2 Avez-vous de bonnes raisons de croire ce que vous croyez ? G UILLAUME - Aujourd’hui, c’est notre second cours. Le sujet de la discussion est : “ La peine de mort: êtes-vous pour ou contre ?”. La discussion est lancée et chacun peut y aller de son opinion. Oui, Nancy. NANCY Vous me demandez mon opinion sur la peine de mort ? Bien, je suis contre. Chacun a le droit de penser ce qu'il veut, non ? Vivons-nous ou non dans un pays démocratique ? À ce que je sache, chacun peut toujours, dans ce pays, penser ce qu'il veut, et ce qu'il pense c'est vrai pour lui parce qu'il le pense. Faut vraiment se prendre pour un autre pour dire que l'opinion de quelqu'un n'est pas valable. Comment une opinion pourrait-elle être fausse pour celui qui la pense? Elle est vraie pour lui. Merci. EDOUARDO - Moi, je suis pour la peine de mort. D'abord, parce que la peine de mort a un effet dissuasif. Moi, je pense que si tu enlèves la vie, on doit te l'enlever. Oeil pour oeil, dent pour dent. C'est logique, non ? SOPHIE - ... mais ça n’a pas empêché, par exemple, Timothy McVeigh de tuer 168 personnes, dont 19 enfants, à Oklaoma City en 1995 ! En faisant sauter l’édifice fédéral, il devait bien savoir que s’il se faisait prendre il risquait la peine capitale, car elle est en vigueur dans son pays (les États-Unis). D’ailleurs, il a été reconnu coupable de l’attentat le 2 juin dernier, et le jury l’a condamné à la peine de mort par injection. THAN - Je suis d'accord avec toi. Selon moi, la cause des crimes c'est dans la société qu'elle se trouve. Ce que je veux dire, c'est que si la société était plus saine, il n'y aurait pas de criminels. C'est la société qui rend criminel, voyons! Au début, l’homme était bon. Les criminels ne sont pas responsables; c’est la société qui les a corrompus. Prenez un enfant battu. Il a de grosses chances qu'il batte à son tour. Mais, avant d’être battu, il n’était pas méchant, le pauvre... 6 NICOLAS - On est plongé dans un débat sans fin ! On a pas de preuve pour trancher pour ou contre la peine de mort. Nancy disait que chacun peut penser ce qu'il veut. Je suis d'accord avec elle. Y a pas de preuve. GUILLAUME - Qu'est-ce que tu appelles une “ preuve ” ? Donne-nous un exemple. NICOLAS - Prenez la question de savoir si la Terre est plate. Autrefois, les gens pensaient que la Terre était plate. Puis, il y a eu des preuves du contraire. Alors, aujourd'hui, on ne croit plus que la Terre est plate mais qu'elle est ronde. GUILLAUME - Je répète ma question: qu'est-ce qu'une “ preuve ” ? Dans l'exemple que tu nous apportes, peux-tu nous donner une “ preuve ” que la Terre est bel et bien ronde ? NICOLAS J'sais pas; mais les scientifiques ont découvert que la Terre est ronde... GUILLAUME ...comment y sont-ils parvenus? Je vais t'aider. Pour cela, il faut remonter aux anciens penseurs grecs avant notre ère, les premiers qu'on a appelés “ philosophes ”. À cette époque, il n'y avait pas de différence entre “philosophe” et “scientifique”; la distinction viendra plus tard, aux alentours de la fin du 18e siècle. Mais peu importe. Le premier à se faire appeler “ philosophe ”, Pythagore (580-500 av. J.-C.), fut également le premier à suggérer que la Terre soit sphérique. On ne sait pas comment il est parvenu à cette conclusion. Repose-t-elle sur des observations? Difficile à établir. Mais pourquoi donc une “ sphère ” plutôt qu'un disque plat, comme le suggéraient les autres philosophes avant Pythagore, de même que bon nombre d'autres traditions mythologiques et religieuses, dont celle des Grecs eux-mêmes? Sans doute parce que la sphère est un solide géométrique parfait. Car nous savons que Pythagore et son école vouaient un culte mystique aux nombres et aux formes géométriques, entre autres pour le cercle et la sphère. Puisque tout ce qui est parfait est divin, la sphère étant parfaite est donc divine. Pythagore enseignait également que toutes les “ planètes ” (mot français dérivé du grec signifiant “errant”), incluant la Terre, étaient des sphères dont les relations arithmétiques formaient une harmonie d'où émanaient une musique sublime, la “ musique des sphères ”. Deux siècles après Pythagore, un autre grand philosophe, Aristote (384-322 av. J.-C.), formula, dans son Traité du ciel, trois arguments en faveur de la sphéricité de la Terre1. 1˚ On savait à son époque que les éclipses de Lune sont provoquées par l'interposition de la Terre entre la Lune et le Soleil. Comment expliquer alors, demande Aristote, la forme circulaire de l'ombre projetée par la Terre sur la surface de la Lune, autrement que par la courbure de la surface de notre planète? Si, en effet, la Terre était un disque plat, elle projetterait une ligne d'ombre au lieu d'un cercle d'ombre. Or, ce n'est pas ce que nous observons. Par conséquent, la Terre doit avoir une forme sphérique. 2˚ Aristote fait ensuite remarquer que les voyageurs qui se 1 Voir Michel Rival, Les grandes expériences scientifiques, Paris, Seuil, Point/sciences n˚ S110, 1996, p. 12-13. 7 déplacent du nord au sud voient certaines constellations d'étoiles s'abaisser et disparaître, tandis que d'autres surgissent et s'élèvent devant eux. Ainsi, des étoiles vues par exemple à Québec ne sont plus visibles à New York. Aristote concluait que la Terre devait être sphérique. 3˚ Enfin, toutes les choses, dit Aristote, tombent sur la Terre en provenance de toutes les directions; par conséquent, leur dépôt peut seulement former une sphère. Appelles-tu, Nicolas, “ preuves ” de la sphéricité de la Terre, les arguments d'Aristote ? NICOLAS - Oui. Et j'ajouterais, en plus, aujourd'hui, les photos prises à partir des capsules spatiales montrant très nettement que la Terre est une grosse boule bleue. GUILLAUME - Si je comprends bien, ta notion de “ preuve ” implique, pour une part importante, voire essentielle, l'observation sensible, faite au moyen des cinq sens, surtout celui de la vue. Les trois arguments d'Aristote reposent en effet sur l'observation. Compare-les avec celui de Pythagore. Quelle différence y vois-tu ? NICOLAS - Dans le cas de Pythagore, 'y a pas d'observation... SOPHIE - ...il part plutôt des idées qu'il se fait de la sphère en géométrie et il les applique à la Terre. PHILIPPE - Les preuves d'Aristote sont aussi très logiques. Je veux dire qu'il y a de la réflexion en plus de l'observation. J'aime mieux Aristote que Pythagore parce qu'il y a les deux, l'observation et la réflexion. GUILLAUME - Dis-moi donc, Nicolas, les preuves d'Aristote sont-elles des preuves ” parce qu'elles font appel à l'observation ou parce qu'elles font appel à la réflexion ? NICOLAS - Les deux; observation plus réflexion; mais plus observation que réflexion. GUILLAUME - Je serais enclin à dire que par “ preuve ” tu comprennes ce qu'on entend dans la science expérimentale moderne par “ observation ” ou “ expérience ”. Selon une vision de la science (qui est aujourd'hui largement critiqué, nous y reviendrons), on observe d'abord, ensuite les scientifiques formulent une hypothèse qu'ils cherchent ensuite à confirmer ou infirmer au moyen d'autres d'observations. Qu'en penses-tu? * NICOLAS - Avec l'exemple de la Terre, je dirais qu'on a affaire à une preuve par les faits. C'est la même chose avec 2 + 2 = 4. Si quelqu'un pense que 2 + 2 = 5, il est “ dans les patates ”, il se trompe parce que, qu'il le veuille ou non, 2 + 2 = 4 ! C'est un fait ! PHILIPPE - Une minute ! 2 + 2 = 4, c'est pas un fait comme la Terre est ronde ! SOPHIE - ...ouais, on a pas observé ça comme on a pu voir la Terre avec des caméras... 8 NICOLAS - ...ben, les hommes ont découvert que deux roches ou deux bâtons ajoutés à deux autres en donnent quatre. Ils ont fait de cette découverte une vérité. SHILAN - Moi, je crois pas à ça que les maths ont été découvertes. Avec la quantité de formules qu'on a à apprendre, ça n'a pas d'allure ton histoire ! GUILLAUME - Encore une fois, Nicolas, tu vas devoir nous expliquer ce que tu veux dire quand tu dis que c’est un fait que 2 + 2 =4. NICOLAS - C’est bien simple : tout le monde est d’accord avec ça que 2 + 2 = 4 ! GUILLAUME - Donc, le fait c’est que tout le monde est d’accord, c’est ça ? que 164-48 = 29 x 4 ? Ou encore que (5 x 5) + (4 x 4) = (4 x 4 ) + (5 x 5 ), et plus tard que 52 + 42 = 42 + 52, et ainsi de suite? NICOLAS - Bien non, c’est ridicule ! Il suffit de savoir calculer. GUILLAUME - Que veux-tu dire ? NICOLAS - Bien, de savoir additionner, soustraire, diviser, etc.... SHILAN - ... et de connaître les lois de l’addition et de la multiplication, comme la commutativité, la distributivité, et bien d’autres. Par exemple, on sait que l’addition est commutative, mais pas la soustraction. Par exemple : 164 + 48 = 48 + 164, mais 164 - 48 ≠ 48 - 164; et la multiplication est distributive par rapport à l’addition : a x (b + c) = (a + b ) x (a + c). NICOLAS - Oui. GUILLAUME - Mais, tantôt, tu disais pas que c’est parce que les hommes ont découvert que deux choses ajoutées à deux autres en donnait quatre ? NICOLAS - Oui, tout le monde s’est rendu compte de ça. GUILLAUME - Tout le monde pouvait faire cette découverte ? NICOLAS - Oui. GUILLAUME - Que réponds-tu à Shilan, qui t’objecte qu’il existe une quantité énorme de vérités mathématiques, de sorte qu’il est ridicule de penser que les hommes les ont toutes découvertes ? Par exemple, a-t-on découvert que 164-48 ÷ 4 = 29, et après - disons, deux ans plus tard - PHILIPPE - Je suis d’accord avec Shilan : les math, c’est de la logique. Pour prouver que 2 + 2 = 4, c’est facile. On établi, d’abord, que 2 = 1 + 1. OK ? Ensuite, que 4 = 1 + 1 + 1 +1. C’est clair que (1 + 1) + (1+ 1) = 1 + 1 + 1 + 1. Autrement dit, 4 c’est 2 ajouté à lui-même, et le tour est joué... GUILLAUME - Excellent. Remarquez que le raisonnement de Philippe obéit au principe logique suivant : si A = B, et B = C, alors A = C, appelé “ principe de transitivité ”. Ainsi : si 2 + 2 = (1 + 1) + (1 + 1) [A = B], et que 1 + 1 + 1 + 1 = 4 [B = C], alors 2 + 2 = 4 [A = C]. Il n’est pas nécessaire, je crois, d’aller plus loin pour montrer que les mathématiques sont de la logique appliquée. N’es-tu pas de cet avis Nicolas ? 9 NICOLAS - Oui, c’est vrai. GUILLAUME Maintenant, dis-moi Nicolas, quels sont les “ faits ” qui font que 2+2≠5? NICOLAS - C’est pas logique. GUILLAUME - Les faits en question sont donc des “ faits logiques ”. NICOLAS - Je vois pas autre chose. au début de notre siècle, que les mathématiques ne sont que de la logique. Malheureusement, ils échouèrent, et il serait trop long de vous expliquer pourquoi. Maintenant, par “ preuve logique ”, les logiciens modernes entendent une argumentation dont la vérité de la conclusion découle nécessairement de la vérité des arguments. Soit, par exemple, l'argumentation logique suivante : ** SHILAN - Monsieur, suis-je la seule à penser qu'on a perdu le fil de la discussion ? On est parti de la question de la peine de mort et nous voilà en train de parler des math ! Cherchez le rapport ! PHILIPPE - Bien, on est parti de la question de ce qu'est une “ preuve ”. Nicolas dit qu'il n'y en a pas quand on discute de sujets controversés, comme la peine de mort. Le prof lui a alors demandé ce qu'il entendait par “preuve”. Nicolas entend un fait observable. Il dit qu'il y a aussi des preuves par les faits en math. Moi, Sophie, Shilan et le prof on n'est pas d'accord avec lui. GUILLAUME - Merci pour ce résumé. J'ajouterais, en guise de précision, que le type de preuve auquel on a affaire en math est de nature logique et non de nature observationnelle, comme en physique, en chimie, en biologie, etc. Le grand logicien allemand Gottlob Frege (1848-1925) - considéré comme le plus grand logicien depuis Aristote -, de même que le philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), tentèrent de montrer, (1) Tous les Québécois sont Mexicains. (2) Tous les Mexicains sont européens (C) Par conséquent, tous les Québécois sont européens. Il est clair que les arguments (1), (2), de même que la conclusion (C), sont faux. Mais peu importe, ce n’est pas ce qui intéresse les logiciens. Supposons, diraient les logiciens, que (1), (2) soient vrais : vous êtes alors forçés de conclure (C). Donc, aussi étrange que cela puisse être, la logique ne cherche pas à découvrir ce qui est vrai. Elle laisse cette tâche aux diverses sciences exactes (physique, chimie, biologie, etc.) et humaines (la sociologie, la psychologie, l’histoire, etc.). La logique cherche à découvrir ce qui se passe si les arguments sont vrais (ou faux), et elle dit si les arguments sont vrais, alors la conclusion ne peut être fausse. En ce sens. les math sont donc comme de la logique. S'il est vrai que 2 + 2 égale 1 + 1 + 1 + 1, et que ce dernier nombre est égal à 4, alors... *** 10 SOPHIE - ...2 + 2 égale 4. Moi, il y a une question que je me pose. Lorsque les gens croyaient que la Terre était plate, se trompaient-ils? Je veux dire: étaient-ils dans l'erreur lorsqu'ils croyaient que la Terre était plate? NANCY - Moi, je pense que c'était vrai pour eux; pour nous, c'est faux. SHILAN - C'est drôle. Je me demande comment quelque chose peut être en même temps vrai et faux? C'est comme si on disait que quelqu'un marche dans une direction et qu'il marche aussi dans une autre. Je ne comprends pas Monsieur !? NANCY- Quoi ? SHILAN- Écoute. Ce que tu dis est que c'était vrai pour eux de penser que la Terre est plate. OK? Et nous, nous savons que c'est faux. Moi, je trouve qu'il y a quelque chose de bizarre, qui cloche là-dedans. Pas toi ? NANCY - Peut-être; ça dépend de ta perception des choses... PHILIPPE - ... à t'entendre, Nancy, on dirait qu'il n'y a jamais rien de faux... Tantôt tu étais contre la peine de mort, simplement parce que tu es contre. Et les autres, qui, comme moi, ne pense pas comme toi, sont-ils dans l'erreur? GUILLAUME - Question pertinente ! Mais il me semble que Nancy intuitionne quelque chose d'important, qui n'est certainement pas facile à exprimer, mais qui a le mérite de susciter notre réflexion. Je te dirais, Nancy, dans un premier temps, que la logique ne te laisse pas le choix: ou bien ce que nos ancêtres croyaient est vrai, ou bien c'est faux. La logique nous dit qu'on ne peut pas avoir les deux en même temps. C'est, du moins, ce que nous dit le principe logique appelé tiers exclu: il n'y a pas de troisième valeur possible, du genre “ pas tout à fait vrai et pas tout à fait faux ”. Mais, moi, je suis de ceux qui croient que la logique doit être contextualisée. Ce que je veux dire par là c'est qu'il est parfois légitime de distinguer la “ vérité ” de “ ce qu'il est rationnel de croire ”. Supposons qu'un pneu de ton auto ne fait que se dégonfler. Tu as beau changer de chambre à air, rien n'y fait; ton pneu se dégonfle toujours. Supposons qu'en proie au désespoir, tu en viens à soupçonner ton voisin de prendre un malin plaisir à dégonfler tes pneus. Cette croyance est-elle rationnellement justifiée ? Suppose que ton voisin et toi êtes en bons termes. Dans ces conditions, tu conviendras avec moi que l'idée que ton voisin soit l'auteur de tes malheurs n'est pas rationnellement justifiée. Suppose, pour rendre les choses encore plus grotesques, que tu crois que c'est le diable en personne qui dégonfle ton pneu ! Cette croyance est encore plus ridicule que la précédente, n'est-ce pas ? NANCY - Bien sûr ! C'est idiot ! GUILLAUME- Suppose maintenant que le garagiste pense que la cause du dégonflement de ton fameux pneu est due à une pointe de fer qui se trouverait dans la jante de la roue. Cette croyance est-elle rationnellement justifiée ? 11 NANCY - Sans doute. GUILLAUME - Bien sûr, il se peut que ce ne soit pas là la cause; on défait la roue et on ne trouve pas de pointe de fer. Mais tu admets avec moi que l'hypothèse du garagiste est une excellente raison expliquant le dégonflement de ton pneu, même si dans les faits elle ne s'avère pas vraie. Ainsi, d'une façon générale, lorsqu'on est confronté à des problèmes complexes, dont on ne connaît pas la réponse, par exemple la question de la peine de mort, notre seul recours ce sont les croyances rationnellement justifiées. Quelles bonnes raisons avons-nous de croire à la peine de mort ? Quelles sont les mauvaises raisons d'y croire ? Mais qu'est-ce qu'une bonne raison ? Cette dernière question est propre à la philosophie. NICOLAS - Je me demande bien ce qui est le plus rationnel de croire entre les opinions de Nancy, d’Édouardo et de Than, tantôt, à propos de la peine de mort ? GUILLAUME Je vous renvoie la question de Nicolas. NANCY - C'est bien ça: les philosophes n’aiment pas se “ mouiller ” ! GUILLAUME - Je ne suis pas ici pour penser à votre place, mais pour vous inciter à penser par vous-mêmes. PHILIPPE - Moi, je suis en faveur de la peine de mort, et les raisons d'Édouardo sont meilleures que celles de Nancy. Quant à Than, je pense qu'on est responsable de nos actes même si on a vécu des choses difficiles. LOUIS-ARSÈNE - Je suis d'accord avec toi. Même si on t'a battu quand tu étais jeune, c'est pas une raison pour faire pareil. GUILLAUME - J'abonde également dans le même sens que vous: si le fait d'avoir été battu explique que tu bats aujourd'hui à ton tour tes enfants, cela ne le justifie pas. Bon, écoutez. Mon but ici n'est pas de trouver la vérité sur la question très controversée de la peine de mort, mais d'apprendre à penser, ou plutôt, puisque vous pensez tous, à mieux penser -- ce qui est différent. Apprendre à mieux penser signifie, entre autres choses, évaluer les raisons de croire ce que vous croyez. Les raisons apportées par Édouardo et Than paraissent, de prime abord du moins, également bonnes. On pourrait poursuivre la discussion et on pourrait peut-être en venir à juger, qu'en fin de compte, un point de vue est mieux qu'un autre. Mais on ne poursuivra pas la discussion. Revenons plutôt à ce que disait Nancy tantôt. Elle disait que c'était vrai pour nos ancêtres de croire que la Terre est plate et que c'est faux pour nous. Ceci a engendré une espèce de crampe mentale chez Shilan qui se demandait comment ce qui est vrai peut être en même temps faux. Je suis persuadé que la distinction que j'évoquais tantôt entre ce qui est vrai et ce qu'il est rationnel de croire, peut nous être d'un grand secours et soulager Shilan de 12 sa “ crampe mentale ”... Je m'explique. Il y a 2 500 ans, il était rationnel de croire que la Terre était plate, compte tenu des connaissances de nos ancêtres à cette époque. En effet, leur expérience sensible à la surface de la Terre ne leur permettait pas de “ voir ” que la Terre possède une forme sphérique. Il aura fallu aux hommes un long effort de réflexion pour croire le contraire. Les arguments d'Aristote sont pour ainsi dire le point d'aboutissement de réflexions commencées bien avant lui. Si, par ailleurs, c'était rationnel de croire pour nos aïeux que la Terre est plate, ça ne veut pas dire, bien entendu, que c'était vrai. On sait aujourd'hui que c'est faux, grâce en partie à Aristote et au développement de la science expérimentale moderne. Donc, il y a 2 500 ans, les gens avaient de bonnes raisons de croire que la Terre était plate, compte tenu de leurs connaissances, mais ils se trompaient. Il n'y a rien de contradictoire là-dedans. Une croyance peut être rationnelle à un moment donné sans être pour autant être vraie. Certains philosophes ont fait de cette idée un principe qu’ils ont baptisé du nom de “ principe de la relativité historique des croyances rationnellement justifiées ”2. ***** Voici un autre exemple. Les astrophysiciens ont acteullement de sérieuses raisons de croire qu'il existe de la vie ailleurs dans l'univers. Le 7 août dernier, passera sans doute à l’histoire, car la NASA a annoncé la découverte de vie 2Pour plus de détails et d’exemples historiques examinés à la lumière de ce principe, voir l’ouvrage de Pierre Blackburn, Connaissance et argumentation, Montréal, ERPI, 1992, chapitre 8, p. 148-149. extraterrestre. Un caillou de la taille d’une pomme, provenant de la planète Mars, vieux de 4,5 milliards d’années, révèle, à l’analyse, des fossiles de micro-organismes qui se seraient logés dans la roche il y a de cela 3,5 milliards d’années. Ce qui laisse croire qu’à cette époque Mars était une planète chaude et humide; avec le temps elle se serait refroidie. Puis, on ne sait trop comment, sans doute à la suite de l’impact d’un astéroïde, il y a 16 millions d’années des parcelles du sol de Mars ont été projetées dans l’espace. Après un long voyage, la météorite est tombée en Antarctique il y a 13 000 ans. 3 Mais il se peut que cette croyance en la vie sur la planète rouge, aujourd’hui rationnellement justifiée, s’avère fausse un jour. Et il faut bien préciser qu’il s’agit de traces de vie très anciennes et primitives, non de l’existence de vie actuelle. 4 Est-ce que ceci vous éclaire quelque peu ? Non. Bon. Examinons un autre exemple. Celui de l’esclavage des Noirs aux États-Unis... Oui, Luther ? LUTHER - Moi, là-dessus, je pense que les Blancs n’avaient pas raison de traiter ces hommes comme ils l’ont fait parce que les Noirs sont tout autant des êtres humains que les Blancs. Mais les Blancs ont traité les Noirs comme des bêtes, et pire encore ! GUILLAUME C’est vrai, tu as parfaitement raison sur ce point : que la couleur de notre peau soit blanche, noire ou jaune, nous sommes tous des êtres 3 Voir Québec Science, volume 35, n0 2, octobre 1996, p. 7-8. 4 Voir La mission Pathfinder. À la découverte de Mars, dans Extra hors série, no 1, p. 31-33. 13 humains et, à ce titre, nous devrions être tous égaux devant la loi... mais la réalité est souvent toute autre... SOPHIE - ...justement, moi, il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre. Dans mon cours d’histoire, on a étudié la Constitution américaine où l’on dit que tous les hommes sont égaux. Pourquoi, malgré cela, les Noirs n’ont-ils pas les mêmes droits que les Blancs ? GUILLAUME - Question difficile, mais. essayons d’y répondre. D’abord, aujourd’hui, pour nous, il est clair que par l’expression “ droits de l’homme ” (les droits à la liberté, à la propriété, à l’égalité, de même que les droits démocratiques, par exemple, le droit de vote, etc.), nous entendons “ droits des êtres humains sans distinction de race, de couleur de la peau, de religion, de sexe, d’âge, etc. ” (Voyez par exemple l’article 15 de la Charte canadienne des droits et liberté.5) Toutefois, à l’époque de la Déclaration d’indépendance américaine de 17766, cette expression, “ droits de l’homme ”, avait une portée beaucoup plus restreinte, car elle signifiait en réalité “ droits des américains des classes aisées, chrétiens (protestants) et blancs ”. Bref, les Blancs étaient plus égaux que les autres dans la 5 La Charte canadienne a été adoptée en 1982 et est enchâssée dans la Constitution canadienne. L’article 15 (1) se lit ainsi : “ La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. ” 6 Rédigée par un des pères de la nation américaine, Thomas Jefferson (1743-1826). On lit entre autres : “ Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. ” société américaine. Pourquoi en était-il ainsi, demandait Sophie ? Je crois qu’on peut répondre deux choses. 1o D’abord, les Américains ne firent pas l’indépendance pour modifier les inégalités sociales : ils voulaient surtout se débarrasser de la tyrannie qu’exerçait sur eux l’Angleterre, leur mère patrie.7. 2o D’autre part, les Américains étaient convaincus d’être un peuple supérieur à tous les autres, parce que leurs nouvelles institutions démocratiques étaient les plus aptes à permettre l’épanouissement de l’être humain. Pour la plupart d’entre eux -- principalement les habitants des États du Sud (appelés “ sudistes ”) -- il leur était inconcevable que le Noir (“ Negro ”, comme on l’appelait à l’époque) ait les mêmes droits qu’eux parce qu’à leurs yeux, le Noir n’est pas véritablement un homme, mais une sorte de sous-homme, à mi-chemin entre l’homme et le singe. Avec beaucoup de condescendance, les Américains de l’époque -- et encore d’aujourd’hui -- croyaient que c’était une grâce divine qu’on ait arraché le Noir à son Afrique, car en Amérique il avait la chance de bénéficier, à défaut des institutions démocratiques, du privilège de faire partie de la plus grande nation qui ait jamais existé... Voici par exemple comment on justifiait l’esclavage. “ Le nègre n’est qu’un grand enfant et doit être gouverné comme tel, non comme un fou ou 7 Sur ce point, voir Béatrice Craig, Histoire des États-Unis, Montréal, Lidec, 1992, p. 73. 14 un criminel. Le maître occupe à son égard la place d’un tuteur ou d’un parent. Le nègre est imprévoyant.; il ne mettra rien de côté en été pour les besoins de l’hiver; il n’accumulera rien dans sa jeunesse pour subvenir aux besoins de la vieillesse. Il deviendra un fardeau insupportable pour la société. La société a le droit de prévenir cela et ne peut le faire qu’en l’assujettissant à l’esclavage. Finalement, la race nègre est inférieure à la race blanche; vivant au milieu des Blancs, les nègres seraient dépassés et vaincus dans la lutte pour la survie. Une disparition graduelle, mais certaine, les attendrait. Nous voudrions rappeler à ceux qui dénigrent l’esclavage et sympathisent avec l’esclave, que cet état lui permet d’échapper à un esclavage plus cruel en Afrique, à l’idolâtrie et au cannibalisme, et à tous les vices et crimes brutaux qui peuvent disgracier l’humanité; l’esclavage et le christianisme le protègent, subviennent à ses besoins, le civilisent. C’est un état bien supérieur à celui des travailleurs [des États] du Nord. ”8 LUTHER - On n’a pas le droit de dire des “ âneries ” semblables... GUILLAUME - Il est vrai que, pour nous, ce sont là des arguments tout à fait inacceptables, ridicules même. Mais quels sont-ils au juste ? Pour ma part, j’en vois trois de types différents. Commençons par celui qui était véhiculé au tout début des colonies américaines. 1o L’argument de la volonté divine. L’esclavage est voulue par Dieu, disait-on. Les Américains justifièrent l’esclavage en se fondant principalement sur la Bible. Les pasteurs protestants, calvinistes, baptistes ou méthodistes, s’ingénièrent à interpréter des passages dans la Bible consacrant l’esclavage. Toutes les races, croyaient-t-on, descendaient d’Adam et 8 L’auteur de ce texte, rédigé vers 1850, fut avocat dans l’État sudiste de la Virginie. Il est l’auteur de Cannibals All (1857) où il se fait l’ardent défenseur de l’esclavage connu à l’époque sous le nom d’ ‘institution particulière’. Texte cité dans Histoire des États-Unis, op. cit., p. 219. d’Ève. Certaine races sont dégénérée, dont la race noire. On s’appuyait par exemple sur un certain passage de la Genèse, 9, 27. Noé maudit Canaan. Cham, son descendant, fut condamné à devenir le serviteur de ces frères. On disait alors que les peuples noirs étaient la descendance de Canaan. Il est claire que cette interprétation du passage biblique est erronée. 2o L’argument de la supériorité politico-culturelle. Les Américains étaient si convaincus de la supériorité de leurs institutions qu’ils n’ont jamais hésité à écraser les peuples dotés d’institutions différentes d’eux. C’est ainsi par exemple qu’ils justifiaient la dépossession des Indiens de leurs terres. Ils étaient convaincus que le remplacement des Indiens par les Blancs anglo-saxons contribuait à la marche du progrès de l’humanité. Or il n’est absolument pas certain que ce que les Américains ont réalisé à ce chapitre soit un bien pour l’humanité... comme l’illustre l’histoire des États-Unis. 3o L’argument génétique. Dans les années 1830 et 1840, une conviction se répandit dans le Sud des États-Unis. La supériorité des Américains devint génétique : ils s’étaient dotés d’institutions démocratiques parce qu’ils étaient racialement supérieurs aux autres races. Beaucoup croyaient que la race blanche anglo-saxonne était biologiquement supérieure à celle des races Africaines. Plusieurs biologistes avant Darwin, croyaient que la race blanche était la race supérieure. Aujourd’hui, ces arguments ne 15 tiennent plus. . 9 Bien plus: biologistes, généticiens et anthropologues constestent l’idée même de “ race ”, de sorte que la question de savoir s’il y a une ou des races supérieures tombe d’elle-même. Il semble bien que le mot ‘race’ soit un mot fourre-tout, qui a une assez longue histoire derrière lui. En tout cas, il ne désigne pas un fait biologique observable inconstestable comme le voudrait bien les ‘racistes’. Le mot est plutôt un mélange disparate de faits physiques et de faits culturels incluant des traits juridiques, linguistiques et sociaux. Comme l’écrit cette auteure : “ ...la ‘race’ n’est pas une donnée spontannée de la perception et de la connaissance, c’est une idée construite, et lentement construite, à partir d’éléments qui peuvent être des traits physiques aussi bien que des coutumes sociales, qui peuvent être des particularités d’ordre linguistique aussi bien que des institutions juridiques, et qui, baptisés ‘race’, sont regroupés et homogénéisées sous le décret que toutes ces choses sont en définitive des phénomènes biologiques. Idée extrêment puissante dans une société dominée par la sacralisation de ‘la Science’, entité qui désigne non seulement le dévoilement et la compréhension des phénomènes naturels, mais bien l’ensemble de ces phénomènes eux-mêmes. ”10 Aujourd’hui, la science biologique ne cautionne plus les arguments ‘racistes’11 -- bien qu’ils y aient encore des 9 Sur ce point, on pourra consulter par exemple le collectif intitulé La science fae au racisme, Paris, Éditions, 1986, où des sommités dans le domaine de la biologie et de la génétique pulvérisent littéralement la thèse de la supériorité d’une race humaine par rapport aux autres. 10 Collette Guillaumin, “‘Je sais bien mais quand même’ ou les avatars de la notion de ‘race’ ” in La science face au racisme, op. cit, p. 59. 11 Voyez sur ce point les études du célèbre biologiste et historien des sciences, Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’homme. L’intelligence sous la toise des savants, Paris, Éditions Ramsay, 1983, le chapitre 2 en particulier: “ Les Noirs et les Indiens considérés comme des races séparées et inférieures ” (p. 26). Gould montre de façon exemplaire que Blancs qui croient dur comme fer que les Noirs sont “ faits ” pour être esclaves... Si l’on peut admettre qu’à l’époque les Américains avaient de bonnes raisons de croire qu’ils étaient supérieurs aux Noirs (comme d’ailleurs aux Amérindiens), cette croyance n’est plus rationnellement justifiée puisque les arguments qu’ils invoquaient ne sont pas acceptables. Prenez enfin note du point suivant. À partir de la Déclaration d’indépendance, où l’on dit que de tous les hommes sont libres et égaux, bon nombre de personnes, dont les pères de la nation (Thomas Jefferson et George Washington, en particulier), de même que bon nombre d’habitants des États du Nord - les “ nordistes ” --, prirent peu à peu conscience de la contradiction flagrante qu’il y avait entre les institutions démocratiques et le maintien de l’esclavage. Ils exigèrent donc l’abolition de l’esclavage dans tous les États, non seulement dans ceux du nord mais également dans les États du sud. À l’opposé, les sudistes -- dont l’économie dépendait en grande partie pour la culture du coton de la main-d’oeuvre noire à bon marché -- exigèrent le maintien de l’esclavage. L’esclavage allait donc être au coeur de la fameuse guerre civile de Sécession, opposant les forces nordistes (abolitionnistes et unionistes) et sudistes (esclavagistes et sécessionnistes). Avec la victoire nordiste ou de l’ “ Union ”, le gouvernement américain, sous la présidence d’Abraham Lincoln les grands biologistes européens et américains avant l’apparition de la théorie de l’évolution de Darwin prétendait fonder leurs théories racistes sur la science. 16 (1809-1865), abolissait, en 1862, l’esclavage. Mais le problème de l’intégration des Noirs à la société américaine ne faisait que commencer... En conclusion, on pourrait dire qu’à partir de la Déclaration d’indépendance, selon les connaissances disponibles à l’époque, il n’était plus rationnel de croire que les Noirs étaient des êtres inférieurs. LUTHER - Moi, je ne suis pas convaincu. Je pense qu’on n’a jamais eu de bonnes raisons de croire à ça. GUILLAUME - Avec lequel des énoncés, A ou B, es-tu en accord, Luther ? A) Si les gens appartenant à une culture donnée croient que la terre est plate, cela veut dire que selon les ces gens la terre est plate. B) Si les gens appartenant à une culture donnée croient que la terre est plate, cela veut dire que la terre est plate. LUTHER - A. GUILLAUME - Hé bien, il en va de même pour les Américains, disons avant 1776. Si les Américains, selon leur culture à l’époque, croyaient que les Noirs étaient des êtres inférieurs, cela veut dire que selon eux les Noirs étaient inférieurs -- et non pas que, dans les faits, c’est-à-dire indépendamment de leur culture ou de leurs croyances, les Noirs étaient inférieurs. C’était une de leurs croyances rationnellement justifiées -- bien qu’elle ne le soit plus aujourd’hui. LUTHER -- Je suis pas encore certain de bien comprendre. GUILLAUME - Bon. Examine la question sous cet angle. Supposons que tu sois forcé d’abattre soit un enfant trisomique soit un beau chien en pleine santé. Lequel des deux vas-tu abattre ? LUTHER - Le chien, sans hésiter ! GUILLAUME - Pourquoi ? LUTHER - Bien voyons ! Parce que l’enfant, même trisomique, est un être humain et que l’humain est supérieur à l’animal! GUILLAUME C’est là une de tes croyances que bon nombre d’entre nous partageons. Elle nous paraît parfaitement raisonnable. Mais l’est-elle vraiment ? Aujourd’hui, elle est sérieusement remise en question. Le philosophe australien, Peter Singer12, défend par exemple depuis vingt ans les droits des animaux, et lutte contre le “ spécisme ”. Le “ spécisme ” c’est le racisme des humains envers les animaux. Plus précisément, c’est le préjugé ou le parti pris en faveur des intérêts des membres de notre propre espèce et à l’encontre des intérêts de membres des autres espèces. Selon Singer, les animaux non humains ont des intérêts parce qu’ils peuvent éprouver de la douleur ou du plaisir, de sorte qu’ils ont droit, comme les femmes et les hommes, les Blancs comme les Noirs, à l’ “ égalité de considération ”. Il y a certes des différences de fait entre les hommes et les femmes, mais cela ne contredit pas le 12 Voyez son ouvrage traduit en français, La libération animale, Paris, Grasset, 1993. 17 principe que tous les êtres sont égaux. Ainsi, s’il y existe des différences entre les hommes et les animaux, il n’en reste pas moins que tous les deux, animaux humains et non humains, dit Singer, devraient être égaux. Croire le contraire c’est être “ spéciste ”. Il se pourrait donc que notre croyance, selon laquelle les animaux n’ont pas les mêmes droits que les humains, que nous tenons actuellement pour rationnellement justifiée, s’avèrent non-fondées ! LUTHER - Je n’ai jamais pensé à ça !? Vous autres, les philosophes, vous cherchez des poux partout... GUILLAUME - ... non, on a simplement l’esprit critique aiguisé... Bien, comme nous croyons tous que l’humain est supérieur à l’animal et que, de là, nous nous autorisons à faire ce que nous voulons avec eux, l’auteur du texte que j’ai cité tantôt -- George Fitzhugh , l’un des défenseurs radicaux de l’esclavage --, croyait que les Noirs étaient inférieurs aux Blancs et que cela les autorisait à les traiter en esclave. Jamais il ne lui ai venu à l’idée que les Noirs pouvaient êtres aussi égaux et libres que les Blancs. vietnamien, et je n’ai pas peur de lui; il est très sympathique. NANCY - Il y a beaucoup d’adultes qui sont racistes envers les jeunes. Beaucoup n’aiment pas par exemple les ‘punks’. NICOLAS - Parfois, ils exagèrent. NANCY - Pas tous. NICOLAS - C’est vrai. GUILLAUME - C’est pas du racisme, mais de la discrimination. Dans le cas des Noirs, il s’agit d’une discrimination ou d’une injustice fondée sur la pigmatentation de la peau. Si tu as le malheur d’avoir la peau noire, quelle que soit par aileurs ta valeur comme personne humaine, tu es automatiquement rejetté. Là-dessus, je vous invite à lire le roman de John Howard Griffin, Black Like Me, traduit en français :Dans la peau d’un Noir 13 . Il s’agit d’un Blanc américain qui, par l’ingestion de médicaments, fait foncer sa peau de sorte qu’il peut s’intégrer à la communauté Noire des ghettos du Sud des États-Unis, et côtoyer intimement les Noirs. Son livre est le témoignage de ce qu’il a vu et entendu. Son enquête est accablante pour les Blancs. ****** PATRICE - Moi, je suis pas raciste, et je ne dis pas ça simplement parce que Luther est mon meilleur ami. On joue au basketball ensemble. J’en connais qui disent qu’ils ne sont pas racistes, mais dès qu’ils ont affaire à des Noirs, ils le deviennent. Supposons qu’ils aillent chez le dentiste et que ce soit un Noir. Ils n’aiment pas se faire jouer dans la bouche par un Noir. Mon dentiste, moi, est NANCY - Je saisis mieux maintenant le problème de la relativité..., j’oublie le nom... GUILLAUME ...historique croyances rationnellement justifiées. des 13 Gallimard/Folio, no 809. 18 NANCY - Ce que nos grands-parents pouvait penser était justifié, mais c'était faux. Prenez la question de la libération de la femme. D'après ce qu'on sait maintenant, il n'est pas vrai que la femme soit inférieure à l'homme; mais ce pouvait être correct de penser cela à l'époque de nos grands-parents, car ils étaient difficiles de penser autrement. Pour eux, la véritable vocation de la femme, c’était le mariage et la maternité; mais c’est faux, la vocation de la femme peut être autre que mère et épouse. GUILLAUME - C’est un autre exemple qui illustre le principe de la relativité historique des croyances rationnellement justifiées. Pour reprendre l’exemple du statut de la femme, disons que, jusqu’au début du siècle, dans tous les pays occidentaux, on était convaincu que la “ destinée ” de la femme était de rester au foyer. Celles qui avaient une carrière et qui travaillaient à l’extérieur du foyer, risquaient de développer tôt ou tard, croyait-on, des problèmes psychologiques car avoir une carrière, qui est le propre du mâle, entre en contradiction avec les “ qualités ” proprement féminines (la douceur, le désir de soigner et de protéger, la dépendance et la passivité). Toutefois, les mentalités allaient changer. 1. En 1920, les Américaines obtiennent le droit de vote. Les Québécoises devront attendre encore vingt ans pour que l’État québécois leur reconnaisse ce droit. À ce chapitre, les Québécois et Québécoises sont redevables aux combats menés par Thérèse Casgrain qui fit beaucoup pour l’émancipation des femmes au Québec. On reconnu alors que les femmes sont tout aussi capables que les hommes de prendre des décisions rationnelles concernant l’avenir. 2. Pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de femmes furent appelées à travailler dans les usines de guerre. Toutes ces femmes n’ont pas développé de troubles psychologiques. 3. Dans les années ‘60, le mouvement féministe se réveilla sous l’impulsion, entre autres, de l’américaine Betty Friedan qui, en 1963, publia son livre choc, La femme mystifiée. Les féministes revendiquent le même privilège que les hommes (“ À compétence égale salaire égale. ”), et on s’en prenait aux lois discriminatoires envers les femmes. On pourfendait alors ce qu’on appela le “ sexisme ”, la discrimination en raison du sexe. Si la croyance en l’infériorité des femmes pouvaient être justifiée à la lumière des connaissances du passé, à la lumière des connaissances actuelles (qui résulte, soulignons-le, du combat mené par mouvement féministe), elles s’avèrent fausses. Attention, toutefois. Le principe de la relativité historique des croyances rationnellement justifiées ne dit que toutes nos croyances actuelles ou du passés sont ou étaient toutes valables. Il convient d’être prudent sur ce point. En particulier, comme l'écrit très justement Pierre Blackburn, qui se réclame du 19 principe en question qu’il tire philosophe canadien Kai Nielsen14: du “ Il ne faut pas faire découler de ce principe l'idée que l'on ne peut juger les raisonnements ou les croyances des personnes ayant vécu à des époques différentes de la nôtre: lorsqu'elles ont fait des erreurs élémentaires de raisonnement, lorsqu'elles ont été dogmatiques ou qu'elles n'ont pas poussé leur réflexion aussi loin qu'elles l'auraient pu, en raison de préjugés par exemple, nous avons le droit de les critiquer sévèrement.”15 Avant Galilée (1564-1652), par exemple, les gens avaient de bonnes raisons de croire que la Terre ne tournait pas autour du Soleil. Ils suivaient sur ce point les enseignements de l'Église qui, s'appuyant sur la Bible, déclarait que le Soleil se meut et que la Terre reste immobile. Au Moyen-Âge, les disciples d'Aristote abondaient dans le même sens. Mais lorsque Galilée braqua sa lunette astronomique sur Jupiter et révéla que Jupiter avait quatre lunes - ce qui contredisait l'idée que la Terre était le centre de tout mouvement céleste - et que, par ailleurs, les travaux de Nicolas Copernic (1473-1543) furent mieux connus, il n'était plus rationnel de croire que le Soleil tourne autour de la Terre immobile. LOUIS-ARSÈNE - Moi j'ai lu quelque part que la théorie raciale de Hitler était contestée de son vivant même. Comme quoi on ne peut pas dire que Hitler avait raison de faire ce qu'il a fait en son temps ! ******* SOPHIE - Tout ça c'est un peu inquiétant, car je me dis: comment pouvons-nous être 14 “ Le caractère raisonnable des croyances devrait être évalué à la lumière des données qui étaient disponibles à l’époque en question. ”, cité dans Pierre Blackburn, op. cit., p. 148. 15 Ibid. certain que nous ne faisons pas comme nos aïeux ? Je veux dire: qui dit que nous ne nous trompons pas en croyant ce qui est en fait faux ? Moi, je pensais que la philosophie pouvait m’apprendre ce qui est vrai à cent pour cent. Je me trompais donc ? GUILLAUME - Oui, désolé ! Qu'est-ce que t'en penses, Burt ? BURT - Moi, j'aime pas la philosophie; je suis en électrotechnique. En philosophie y a beaucoup de bla bla bla. Mais j'aime mieux discuter que lire Platon parce que Platon me passe dix pieds par-dessus la tête... Ce qu'elle dit est vrai. Non, mais c'est vrai : de quoi peut-on être vraiment sûr à cent pour cent dans la vie ? GUILLAUME En tout cas, si la philosophie n'enseigne pas le Vrai avec un grand “ V ”, la question que vous soulevez, Sophie et Burt, est philosophique à cent pour cent ! Elle est importante et, puisque le temps le permet, je vais vous exposer ma conception de la philosophie qui se trouve, vous le constaterez, en étroit rapport avec la question de la vérité. Vous souhaiteriez probablement au départ une définition claire de cette nouvelle discipline qu'est pour vous la philosophie. Autant vous y faire immédiatement, ceci est impossible... Néanmoins, la discussion que nous venons d'avoir vous a peut-être permis de vous faire une idée de ce que font les philosophes et de ce qui les intéresse. Vous connaissez sans doute les expressions populaires suivantes: 20 “ Chacun a sa philosophie de la vie ”; “ La philosophie de notre organisme est de... ”; “ Marc supporte son handicap avec philosophie ”, etc. Dans ces exemples, le mot “ philosophie ” désigne une conception générale plus ou moins rationnelle que nous nous faisons de la vie et de ses problèmes. Ce n’est pas là le sens véritable de la philosophie; c’est plutôt un sens métaphorique. Il en va de même avec le mot “ religion ” dans la phrase : “ Étienne a fait du hockey sa religion. ”. Vous conviendrez que ce n’est pas le sens usuel du mot religion; c’est un sens métaphorique. À mon avis, s'il fallait indiquer un élément qui ressort le plus nettement de la discussion précédente, je dirais que c'est la réflexion critique. 16 . En philosophie, on réfléchit de façon critique. Qu'est-ce à dire ? Définissons les deux termes, “réfléchir” et “critique”. confronté nos idées à celles des autres, en étant attentif aux idées différentes des nôtres. Bref, nous avons cherché à participer rationnellement à une discussion en cherchant la vérité au moyen de l'argumentation. À cet égard, notre discussion n'est pas différente de ce que font les philosophes “ professionnels ”. Les philosophes s'intéressent aux grandes questions que les hommes se sont de tout temps posées. Des questions du genre: Pourquoi vivons-nous? Qui sommes-nous? Le monde a-t-il été créé? Existe-t-il une vie après la mort? etc. Ils cherchent à répondre à ces questions en justifiant rationnellement leur réponse. Pour la plupart d'entre eux, les croyances rationnellement justifiées présentent plus de valeur que les croyances sans fondements et l’attitude fait uniquement de doute. SOPHIE - C’est quoi, ‘être rationnel’ Réfléchir, comme nous nous sommes efforcés de le faire, c'est suspendre temporairement notre adhésion à une opinion (à propos de la peine de mort, par exemple) pour se donner le moyen de l'évaluer. La réflexion est un retour de la pensée sur ce que nous croyons; une pause avant d'adhérer à une idée ou de s'engager dans une action, afin d'en juger la valeur. Notre réflexion fut en outre critique au sens où nous nous sommes efforcés de débusquer les présupposés et les préjugés que recèlent nos opinions; nous cherchions également la cohérence en poursuivant jusqu'au bout une idée et nous avons 16J'emprunte cette idée et ce qui suit à Claude Paris et Yves Bastarache, Philosopher. Pensée critique et argumentation. Québec, Éditions C.G., 1995, p. 29-30. GUILLAUME Celui qui croit à n’importe quoi est crédule. Celui qui ne croit à rien, on dit qu’il est incrédule ou encore sceptique. On s’illusionne souvent en croyant aveuglément ou en croyant trop peu. ‘Être rationnel’ est le nom qu’on peut donner à cette vertu consistant à trouver le juste milieu entre la crédulité et le scepticisme. Le philosophe grec, Aristote (384-322 av. J.-C.), affirmait que les vertus morales comme le courage, la justice, la mesure, etc., consistaient à trouver le juste milieu entre deux extrêmes. Selon lui, chaque vertu est flanquée de deux vices opposées. Par exemple, le courage est le juste milieu entre la témérité et la lâcheté. 21 L’homme courageux est en effet celui qui éprouve suffisamment de crainte. Pas trop, cependant, sinon il serait lâche. Le lâche, lui, est peureux. Mais si nous n’éprouvons pas assez de crainte, nous sommes téméraire, audacieux et imprudent. Seule notre raison permet de trouver les meilleures raisons de croire, c’est-à-dire le juste milieu entre la croyance aveugle et le doute ou la défiance. La croyance la plus raisonnable est donc la croyance équilibrée. Les philosophes sont des amoureux des croyances équilibrées, rationnelles. Mais peut-être que vous vous du philosophie l’image d’un Sage avec une longue barbe blanche qui connaît la Vérité avec un grand “ V ”... Je crois, que cette image est fausse. Pour ma part, je suis d’avis que nous n'avons pas de bonnes raisons de penser cela. Croire qu'un jour - à la Fin des Temps - on saura enfin tout sur toutes les grandes questions de la vie est une illusion. Au risque de me répéter, la philosophie est à la recherche de croyances rationnellement justifiées et cherche à les évaluer. Aussi, je dirais qu'une partie - je dis bien une partie - de ce que fait le philosophe consiste à rechercher et à évaluer les raisons d'avoir les croyances que nous avons. C'est ce qui explique qu'une partie importante de la philosophie consiste dans l'argumentation. Bon nombre de philosophes ne sont pas d'accord avec cette caractérisation de la philosophie, pour une part, je dirais, parce qu'il croit en la Vérité avec un grand “ V ”. Sophie était tantôt troublée d'apprendre que la philosophie n'enseigne pas ce que Burt appelait “ la vérité certaine à cent pour cent ”. Tous les deux présupposent que la Vérité avec un grand “ V ” existe. C'est là une assomption de leur part. Quelle bonne raison avons-nous donc de croire que la Vérité avec un grand “ V ” n'existe pas ou, au contraire, qu'elle existe ? Permettez-moi de placer le cadre de mon argumentation visant à prouver que la Vérité n'existe pas. Tout d’abord, à propos de la vérité, il y a deux attitudes à adopter. Ou bien on cherche la Vérité absolue, qui nous donne la certitude absolue de ne pas être dans l'erreur. Le grand philosophe français, René Descartes (1596-1650), par exemple, était à la recherche d'une connaissance absolument certaine. Ou bien on s'en tient aux critères du vrai comme ce qui est rationnel de croire. C'est ce que je propose. Les philosophes débattent pour savoir quelle notion de vérité est la plus acceptable. Ils se regroupent en deux camps adverses: 1˚ celui des réalistes; 2˚ celui des anti-réalistes. Les raisons que je vais présenter en faveur du camp des anti-réalistes ne constituent pas une réfutation absolument décisive de la conception réaliste de la vérité. Peut-être également que tout ceci sera pour vous un peu étrange; mais, soyez sans crainte, nous reviendrons sur toutes ces questions tout au long du cours. Le premier camp dit que la vérité existe indépendamment de nous, de nos croyances et de nos moyens de la connaître. L'un des plus grands philosophes des temps anciens, Platon (428-348 av. J.-C.) - dont je vous entretiendrai dans un prochain cours - fait 22 partie du camp des réalistes. Les partisans du camp des réalistes soutiennent en gros trois choses. 1˚ Il y a des faits qui existent en dehors de nos esprits. Par exemple, la Terre est ronde est un fait, dont l'existence est indépendante de notre pensée. 2˚ La vérité consiste en un accord entre la réalité (les faits) et notre pensée; inversement, la fausseté est un désaccord entre la pensée et la réalité. Aussi, la pensée “ La Terre est ronde ” est vraie parce qu'elle correspond à la réalité; inversement, la pensée “ La Terre est plate ” est fausse car elle ne correspond à aucun fait dans la réalité. Les réalistes soutiennent donc, à propos de la vérité, ce qu'on appelle la théorie la vérité-correspondance ou la vérité-copie. 3˚ La Vérité avec un grand “ V ” existe; qu'il y ait ou non des hommes pour la connaître. Les réalistes adoptent le “ point de vue de Dieu ”17 , car le point de vue réaliste n'est pas le point de vue de quiconque, d'aucun observateur humain, mais celui d'un “ être supérieur ” qui surplomberait pour ainsi dire tous les points de vue et la réalité elle-même. “ Dieu ” seul serait en mesure de dire ce qui est réel et ce qui ne l'est pas; donc, ce qui est vrai et ce qui est faux. (Notez bien que je ne dis que les réalistes sont tous des croyants. Loin de là ! Bon nombre de philosophes réalistes sont athées. Je dis simplement que le point de vue réaliste sur la vérité n’est pas celui d’un humain.) Prenons les questions suivantes: Le monde a-t-il eu un commencement? Les extraterrestres existent-ils? Selon les 17 Sur cette caractérisation du réalisme comme le “point de vue de Dieu”, voir l’ouvrage du philosophe américain, Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984, chapitre III, p. 61. réalistes, même si nous nous ne pouvons répondre affirmativement par oui ou par non à ces questions, il y a et il doit y avoir, une réponse positive ou négative à ces grandes questions. Passons à l'autre camp, celui des anti-réalistes. Les anti-réalistes pensent que la vérité n'est pas indépendante de nos croyances rationnellement justifiées. Ils admettent des faits, mais ces faits ne sont pas indépendants de nos croyances justifiées. Par exemple, le fait que la Terre est ronde n'est pas indépendant de nos théories astronomiques et physiques. Parler d'une vérité qui existerait au-delà de ce que nos théories et de nos moyens rationnels nous permettent d'en dire ne fait, selon les anti-réalistes, aucun sens. En d'autres termes, le fameux “ point de vue de Dieu ” n’est une pure illusion. L'anti-réaliste n'a pas besoin de supposer une réalité indépendante de notre esprit, à laquelle, soi-disant, seul “ Dieu ” aurait accès. Les anti-réalistes font également valoir que nos connaissances et nos théories évoluent. La forme plane de la la Terre est sans contredit l’exemple le plus spectaculaire d’une “ vérité ” qui s’est révélée fausse à un moment donné de l’histoire de l’humanité. On pourrait mentionner également des tas d’autres exemples de ce genre. Songeons par exemple à cette ancienne croyance de nos ancêtres en la génération spontanée de la vie. Avec la découverte des micro-organismes par les biologistes, il est clair que la vie ne peut provenir que d’une vie préexistante. 18 . Une croyance 18 Sur ce point, voyez la très belle étude de Joël de Rosnay, L’aventure du vivant, Paris, Seuil, série sciences, S73, 1988. 23 rationnellement justifiée à une époque peut donc s’avérer fausse dans l’avenir. Même nos théories scientifiques les plus solides peuvent un jour être réfutées. C’est ce qu’on appelle le faillibilisme. Le philosophe américain, Charles Sanders Peirce (1839-1914) a été le premier à proposer cette idée selon laquelle il n’y a pas de croyances absolument sûres, infaillibles, qui soient à l’abri des remises en questions futures. Bref, l’anti-réalisme accepte le Principe de la relativité historique de nos croyances rationnellement justifiées : des croyances rationnellement justifiées à une époque peuvent s’avérer fausses dans l’avenir. Nous verrons au dernier cours l’implication de ces idées quant à la conception de la science qu’il faut en tirer. Vous croyez tous que s’il y a quelque chose d’absolument sûre et certain à 100% c’est bien la science, en particulier les sciences exactes, les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, etc. C’est la conviction des réalistes. Mais il n’en est rien, prétendent les anti-réalsites. On a vu dans l’histoire des sciences, des théories réputées certaines - comme la théorie de la physique d’Isaac Newton (1642-1727) - êtres remplacées par de meilleures théories. Croire que les sciences nous diraient la “ pure ” vérité, c’est une illusion réaliste que dénonce les anti-réalistes. Par ailleurs, les anti-réalistes contestent également la conception de ce qu’est une preuve que se font les réalistes. Une preuve, c’est une chaîne de propositions dont une d’entre elles, appelée conclusion, ne peut être fausse si les autres, appelées prémisses, sont vraies. (En effet, le vrai ne peut jamais entraîné quelque chose de faux.) Bref, une preuve c’est une argumentation déductivement valide. Cela dit, voici comment l’idée que les réalistes se font d’une preuve. Ils se la représentent comme existant en dehors du monde de notre pensée et du monde physique qui nous entoure, dans une espèce de Troisième Monde, celui de la Pensée pure et de l’Abstraction 19 . Les réalistes sont d’avis qu’il y a des preuves en soi qui n’exigent même pas qu’il y ait des humains qui les reconnaissent comme étant des preuves. Mais, demande l’anti-réaliste, y a-t-il de telles preuves en soi que personne ne peut voir, comprendre et finalement admettre ? Les preuves que la Terre est ronde ou que 2 + 2 = 4 convainquent plusieurs personnes. Une preuve, disent les anti-réalistes, est toujours une preuve pour une personne, même si elle peut ne convaincre personne. Par opposition à la théorie-copie de leurs adversaires, les anti-réalistes proposent une théorie qu’on appelle “ cohérentiste ” de la vérité. Selon cette théorie, une croyance est vraie si elle est cohérente avec l'ensemble de nos autres croyances rationnellement justifiées; dans le cas contraire, elle est fausse. Prenons un exemple simple. Croire que la classe a des murs paraît vrai car cela est cohérent avec ce que nous voyons, touchons (en 19On doit à Frege cette idée que le contenu des pensées des humains existent dans un Troisième Monde (voyez son essai “ La pensée ”, dans Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, pp. 170-195). Pour Frege, dans une pensée comme “ Marc est un cégépien étudiant en électrotechnique”, il faut distinguer, d’une part, l’acte de penser auquel celui qui l’exprime lui associe des images, sensations, préjugées qui lui sont personnelles, relativement aux particularités de Marc, des étudiants de cégep ou de ceux qui étudient en électrotechnique, du contenu de cet acte, d’autre part, qui est objectif et common à tous. Indépendamment des idées que je puis me faire de Marc et des cégépiens, je puis affirmer ou nier cette pensée qui nous est commune, avoir que Marc est un cégépien étudiant en électrotechnique. Pour Frege, ce même contenu existe dans ce qu’il a appelé le Troisième Monde. 24 pressant sur les surfaces vous pouvez ressentir une résistance), et également avec notre expérience des pièces des autres maisons, de même qu'avec bon nombre d'autres croyances que vous entretenez implicitement (par exemple, que les murs ne disparaissent pas quand vous ne les regardez pas). Il serait donc faux de croire que les murs de la classe sont mous ou flexibles parce que ce serait incohérent avec toutes vos autres croyances sur les murs: vous ne pouvez pas les étirer comme on étire un élastique; si vous frappez avec votre poing sur eux, votre poing ne s'enfoncera pas, etc. La vérité-cohérence fonctionne un peu comme les pièces d'un casse-tête: elle s'ajuste à l'ensemble des autres vérités. Les croyances qui ne s'ajustent pas à l'ensemble du réseau de nos autres croyances sont des croyances “ fausses ”. Merci de votre attention. * En guise de conclusion, j’aimerais vous citer un vers du très ancien philosophe grec, Xénophane de Colophon (mort vers 480 av. J.-C.) : Les dieux n’ont pas révélé toutes choses, dès le commencement. Mais, en cherchant, ceux-ci apprennent avec le temps et trouvent ce qui est meilleur. Quant à la vérité certaine, Personne ne la connaît. Même si quelqu’un parvenait à la connaître, il ne s’en rendrait pas compte. Car tout est compliqué par l’opinion. Voilà ce qui m’a paru ressembler à la vérité. 25