a convaincu Ursula Kubler, l’ancienne compagne de Boris Vian, de faire partie de la distribution. Pour se
pénétrer de l’univers de l’auteur il est allé voir le Vigan au Brésil et la première chose que celui-ci lui a
demandé c’est s’il était juif. « - Vous n’êtes pas juif ! Alors laissez tomber, vous êtes foutu. Le théâtre est aux
mains des juifs !… » Claude a été engagé dans un spectacle de Tadeüs Kantor qui se joue dans un théâtre de la
banlieue. Évidemment le soir de la première on est tous venu le voir. Dès avant l’arrivée des premiers
spectateurs il est déjà sur la scène que ne dissimule aucun rideau, tout seul, nu, debout dans une caisse,
immobile. Après une longue attente, quand tout le monde est enfin en place, les acteurs commencent à entrer en
scène, lui est toujours rigoureusement figé dans sa caisse comme une statue. Les scènes se suivent, longues,
ennuyeuses, incompréhensibles, tandis qu’il semble perdu dans ses rêves. Au bout de deux heures enfin il
s’anime soudain, se tord, se secoue, comme pris d’une crise d’épilepsie, s’extraie de sa caisse. Sa bouche se
démantibule sans émettre aucun son, il fait le tour de la scène… puis, son tour accompli, remonte dans sa
caisse, reprend sa position et s’immobilise à nouveau. Le spectacle est terminé.
Et dire que le lendemain ça recommencera ! Car le théâtre c’est cela. Demain et après demain et les jours
suivants… Et pendant ce temps la vie de Claude consistera à aller se placer tous les soirs dans sa caisse en
attendant l'arrivée des premiers spectateurs et d’y rester immobile pendant deux heures, pour à la fin en sortir et
faire son tour de scène. Et tout cela pour pouvoir dire qu’il a joué dans un spectacle de Taddeüs Kantor !
Car c’est l’époque où le théâtre vient de s’engager dans la voie d’une inexorable glaciation où la longueur
de la représentation et l’ennui qui s’en dégage deviennent les principaux critères de qualité, comme s’il fallait
que le spectateur en paye le prix pour se sentir grandi par ce qu’il a vu. Quant aux acteurs, ils doivent souffrir
eux aussi ! Les metteurs en scène rivalisent d’imagination dans les mauvais traitements qu’ils leur font subir :
immobilité comme dans le cas de Claude, inconfort des position exigées, lenteur des gestes comme dans les
spectacles de Bob Wilson, sont les instruments de torture habituellement utilisés par le metteur en scène, et
surtout l’obligation absolue de « distancier », c’est-à-dire de ne manifester aucune émotion, sous peine de
tomber dans la vulgarité de ce qu’on appelle le « Boulevard », terme honni entre tous et qui s’applique
indifféremment à tout ce qui ne se soumet pas à cette ascèse. Les pauvres acteurs, outre ces mauvais traitements
sont astreints, comme chez Mnouchkine, à l’anonymat, par mépris de toute forme de vedettariat, quand il ne
faut pas de surcroît confectionner soi-même les sandwichs de l’entracte et balayer la salle en sortant, tout ceci
en vertu du statut de « coopérative ouvrière » qui est celui de la troupe. Souvent il faut se vautrer dans la
peinture fraîche ou se livrer à des actes dégradants comme dans ce spectacle d’Arrabal ou un jeune homme
entièrement nu, crucifié au centre de la scène, doit pisser sur sa partenaire… Et c’est ainsi que se créent autour
de Paris, à Nanterre, à Saint-Denis, à Gennevilliers ou à Aubervilliers d’austères cathédrales où se pratiquent
d’étranges rites qui laissent le spectateur épuisé, fier malgré tout d’avoir survécu, d’avoir réussi à tenir parfois
plus de six ou huit heures, assis sur des banquettes de bois (car l’inconfort des sièges est évidemment un
élément important de la soirée) avant de devoir braver pour rentrer chez lui les dédales obscurs d’une banlieue
déserte qu’il n’aurait jamais eu autrement l’occasion d’aller visiter.
Lui, notre homme heureux, il continue à y croire cependant, ou veut s’entretenir dans l’illusion qu’il y croit. On
lui a tellement dit quand il était petit que ce métier était « le plus beau métier du monde » ! Et puis le théâtre
n’est-il pas en train de vivre un grand moment de son histoire, revivifié par l’esprit de Mai 68 ! Alors il court
les ateliers, les stages. Justement on en annonce un dirigé par Bob Wilson dont il vient de voir le Regard du
Sourd au théâtre de la Gaîté Lyrique. Il s’y est un peu ennuyé comme tout le monde, mais tout de même c’était
si beau ! Cette étrangeté surréaliste des décors, ces symboles d’on ne sait quoi qui ont un pouvoir de sidération :
le baigneur de la belle époque qui, à intervalles réguliers, traverse le fond de la scène en petite foulée et qui doit
représenter le temps, la reine d’Angleterre assise dans sa loge d’avant-scène, qui assiste à tout le spectacle sans
bouger, figurant sans doute la pérennité des traditions. L’extrême lenteur des gestes fait qu’on a l’impression
qu’il ne se passe rien, c’est comme un tableau dont les lignes se déplacent insensiblement et qui se transforme
sous les yeux du spectateur sans qu’il y prenne garde, et tout cela sans un mot, avec seulement cette musique
répétitive, lancinante qui égrène indéfiniment les mêmes notes sur fond de cris de mouettes et de bruit de
vagues. Oui vraiment, un spectacle magnifique qui a éclaté comme une bombe dans le ciel de l’actualité
parisienne. Participer à un atelier de Bob Wilson c’est un honneur, un privilège, quelque chose d’unique qu’il
pourra ensuite raconter toute sa vie. Il s’empresse de s’inscrire.
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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : "Le roman d'un homme heureux"
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