BNF – Actes du colloque Chemins d'accès : Les nouveaux visages de l'interculturalité – 18 novembre 2004 – p. 3
maladie, mon histoire ici et quand j’étais en Afrique avec mon père et ma mère ”. À chaque séance,
Sampy revient avec la même demande, écrire sur sa maladie, écrire ses souvenirs, mais il ne sait pas
comment s’y prendre. Il dit qu’il ne sait pas écrire. En fait, il sait à peu près écrire, mais cela lui
demande beaucoup d’efforts. Il dit qu’il est trop fatigué pour écrire, qu’il a mal à la tête, des crampes
dans les doigts.
Médar a aussi des choses à dire. Il est arrivé en France depuis un an et demi. Il veut raconter l’histoire
de son pays, le Cameroun, et la situation politique là-bas. Mais à la première séance, il n’y arrive pas.
Il reste bloqué. “ J’étais devant ma feuille, je n’arrivais pas à écrire ”, dit-il, “ j’avais des trucs dans la
tête, j’essayais de les écrire, et dès que je voyais que je ne savais pas comment écrire, je m’arrêtais,
je ne voulais pas faire de fautes ”.
La peur de faire des fautes, de “ mal écrire ”, tétanise et coupe l’élan de l’écriture. C’est le blocage. La
frustration.
La situation peut être débloquée, comme nous le verrons plus loin, mais il arrive qu’une autre
embûche vienne se mettre en travers du chemin : l’émotion. Ou plus exactement la submersion de
l’émotion. C’est ce qui est arrivé à Ketmuang quand, dans le cadre de l’atelier animé par Stéphanie
Béghain, elle s’est mise à écrire sur les conditions de sa venue du Laos en France. Dans sa langue
maternelle, elle a fait remonter les souvenirs de sa traversée qui a duré trois ans. Elle s’était mise
dans un petit coin pour écrire, sur le grand plateau du Théâtre National de la Colline. Et puis tout à
coup elle s’est mise à pleurer. Elle ne pouvait plus continuer. L’exploration provoquée par l’écriture
avait fait remonter des émotions de tristesse, de colère, qui, dans un premier temps, lui ont ôté toute
capacité à aller plus loin dans l’écriture.
4) “ Qu’est-ce que les autres vont penser de moi ? ”
Écrire fait remonter à la surface des sentiments qui ont été refoulés, retenus. “ Écrire, c’est se trahir ”,
affirme Jacques Séréna. “ L’écriture nous amène souvent à des endroits où l’on ne voulait pas aller,
que l’on voulait taire ”, a-t-il prévenu dès la première séance. Cette “ trahison ”, ces sentiments qui
échappent au cours de l’écriture ne sont pas toujours faciles à assumer. “ On ne peut pas parler de
ça, même avec sa propre mère, c’est péché ” : le poids des interdits et des tabous pèse lourd dans
l’atelier animé auprès des femmes. Il y a des choses dont on ne parle pas, parce qu’elles sont
honteuses, moralement réprimables, et mieux vaut dans ce cas s’auto-censurer, comme l’a fait
spontanément Diana au cours d’un exercice proposé par Jacques Séréna : alors que je retranscrivais
par écrit la phrase qu’elle me dictait : “ Celle qui a accouché son bébé était vilain ”, elle s’est reprise et
m’a dit “ Non, c’est pas ça, je voulais dire : celle qui a accouché son bébé brillait ”. Effroi face à
l’évidence d’un sentiment jugé mauvais, et refoulement, renversement, par peur du jugement :
“ Qu’est-ce que les autres vont penser de moi ? ”.
“ Si je raconte comment c’était chez moi en Côte d’Ivoire, que je dormais sur une paillasse, je vais
faire honte ”, s’est écrié Rose lorsque Stéphanie Béghain et moi avons proposé aux femmes de
décrire leur chambre d’enfance. Honte de ses sentiments, honte de sa condition, cela fait beaucoup
d’inhibitions, sans compter une autre honte très présente lors des premières séances, celle d’être
inférieur aux autres. “ Il y en a qui écrivent bien mieux que moi ”, dit Stéphanie. “ Je me dis que les
autres sont meilleurs que moi, ils ont plus de vocabulaire ”, appréhende Médar. Et il ajoute : “ J’avais
la frousse à chaque fois que j’écrivais. Qu’est-ce qu’on allait me dire ? ”. On c’est Jacques Séréna.
Parce qu’en plus de la peur du jugement des autres, de leur être inférieur, il y a la peur du jugement
de l’écrivain, mis sur un piédestal parce qu’il est celui qui sait, celui dont la sentence viendrait
souligner un handicap que la plupart juge comme une fatalité : “ Tu ne sais pas écrire correctement,
donc tu es nul, tu n’arriveras jamais à rien ”.
IV – Comment les ateliers ont-ils évolué ? Rôle de l’écrivain
A. Une éthique
1) “ Le droit à l’erreur ”
Ne pas savoir écrire correctement le français, faire des fautes d’orthographe ou de syntaxe ne sont
pas rédhibitoires pour l’atelier d’écriture. “ Vous écrivez comme vous pouvez, comme ça vient, en ne
vous souciant pas des fautes ”, a-t-on, Stéphanie Béghain et moi, répété aux femmes au cours des
premières séances. “ Vous pouvez écrire dans votre langue maternelle ou en français phonétique ”.
L’important, au début, est d’écrire quelques mots, une ligne, qui viennent de soi, de sa langue
intérieure à soi.