
Acte d'O 
 
Tu n’as pas vingt ans. Depuis trois ans tu n’as vu aucun membre de ta famille. Là-bas 
vivent  deux  grandes  sœurs  et  trois  petites.  Pas  de  permis,  pas  de  formation.  Manque 
l’acte d’origine : pas de formation.  
Suisse, Vallorbe, Neuchâtel – par l’Italie mais pas de traces. Pas de papiers. Tu loges chez 
un ami, Erythréen, permis B. Sans permis, pas de travail. Juste une fois trois semaines, 
distribué de la publicité dans des boîtes aux lettres, un ami de cet ami t’a proposé – toute 
la journée et cent francs au bout du jour. Et puis plus.  
Tu n’as pas de contact avec ta famille depuis trois ans. Ecrit deux lettres, pas de réponses. 
Et toujours pas d’acte d’origine. Electricien, ça t’aurait bien plu comme apprentissage. Pas 
de papiers, pas de formation. Alors tu déambules. Le bord du lac, le weekend, il y a du 
monde. Des gens de tous âges qui n’ont pas l’air pressé. Des femmes, des hommes et des 
enfants. Des gens que tu  ne connais pas. Tu  observes le lac.  Tu observes les  Alpes. Tu 
observes les gens. Tu observes et tu déambules.  
Séparé de ton amie – deux ans vous étiez ensemble : elle moitié suisse moitié italienne, 
mais elle avait quinze ans. A dix-huit elle t’aurait épousé, mais ça n’a pas tenu. Pas de 
papiers.  
Neuchâtel c’est joli. La Suisse c’est bien organisé – tout le monde à l’heure c’est bien. En 
Guinée ce n’est pas la même chose. On attend. Les taxis attendent d’être remplis avant de 
démarrer : quatre personnes derrière et une personne devant. Si tu es deux tu attends. Un 
autre qui entre et encore une autre – une femme énorme qui te coince contre la portière – 
et  un  homme  encore  devant.  Là  ça  démarre :  cinq  passagers.  Chacun  paie  selon  la 
distance – plus tu vas loin plus tu paies cher. Si quelqu’un sort le chauffeur cherche un 
nouveau passager. Les taxis sont remplis. Ça cause, ça cause. Ici ce n’est pas pareil.  
Tu parles peul. Pas l’occasion de parler ta langue ici. Tu aimerais bien parler peul – mais 
tu ne connais pas beaucoup de gens qui parlent peul comme toi ici, qui parlent peul avec 
toi. Tu parles français aussi mais ce n’est pas ta langue maternelle. Ça demande un effort. 
Tu fais l’effort.  
Tu vis. Tu observes. Tu regardes souvent derrière toi. Si on te contrôle tu ne t’énerves pas. 
Tu restes calme. Ils pourraient te retenir mais ils ne te retiennent pas. Tu ne mens pas. Tu 
dis : oui ma carte est périmée, non je n’ai pas de papiers. Mais ils ne t’ont pas gardé. Tu 
n’as pas de dossier à la police. Tu n’as pas de papiers c’est tout. Manque l’acte d’origine.  
Pas de papiers, pas de formation. Pas de papiers, pas de travail. Ils prendraient trop de 
risques  les  patrons,  même  au  noir.  Tu  ne  sais  pas,  ce  document,  cet  acte  d’origine, 
comment tu pourrais l’avoir. Plus de contact avec ta famille. Ton ami permis B ne sait pas 
non plus. Tu observes. Tu déambules. Mais comment trouver cet acte d’origine ?   
 
Juillet 2012 
 
 
Odile  Cornuz,  écrivain  et  dramaturge,  vit  à  Neuchâtel.  Elle  a  publié  notamment 
Terminus (L'Âge d'Homme, 2005) et Biseaux (D'autre part, 2009).