société. Le drame antique permettait aux
athéniens de revivre la geste tragique par laquelle le Cosmos était né du Chaos, et la Cité
du désordre. On pourrait également considérer que la pièce de Brecht expose au spectateur
d'un XXe siècle qui vient de découvrir la fragilité de ses valeurs1, une représentation de ses
origines, et de l'accouchement difficile de la modernité.
Le théâtre fait ici œuvre de pédagogie : si le spectateur ne doit pas rester intact après avoir
assisté à la représentation, c'est qu'il y aura trouvé matière à réfléchir sur les éléments
fondateur de la représentation dominante du monde que lui offre sa culture.
1Je
veux parler en particulier de la monté du Nazisme dans le pays de Kant et de l'Aufklärung, de la ruine de la
foi en la capacité de la raison à s'imposer comme référence universelle du bien et du vrai.
2
1 - Galiléo Galiléi, et la "crise de la conscience occidentale"
Je me propose de reprendre dans cette étude la description que donne de la révolution
copernicienne et de ses conséquence Alexandre Koyré, dans son ouvrage : du monde clos
à l'univers infini2, dont je cite des extraits dans le recueil qui accompagne cette étude. On
essaya aussi de délimiter les raisons qui poussèrent, au 16e siècle, l’Eglise romaine à
s’opposer aux thèses de la nouvelle science.
La révolution copernicienne (plan cosmologique)
Il faut se rappeler que la construction de la cosmologie galiléenne s’est faite contre la
représentation hérité de l’antiquité, celle d’Aristote et de Ptolémée. Il est intéressant de les
opposer terme à terme ; la lecture de la pièce de Brecht nous permettra de retrouver ces
différentes oppositions
Géocentrisme et héliocentrisme
Le géocentrisme Aristotélicien repose sur deux conceptions du mouvement, le mouvement
circulaire d'une part, et le mouvement rectiligne, centrifuge ou centripète d'autre part. Le
mouvement circulaire est celui des astres, éternel et parfait. Le mouvement rectiligne est soit
accidentel (lorsqu'un corps est déplacé par le choc d'un autre corps) soit nécessaire, comme
nous le montrent les corps lourds (graves) ou les corps légers qui tendent les uns et les
autres de rejoindre leur "lieu", les uns le centre de la terre, siège du lourd absolu, et les
autres la périphérie du monde ces orbes célestes que l’on dit parfaites. Or ce mouvement
rectiligne centrifuge ou centripète a un début et une fin. Il n'a donc pas la perfection du
mouvement des astres. De cette conception du mouvement qui part, comme on le voit,
d'observations empiriques, les aristotéliciens déduisent un modèle de représentation
circulaire de l'univers, La sphère la plus petite est la terre, constituée au centre d'un
emboîtement successif de sphères, depuis l'orbe de la lune, puis celle du soleil, et enfin celle
des étoiles "fixes". Le mouvement rectiligne centrifuge ou centripète suit les rayons de ces
sphères, perpendiculairement à la surface de la terre.
Le système de Ptolémée n'est pas radicalement une erreur ; il repose sur une analyse et
une compréhension du mouvement apparent du soleil. Il n'est possible que pour des
hommes qui ne disposent que de l'acuité du regard humain comme moyen d'observation, et
qui, d'autre part, observent le ciel sur une période relativement courte.
L'un des points importants de l'œuvre de Galilée est de reprendre l'hypothèse de
l'héliocentrisme formulée en 1543 par Nicolas Copernic, en lui apportant la démonstration
mathématique et empirique qui lui faisait défaut. C’est ici qu'il faut replacer l'intérêt de
l'invention de la lunette astronomique qui va mettre en évidence :
- que d'autres "astres" du système solaire (ici Jupiter) possèdent des "lunes" 3 et que,
par conséquent, la terre n'est pas un centre absolu.
- qu'il y a lieu de distinguer entre les planètes et les astres, distinction que ne
reconnaissait pas le système de Ptolémée, même si certaines aberrations de la trajectoire
de ces planètes leur étaient bien apparues. C'est en effet l'observation des "phases" de
Vénus (tout comme il existe des "phases" de la lune), qui constitue le point de départ de la
distinction planètes astres. Celles-ci n'ont pas de rayonnement propre, elle ne font que
refléter la lumière d'un autre corps céleste, ce que mettent en évidence les "quartiers" de la
Lune ou de Vénus, lorsque la terre leur masque le soleil.
- Enfin, une comparaison du différentiel de trajectoire entre les planètes et les astres
rend impossible l'idée d'un centre unique de l'univers, assimilé à la terre.
2
Alexandre Koyré : Du monde clos l'univers infini
planètes "médicéennes"
3les
3
On notera le dépassement, sur cette dernière découverte, de la simple observation. Ce n'est
pas seulement la lunette astronomique qui permet à Galilée de progresser : mais aussi
l'application rigoureuse du modèle mathématique à l'objet étudié. Ainsi, comme le dirait
Descartes4 "je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que
je croyais voir de mes yeux."
Hétérogénéité et homogénéité
Corrélativement à cette mise à mal du géocentrisme, on passe progressivement à l'idée
qu'un seul et même modèle rationnel peut rendre compte de la totalité de l'univers, aussi
bien du monde terrestre que du monde supra lunaire.
Les aristotéliciens tirent en effet de la différence de mouvement que nous signalions plus
haut, entre les mouvements rectilignes sur terre et les mouvement circulaires des astres,
l'idée d'une hiérarchie du monde entre le monde sublunaire, réputé être "de la génération et
de la corruption" (c'est à dire un monde où tout naît et où tout meurt) et le monde supra
lunaire, réputé être éternel et parfait. Il existerait donc dans l'univers une différence
ontologique entre ces deux mondes, chacun suivant des lois et un déterminisme propre.
Galilée va démontrer, en observant les taches solaires, que le monde des astres peut, lui
aussi, être sujet à des variations et à des phénomènes éphémères 5 ; que certaines étoiles
(des "super nova" ?) peuvent apparaître, puis mourir ; que les comètes suivent un
mouvement rectiligne, et non circulaire.... En bref, c'est l'assimilation antique du cosmos et
de l'ordre 6 qui est ruinée par la science nouvelle : il y a bien un ordre identifiable dans
l'univers, mais c'est celui de la raison, et celui-ci s'étend universellement.
Clôture et infinité
Le modèle de Ptolémée suppose l'idée de clôture, de limite. Puisque le monde a un centre,
puis qu'il possède une structure d'ordre, il doit aussi avoir une limite externe, et ne peut
s'étendre indéfiniment. L'œuvre de Dieu ne peut être pensée comme une esquisse, ou
comme une ébauche. La perfection suppose de lui attribuer aussi l'idée d'une complétude,
incompatible avec l'idée d'infinité.
Or, la lunette astronomique permet de montrer qu'au-delà des astres observables à l'œil nu,
il existe des astres plus lointains. Cette progression dans l'exploration de l'univers nous
indique que, pour le moins, les limites que lui assignaient Ptolémée et Aristote ne sont pas,
et que, peut être, il n'a pas de limite du tout.
4Descartes
: Méditations métaphysiques, méditation seconde. L'exemple du "morceau de cire" cf Petit recueil
de textes sur Galilée
5 Bertold Brecht ; La vie de Galilée Tableau 6 p63 :
Où veut-on que ça nous mène ? Je ne comprends pas Clavius… Si l’on avait pris pour argent comptant tout ce
qui s’est affirmé ces cinquante dernières années ! En l’an 1572, dans la plus haute sphère, la huitième, la
sphère des étoiles fixes, une nouvelle étoile se met à briller, plutôt plus lumineuse et plus grande que toutes les
étoiles avoisinantes, mais un an et demi ne s’est pas écoulé qu’elle disparaît et sombre dans le néant. Faut-il
alors se demander : qu’en est-il de la durée éternelle et de l’incorruptibilité du ciel ?
(…)
Cinq ans plus tard, le danois Tycho Brahe détermine la trajectoire d’une comète. Elle apparaît au-dessus de la
lune et perce l’une après l’autre toutes les enveloppes des sphères, supports matériels des corps célestes en
mouvement ! Elle ne rencontre aucune résistance et subit aucune déviation de sa lumière. Faut-il se
demander : où sont les sphères ?
6On se souviendra que le même mot "cosmos" désigne à la fois l'univers et l'idée d'une bonne ordonnance.
4
La naissance du sujet de la connaissance
Contempler et connaître
Ce qui est en jeu dans les sciences nouvelles n'est pas un simple progrès de la
connaissance. C'est le rapport même de l'homme à l'univers qui est bouleversé. L'homme
était sujet (dans le sens où l'on est le sujet d'un roi) de l'univers, le voici maintenant sujet (au
sens d'être acteur de) de la connaissance. L'univers était à contempler comme image de la
bonté de Dieu, il n'est plus qu'objet de connaissance, avant de devenir objet d'une
exploitation possible. Descartes l’annonce, l’homme de la modernité s’apprête à se
comporter « comme maître et possesseur de la nature »
Recevoir la révélation/Construire le savoir
Tout savoir venait de Dieu et des écritures... L’Eglise avait trouvé dans la physique d’Aristote
un système de représentation cosmologique convenant à merveille au schéma de l’ontologie
judéo-chrétienne : Dieu au-dessus de nous, accomplissement de l’être, perfection des
perfections, et l’enfer sous nos pieds, lieu du non-être et de la damnation éternelle.
Seulement, ses clercs s’étaient trop peu souciés de ne pas confondre la métaphore et ce
qu’elle se proposait d’illustrer... Si bien qu’on en était venu, comme les moines et l’inquisiteur
de la Vie de Galilée à considérer que la Bible était elle-même aristotélicienne...
Mais il ne faudrait pas réduire l’opposition du Saint-Office à la nouvelle science à ce point de
vue naïf (ce qui est parfois, nous devons bien le reconnaître, la manière brechtienne
d’aborder le problème). Nous pourrions même montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre la
cosmologie copernicienne et la Bible, si tant est que celle-ci aborde la question de la
représentation du monde,7 mais que l’opposition n’est pas d’ordre cosmologique. Elle porte
sur la prétention humaniste8 de poser l’homme comme sujet de la connaissance.
Saint Thomas au moyen âge avait réalisé la synthèse entre la représentation aristotélicienne
du monde et le christianisme, dans laquelle l’acte de connaître n’était permis qu’à la
condition de servir la foi, de préparer notre âme à glorifier Dieu dans ses œuvres et de
donner au travail humain le sens d’un prolongement de l’œuvre du Créateur.
La science moderne va justement couper ce cordon : elle a l’audace d’affirmer que la raison
humaine peut d’elle-même, et sans le secours de la foi, construire une connaissance qui ne
soit ni un blasphème, ni un éphémère château de sable... Descartes s’emploiera, dans le
Discours de la Méthode et dans les Méditations métaphysiques à montrer que la conscience
est la seule certitude à laquelle l’homme peut accéder par ses seuls moyens, et qu’il est
« une chose qui pense », que la pensée est la part de lui-même qui qualifie son humanité9.
Grâce, foi et raison
Pour comprendre l’opposition développée par l’Eglise aux thèses de la science moderne, on
peut aussi poser le problème en termes d’origine : dans la conception médiévale, Dieu est à
l’origine de la foi, et subsidiairement, du savoir. Il accorde Sa Grâce aux hommes de croire
et de comprendre. Affirmer que la raison peut d’elle-même bâtir un savoir, affirmer, comme
dans les preuves de l’existence de Dieu, de Descartes, que la foi est elle-même accessible
par la raison, n’est-ce pas nier la Grâce et constituer l’homme comme origine, usurpant du
même coup la place de Dieu ?
Si l’on excepte la référence biblique citée par les moines : cf. plus bas notes n°11 & 13
Humanisme : à rapporter à la conception développée par Protagoras, philosophe sophiste : l’homme est la
mesure de toute chose
9 Descartes, Méditations métaphysiques : "Il faut […]tenir pour constant, que cette proposition, Je suis,
j'existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.
"[…]"Mais qu'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense : qu'est-ce qu'une chose qui pense ? c'est à dire
une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
(on remarquera dans l'ordre de cette présentation des facultés de l'âme le primat qui est accordé à
l'entendement sur la sensibilité)
7
8
5
Sécularisation du monde
Dans la tradition antique et médiévale, et si l’on excepte les matérialistes et les épicuriens, le
monde est sacralisé. Chez les Grecs, la nature forme un tout harmonieux et toute activité
humaine visant à la transformer (par exemple le travail) est une activité impie, digne
d’esclaves. On raconte qu’Archimède, inventeur d’une catapulte, adressa une prière aux
Dieux pour s’excuser d’avoir construit un artefact. Dans la représentation médiévale, le
monde est la création de Dieu, et signe de sa bonté. Toute transformation doit donc être
consacrée, c’est à dire prolongement de la geste de Dieu. Le travail vise à faire fructifier
l’œuvre de Dieu, pour sa plus grande gloire.
Ordre et désordre : Cosmos et Chaos
Si l’on considère la religion grecque, la naissance de notre univers est assimilable à une
mise en ordre d’un Chaos initial. Les puissances du chaos régnaient initialement. Ce sont
les titans, que Zeus va vaincre. Le Cosmos est donc une mise en ordre par une puissance
divine ordonnatrice. D’où l’idée d’un modèle cosmique auquel Platon se réfèrera lorsqu’il
s’agira de repenser la Cité idéale. Celle-ci devrait être construite sur le paradigme cosmique
et comporter comme lui une hiérarchie des classes, et donner l’image d’une harmonie
éternelle.
On trouve chez Brecht de nombreuses référence à ce rôle de paradigme social dévolu aux
représentations aristotéliciennes (puis chrétiennes de l’univers). Le parallèle est constant
entre la hiérarchie sociale et le cosmos géocentrique : les planètes et les astres tournent
autour de la terre, comme le petit peuple tourne autour des princes qui tournent autour de
l’Eglise où les cardinaux tournent autour du Pape lui-même, etc. A cela Galilée oppose une
vision de la société réelle, où l’homme tournera autour de lui-même comme la terre tourne
autour d’elle-même et autour du soleil. La référence à Marx est ici explicite.10
Mort de Dieu
Galilée, comme Descartes, se place résolument du côté des croyants. Même dans la pièce
de Brecht, le personnage Galilée s’affirme comme fils respectueux de l’Eglise et des
Ecritures. L’accusation d’athéisme lancée contre eux par l’Eglise est-elle crédible ?
Le génie de Brecht est de faire de Galilée un des rares croyants authentiques du drame. En
particulier, les cardinaux affichent eux-mêmes soit un christianisme formaliste, tourné vers la
lettre et non l'esprit des écritures (on dirait aujourd'hui des "intégristes") 11 soit un
christianisme de commande, bien plus destiné à protéger l'ordre social qu'à aimer Dieu.12
Ainsi, c’est bien plutôt à ce clergé stupide ou corrompu qu’échoit le rôle de l’assassin de
Dieu. Ce n'est donc pas en protecteur de la foi que se posent moines, cardinaux inquisiteurs
et Pape, mais plutôt en tant que la religion est pour eux l'idéologie qui conforte l'ordre
social.13
10
Marx in Critique de la philosophie hégélienne du droit : La critique de la religion désillusionne l'homme afin
qu'il pense, agisse, façonne sa propre réalité comme un homme désillusionné, ayant accédé à la raison, afin
qu'il gravite autour de soi-même et par là, autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire,
qui se meut autour de l'homme, tant que celui-ci ne gravite pas autour de lui-même.
11 Un moine très maigre […] : Que dit ici l’Ecriture ? « Soleil, arrête-toi sur Gabaôn et toi, lune sur la vallée
d’Ayyalôn ! » Comment le soleil peut-il s’arrêter s’il ne tourne aucunement, comme l’affirment ces hérétiques.
Est-ce que l’écriture ment ? B. Brecht : La vie de Galilée tableau 6 p.64
12 Cf le Cardinal Barberini : C'est mon masque qui me permet aujourd'hui quelque liberté. Dans un tel costume
vous pourriez m'entendre murmurer : si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. B. Brecht : La vie de Galilée
tableau 7 p.74
13 B. Brecht : La vie de Galilée tableau 12 p.110 et sq : (c'est l'Inquisiteur qui parle) Ces gens doutent de tout.
Devons-nous fonder la société humaine sur le doute et non plus sur la foi ? "Tu es mon seigneur, mais je doute
que cela soit bon." "Ceci est ta maison et ta femme, mais je doute : de doivent-elles pas être miennes ?" […]
Ayant commencé à douter que le soleil s'est arrêté sur Gabâon, ils pourraient étendre leur sale doute aux
collectes. [l'impôt]
6
Il manque à Descartes comme à Galilée, pour répondre à leurs détracteurs, de poser une
séparation franche entre les questions de connaissance et les questions d’espérance ou
d’éthique, séparation que Kant14 posera 150 ans plus tard. Il est vrai qu’ils restent démunis
lorsque leur déclaration « ciel aboli » est prise pour un postulat d’athéisme.
Fin d'une conception éthique du monde
Enfin, la hiérarchie cosmique des grecs séparait comme répondant à deux statuts éthiques
différents le monde « de la génération et de la corruption » (le monde sublunaire où l’on naît
et où l’on meurt) et le monde des sphères éternelles (le monde supra lunaire, modèle de
régularité et de perfection.) L’homme pouvait ainsi comprendre sa place dans l’univers. Au
même titre que les diverses substances qui tendent à rejoindre leur lieu d’origine (les corps
lourds, les corps légers), l’homme tend vers le bien comme sa patrie éthique originelle, ou
est attiré par l’intermédiaire de ses passions, vers le non-être de la matière. A cette
hiérarchie cosmique antique, le christianisme viendra emprunter l’idée de la recherche
individuelle de la perfection chrétienne.
Mais Galilée, et ses successeurs, vont faire éclater l’idée selon laquelle le monde serait
porteur de significations ou de valeurs éthiques. Aujourd’hui il reste encore des traces de
cette valorisation éthique de l’espace (« avoir sa vie devant soi, être de gauche ou de droite,
être gauche ou adroit, perdre le nord, s’élever dans l’échelle sociale, être au plus bas etc.)
L’éclatement du système de Ptolémée rend vaine toute éthique se référant à une topique 15 :
l’espace cesse d’être la totalité de référence par rapport à laquelle les hommes peuvent se
penser. C’est sur cet effondrement du cosmos antique, comme totalité de référence que va
naître la conscience historique.
Discours de la méthode
En 1637, Descartes publie en français le « Discours de la méthode pour bien conduire sa
raison et chercher la vérité dans les sciences». C’est que les scientifiques du XVIIe ont bien
compris que la mise en œuvre de la raison suppose une méthode ; trouve-t-on des traces de
cette préoccupation dans le Galilée de Brecht ?
Outre la volonté d’appliquer les modèles mathématiques à la compréhension des
phénomènes de la nature, et la ferme volonté de soumettre le témoignage des sens au
crible de cette analyse, le meilleur exemple de cette volonté de pratique du doute
méthodique et de l’argumentation rationnelle nous est donné au tableau 9 :
Galilée :
Mon intention n’est pas de démontrer que j’ai eu raison jusqu’alors de chercher à
savoir si j’ai eu raison. Je vous le dis : laissez toute espérance vous qui entrez dans
l’observation. Ce sont peut-être des taches, mais avant d’opter pour les taches, ce
qui nous arrangerait, nous préférons supposer que ce sont des queues de poisson.
Oui, une fois encore, nous allons tout, tout remettre en question. Et nous n’allons pas
avancer avec des bottes de sept lieues mais à la vitesse d’un escargot. Et ce que
nous trouverons aujourd’hui, nous l’effacerons demain du tableau, pour ne le
réinscrire que lorsque nous l’aurons trouvé encore une fois. Et ce que nous
souhaitons trouver, une vois trouvé, nous allons le regarder avec une méfiance
particulière. Ainsi nous allons commencer l’observation du soleil avec l’intention
inexorable de démontrer l’immobilité de la terre ! Et seulement quand nous aurons
échoué, définitivement battus et sans espoir, léchant nos blessures, dans le plus
triste état, alors nous commencerons à nous demander si nous n’avions pas tout de
même eu raison, et que la terre tourne !
14
Cf. Kant, in Logique (1800) Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : Que puis-je
savoir ? Que dois-je faire, Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? A la première question
répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion à) la quatrième l’anthropologie. Mais,
au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la
dernière. Le Philosophe doit donc pouvoir déterminer : La source du savoir humain, l’entendue de l’usage
possible et utile de tout savoir, et enfin les limites de la raison.
15 Topique : représentation spatialisée d’une réalité quelconque.
7
La naissance de la conscience historique
Cette conséquence de la révolution copernicienne n'est que partiellement abordée par la
pièce de Brecht. Je me contenterai donc de la caractériser dans les grandes lignes. Disons
que l'homme moderne ne peut plus trouver dans l'ordre cosmique les repères de sa propre
situation ontologique. L'espace étant disqualifié comme totalité de référence, c'est vers le
temps qu'il se retourne : c'est la naissance de l'historicité, la naissance de la conscience
historique. Ainsi à partir du XVIIe siècle, l'humanité occidentale s'accoutume à la pensée du
progrès historique, qui deviendra même quelques siècles plus tard, la valeur dominante telle
qu'elle est présentée dans les grands systèmes de philosophie de l'histoire de Hegel et de
Marx.
Naissance de l'idéologie historique : le progrès des sciences comme paradigme
des conceptions modernes du progrès.
Il convient de rappeler que cette notion du progrès historique trouve son modèle dans
l'accroissement prodigieux des sciences, qui débute précisément à la période que nous
envisageons, c'est à dire aux XVIe et XVIIe siècles. C'est dans ces succès croissants de la
connaissance scientifique que les Lumières viendront puiser leur idéologie du progrès.
En ce qui concerne le Galilée, de Brecht, cette idée du progrès des peuples liée aux
conquêtes du savoir est initialement présente dans l'opposition entre les conceptions
populaires de l'univers, présentées par le petit moine au tableau 8 16 et les conquêtes de la
science nouvelle. Dans sa réponse au petit moine, Galilée présente cet accès aux sciences
nouvelles comme le puissant outil de libération des peuples.17
Ce lien entre les lumières et la libération des peuples sera exalté dans l'exhorte finale de
Galilée :
Or la plus grande partie de la population est tenue par ses princes, ses
propriétaires terriens et son clergé, dans un brouillard nacré de
superstitions et de vieux dictons qui couvre leurs machinations. La
misère de la multitude est vieille comme la montagne et du haut de la
chaire, celle de l'église ou celle de l'université, on la déclare
indestructible comme la montagne. Notre nouvel art du doute a ravi le
grand public. Il nous a arraché le télescope des mains et l'a braqué sur
ses tourmenteurs. Ces hommes égoïstes et violents qui avaient profité
avidement des fruits de la science ont senti en même temps l'œil froid
de la science braqué sur une misère millénaire mais artificielle, qu'on
pouvait très clairement supprimer en les supprimant eux>. Ils nous
inondaient de menaces et de tentatives de corruptions, irrésistibles
pour les âmes faibles. Mais pouvons-nous refuser à la foule et rester
tout de même des hommes de science ?18
16
[Les paysans de Campanie] puisent la force de mettre au monde des enfants, oui, de manger même, ils la
puisent dans le sentiment de permanence et de nécessité que leur procurent le spectacle de la terre, la vue
des arbres qui verdissent à nouveau chaque année, et celle de leur petite église où l'on écoute le dimanche les
textes bibliques. On leur a assuré que l'œil de la divinité est posé sur eux, scrutateur, oui presque angoissé,
que tout le théâtre du monde est construit autour d'eux afin qu'eux, les agissants, puissent faire leurs preuves
dans leurs rôles de grands ou petits. Que diraient les miens s'ils apprenaient de moi qu'ils se trouvent sur un
petit amas de pierres qui, tournant à l'infini dans l'espace vide, se meut autour d'un autre astre, petit amas
parmi beaucoup d'autres, passablement insignifiant de surcroît. A quoi serait encore utile ou bonne alors, une
telle patience, une telle acceptation de leur misère ? A quoi serait bonne encore l'Ecriture Sainte qui a tout
expliqué et tout justifié comme étant nécessaire ?
17 Vous décrivez déjà vos paysans de Campanie comme la mousse sur leurs cabanes ! Comment quelqu'un
peut-il supposer que la somme des angles d'in triangle puisse contredire leurs besoins ! Mais s'ils ne se
mettent pas en mouvement et n'apprennent pas à penser, les plus beaux système d'irrigation ne leur serviront
à rien. Diable, je vois la divine patience de vos gens, mais où est leur divine colère ? Brecht : La vie de Galilée,
tableau 8, pp 79-81
18 Brecht : La vie de Galilée, tableau 14, pp 130-31
8
Naissance de la cité des sciences
Brecht semble négliger l'une des conséquences de la révolution copernicienne, qui est la
naissance de la subjectivité, qui culminera plus tard dans l'individualisme, comme l'une des
valeurs de la société occidentale. Le choix est probablement volontaire : Brecht écrit plus
l'histoire des peuples que celle des personnes.
Ce trait est particulièrement net concernant la manière de traiter le personnage de Galilée ;
celui-ci possède indiscutablement une forte personnalité : tyran domestique, asservissement
de tous (son entourage) à sa passion, appétits charnels. Mais c'est la dimension historique
du personnage qui intéresse Brecht, en tant qu'il est un maillon sur le chemin de la science.
A partir de là, peu importe Galilée, peu importe sa vie ; "la science c'est nous" dira-t-on… Et
si Galilée faillit, "viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons
où l'autre s'est affaissé"19. C'est précisément ce que fera Andréa, en reprenant le flambeau
du savoir.
Ainsi, dans cette réfutation de la subjectivité, Andréa annonce la naissance de la Cité des
sciences. (publicité des résultats, collaboration communication, autocritique, falsifiabilité)
La science ne connaît qu'une loi : la contribution scientifique20
Et Galilée de répondre :
Et celle-là, je l'ai livrée. Bienvenue dans le ruisseau, frère par la
science et cousin par trahison !
La position de Galilée est ambiguë… par sa trahison, il s'est placé hors de la science… en
livrant ses "Discorsi" il s'y intègre.
La cité des sciences c'est la fraternité d'hommes entrés en science comme on entre en
religion. Une même éthique les unit, dont on peut dégager les grands traits :
Publicité des résultatsLes travaux scientifiques doivent faire l'objet d'une
diffusion la plus large possible, afin que le savoir cesse d'être le privilège de quelques uns,
pour devenir le patrimoine de l'humanité. Andréa pose ainsi un acte symbolique et faisant
passer la frontière au manuscrit des Discorsi
Echanges critiques au sein de la citéLa diffusion du savoir rend possible à la
fois l'examen critique des travaux des uns et des autres, et aussi l'accroissement plus rapide
des connaissances. Cette communication est ébauchée par Galilée lui-même, qui, du fond
de sa retraite demande des nouvelles de Descartes, et au-delà des autres intellectuels
européens. Le départ d'Andréa pour la Hollande va également en ce sens.
FraternitéLa cité des sciences peut s'offrir en véritable modèle de la cité
parfaite où les hommes cesseraient de s'entretuer pour des questions de pouvoir, mais où
l'idéal commun du bonheur des peuples les rendraient solidaires.
Le devenir des sciences et des peuples
Mais le Galilée de Brecht (à moins qu'à cet endroit ce soit Brecht lui-même qui parle par la
bouche de Galilée), se fait prophète dans son dernier monologue. La science ne sera rien si
elle ne se met au service des peuples. Libérer le Cosmos n'est rien sans la libération des
peuples. Et de prédire, avec une clairvoyance que ne pouvait peut-être pas avoir le Galilée
historique, que les bienfaits du savoir pourraient bien être confisqués par les puissants et se
retourner contre les hommes dont ils auraient dû assurer le bonheur.
Galilée s'en veut de sa lâcheté : non pas tant parce qu'il a trahit la vérité, celle là eût aussi
bien été découverte par un autre, mais parce qu'il a eu l'occasion, mais n'a pas eu le
courage d'imposer une éthique de la science, dont il esquisse les grandes lignes :
Moi, en tant qu'homme de science, j'avais une possibilité unique. De
mon temps l'astronomie atteignait les places publiques. Dans ces
conditions tout à fait particulières, la fermeté d'un homme aurait pu
développer quelque chose comme le serment d'Hippocrate des
19
20
J. A. Rimbaud, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871
Brecht : La vie de Galilée, tableau 14, pp 129-130
9
médecins, la promesse d'utiliser leur science uniquement pour le bien
de l'humanité !
Ce manque de courage aura-t-il le conséquences irrémédiables que Galilée prévoit / la
science n'accouchera-t-elle plus après lui que de nains inventifs ?
Andréa reprend le flambeau. Il ne lui appartient plus de porter un jugement sur la trahison de
Galilée. Brecht, qu'incarne à présent Andréa, laisse le lecteur (ou l'histoire) juger l'homme,
qui d'ailleurs importe peu. Mais concernant la science, Andréa incarne l'homme nouveau.
S'adressant aux enfants, avenir de l'homme, il déclare :
Il te faut apprendre à ouvrir les yeux (...) Oui, je n'ai pas encore
répondu à ta question, Giuseppe. On ne peut pas voler dans les airs
sur un bâton ! il devrait y avoir au moins une machine avec. Mais ces
sortes de machines n'existent pas encore. Peut-être qu'il n'y en aura
jamais, car l'homme est trop pesant. Mais naturellement on ne peut
pas le savoir. Nous n'en savons pas assez, loin de là, Giuseppe. Nous
n'en sommes vraiment qu'au commencement.
La symétrie avec le début de la pièce est trop patente pour ne pas être volontaire. Giuseppe
est le nouvel Andréa, qui prend la place de Galilée... On pourrait même reprendre le poème
initial "Oh matin des commencements..."
L'ambiguïté de la position du Galilée de Brecht, entre fidélité et trahison, lui donne
suffisamment de recul pour prophétiser le devenir des sciences. il met en garde Andréa
contre une dérive possible de la connaissance, du savoir pour savoir, d’une science qui
cesserait de s’interroger sur ses finalités pour se mettre au service des puissants. Là aussi
on devine que le Brecht de l’exil n’est pas absent du texte. Le discours de Galilée s’applique
aussi à l’actualité des nations européennes et en particulier de l’Allemagne, à la veille de la
seconde guerre mondiale : extermination « rationnelle » de toute une ethnie, et futur
holocauste nucléaire. La leçon est claire : comme Kant, Brecht postule que civilisation n’est
pas moralité, que connaissance n’est pas vertu, et que le savoir sans la volonté du bien peut
mener au pire. Il est du devoir de la communauté scientifique de ne jamais oublier son
éthique.
Quand des hommes de science intimidés par les hommes de pouvoir
égoïstes se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science
peut s’en trouver mutilée, et vos nouvelles machines pourraient ne
signifier que des tourments nouveaux. Vous découvrirez peut-être avec
le temps tout ce qu’on peut découvrir, et votre progrès cependant ne
sera qu’une progression, qui vous éloignera de l’humanité. L’abîme
entre elle et vous pourrait un jour devenir si grand qu’à votre cri de joie
devant quelque nouvelle conquête pourrait répondre un cri d’horreur
universel. Bertold Brecht La vie de Galilée, tableau 14, p 131.
10
2 - Un auteur et son personnage : Brecht et Galilée... et les autres
Il est intéressant de relever, entre l’auteur et son personnage, un certain nombre de
ressemblances, non pas qu’il faille expliquer l’œuvre par la vie de son auteur, mais que ce
dernier prend aussi la parole par l’intermédiaire de ses personnages ou de leurs œuvres ;
d’autre part, nous devons déterminer ce qui dans le personnage Galilée revient à Galiléo
Galiléi ou à Bertold Brecht.
Révolution copernicienne et "révolution Brechtienne"
Une première parenté les unit : tous deux vont révolutionner les modes de pensée dans
leurs domaines respectifs, l’astronomie et la physique d’une part, le théâtre d’autre part. Car
cet art va connaître au début du XXe siècle sa propre « révolution copernicienne », qui a ses
précurseurs et ses héros ; ils ont nom Piscator, Stanislavski, Antonin Artaud et bien sûr
Brecht.
Tous s’en prennent au naturalisme bourgeois dans lequel s’enlise le théâtre de la fin du
XIXe siècle ; tous introduisent dans le travail théâtral de nouvelles perspectives ; ce nouveau
théâtre est militant et se propose de réformer les relations de l’auteur, des acteurs et du
public.
Quelles est l’originalité de la dramaturgie brechtienne ? on peut la décliner suivant
concepts :
Théâtre épique :
« Chez Brecht ne signifie pas un genre littéraire (il parle de drame et de roman épiques),
mais l’attitude critique du narrateur vis-à-vis de la fable. Celui-ci raconte et commente
l’action sans se confondre avec elle. Il permet ainsi au lecteur ou au spectateur d’observer
en adoptant une distance critique et de se faire une opinion. Parlant du Théâtre épique, à
partir de 1926, Brecht l’oppose surtout aux courants naturalistes et expressionnistes. Il
l’appellera un théâtre de l’ère scientifique qui transmet des connaissances pratiques et
enseigne une pensée matérialiste capable d’exercer une influence sur la réalité. La
distanciation en est la pièce maîtresse . »
Théâtre Didactique
« Parallèlement à ses études marxistes, Brecht écrit des exercices didactiques qui se
passent de l’institution du théâtre aussi bien que de son public. Prévus pour des troupes
d’amateurs de la Jeunesse communiste, leur but est d’expérimenter des comportements
collectifs afin de joindre l’action politique à la réflexion morale. L’acteur-spectateur y apprend
en enseignant pour cesser d’être consommateur et devenir productif. »
Distanciation
« Terme d’inspiration hégélienne que Brecht utilise abondamment à partir de 1936 pour
désigner certains procédés épiques. Ceux-ci doivent supprimer ce qu’il y a de généralement
connu et de patent dans les caractères et les processus sur scène. Rendus aussi insolites et
remarquables, ils ne permettent plus au spectateur de s’y identifier instinctivement et de
confondre théâtre et réalité. A mesure que celui-ci reconnaît une situation comme historique,
le monde lui apparaîtra transformable : « désormais le théâtre lui présente le monde pour
qu’il s'en saisisse » Peuvent servir d’effets de distanciation : des intermèdes et des chants
interrompant l’action, des pancartes anticipant le récit, des prologues et épilogues ou des
apostrophes au public, des gestes et des métaphores, la musique, le décor, etc. On trouve
déjà nombre de ces effets dans le théâtre asiatique ou les farces du Moyen Age »
Gestu social
« L’ensemble des gestes et des comportements, les jeux de physionomie, le langage et
l’intonation d’un individu vis-à-vis des autres, qui font transparaître à la fois sa personnalité
et sa situation sociale. « Des paroles, des gestes peuvent être remplacés par d’autres
paroles, d’autres gestes, sans que le gestus s’en trouve modifié. »
Nous exemplifierons ces différents concepts dans le troisième point de la présente étude.
Notons dès à présent que le concept de distanciation justifie déjà le parallèle opéré entre
Brecht et Galilée, puisque aussi bien il s’agit dans les deux cas d’une « mise en
11
perspective » de la situation du sujet observant (homme sur la terre, spectateur dans la
salle ) et de l’objet observé (le mouvement du soleil et des corps célestes, le jeu des acteurs
et le texte). Dans la cosmologie Galiléenne, l’homme se découvre mouvement au sein d’un
univers infiniment ouvert ; dans la dramaturgie brechtienne, le spectateur se découvre coacteur d’un drame infiniment ouvert sur la vie sociale et sur l’histoire. Tout comme on
pourrait considérer que la découverte des satellites de Jupiter et des phases de Vénus sont
des éléments qui permettent la distanciation de l’homme moderne par rapport à sa position
terrestre, les différents plans de la pièce 21 , les intermèdes burlesques, les « failles » du
personnage de Galilée rendent au spectateur sa liberté de jugement par rapport à l’action et
aux thèses qui la soutendent. Les systèmes lune/terre, Jupiter/planètes médicéennes, sont
autant de « théâtres dans le théâtres » du système solaire, lui-même théâtre dans le théâtre
du monde ! ; les différents plans de l’action dramatique introduisent dans un même tableau
un théâtre dans le théâtre, procédé de distanciation que l’on peut déjà identifier chez
Shakespeare.22 On relèvera plus loin le parti qu’un metteur en scène peut retirer de cette
multiplication des plans du jeu théâtral.
Une relation difficile au pouvoir : le proscrit et le traître
Le thème de la lâcheté est un thème récurrent dans l'œuvre de Brecht. On se souvient de la
déclaration de Kragler, dans Tambours dans la nuit : "Je suis un porc et le porc rentre
chez lui… Tous ces cris seront finis demain matin, mais moi, demain matin, je serai là
dans mon lit et je me multiplierai pour ne pas disparaître" Traître à son idéal
révolutionnaire, Kragler préfère la vie au sacrifice héroïque. Il préfère se réfugier au creux de
son lit et ne plus entendre les cris d’agonie de ses camarades trahis. Garga, de La jungle
des villes ne dit pas autre chose : «Ce qui importe, ce n'est pas d'être le plus fort, mais
le survivant ! » En d'autres termes, rester en vie ou perdurer vaudrait toujours mieux que
de triompher, que d'être le meilleur, ou le plus puissant. Or, on le sait, Galilée renoncera lui
aussi à défendre ses idées en préférant au martyre la douceur toute charnelle d'une paisible
retraite… nous lisons, au tableau 14 :
Andréa :
Vous cachiez la vérité. A l’ennemi. Dans le domaine de l’éthique vous
aviez des siècles d’avance sur nous
Galilée :
Explique-moi ça, Andréa
Andréa :
Avec l’homme de la rue, nous disions, : il mourra mais il ne se
rétractera jamais. Vous êtes revenu : je me suis rétracté mais je vivrai.
Vous avez les mains sales, disions-nous. Et vous de dire : mieux vaut
sales que vides.
Galilée :
Mieux vaut sales que vides. Cela sonne réaliste. Cela sonne bien de
moi. A science nouvelle, nouvelle éthique.
Il est intéressant de remarquer que ces trois citations que nous soulignons appartiennent à
des époques très différentes de l’œuvre de Brecht : les deux premières proviennent
d’œuvres de jeunesse, la dernière d’une œuvre de la maturité. Ce thème n’est donc pas
présent de manière accidentelle dans l’œuvre, mais au contraire, il la traverse comme une
constante.
Il serait bien sûr facile d’y voir une sorte d’auto-justification des « lâchetés » ou des fuites de
Brecht. Nombre de biographes, et pas toujours bien intentionnés, ont relevé dans la vie de
Brecht de nombreuses fuites pour ne pas dire trahisons. On sait qu’à l’époque de l’écriture
de La vie de Galilée, Brecht est un proscrit qui fuit son pays et le nazisme. Que n’est-il resté
21
22
Plans trivial, du pouvoir, de la connaissance cf. infra
Cf. W. Shakespeare Le songe d’une nuit d’été
12
en Allemagne pour offrir le sacrifice de sa vie sur l’autel de la démocratie ? N’est-il pas clair
qu’il décrit le choix de Galilée comme le sien, un choix pragmatique et réaliste, et non
héroïque, mais à qui l’histoire, ou ici Andréa, rendra justice ? Un peu comme ceux (peut-être
Brecht lui-même) qui, plus tard, diront «plutôt rouges que morts »
Pourquoi pas, en effet. Mais en personnalisant ainsi son propos, nous risquons de ne pas
percevoir que Brecht y place une intention universelle : celle d’une éthique de l’action, qui
veut que face aux outrances du pouvoir, l’héroïsme ne vaut rien, il est même coupable
d’inefficacité politique. Giordano Bruno est un héros, certes, mais un héros inutile, au plan
de l’action contre l’oppression.
Théâtre et pédagogie
Troisième parenté de Brecht et de Galilée : nous avons affaire, dans les deux cas à deux
pédagogues. On peut même dire qu’ils se placent tous deux dans la lignée inaugurée par
Socrate, et dont nous avons un exemple dans le Ménon de Platon : le dialogue avec le jeune
esclave est un modèle de ce que devrait être une relation pédagogique ; l’élève n’est pas
seulement celui qui reçoit mais celui qui découvre en lui ce qu’il ne savait pas savoir.
C’est essentiellement dans la relation à ses deux élèves, Andréa et le petit moine que l’on
découvre la pédagogie de Galilée. A l’opposé, Galilée a par ailleurs son « Ménon » en la
personne de Ludovicus, fils de famille, et qui paie pour des leçons qui ne l’intéressent pas.
Andréa et le petit moine sont, au contraire, des enfants du peuple dont on ne requiert que la
bonne foi et la bonne volonté. Les méthodes pédagogiques de Galilée reposent sur
l’expérimentation directe et la participation de l’élève à sa propre formation. Ainsi, dans la
leçon initiale à Andréa.
Mais cette continuité par rapport à Socrate, nous pouvons aussi la trouver dans l’œuvre du
Galilée historique : ses Discorsi vont reprendre la forme dialoguée propre à Socrate, et qui
mettent en scène trois personnages : Simplicio, l’aristotélicien, Salviati, le galiléen, et
Sagredo, l’homme du juste milieu, et peut-être aussi l’arbitre neutre, celui qui est chargé
d’introduire un regard « distancié » par rapport aux convictions des deux autres
interlocuteurs. Notons tout de même l’ironie de Galilée dans le choix du nom 23 de ses
personnages, ironie que l’Inquisiteur relèvera au tableau 13 de la pièce. Nous retrouverons
en annexe de cette étude un extrait des Discorsi, où Galilée met à mal la conception
aristotélicienne de l’univers en montrant que ce système présuppose ce qu’il prétend
démontrer24.
Enfin, nous devons considérer le rôle d’éducation que Brecht donne à son théâtre. Si celui-ci
joue un rôle de conscientisation des peuples, il ne le fait pas à la manière d’une
propagande, mais dans le langage propre de la distanciation. Le spectateur ne doit jamais
s’identifier aux personnages de la pièce. Ils ne sont ni des guides ni des maîtres à penser.
« Malheur au pays qui a besoin de héros » dira Galilée, se faisant le porte-parole de Brecht.
C’est qu’un tel peuple n’aura accédé à la majorité 25 qu’en apparence, puisqu’il aura encore
besoin de guide. Or, le public du théâtre nouveau, s’il est transformé par le spectacle, y
trouve surtout une autonomie de pensée critique au regard de sa propre situation historique
ou sociale.26 Bref, si « La liberté c’est l’intellection de la nécessité» (Hegel), la volonté de
23
Simplicio = le simple (simplet ?) Salviati = Le sage, celui qui sait Sagredo =
cf. Texte de Galilée dans le Petit recueil de textes
25 Emmanuel Kant : paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la
nature les eut affranchis depuis si longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur
vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si
commode d’être sous tutelle ; Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui
a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire etc., je n’ai alors
pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres
assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne.
24
13
Brecht est qu’à travers son théâtre, les spectateurs trouvent les moyens de comprendre et
de s’emparer de leur présent.
Nous pourrions citer encore ici Kant, qui au travers de Hegel et le Marxisme, inspire Brecht
dans la conception de son action théâtrale. Il faudrait cependant ajouter que cette libération
ne s’entend pas pour lui comme une libération individuelle (la justification du théâtre est sa
destination populaire) mais au sens de l’éducation et de la libération des masses.
Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il
est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir
de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même
responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une
insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution
et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre.
Emmanuel Kant, in « Qu’est-ce que les lumières ? G. F. p. 43)
Le même auteur semble répondre aux inquiétudes formulées par le jeune moine au tableau
8:
Brecht
Kant
Que diraient les miens s’ils apprenaient de moi qu’ils
se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant à
l’infini dans l’espace vide, se meut autour d’un autre
astre, petit amas parmi beaucoup d’autres,
passablement insignifiant de surcroît. A quoi serait
encore utile ou bonne alors, une telle patience, une
telle acceptation de leur misère ? A quoi serait bonne
encore l’Ecriture Sainte qui a tout expliqué et tout
justifié comme étant nécessaire, la sueur, la patience,
la faim, la soumission et en qui maintenant on trouve
tant d’erreurs ? Non je vois leurs regards s’emplir de
crainte, je les vois poser leurs cuillers sur la pierre du
foyer, je vois comme ils se sentent trahis et trompés. Il
n’y a donc aucun œil posé sur nous, disent-ils. C’est à
nous d’avoir l’œil sur nous, incultes, vieux et usés
comme nous le sommes ? Personne ne nous a pourvu
d’un autre rôle que celui-ci, terrestre, pitoyable, sur un
astre minuscule, dans la dépendance de tout, autour
duquel rien ne tourne ? Et il n’y a aucun sens à notre
misère, la faim, c’est bien ne-pas-avoir-mangé, ce
n’est pas une mise à l’épreuve ; l’effort, c’est bien se
courber et tirer, pas un mérite. Comprenez-vous alors
que je lise dans le décret de la Sainte Congrégation
une noble compassion maternelle, une grande bonté
d’âme ?
Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêché
avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un
pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient
emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui
les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce
danger n’est sans doute pas si grand, car après
quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à
marcher ; Un tel exemple rend pourtant timide et
dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.
Il est donc difficile à chaque homme pris
individuellement de s’arracher à l’état de tutelle
devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris
goût et il est pour le moment vraiment dans
l’incapacité de se servir de son propre entendement
parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer. Les
entraves et les formules, ces instruments mécaniques
d’un usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage
de ses dons naturels, sont les entraves d’un état de
tutelle permanent. Qui les rejetterait ne sauterait pardessus le plus étroit fossé qu’avec maladresse parce
qu’il n’aurait pas l’habitude de se mouvoir aussi
librement. Ainsi, peu nombreux sont ceux qui ont
réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur
esprit, de leur état de tutelle et à marcher malgré tout
d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même est plus
probable ; cela est presque inévitable pourvu qu’on lui
accorde la liberté.
En commettant un abus de lecture sur le mot « public » utilisé ici par Kant, on pourrait
presque dire qu’il signe ici un véritable manifeste du nouveau théâtre, que ne démentirait
pas Brecht.
14
3 - Une lecture à plusieurs voix
Le danger était grand de tomber, sur un tel sujet, dans une expression lourdement
didactique27. Brecht l'évite en multipliant les plans ou les niveaux de lecture de l'œuvre. Telle
une œuvre musicale polyphonique, la pièce, qui suit apparemment la linéarité de l'ordre
chronologique, fait se dérouler en même temps plusieurs niveaux d'action dramatique.
Je propose de répartir ces niveaux du drame selon trois plans :
Le plan trivial
Le plan du pouvoir
Le plan de la connaissance
Une telle distinction comporte bien sûr une part d’arbitraire, et les différents niveaux
s'interpénètrent ou réagissent les uns sur les autres. Mais cette division à l'avantage de
s'appliquer à l’ensemble des tableaux, et donc de permettre cette lecture "à plusieurs voix"
que nous évoquions.
Le plan trivial, c'est au sens étymologique celui d e la rencontre, ou de l'entrecroisement
des chemins ou des vies. Mais c'est aussi celui de la vie au quotidien, le plan où les
hommes vivent et produisent, en bref le plan des hommes réels. On ne sera donc pas
surpris de trouver parmi les personnages de ce plan ceux qui appartiennent au peuple,
Madame Sarti, le jeune Andréa, Virginia et dans une certaine mesure Ludovico, Federzoni le
tailleur de lentilles, le petit moine, et l'ensemble du petit peuple de Venise, Florence ou
Rome, tels qu'ils apparaissent dans différents tableaux.
De ce plan on retiendra les thématiques suivantes :
Vie domestique
- Appétits et désirs charnels
- Difficultés matérielles
- La peste
Les amours de Virginia et Ludovico
Le peuple
- éducation
- libération
- la fête
- le devenir
Le plan du pouvoir, c’est celui où se jouent les rapports des institutions ecclésiales et du
savoir naissant, celui de l'oppression des peuples, celui peut-être aussi de la tyrannie de
l'argent (représentée ici par la république de Venise). Mais c'est aussi le plan des stratégies
face au pouvoir, celles de la force (l'inquisition) celles de la ruse et de la diplomatie
(l'inquisition, les cardinaux, mais aussi, on l'apprendra tardivement celui du réalisme
politique de Galilée.) C’est aussi bien sûr le plan des trahisons et des lâcheté.
Les acteurs principaux en sont d'une part les hommes d'Eglise, et au premier chef, ce que je
nomme les "hommes du livre", ceux qui préfèrent la lettre à l'esprit des Ecritures. Ce sont
aussi les hommes de l'officialité romaine, qui, pour être moins stupides que les précédents,
n'en sont pas moins réactionnaires. pour ces raisons nous les avaons nommés "les hommes
du passé"
27
Didactique : de didaskein (enseigner) : dont la visée est l'enseignement, la transmission d'un savoir.
15
On peut décliner ce plan :
Pouvoir et Eglise :
- Les hommes du Livre
- Diplomatie et hypocrisie
Pouvoir et argent
- La République des marchands
- Les propriétaires terriens (Ludovico)
Trahison de Galilée
- Sécurité
- Gourmandise
- Révérence au pouvoir
Trahison de Virginia
Le plan de la connaissance, où seront développées les thèses de la modernité, et dont les
acteurs principaux sont Galilée lui-même, Andréa, Le petit moine, Federzoni, et dans une
certaine mesure, et malgré sa prudence, Sagredo. Nous avons nommé ce plan "l’homme
nouveau" en tant qu'il réunit les tenants de la révolution copernicienne. C'est sans doute le
plan qui emprunte le plus au Galilée historique, celui des "Discorsi", mais c'est aussi sur ce
plan que Brecht développe ses propres positions par rapport au savoir, en particulier le rôle
de la communauté scientifique dans la vie sociale.
On retrouvera dans ce plan les thèmes suivants :
- Géocentrisme
- Mouvements de la terre
- Homogénéité du monde
- Infinité
- Révélation / raison
- Contemplation / connaissance
- Pédagogie / sujet de la connaissance
- Publicité de la pensée
M. Le Guen
1999/2000
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