version RTF

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2
Avez-vous de bonnes
raisons de croire
ce que vous croyez ?
G
UILLAUME - Aujourd’hui, c’est notre
second cours. Le sujet de la discussion
est : “ La peine de mort: êtes-vous pour ou
contre ?”. La discussion est lancée et
chacun peut y aller de son opinion. Oui,
Nancy.
NANCY Vous me demandez mon
opinion sur la peine de mort ? Bien, je
suis contre. Chacun a le droit de penser
ce qu'il veut, non ? Vivons-nous ou non
dans un pays démocratique ? À ce que je
sache, chacun peut toujours, dans ce pays,
penser ce qu'il veut, et ce qu'il pense c'est
vrai pour lui parce qu'il le pense. Faut
vraiment se prendre pour un autre pour
dire que l'opinion de quelqu'un n'est pas
valable.
Comment
une
opinion
pourrait-elle être fausse pour celui qui la
pense? Elle est vraie pour lui. Merci.
EDOUARDO - Moi, je suis pour la peine
de mort. D'abord, parce que la peine de
mort a un effet dissuasif. Moi, je pense que
si tu enlèves la vie, on doit te l'enlever.
Oeil pour oeil, dent pour dent. C'est
logique, non ?
SOPHIE - ... mais ça n’a pas empêché, par
exemple, Timothy McVeigh de tuer 168
personnes, dont 19 enfants, à Oklaoma
City en 1995 ! En faisant sauter l’édifice
fédéral, il devait bien savoir que s’il se
faisait prendre il risquait la peine capitale,
car elle est en vigueur dans son pays (les
États-Unis). D’ailleurs, il a été reconnu
coupable de l’attentat le 2 juin dernier, et
le jury l’a condamné à la peine de mort par
injection.
THAN - Je suis d'accord avec toi. Selon
moi, la cause des crimes c'est dans la
société qu'elle se trouve. Ce que je veux
dire, c'est que si la société était plus saine,
il n'y aurait pas de criminels. C'est la
société qui rend criminel, voyons! Au
début, l’homme était bon. Les criminels
ne sont pas responsables; c’est la société
qui les a corrompus. Prenez un enfant
battu. Il a de grosses chances qu'il batte à
son tour. Mais, avant d’être battu, il n’était
pas méchant, le pauvre...
6
NICOLAS - On est plongé dans un débat
sans fin ! On a pas de preuve pour
trancher pour ou contre la peine de mort.
Nancy disait que chacun peut penser ce
qu'il veut. Je suis d'accord avec elle. Y a
pas de preuve.
GUILLAUME - Qu'est-ce que tu appelles
une “ preuve ” ?
Donne-nous un
exemple.
NICOLAS - Prenez la question de savoir
si la Terre est plate. Autrefois, les gens
pensaient que la Terre était plate. Puis, il
y a eu des preuves du contraire. Alors,
aujourd'hui, on ne croit plus que la Terre
est plate mais qu'elle est ronde.
GUILLAUME - Je répète ma question:
qu'est-ce qu'une “ preuve ” ? Dans
l'exemple que tu nous apportes, peux-tu
nous donner une “ preuve ” que la Terre
est bel et bien ronde ?
NICOLAS J'sais pas; mais les
scientifiques ont découvert que la Terre est
ronde...
GUILLAUME ...comment y sont-ils
parvenus? Je vais t'aider. Pour cela, il
faut remonter aux anciens penseurs grecs
avant notre ère, les premiers qu'on a
appelés “ philosophes ”. À cette époque,
il n'y avait pas de différence entre
“philosophe”
et
“scientifique”;
la
distinction viendra plus tard, aux
alentours de la fin du 18e siècle. Mais
peu importe.
Le premier à se faire
appeler
“ philosophe ”,
Pythagore
(580-500 av. J.-C.), fut également le
premier à suggérer que la Terre soit
sphérique. On ne sait pas comment il est
parvenu à cette conclusion. Repose-t-elle
sur des observations? Difficile à établir.
Mais pourquoi donc une “ sphère ” plutôt
qu'un disque plat, comme le suggéraient
les autres philosophes avant Pythagore, de
même que bon nombre d'autres traditions
mythologiques et religieuses, dont celle
des Grecs eux-mêmes? Sans doute parce
que la sphère est un solide géométrique
parfait. Car nous savons que Pythagore et
son école vouaient un culte mystique aux
nombres et aux formes géométriques,
entre autres pour le cercle et la sphère.
Puisque tout ce qui est parfait est divin, la
sphère étant parfaite est donc divine.
Pythagore enseignait également que toutes
les “ planètes ” (mot français dérivé du
grec signifiant “errant”), incluant la Terre,
étaient des sphères dont les relations
arithmétiques formaient une harmonie
d'où émanaient une musique sublime, la
“ musique des sphères ”.
Deux siècles après Pythagore, un
autre grand philosophe, Aristote (384-322
av. J.-C.), formula, dans son Traité du ciel,
trois arguments en faveur de la sphéricité
de la Terre1. 1˚ On savait à son époque
que les éclipses de Lune sont provoquées
par l'interposition de la Terre entre la
Lune et le Soleil. Comment expliquer
alors, demande Aristote, la forme
circulaire de l'ombre projetée par la Terre
sur la surface de la Lune, autrement que
par la courbure de la surface de notre
planète? Si, en effet, la Terre était un
disque plat, elle projetterait une ligne
d'ombre au lieu d'un cercle d'ombre. Or,
ce n'est pas ce que nous observons. Par
conséquent, la Terre doit avoir une forme
sphérique.
2˚ Aristote fait ensuite
remarquer que les voyageurs qui se
1 Voir Michel Rival, Les grandes expériences scientifiques,
Paris, Seuil, Point/sciences n˚ S110, 1996, p. 12-13.
7
déplacent du nord au sud voient certaines
constellations d'étoiles s'abaisser et
disparaître, tandis que d'autres surgissent
et s'élèvent devant eux. Ainsi, des étoiles
vues par exemple à Québec ne sont plus
visibles à New York. Aristote concluait
que la Terre devait être sphérique. 3˚
Enfin, toutes les choses, dit Aristote,
tombent sur la Terre en provenance de
toutes les directions; par conséquent, leur
dépôt peut seulement former une sphère.
Appelles-tu, Nicolas, “ preuves ” de la
sphéricité de la Terre, les arguments
d'Aristote ?
NICOLAS - Oui. Et j'ajouterais, en plus,
aujourd'hui, les photos prises à partir des
capsules spatiales montrant très nettement
que la Terre est une grosse boule bleue.
GUILLAUME - Si je comprends bien, ta
notion de “ preuve ” implique, pour une
part
importante,
voire
essentielle,
l'observation sensible, faite au moyen des
cinq sens, surtout celui de la vue. Les
trois arguments d'Aristote reposent en
effet sur l'observation. Compare-les avec
celui
de
Pythagore.
Quelle
différence y vois-tu ?
NICOLAS - Dans le cas de Pythagore, 'y
a pas d'observation...
SOPHIE - ...il part plutôt des idées qu'il se
fait de la sphère en géométrie et il les
applique à la Terre.
PHILIPPE - Les preuves d'Aristote sont
aussi très logiques. Je veux dire qu'il y a
de la réflexion en plus de l'observation.
J'aime mieux Aristote que Pythagore parce
qu'il y a les deux, l'observation et
la réflexion.
GUILLAUME - Dis-moi donc, Nicolas,
les
preuves
d'Aristote
sont-elles
des preuves ” parce qu'elles font appel à
l'observation ou parce qu'elles font
appel à la réflexion ?
NICOLAS - Les deux; observation plus
réflexion; mais plus observation que
réflexion.
GUILLAUME - Je serais enclin à dire que
par “ preuve ” tu comprennes ce qu'on
entend dans la science expérimentale
moderne
par
“ observation ”
ou
“ expérience ”. Selon une vision de la
science (qui est aujourd'hui largement
critiqué, nous y reviendrons), on observe
d'abord, ensuite les scientifiques formulent
une hypothèse qu'ils cherchent ensuite à
confirmer ou infirmer au moyen d'autres
d'observations. Qu'en penses-tu?
*
NICOLAS - Avec l'exemple de la Terre,
je dirais qu'on a affaire à une preuve par
les faits. C'est la même chose avec 2 + 2 =
4. Si quelqu'un pense que 2 + 2 = 5, il est
“ dans les patates ”, il se trompe parce que,
qu'il le veuille ou non, 2 + 2 = 4 ! C'est un
fait !
PHILIPPE - Une minute ! 2 + 2 = 4, c'est
pas un fait comme la Terre est ronde !
SOPHIE - ...ouais, on a pas observé ça
comme on a pu voir la Terre avec des
caméras...
8
NICOLAS - ...ben, les hommes ont
découvert que deux roches ou deux bâtons
ajoutés à deux autres en donnent quatre.
Ils ont fait de cette découverte une vérité.
SHILAN - Moi, je crois pas à ça que les
maths ont été découvertes.
Avec la
quantité de formules qu'on a à apprendre,
ça n'a pas d'allure ton histoire !
GUILLAUME - Encore une fois, Nicolas,
tu vas devoir nous expliquer ce que tu
veux dire quand tu dis que c’est un fait
que 2 + 2 =4.
NICOLAS - C’est bien simple : tout le
monde est d’accord avec ça que 2 + 2 = 4 !
GUILLAUME - Donc, le fait c’est que
tout le monde est d’accord, c’est ça ?
que 164-48 = 29 x 4 ? Ou encore que (5 x
5) + (4 x 4) = (4 x 4 ) + (5 x 5 ), et plus tard
que 52 + 42 = 42 + 52, et ainsi de suite?
NICOLAS - Bien non, c’est ridicule ! Il
suffit de savoir calculer.
GUILLAUME - Que veux-tu dire ?
NICOLAS - Bien, de savoir additionner,
soustraire, diviser, etc....
SHILAN - ... et de connaître les lois de
l’addition et de la multiplication, comme
la commutativité, la distributivité, et bien
d’autres.
Par exemple, on sait que
l’addition est commutative, mais pas la
soustraction. Par exemple : 164 + 48 = 48
+ 164, mais 164 - 48 ≠ 48 - 164; et la
multiplication est distributive par rapport
à l’addition : a x (b + c) = (a + b ) x (a + c).
NICOLAS - Oui.
GUILLAUME - Mais, tantôt, tu disais pas
que c’est parce que les hommes ont
découvert que deux choses ajoutées à
deux autres en donnait quatre ?
NICOLAS - Oui, tout le monde s’est
rendu compte de ça.
GUILLAUME - Tout le monde pouvait
faire cette découverte ?
NICOLAS - Oui.
GUILLAUME - Que réponds-tu à Shilan,
qui t’objecte qu’il existe une quantité
énorme de vérités mathématiques, de
sorte qu’il est ridicule de penser que les
hommes les ont toutes découvertes ? Par
exemple, a-t-on découvert que 164-48 ÷ 4 =
29, et après - disons, deux ans plus tard -
PHILIPPE - Je suis d’accord avec Shilan :
les math, c’est de la logique.
Pour
prouver que 2 + 2 = 4, c’est facile. On
établi, d’abord, que 2 = 1 + 1. OK ?
Ensuite, que 4 = 1 + 1 + 1 +1. C’est clair
que (1 + 1) + (1+ 1) = 1 + 1 + 1 + 1.
Autrement dit, 4 c’est 2 ajouté à lui-même,
et le tour est joué...
GUILLAUME - Excellent. Remarquez
que le raisonnement de Philippe obéit au
principe logique suivant : si A = B, et B = C,
alors A = C, appelé “ principe de
transitivité ”. Ainsi : si 2 + 2 = (1 + 1) + (1
+ 1) [A = B], et que 1 + 1 + 1 + 1 = 4 [B =
C], alors 2 + 2 = 4 [A = C]. Il n’est pas
nécessaire, je crois, d’aller plus loin pour
montrer que les mathématiques sont de la
logique appliquée. N’es-tu pas de cet
avis Nicolas ?
9
NICOLAS - Oui, c’est vrai.
GUILLAUME Maintenant, dis-moi
Nicolas, quels sont les “ faits ” qui font que
2+2≠5?
NICOLAS - C’est pas logique.
GUILLAUME - Les faits en question sont
donc des “ faits logiques ”.
NICOLAS - Je vois pas autre chose.
au début de notre siècle, que les
mathématiques ne sont que de la logique.
Malheureusement, ils échouèrent, et il
serait
trop
long
de
vous
expliquer pourquoi.
Maintenant, par “ preuve logique ”,
les logiciens modernes entendent une
argumentation dont la vérité de la
conclusion découle nécessairement de la
vérité des arguments. Soit, par exemple,
l'argumentation logique suivante :
**
SHILAN - Monsieur, suis-je la seule à
penser qu'on a perdu le fil de la discussion
? On est parti de la question de la peine
de mort et nous voilà en train de parler
des math ! Cherchez le rapport !
PHILIPPE - Bien, on est parti de la
question de ce qu'est une “ preuve ”.
Nicolas dit qu'il n'y en a pas quand on
discute de sujets controversés, comme la
peine de mort.
Le prof lui a alors
demandé ce qu'il entendait par “preuve”.
Nicolas entend un fait observable. Il dit
qu'il y a aussi des preuves par les faits en
math. Moi, Sophie, Shilan et le prof on
n'est pas d'accord avec lui.
GUILLAUME - Merci pour ce résumé.
J'ajouterais, en guise de précision, que le
type de preuve auquel on a affaire en
math est de nature logique et non de
nature observationnelle, comme en
physique, en chimie, en biologie, etc. Le
grand logicien allemand Gottlob Frege
(1848-1925) - considéré comme le plus
grand logicien depuis Aristote -, de même
que le philosophe britannique Bertrand
Russell (1872-1970), tentèrent de montrer,
(1) Tous les Québécois sont Mexicains.
(2) Tous les Mexicains sont européens
(C) Par conséquent, tous les Québécois
sont européens.
Il est clair que les arguments (1), (2),
de même que la conclusion (C), sont faux.
Mais peu importe, ce n’est pas ce qui
intéresse les logiciens.
Supposons,
diraient les logiciens, que (1), (2) soient
vrais : vous êtes alors forçés de conclure
(C).
Donc, aussi étrange que cela puisse
être, la logique ne cherche pas à découvrir
ce qui est vrai. Elle laisse cette tâche aux
diverses sciences exactes (physique,
chimie, biologie, etc.) et humaines (la
sociologie, la psychologie, l’histoire, etc.).
La logique cherche à découvrir ce qui se
passe si les arguments sont vrais (ou faux),
et elle dit si les arguments sont vrais, alors la
conclusion ne peut être fausse.
En ce sens. les math sont donc
comme de la logique. S'il est vrai que 2 +
2 égale 1 + 1 + 1 + 1, et que ce dernier
nombre est égal à 4, alors...
***
10
SOPHIE - ...2 + 2 égale 4. Moi, il y a une
question que je me pose. Lorsque les
gens croyaient que la Terre était plate, se
trompaient-ils? Je veux dire: étaient-ils
dans l'erreur lorsqu'ils croyaient que la
Terre était plate?
NANCY - Moi, je pense que c'était vrai
pour eux; pour nous, c'est faux.
SHILAN - C'est drôle. Je me demande
comment quelque chose peut être en
même temps vrai et faux? C'est comme si
on disait que quelqu'un marche dans une
direction et qu'il marche aussi dans une
autre. Je ne comprends pas Monsieur !?
NANCY- Quoi ?
SHILAN- Écoute. Ce que tu dis est que
c'était vrai pour eux de penser que la Terre
est plate. OK? Et nous, nous savons que
c'est faux. Moi, je trouve qu'il y a quelque
chose
de
bizarre,
qui
cloche là-dedans. Pas toi ?
NANCY - Peut-être; ça dépend de ta
perception des choses...
PHILIPPE - ... à t'entendre, Nancy, on
dirait qu'il n'y a jamais rien de faux...
Tantôt tu étais contre la peine de mort,
simplement parce que tu es contre. Et les
autres, qui, comme moi, ne pense pas
comme toi, sont-ils dans l'erreur?
GUILLAUME - Question pertinente !
Mais il me semble que Nancy intuitionne
quelque chose d'important, qui n'est
certainement pas facile à exprimer, mais
qui a le mérite de susciter notre réflexion.
Je te dirais, Nancy, dans un premier
temps, que la logique ne te laisse pas le
choix: ou bien ce que nos ancêtres
croyaient est vrai, ou bien c'est faux. La
logique nous dit qu'on ne peut pas avoir
les deux en même temps. C'est, du
moins, ce que nous dit le principe logique
appelé tiers exclu: il n'y a pas de troisième
valeur possible, du genre “ pas tout à fait
vrai et pas tout à fait faux ”.
Mais, moi, je suis de ceux qui
croient que la logique doit être
contextualisée. Ce que je veux dire par là
c'est qu'il est parfois légitime de distinguer
la “ vérité ” de “ ce qu'il est rationnel de
croire ”. Supposons qu'un pneu de ton
auto ne fait que se dégonfler. Tu as beau
changer de chambre à air, rien n'y fait; ton
pneu se dégonfle toujours. Supposons
qu'en proie au désespoir, tu en viens à
soupçonner ton voisin de prendre un
malin plaisir à dégonfler tes pneus. Cette
croyance est-elle rationnellement justifiée ?
Suppose que ton voisin et toi êtes en bons
termes.
Dans ces conditions, tu
conviendras avec moi que l'idée que ton
voisin soit l'auteur de tes malheurs n'est
pas rationnellement justifiée. Suppose,
pour rendre les choses encore plus
grotesques, que tu crois que c'est le diable
en personne qui dégonfle ton pneu !
Cette croyance est encore plus ridicule que
la précédente, n'est-ce pas ?
NANCY - Bien sûr ! C'est idiot !
GUILLAUME- Suppose maintenant que
le
garagiste pense que la cause du
dégonflement de ton fameux pneu est due
à une pointe de fer qui se trouverait dans
la jante de la roue. Cette croyance est-elle
rationnellement justifiée ?
11
NANCY - Sans doute.
GUILLAUME - Bien sûr, il se peut que ce
ne soit pas là la cause; on défait la roue et
on ne trouve pas de pointe de fer. Mais
tu admets avec moi que l'hypothèse du
garagiste est une excellente raison
expliquant le dégonflement de ton pneu,
même si dans les faits elle ne s'avère pas
vraie.
Ainsi,
d'une
façon
générale,
lorsqu'on est confronté à des problèmes
complexes, dont on ne connaît pas la
réponse, par exemple la question de la
peine de mort, notre seul recours ce sont
les croyances rationnellement justifiées.
Quelles bonnes raisons avons-nous de
croire à la peine de mort ? Quelles sont
les mauvaises raisons d'y croire ? Mais
qu'est-ce qu'une bonne raison ? Cette
dernière question est propre à la
philosophie.
NICOLAS - Je me demande bien ce qui
est le plus rationnel de croire entre les
opinions de Nancy, d’Édouardo et de
Than, tantôt, à propos de la peine de
mort ?
GUILLAUME Je vous renvoie la
question de Nicolas.
NANCY - C'est bien ça: les philosophes
n’aiment pas se “ mouiller ” !
GUILLAUME - Je ne suis pas ici pour
penser à votre place, mais pour vous
inciter à penser par vous-mêmes.
PHILIPPE - Moi, je suis en faveur de la
peine de mort, et les raisons d'Édouardo
sont meilleures que celles de Nancy.
Quant à Than, je pense qu'on est
responsable de nos actes même si on a
vécu des choses difficiles.
LOUIS-ARSÈNE - Je suis d'accord avec
toi. Même si on t'a battu quand tu étais
jeune, c'est pas une raison pour faire
pareil.
GUILLAUME - J'abonde également dans
le même sens que vous: si le fait d'avoir
été battu explique que tu bats aujourd'hui à
ton tour tes enfants, cela ne le justifie pas.
Bon, écoutez. Mon but ici n'est pas
de trouver la vérité sur la question très
controversée de la peine de mort, mais
d'apprendre à penser, ou plutôt, puisque
vous pensez tous, à mieux penser -- ce qui
est différent. Apprendre à mieux penser
signifie, entre autres choses, évaluer les
raisons de croire ce que vous croyez. Les
raisons apportées par Édouardo et Than
paraissent, de prime abord du moins,
également
bonnes.
On pourrait
poursuivre la discussion et on pourrait
peut-être en venir à juger, qu'en fin de
compte, un point de vue est mieux qu'un
autre. Mais on ne poursuivra pas la
discussion.
Revenons plutôt à ce que disait
Nancy tantôt. Elle disait que c'était vrai
pour nos ancêtres de croire que la Terre
est plate et que c'est faux pour nous. Ceci
a engendré une espèce de crampe mentale
chez Shilan qui se demandait comment ce
qui est vrai peut être en même temps faux.
Je suis persuadé que la distinction
que j'évoquais tantôt entre ce qui est vrai et
ce qu'il est rationnel de croire, peut nous être
d'un grand secours et soulager Shilan de
12
sa “ crampe mentale ”... Je m'explique.
Il y a 2 500 ans, il était rationnel de
croire que la Terre était plate, compte tenu
des connaissances de nos ancêtres à cette
époque. En effet, leur expérience sensible
à la surface de la Terre ne leur permettait
pas de “ voir ” que la Terre possède une
forme sphérique.
Il aura fallu aux
hommes un long effort de réflexion pour
croire le contraire.
Les arguments
d'Aristote sont pour ainsi dire le point
d'aboutissement
de
réflexions
commencées bien avant lui.
Si, par
ailleurs, c'était rationnel de croire pour nos
aïeux que la Terre est plate, ça ne veut pas
dire, bien entendu, que c'était vrai. On
sait aujourd'hui que c'est faux, grâce en
partie à Aristote et au développement de
la science expérimentale moderne. Donc,
il y a 2 500 ans, les gens avaient de bonnes
raisons de croire que la Terre était plate,
compte tenu de leurs connaissances, mais
ils se trompaient.
Il n'y a rien de
contradictoire là-dedans.
Une croyance
peut être rationnelle à un moment donné sans
être pour autant être vraie. Certains
philosophes ont fait de cette idée un
principe qu’ils ont baptisé du nom de
“ principe de la relativité historique des
croyances rationnellement justifiées ”2.
*****
Voici un autre exemple.
Les
astrophysiciens ont acteullement de
sérieuses raisons de croire qu'il existe de la
vie ailleurs dans l'univers. Le 7 août
dernier, passera sans doute à l’histoire, car
la NASA a annoncé la découverte de vie
2Pour plus de détails et d’exemples historiques examinés à la
lumière de ce principe, voir l’ouvrage de Pierre Blackburn,
Connaissance et argumentation, Montréal, ERPI, 1992,
chapitre 8, p. 148-149.
extraterrestre. Un caillou de la taille
d’une pomme, provenant de la planète
Mars, vieux de 4,5 milliards d’années,
révèle, à l’analyse, des fossiles de
micro-organismes qui se seraient logés
dans la roche il y a de cela 3,5 milliards
d’années. Ce qui laisse croire qu’à cette
époque Mars était une planète chaude et
humide; avec le temps elle se serait
refroidie. Puis, on ne sait trop comment,
sans doute à la suite de l’impact d’un
astéroïde, il y a 16 millions d’années des
parcelles du sol de Mars ont été projetées
dans l’espace. Après un long voyage, la
météorite est tombée en Antarctique il y a
13 000 ans. 3 Mais il se peut que cette
croyance en la vie sur la planète rouge,
aujourd’hui
rationnellement
justifiée,
s’avère fausse un jour. Et il faut bien
préciser qu’il s’agit de traces de vie très
anciennes et primitives, non de l’existence
de vie actuelle. 4 Est-ce que ceci vous
éclaire quelque peu ?
Non. Bon. Examinons un autre
exemple. Celui de l’esclavage des Noirs
aux États-Unis... Oui, Luther ?
LUTHER - Moi, là-dessus, je pense que
les Blancs n’avaient pas raison de traiter
ces hommes comme ils l’ont fait parce que
les Noirs sont tout autant des êtres
humains que les Blancs. Mais les Blancs
ont traité les Noirs comme des bêtes, et
pire encore !
GUILLAUME C’est vrai, tu as
parfaitement raison sur ce point : que la
couleur de notre peau soit blanche, noire
ou jaune, nous sommes tous des êtres
3 Voir Québec Science, volume 35, n0 2, octobre 1996, p. 7-8.
4 Voir La mission Pathfinder. À la découverte de Mars, dans
Extra hors série, no 1, p. 31-33.
13
humains et, à ce titre, nous devrions être
tous égaux devant la loi... mais la réalité
est souvent toute autre...
SOPHIE - ...justement, moi, il y a une
chose que je n’arrive pas à comprendre.
Dans mon cours d’histoire, on a étudié la
Constitution américaine où l’on dit que
tous les hommes sont égaux. Pourquoi,
malgré cela, les Noirs n’ont-ils pas les
mêmes droits que les Blancs ?
GUILLAUME - Question difficile, mais.
essayons
d’y
répondre.
D’abord,
aujourd’hui, pour nous, il est clair que par
l’expression “ droits de l’homme ” (les
droits à la liberté, à la propriété, à l’égalité,
de même que les droits démocratiques,
par exemple, le droit de vote, etc.), nous
entendons “ droits des êtres humains sans
distinction de race, de couleur de la peau,
de religion, de sexe, d’âge, etc. ” (Voyez
par exemple l’article 15 de la Charte
canadienne des droits et liberté.5) Toutefois,
à
l’époque
de
la
Déclaration
d’indépendance américaine de 17766, cette
expression, “ droits de l’homme ”, avait
une portée beaucoup plus restreinte, car
elle signifiait en réalité “ droits des
américains des classes aisées, chrétiens
(protestants) et blancs ”. Bref, les Blancs
étaient plus égaux que les autres dans la
5 La Charte canadienne a été adoptée en 1982 et est enchâssée
dans la Constitution canadienne. L’article 15 (1) se lit ainsi :
“ La loi ne fait acception de personne et s’applique également
à tous, et tous ont droit à la même protection et au même
bénéfice de la loi, indépendamment de toute discriminations
fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur,
la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou
physiques. ”
6 Rédigée par un des pères de la nation américaine, Thomas
Jefferson (1743-1826). On lit entre autres : “ Nous tenons pour
évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les
hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de
certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie,
la liberté et la recherche du bonheur. ”
société américaine. Pourquoi en était-il
ainsi, demandait Sophie ?
Je crois qu’on peut répondre deux
choses.
1o
D’abord, les Américains ne firent
pas l’indépendance pour modifier les
inégalités sociales : ils voulaient surtout se
débarrasser de la tyrannie qu’exerçait sur
eux l’Angleterre, leur mère patrie.7.
2o
D’autre part, les Américains étaient
convaincus d’être un peuple supérieur à
tous les autres, parce que leurs nouvelles
institutions démocratiques étaient les plus
aptes à permettre l’épanouissement de
l’être humain. Pour la plupart d’entre eux
-- principalement les habitants des États
du Sud (appelés “ sudistes ”) -- il leur était
inconcevable que le Noir (“ Negro ”,
comme on l’appelait à l’époque) ait les
mêmes droits qu’eux parce qu’à leurs
yeux, le Noir n’est pas véritablement un
homme, mais une sorte de sous-homme, à
mi-chemin entre l’homme et le singe. Avec
beaucoup
de
condescendance,
les
Américains de l’époque -- et encore
d’aujourd’hui -- croyaient que c’était une
grâce divine qu’on ait arraché le Noir à
son Afrique, car en Amérique il avait la
chance de bénéficier, à défaut des
institutions démocratiques, du privilège
de faire partie de la plus grande nation qui
ait jamais existé...
Voici par exemple comment on
justifiait l’esclavage.
“
Le nègre n’est qu’un grand enfant et doit
être gouverné comme tel, non comme un fou ou
7 Sur ce point, voir Béatrice Craig, Histoire des États-Unis,
Montréal, Lidec, 1992, p. 73.
14
un criminel. Le maître occupe à son égard la place
d’un tuteur ou d’un parent.
Le nègre est imprévoyant.; il ne mettra
rien de côté en été pour les besoins de l’hiver; il
n’accumulera rien dans sa jeunesse pour subvenir
aux besoins de la vieillesse. Il deviendra un
fardeau insupportable pour la société. La société
a le droit de prévenir cela et ne peut le faire qu’en
l’assujettissant à l’esclavage. Finalement, la race
nègre est inférieure à la race blanche; vivant au
milieu des Blancs, les nègres seraient dépassés et
vaincus dans la lutte pour la survie. Une
disparition graduelle, mais certaine, les
attendrait.
Nous voudrions rappeler à ceux qui
dénigrent l’esclavage et sympathisent avec
l’esclave, que cet état lui permet d’échapper à un
esclavage plus cruel en Afrique, à l’idolâtrie et au
cannibalisme, et à tous les vices et crimes brutaux
qui peuvent disgracier l’humanité; l’esclavage et
le christianisme le protègent, subviennent à ses
besoins, le civilisent. C’est un état bien supérieur
à celui des travailleurs [des États] du Nord. ”8
LUTHER - On n’a pas le droit de dire des
“ âneries ” semblables...
GUILLAUME - Il est vrai que, pour
nous, ce sont là des arguments tout à fait
inacceptables, ridicules même. Mais quels
sont-ils au juste ? Pour ma part, j’en vois
trois de types différents. Commençons par
celui qui était véhiculé au tout début des
colonies américaines.
1o
L’argument de la volonté divine.
L’esclavage est voulue par Dieu, disait-on.
Les Américains justifièrent l’esclavage en
se fondant principalement sur la Bible. Les
pasteurs protestants, calvinistes, baptistes
ou méthodistes, s’ingénièrent à interpréter
des passages dans la Bible consacrant
l’esclavage.
Toutes
les
races,
croyaient-t-on, descendaient d’Adam et
8 L’auteur de ce texte, rédigé vers 1850, fut avocat dans l’État
sudiste de la Virginie. Il est l’auteur de Cannibals All (1857)
où il se fait l’ardent défenseur de l’esclavage connu à l’époque
sous le nom d’ ‘institution particulière’. Texte cité dans
Histoire des États-Unis, op. cit., p. 219.
d’Ève. Certaine races sont dégénérée, dont
la race noire. On s’appuyait par exemple
sur un certain passage de la Genèse, 9, 27.
Noé maudit Canaan. Cham, son
descendant, fut condamné à devenir le
serviteur de ces frères. On disait alors que
les peuples noirs étaient la descendance de
Canaan.
Il est claire que cette
interprétation du passage biblique est
erronée.
2o
L’argument
de
la
supériorité
politico-culturelle. Les Américains étaient si
convaincus de la supériorité de leurs
institutions qu’ils n’ont jamais hésité à
écraser les peuples dotés d’institutions
différentes d’eux. C’est ainsi par exemple
qu’ils justifiaient la dépossession des
Indiens de leurs terres. Ils étaient
convaincus que le remplacement des
Indiens par les Blancs anglo-saxons
contribuait à la marche du progrès de
l’humanité. Or il n’est absolument pas
certain que ce que les Américains ont
réalisé à ce chapitre soit un bien pour
l’humanité... comme l’illustre l’histoire des
États-Unis.
3o
L’argument génétique. Dans les
années 1830 et 1840, une conviction se
répandit dans le Sud des États-Unis. La
supériorité
des
Américains
devint
génétique : ils s’étaient dotés d’institutions
démocratiques
parce
qu’ils
étaient
racialement supérieurs aux autres races.
Beaucoup croyaient que la race blanche
anglo-saxonne
était
biologiquement
supérieure à celle des races Africaines.
Plusieurs biologistes avant Darwin,
croyaient que la race blanche était la race
supérieure. Aujourd’hui, ces arguments ne
15
tiennent plus. . 9 Bien plus: biologistes,
généticiens et anthropologues constestent
l’idée même de “ race ”, de sorte que la
question de savoir s’il y a une ou des races
supérieures tombe d’elle-même. Il semble
bien que le mot ‘race’ soit un mot
fourre-tout, qui a une assez longue histoire
derrière lui. En tout cas, il ne désigne pas
un
fait
biologique
observable
inconstestable comme le voudrait bien les
‘racistes’. Le mot est plutôt un mélange
disparate de faits physiques et de faits
culturels incluant des traits juridiques,
linguistiques et sociaux. Comme l’écrit
cette auteure :
“ ...la ‘race’ n’est pas une donnée spontannée de la
perception et de la connaissance, c’est une idée
construite, et lentement construite, à partir
d’éléments qui peuvent être des traits physiques
aussi bien que des coutumes sociales, qui peuvent
être des particularités d’ordre linguistique aussi
bien que des institutions juridiques, et qui, baptisés
‘race’, sont regroupés et homogénéisées sous le
décret que toutes ces choses sont en définitive des
phénomènes biologiques. Idée extrêment puissante
dans une société dominée par la sacralisation de ‘la
Science’, entité qui désigne non seulement le
dévoilement et la compréhension des phénomènes
naturels, mais bien l’ensemble de ces phénomènes
eux-mêmes. ”10
Aujourd’hui, la science biologique
ne cautionne plus les arguments
‘racistes’11 -- bien qu’ils y aient encore des
9 Sur ce point, on pourra consulter par exemple le collectif
intitulé La science fae au racisme, Paris, Éditions, 1986, où
des sommités dans le domaine de la biologie et de la génétique
pulvérisent littéralement la thèse de la supériorité d’une race
humaine par rapport aux autres.
10 Collette Guillaumin, “‘Je sais bien mais quand même’ ou
les avatars de la notion de ‘race’ ” in La science face au
racisme, op. cit, p. 59.
11 Voyez sur ce point les études du célèbre biologiste et
historien des sciences, Stephen Jay Gould, La mal-mesure de
l’homme. L’intelligence sous la toise des savants, Paris,
Éditions Ramsay, 1983, le chapitre 2 en particulier: “ Les
Noirs et les Indiens considérés comme des races séparées et
inférieures ” (p. 26). Gould montre de façon exemplaire que
Blancs qui croient dur comme fer que les
Noirs sont “ faits ” pour être esclaves...
Si l’on peut admettre qu’à l’époque
les Américains avaient de bonnes raisons
de croire qu’ils étaient supérieurs aux
Noirs
(comme
d’ailleurs
aux
Amérindiens), cette croyance n’est plus
rationnellement justifiée puisque les
arguments qu’ils invoquaient ne sont pas
acceptables.
Prenez enfin note du point suivant.
À partir de la Déclaration d’indépendance,
où l’on dit que de tous les hommes sont
libres et égaux, bon nombre de personnes,
dont les pères de la nation (Thomas
Jefferson et George Washington, en
particulier), de même que bon nombre
d’habitants des États du Nord - les
“ nordistes ” --, prirent peu à peu
conscience de la contradiction flagrante
qu’il y avait entre les institutions
démocratiques et le maintien de
l’esclavage. Ils exigèrent donc l’abolition
de l’esclavage dans tous les États, non
seulement dans ceux du nord mais
également dans les États du sud. À
l’opposé, les sudistes -- dont l’économie
dépendait en grande partie pour la culture
du coton de la main-d’oeuvre noire à bon
marché -- exigèrent le maintien de
l’esclavage. L’esclavage allait donc être au
coeur de la fameuse guerre civile de
Sécession, opposant les forces nordistes
(abolitionnistes et unionistes) et sudistes
(esclavagistes et sécessionnistes). Avec la
victoire nordiste ou de l’ “ Union ”, le
gouvernement
américain,
sous
la
présidence
d’Abraham
Lincoln
les grands biologistes européens et américains avant
l’apparition de la théorie de l’évolution de Darwin prétendait
fonder leurs théories racistes sur la science.
16
(1809-1865), abolissait, en 1862, l’esclavage.
Mais le problème de l’intégration des
Noirs à la société américaine ne faisait que
commencer...
En conclusion, on pourrait dire qu’à
partir de la Déclaration d’indépendance,
selon les connaissances disponibles à
l’époque, il n’était plus rationnel de croire
que les Noirs étaient des êtres inférieurs.
LUTHER - Moi, je ne suis pas convaincu.
Je pense qu’on n’a jamais eu de bonnes
raisons de croire à ça.
GUILLAUME - Avec lequel des énoncés,
A ou B, es-tu en accord, Luther ?
A) Si les gens appartenant à une culture
donnée croient que la terre est plate, cela
veut dire que selon les ces gens la terre est
plate.
B) Si les gens appartenant à une culture
donnée croient que la terre est plate, cela
veut dire que la terre est plate.
LUTHER - A.
GUILLAUME - Hé bien, il en va de
même pour les Américains, disons avant
1776. Si les Américains, selon leur culture
à l’époque, croyaient que les Noirs étaient
des êtres inférieurs, cela veut dire que
selon eux les Noirs étaient inférieurs -- et
non pas que, dans les faits, c’est-à-dire
indépendamment de leur culture ou de
leurs croyances, les Noirs étaient
inférieurs. C’était une de leurs croyances
rationnellement justifiées -- bien qu’elle ne
le soit plus aujourd’hui.
LUTHER -- Je suis pas encore certain de
bien comprendre.
GUILLAUME - Bon. Examine la question
sous cet angle. Supposons que tu sois
forcé d’abattre soit un enfant trisomique
soit un beau chien en pleine santé. Lequel
des deux vas-tu abattre ?
LUTHER - Le chien, sans hésiter !
GUILLAUME - Pourquoi ?
LUTHER - Bien voyons ! Parce que
l’enfant, même trisomique, est un être
humain et que l’humain est supérieur à
l’animal!
GUILLAUME C’est là une de tes
croyances que bon nombre d’entre nous
partageons. Elle nous paraît parfaitement
raisonnable. Mais l’est-elle vraiment ?
Aujourd’hui, elle est sérieusement remise
en question. Le philosophe australien,
Peter Singer12, défend par exemple depuis
vingt ans les droits des animaux, et lutte
contre le “ spécisme ”. Le “ spécisme ”
c’est le racisme des humains envers les
animaux.
Plus précisément, c’est le
préjugé ou le parti pris en faveur des
intérêts des membres de notre propre
espèce et à l’encontre des intérêts de
membres des autres espèces. Selon Singer,
les animaux non humains ont des intérêts
parce qu’ils peuvent éprouver de la
douleur ou du plaisir, de sorte qu’ils ont
droit, comme les femmes et les hommes,
les Blancs comme les Noirs, à l’ “ égalité
de considération ”. Il y a certes des
différences de fait entre les hommes et les
femmes, mais cela ne contredit pas le
12 Voyez son ouvrage traduit en français, La libération
animale, Paris, Grasset, 1993.
17
principe que tous les êtres sont égaux.
Ainsi, s’il y existe des différences entre les
hommes et les animaux, il n’en reste pas
moins que tous les deux, animaux
humains et non humains, dit Singer,
devraient être égaux. Croire le contraire
c’est être “ spéciste ”.
Il se pourrait donc que notre
croyance, selon laquelle les animaux n’ont
pas les mêmes droits que les humains, que
nous
tenons
actuellement
pour
rationnellement
justifiée,
s’avèrent
non-fondées !
LUTHER - Je n’ai jamais pensé à ça !?
Vous autres, les philosophes, vous
cherchez des poux partout...
GUILLAUME - ... non, on a simplement
l’esprit critique aiguisé... Bien, comme
nous croyons tous que l’humain est
supérieur à l’animal et que, de là, nous
nous autorisons à faire ce que nous
voulons avec eux, l’auteur du texte que j’ai
cité tantôt -- George Fitzhugh , l’un des
défenseurs radicaux de l’esclavage --,
croyait que les Noirs étaient inférieurs aux
Blancs et que cela les autorisait à les traiter
en esclave. Jamais il ne lui ai venu à l’idée
que les Noirs pouvaient êtres aussi égaux
et libres que les Blancs.
vietnamien, et je n’ai pas peur de lui; il est
très sympathique.
NANCY - Il y a beaucoup d’adultes qui
sont racistes envers les jeunes. Beaucoup
n’aiment pas par exemple les ‘punks’.
NICOLAS - Parfois, ils exagèrent.
NANCY - Pas tous.
NICOLAS - C’est vrai.
GUILLAUME - C’est pas du racisme,
mais de la discrimination. Dans le cas des
Noirs, il s’agit d’une discrimination ou
d’une
injustice
fondée
sur
la
pigmatentation de la peau. Si tu as le
malheur d’avoir la peau noire, quelle que
soit par aileurs ta valeur comme personne
humaine, tu es automatiquement rejetté.
Là-dessus, je vous invite à lire le roman de
John Howard Griffin, Black Like Me, traduit
en français :Dans la peau d’un Noir 13 . Il
s’agit d’un Blanc américain qui, par
l’ingestion de médicaments, fait foncer sa
peau de sorte qu’il peut s’intégrer à la
communauté Noire des ghettos du Sud
des États-Unis, et côtoyer intimement les
Noirs. Son livre est le témoignage de ce
qu’il a vu et entendu. Son enquête est
accablante pour les Blancs.
******
PATRICE - Moi, je suis pas raciste, et je
ne dis pas ça simplement parce que Luther
est mon meilleur ami. On joue au
basketball ensemble. J’en connais qui
disent qu’ils ne sont pas racistes, mais dès
qu’ils ont affaire à des Noirs, ils le
deviennent. Supposons qu’ils aillent chez
le dentiste et que ce soit un Noir. Ils
n’aiment pas se faire jouer dans la bouche
par un Noir. Mon dentiste, moi, est
NANCY - Je saisis mieux maintenant le
problème de la relativité..., j’oublie le
nom...
GUILLAUME ...historique
croyances rationnellement justifiées.
des
13 Gallimard/Folio, no 809.
18
NANCY - Ce que nos grands-parents
pouvait penser était justifié, mais c'était
faux. Prenez la question de la libération de
la femme. D'après ce qu'on sait
maintenant, il n'est pas vrai que la femme
soit inférieure à l'homme; mais ce pouvait
être correct de penser cela à l'époque de
nos grands-parents, car ils étaient difficiles
de penser autrement. Pour eux, la
véritable vocation de la femme, c’était le
mariage et la maternité; mais c’est faux, la
vocation de la femme peut être autre que
mère et épouse.
GUILLAUME - C’est un autre exemple qui
illustre le principe de la relativité
historique des croyances rationnellement
justifiées.
Pour reprendre l’exemple du statut
de la femme, disons que, jusqu’au début
du siècle, dans tous les pays occidentaux,
on était convaincu que la “ destinée ” de la
femme était de rester au foyer. Celles qui
avaient une carrière et qui travaillaient à
l’extérieur du foyer, risquaient de
développer tôt ou tard, croyait-on, des
problèmes psychologiques car avoir une
carrière, qui est le propre du mâle, entre
en contradiction avec les “ qualités ”
proprement féminines (la douceur, le désir
de soigner et de protéger, la dépendance
et la passivité).
Toutefois, les mentalités allaient
changer.
1.
En 1920, les Américaines obtiennent
le droit de vote. Les Québécoises devront
attendre encore vingt ans pour que l’État
québécois leur reconnaisse ce droit. À ce
chapitre, les Québécois et Québécoises
sont redevables aux combats menés par
Thérèse Casgrain qui fit beaucoup pour
l’émancipation des femmes au Québec. On
reconnu alors que les femmes sont tout
aussi capables que les hommes de prendre
des décisions rationnelles concernant
l’avenir.
2.
Pendant
la
Seconde
Guerre
mondiale, beaucoup de femmes furent
appelées à travailler dans les usines de
guerre. Toutes ces femmes n’ont pas
développé de troubles psychologiques.
3.
Dans les années ‘60, le mouvement
féministe se réveilla sous l’impulsion,
entre autres, de l’américaine Betty Friedan
qui, en 1963, publia son livre choc, La
femme
mystifiée.
Les
féministes
revendiquent le même privilège que les
hommes (“ À compétence égale salaire
égale. ”), et on s’en prenait aux lois
discriminatoires envers les femmes. On
pourfendait alors ce qu’on appela le
“ sexisme ”, la discrimination en raison du
sexe.
Si la croyance en l’infériorité des
femmes pouvaient être justifiée à la
lumière des connaissances du passé, à la
lumière des connaissances actuelles (qui
résulte, soulignons-le, du combat mené
par mouvement féministe), elles s’avèrent
fausses.
Attention, toutefois. Le principe
de la relativité historique des croyances
rationnellement justifiées ne dit que toutes
nos croyances actuelles ou du passés sont
ou étaient toutes valables. Il convient
d’être prudent sur ce point.
En
particulier, comme l'écrit très justement
Pierre Blackburn, qui se réclame du
19
principe en question qu’il tire
philosophe canadien Kai Nielsen14:
du
“ Il ne faut pas faire découler de ce principe
l'idée que l'on ne peut juger les raisonnements ou les
croyances des personnes ayant vécu à des époques
différentes de la nôtre: lorsqu'elles ont fait des erreurs
élémentaires de raisonnement, lorsqu'elles ont été
dogmatiques ou qu'elles n'ont pas poussé leur réflexion
aussi loin qu'elles l'auraient pu, en raison de préjugés
par exemple, nous avons le droit de les
critiquer sévèrement.”15
Avant Galilée (1564-1652), par
exemple, les gens avaient de bonnes
raisons de croire que la Terre ne tournait
pas autour du Soleil. Ils suivaient sur ce
point les enseignements de l'Église qui,
s'appuyant sur la Bible, déclarait que le
Soleil se meut et que la Terre reste
immobile. Au Moyen-Âge, les disciples
d'Aristote abondaient dans le même sens.
Mais lorsque Galilée braqua sa lunette
astronomique sur Jupiter et révéla que
Jupiter avait quatre lunes - ce qui
contredisait l'idée que la Terre était le
centre de tout mouvement céleste - et que,
par ailleurs, les travaux de Nicolas
Copernic (1473-1543) furent mieux connus,
il n'était plus rationnel de croire que le
Soleil tourne autour de la Terre immobile.
LOUIS-ARSÈNE - Moi j'ai lu quelque
part que la théorie raciale de Hitler était
contestée de son vivant même. Comme
quoi on ne peut pas dire que Hitler avait
raison de faire ce qu'il a fait en son temps !
*******
SOPHIE - Tout ça c'est un peu inquiétant,
car je me dis: comment pouvons-nous être
14 “ Le caractère raisonnable des croyances devrait être évalué
à la lumière des données qui étaient disponibles à l’époque en
question. ”, cité dans Pierre Blackburn, op. cit., p. 148.
15 Ibid.
certain que nous ne faisons pas comme
nos aïeux ? Je veux dire: qui dit que nous
ne nous trompons pas en croyant ce qui
est en fait faux ? Moi, je pensais que la
philosophie pouvait m’apprendre ce qui
est vrai à cent pour cent. Je me trompais
donc ?
GUILLAUME - Oui, désolé ! Qu'est-ce
que t'en penses, Burt ?
BURT - Moi, j'aime pas la philosophie; je
suis en électrotechnique. En philosophie
y a beaucoup de bla bla bla. Mais j'aime
mieux discuter que lire Platon parce que
Platon me passe dix pieds par-dessus la
tête... Ce qu'elle dit est vrai. Non, mais
c'est vrai : de quoi peut-on être vraiment
sûr à cent pour cent dans la vie ?
GUILLAUME En tout cas, si la
philosophie n'enseigne pas le Vrai avec un
grand “ V ”, la question que vous
soulevez,
Sophie
et
Burt,
est
philosophique à cent pour cent ! Elle est
importante et, puisque le temps le permet,
je vais vous exposer ma conception de la
philosophie qui se trouve, vous le
constaterez, en étroit rapport avec la
question de la vérité.
Vous souhaiteriez probablement au
départ une définition claire de cette
nouvelle discipline qu'est pour vous la
philosophie.
Autant vous y faire
immédiatement, ceci est impossible...
Néanmoins, la discussion que nous venons
d'avoir vous a peut-être permis de vous
faire une idée de ce que font les
philosophes et de ce qui les intéresse.
Vous connaissez sans doute les
expressions
populaires
suivantes:
20
“ Chacun a sa philosophie de la vie ”; “ La
philosophie de notre organisme est de... ”;
“ Marc supporte son handicap avec
philosophie ”, etc. Dans ces exemples, le
mot
“ philosophie ”
désigne
une
conception générale plus ou moins
rationnelle que nous nous faisons de la vie
et de ses problèmes. Ce n’est pas là le
sens véritable de la philosophie; c’est
plutôt un sens métaphorique. Il en va de
même avec le mot “ religion ” dans la
phrase : “ Étienne a fait du hockey sa
religion. ”.
Vous conviendrez que ce
n’est pas le sens usuel du mot religion;
c’est un sens métaphorique.
À mon avis, s'il fallait indiquer un
élément qui ressort le plus nettement de la
discussion précédente, je dirais que c'est la
réflexion critique. 16 . En philosophie, on
réfléchit de façon critique. Qu'est-ce à
dire ?
Définissons les deux termes,
“réfléchir” et “critique”.
confronté nos idées à celles des autres, en
étant attentif aux idées différentes des
nôtres.
Bref, nous avons cherché à
participer
rationnellement
à
une
discussion en cherchant la vérité au moyen
de l'argumentation. À cet égard, notre
discussion n'est pas différente de ce que
font les philosophes “ professionnels ”.
Les philosophes s'intéressent aux
grandes questions que les hommes se sont
de tout temps posées. Des questions du
genre: Pourquoi vivons-nous?
Qui
sommes-nous? Le monde a-t-il été créé?
Existe-t-il une vie après la mort? etc. Ils
cherchent à répondre à ces questions en
justifiant rationnellement leur réponse.
Pour la plupart d'entre eux, les croyances
rationnellement justifiées présentent plus
de valeur que les croyances sans
fondements et l’attitude fait uniquement
de doute.
SOPHIE - C’est quoi, ‘être rationnel’
Réfléchir, comme nous nous sommes
efforcés de le faire, c'est suspendre
temporairement notre adhésion à une
opinion (à propos de la peine de mort, par
exemple) pour se donner le moyen de
l'évaluer. La réflexion est un retour de la
pensée sur ce que nous croyons; une pause
avant d'adhérer à une idée ou de s'engager
dans une action, afin d'en juger la valeur.
Notre réflexion fut en outre critique
au sens où nous nous sommes efforcés de
débusquer les présupposés et les préjugés
que recèlent nos opinions; nous cherchions
également la cohérence en poursuivant
jusqu'au bout une idée et nous avons
16J'emprunte cette idée et ce qui suit à Claude Paris et Yves
Bastarache, Philosopher. Pensée critique et argumentation.
Québec, Éditions C.G., 1995, p. 29-30.
GUILLAUME Celui qui croit à
n’importe quoi est crédule. Celui qui ne
croit à rien, on dit qu’il est incrédule ou
encore sceptique. On s’illusionne souvent
en croyant aveuglément ou en croyant
trop peu. ‘Être rationnel’ est le nom qu’on
peut donner à cette vertu consistant à
trouver le juste milieu entre la crédulité et
le scepticisme.
Le philosophe grec, Aristote
(384-322 av. J.-C.), affirmait que les vertus
morales comme le courage, la justice, la
mesure, etc., consistaient à trouver le juste
milieu entre deux extrêmes. Selon lui,
chaque vertu est flanquée de deux vices
opposées. Par exemple, le courage est le
juste milieu entre la témérité et la lâcheté.
21
L’homme courageux est en effet celui qui
éprouve suffisamment de crainte. Pas trop,
cependant, sinon il serait lâche. Le lâche,
lui, est peureux. Mais si nous n’éprouvons
pas assez de crainte, nous sommes
téméraire, audacieux et imprudent.
Seule notre raison permet de
trouver les meilleures raisons de croire,
c’est-à-dire le juste milieu entre la
croyance aveugle et le doute ou la
défiance. La croyance la plus raisonnable
est donc la croyance équilibrée. Les
philosophes sont des amoureux des
croyances équilibrées, rationnelles.
Mais peut-être que vous vous du
philosophie l’image d’un Sage avec une
longue barbe blanche qui connaît la Vérité
avec un grand “ V ”... Je crois, que cette
image est fausse. Pour ma part, je suis
d’avis que nous n'avons pas de bonnes
raisons de penser cela. Croire qu'un jour
- à la Fin des Temps - on saura enfin tout
sur toutes les grandes questions de la vie
est une illusion. Au risque de me répéter,
la philosophie est à la recherche de
croyances rationnellement justifiées et
cherche à les évaluer. Aussi, je dirais
qu'une partie - je dis bien une partie - de
ce que fait le philosophe consiste à
rechercher et à évaluer les raisons d'avoir
les croyances que nous avons. C'est ce
qui explique qu'une partie importante de
la
philosophie
consiste
dans
l'argumentation.
Bon nombre de
philosophes ne sont pas d'accord avec
cette caractérisation de la philosophie,
pour une part, je dirais, parce qu'il croit en
la Vérité avec un grand “ V ”.
Sophie
était
tantôt
troublée
d'apprendre que la philosophie n'enseigne
pas ce que Burt appelait “ la vérité certaine
à cent pour cent ”.
Tous les deux
présupposent que la Vérité avec un grand
“ V ” existe. C'est là une assomption de
leur part.
Quelle bonne raison
avons-nous donc de croire que la Vérité
avec un grand “ V ” n'existe pas ou, au
contraire, qu'elle existe ? Permettez-moi
de placer le cadre de mon argumentation
visant à prouver que la Vérité n'existe pas.
Tout d’abord, à propos de la vérité,
il y a deux attitudes à adopter. Ou bien
on cherche la Vérité absolue, qui nous
donne la certitude absolue de ne pas être
dans l'erreur.
Le grand philosophe
français, René Descartes (1596-1650), par
exemple, était à la recherche d'une
connaissance absolument certaine. Ou
bien on s'en tient aux critères du vrai
comme ce qui est rationnel de croire.
C'est ce que je propose.
Les philosophes débattent pour
savoir quelle notion de vérité est la plus
acceptable. Ils se regroupent en deux
camps adverses: 1˚ celui des réalistes; 2˚
celui des anti-réalistes. Les raisons que je
vais présenter en faveur du camp des
anti-réalistes ne constituent pas une
réfutation absolument décisive de la
conception réaliste de la vérité. Peut-être
également que tout ceci sera pour vous un
peu étrange; mais, soyez sans crainte, nous
reviendrons sur toutes ces questions tout
au long du cours.
Le premier camp dit que la vérité
existe indépendamment de nous, de nos
croyances et de nos moyens de la
connaître.
L'un
des
plus
grands
philosophes des temps anciens, Platon
(428-348 av. J.-C.) - dont je vous
entretiendrai dans un prochain cours - fait
22
partie du camp des réalistes.
Les partisans du camp des réalistes
soutiennent en gros trois choses. 1˚ Il y a
des faits qui existent en dehors de nos
esprits. Par exemple, la Terre est ronde est
un fait, dont l'existence est indépendante
de notre pensée. 2˚ La vérité consiste en
un accord entre la réalité (les faits) et notre
pensée; inversement, la fausseté est un
désaccord entre la pensée et la réalité.
Aussi, la pensée “ La Terre est ronde ” est
vraie parce qu'elle correspond à la réalité;
inversement, la pensée “ La Terre est
plate ” est fausse car elle ne correspond à
aucun fait dans la réalité. Les réalistes
soutiennent donc, à propos de la vérité, ce
qu'on
appelle
la
théorie
la
vérité-correspondance ou la vérité-copie. 3˚
La Vérité avec un grand “ V ” existe; qu'il
y ait ou non des hommes pour la
connaître.
Les réalistes adoptent le
“ point de vue de Dieu ”17 , car le point de
vue réaliste n'est pas le point de vue de
quiconque, d'aucun observateur humain,
mais celui d'un “ être supérieur ” qui
surplomberait pour ainsi dire tous les
points de vue et la réalité elle-même.
“ Dieu ” seul serait en mesure de dire ce
qui est réel et ce qui ne l'est pas; donc, ce
qui est vrai et ce qui est faux. (Notez bien
que je ne dis que les réalistes sont tous des
croyants. Loin de là ! Bon nombre de
philosophes réalistes sont athées. Je dis
simplement que le point de vue réaliste
sur la vérité n’est pas celui d’un humain.)
Prenons les questions suivantes: Le
monde a-t-il eu un commencement? Les
extraterrestres existent-ils?
Selon les
17 Sur cette caractérisation du réalisme comme le “point de
vue de Dieu”, voir l’ouvrage du philosophe américain, Hilary
Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984,
chapitre III, p. 61.
réalistes, même si nous nous ne pouvons
répondre affirmativement par oui ou par
non à ces questions, il y a et il doit y avoir,
une réponse positive ou négative à ces
grandes questions.
Passons à l'autre camp, celui des
anti-réalistes. Les anti-réalistes pensent
que la vérité n'est pas indépendante de
nos croyances rationnellement justifiées. Ils
admettent des faits, mais ces faits ne sont
pas indépendants de nos croyances
justifiées. Par exemple, le fait que la
Terre est ronde n'est pas indépendant de
nos théories astronomiques et physiques.
Parler d'une vérité qui existerait au-delà
de ce que nos théories et de nos moyens
rationnels nous permettent d'en dire ne
fait, selon les anti-réalistes, aucun sens.
En d'autres termes, le fameux “ point de
vue de Dieu ” n’est une pure illusion.
L'anti-réaliste n'a pas besoin de supposer
une réalité indépendante de notre esprit, à
laquelle, soi-disant, seul “ Dieu ” aurait
accès.
Les anti-réalistes font également
valoir que nos connaissances et nos
théories évoluent. La forme plane de la la
Terre est sans contredit l’exemple le plus
spectaculaire d’une “ vérité ” qui s’est
révélée fausse à un moment donné de
l’histoire de l’humanité.
On pourrait
mentionner également des tas d’autres
exemples de ce genre. Songeons par
exemple à cette ancienne croyance de nos
ancêtres en la génération spontanée de la
vie.
Avec
la
découverte
des
micro-organismes par les biologistes, il est
clair que la vie ne peut provenir que d’une
vie préexistante. 18 . Une croyance
18 Sur ce point, voyez la très belle étude de Joël de Rosnay,
L’aventure du vivant, Paris, Seuil, série sciences, S73, 1988.
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rationnellement justifiée à une époque
peut donc s’avérer fausse dans l’avenir.
Même nos théories scientifiques les plus
solides peuvent un jour être réfutées.
C’est ce qu’on appelle le faillibilisme. Le
philosophe américain, Charles Sanders
Peirce (1839-1914) a été le premier à
proposer cette idée selon laquelle il n’y a
pas de croyances absolument sûres,
infaillibles, qui soient à l’abri des remises
en questions futures. Bref, l’anti-réalisme
accepte le Principe de la relativité historique
de nos croyances rationnellement justifiées :
des croyances rationnellement justifiées à
une époque peuvent s’avérer fausses dans
l’avenir. Nous verrons au dernier cours
l’implication de ces idées quant à la
conception de la science qu’il faut en tirer.
Vous croyez tous que s’il y a quelque
chose d’absolument sûre et certain à 100%
c’est bien la science, en particulier les
sciences exactes, les mathématiques, la
physique, la chimie, la biologie, etc. C’est
la conviction des réalistes. Mais il n’en est
rien, prétendent les anti-réalsites. On a
vu dans l’histoire des sciences, des
théories réputées certaines - comme la
théorie de la physique d’Isaac Newton
(1642-1727) - êtres remplacées par de
meilleures théories. Croire que les sciences
nous diraient la “ pure ” vérité, c’est une
illusion réaliste que dénonce les
anti-réalistes.
Par ailleurs, les anti-réalistes
contestent également la conception de ce
qu’est une preuve que se font les réalistes.
Une preuve, c’est une chaîne de
propositions dont une d’entre elles,
appelée conclusion, ne peut être fausse si
les autres, appelées prémisses, sont vraies.
(En effet, le vrai ne peut jamais entraîné
quelque chose de faux.) Bref, une preuve
c’est une argumentation déductivement
valide. Cela dit, voici comment l’idée que
les réalistes se font d’une preuve. Ils se la
représentent comme existant en dehors du
monde de notre pensée et du monde
physique qui nous entoure, dans une
espèce de Troisième Monde, celui de la
Pensée pure et de l’Abstraction 19 . Les
réalistes sont d’avis qu’il y a des preuves
en soi qui n’exigent même pas qu’il y ait
des humains qui les reconnaissent comme
étant des preuves.
Mais, demande
l’anti-réaliste, y a-t-il de telles preuves en
soi que personne ne peut voir, comprendre
et finalement admettre ? Les preuves que
la Terre est ronde ou que 2 + 2 = 4
convainquent plusieurs personnes. Une
preuve, disent les anti-réalistes, est
toujours une preuve pour une personne,
même si elle peut ne convaincre personne.
Par opposition à la théorie-copie de
leurs
adversaires,
les
anti-réalistes
proposent une théorie qu’on appelle
“ cohérentiste ” de la vérité. Selon cette
théorie, une croyance est vraie si elle est
cohérente avec l'ensemble de nos autres
croyances rationnellement justifiées; dans
le cas contraire, elle est fausse. Prenons
un exemple simple. Croire que la classe a
des murs paraît vrai car cela est cohérent
avec ce que nous voyons, touchons (en
19On doit à Frege cette idée que le contenu des pensées des
humains existent dans un Troisième Monde (voyez son essai
“ La pensée ”, dans Écrits logiques et philosophiques, Paris,
Seuil, 1971, pp. 170-195). Pour Frege, dans une pensée
comme “ Marc est un cégépien étudiant en électrotechnique”,
il faut distinguer, d’une part, l’acte de penser auquel celui qui
l’exprime lui associe des images, sensations, préjugées qui lui
sont personnelles, relativement aux particularités de Marc, des
étudiants de cégep ou de ceux qui étudient en
électrotechnique, du contenu de cet acte, d’autre part, qui est
objectif et common à tous. Indépendamment des idées que je
puis me faire de Marc et des cégépiens, je puis affirmer ou nier
cette pensée qui nous est commune, avoir que Marc est un
cégépien étudiant en électrotechnique. Pour Frege, ce même
contenu existe dans ce qu’il a appelé le Troisième Monde.
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pressant sur les surfaces vous pouvez
ressentir une résistance), et également
avec notre expérience des pièces des
autres maisons, de même qu'avec bon
nombre d'autres croyances que vous
entretenez implicitement (par exemple,
que les murs ne disparaissent pas quand
vous ne les regardez pas). Il serait donc
faux de croire que les murs de la classe
sont mous ou flexibles parce que ce serait
incohérent avec toutes vos autres
croyances sur les murs: vous ne pouvez
pas les étirer comme on étire un élastique;
si vous frappez avec votre poing sur eux,
votre poing ne s'enfoncera pas, etc. La
vérité-cohérence fonctionne un peu
comme les pièces d'un casse-tête: elle
s'ajuste à l'ensemble des autres vérités.
Les croyances qui ne s'ajustent pas à
l'ensemble du réseau de nos autres
croyances sont des croyances “ fausses ”.
Merci de votre attention.
*
En guise de conclusion, j’aimerais
vous citer un vers du très ancien
philosophe grec, Xénophane de Colophon
(mort vers 480 av. J.-C.) :
Les dieux n’ont pas révélé toutes
choses, dès le commencement.
Mais,
en
cherchant,
ceux-ci
apprennent avec le temps et
trouvent ce qui est meilleur.
Quant à la vérité certaine,
Personne ne la connaît.
Même si quelqu’un parvenait à la
connaître, il ne s’en rendrait pas
compte.
Car tout est compliqué par
l’opinion.
Voilà ce qui m’a paru ressembler à
la vérité.
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