loin de partager ses positions politiques. Je partais de la terminologie en usage à la
Société d’études jaurésiennes, alors que Jaurès ne parlait jamais de théorie et de
pratique, mais de pensée et d’action, de fini et d’infini, d’âme et d’espace, de matière
et de sensation, de Dieu et du monde, de bien et de mal, ce qui n’est pas tout à fait la
même chose. Le marxisme « indépassable » me bouchait l’horizon.
On a toujours affirmé que la politique de Jaurès restait incompréhensible sans la
prise en compte de sa philosophie. Comme Max Bonnafous : « La pensée de Jaurès ne se
fractionne point. Il n’y a pas de cloison étanche entre sa métaphysique et ses doctrines
politiques et sociales. […] Pour Jaurès, l’entreprise philosophique est une propédeutique
indispensable à l’action politique. » Ou comme Madeleine Rebérioux : « Sa thèse
principale sur La Réalité du Monde sensible, apparemment sans relation avec la vie
politique, en constitue en fait, pour une grande part, le substrat philosophique : la politique
sera aussi la médiation de la philosophie dans le monde. »
Mais aussi tôt dit, aussitôt oublié, on ne s’intéressait plus qu’à l’homme
politique, en ne gardant de son passé philosophique que l’anecdotique et
l’événementiel : l’École normale supérieure, l’agrégation, Bergson le condisciple et
rival, le professorat à Albi puis à Toulouse, la soutenance de thèse en Sorbonne. Sans
jamais entrer en dialogue avec ses textes philosophiques, mais en lui collant des
étiquettes inappropriées qui ne pouvaient que servir de repoussoir : monisme,
panthéisme, ontologie… Pire, en écartant les curieux par l’évocation du manque
d’intérêt et d’originalité de sa pensée métaphysique, comme Madeleine Rebérioux,
déclarant : « Sa thèse principale, De la Réalité du Monde sensible (1891), ne révèle pas
une philosophie particulièrement neuve ou audacieuse. » Elle distinguait deux périodes
radicalement opposées dans sa vie et dans son œuvre : un Jaurès « petit–bourgeois »,
cousin de deux vice-amiraux, jeune universitaire croyant encore en la métaphysique,
politiquement républicain, voire proche des radicaux — ce qu’il n’a jamais été — et
un Jaurès socialiste « conséquent », après sa découverte de Marx, partisan exclusif de
la lutte des classes, et faisant du prolétariat le « dieu de l’histoire ». Elle transposait
ainsi sur Jaurès la théorie discutée et discutable de la « coupure épistémologique »
qu’Althusser appliquait à Marx en distinguant radicalement le jeune humaniste,
hégélien et feuerbachien des manuscrits de 1844 et l’économiste « scientifique » du
Capital. Et dans le plus pur style de l’idéologie et de l’esthétique du réalisme
socialiste, elle présentait l’élection de Jaurès à Carmaux en janvier 1893 comme ses «
noces avec le prolétariat »! Élu des mineurs qui lui confèreraient l’onction
prolétarienne, Jaurès entrerait ainsi à jamais dans l’histoire du mouvement ouvrier…
François Mitterrand, plus politique et moins idéologue, était plus clairvoyant
lorsqu’il écrivait dans la préface à Demain Jaurès de Michel Bataille : « Jaurès, ce n’était
pas le marxisme plus quelque chose — je ne sais quelle coloration française rendant la théorie
plus avenante, plus souriante, plus bariolée… Jaurès la plus profonde tradition nationale,
poussant ses racines occitanes jusqu’aux Cathares. C’est la Révolution française, son élan
d’universalité, ses mots d’ordre : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Vient ensuite — et elle n’est
pas négligeable — l’assimilation du marxisme, « algébrique », dit Jaurès, moyen de maîtriser
dans ses conséquences et de comprendre dans son mécanisme ce phénomène nouveau, l’essor
industriel du XIXe siècle. Rien de moins, et c’est énorme, mais rien de plus : un instrument.
Précieux. Indispensable. Un outil au service de l’essentiel : la libération de l’homme. » (1977).
Encore prêtait-t-il trop au marxisme. Jaurès avait ses propres conceptions de
l’économie, de la société et de l’histoire, qui n’ont certes pas manqué d’évoluer en un