UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES Première Licence en Sciences Economiques Année Académique 2004 – 2005 Histoire de la pensée économique Titulaire : Jean-Luc Demeulemeester Notes prises au cours du professeur J-L Demeulemeester par une étudiante de la faculté de droit (Cécile Jacubowiz) relue par le professeur. Update jusqu’à la fin du fin du premier chapitre pour l’instant PLAN Introduction 1. 2. 3. 4. 5. 6. Statut de l'histoire de la pensée économique Définition Structure des révolutions scientifiques Place de l'expérience dans les sciences et en économie L'économie: science ou art ? Bénéfices liés à l'étude de l'histoire de la pensée économique I. Chapitre 1 : Platon, Aristote, Saint Thomas A. Grèce antique 1. Introduction a) Les sophistes b) Platon 2. Origine du débat économique et politique à Athènes a) Evolution politique b) Evolution économique c) Cadre athénien 3. Différentes positions philosophiques a) Sophistes b) Platon c) Aristote B. La Chrétienté 1. Contexte historique: débuts de la féodalité a) L'œuvre de Saint Augustin (354-430) b) Grégoire le Grand (540-604) c) Isidore de Séville (570-636) d) Recul puis nouvel essor 2. La Somme théologique a) Le thomisme b) Liens avec Aristote c) Théorie de la justice d) Modèle de l'économie médiévale à l'époque de Saint Thomas II. Chapitre 2 : les mercantilistes. La naissance de l'économie politique. A. Le point de départ: l'âge des marchands 1. Commerce 2 2. Progrès agricoles et industriels 3. Point de vue social a) Au plan politique b) Bouleversements culturels et religieux B. Le mercantilisme 1. Généralités a) Figures du mercantilisme Jean Bodin (1530-1596) Réponse aux paradoxes de Mr de Malestoit La République Thomas Mun (1571-1641) Discours sur le commerce entre l'Angleterre et les Indes orientales. Le trésor de l'Angleterre par le commerce extérieur Antoine de Montchrestien (1576-1621) Traité d'économie politique William Petty (1623-1685) Traité des taxes et contributions Anatomie politique de l'Irlande Arithmétique politique John Locke (1632-1704) Traité du gouvernement civil Considérations sur les conséquences de l'abaissement de l'intérêt et de l'élévation de la valeur de la monnaie. b) Justification du rôle des marchands c) Protectionnisme offensif d) Développement d'une réflexion macroéconomique 2. Du bullionisme à la théorie quantitative de la monnaie a) Bullionisme strict b) Théorie quantitative de la monnaie c) Les raisons de la nécessité de la circulation de la monnaie d) Rééquilibrage de la balance commerciale e) Balance of labour - un autre courant mercantiliste 3. Politiques mercantilistes vis-à-vis des colonies a) Etat de sous-développement économique b) Domination politique et économique totale c) Débouché pour les produits de luxe C. La pratique: les politiques économiques menées, lien avec la théorie 1. Italie aux XIVe et XVe siècle 2. Angleterre 3. La France D. Le premier mercantilisme: le XVIe siècle 3 1. Volontarisme humaniste 2. Nouvelles productions 3. Un succès mitigé E. Le XVIIe siècle: l'Europe classique: le triomphe du mercantilisme 1. L'apogée du mercantilisme a) Le Climat de guerre b) La modernisation de l'appareil de l'Etat c) La pénurie d'or et d'argent 2. Un exemple de strict mercantilisme: Colbert. a) La politique de Colbert b) Les problèmes du colbertisme 3. Le mercantilisme anglais a) Les succès anglais b) Les formes du mercantilisme anglais Réflexions sur la sortie des espèces Protectionnisme industriel et commercial La production agricole Les actes de navigation c) Bilan économique de l'Angleterre vers 1700 III. Chapitre 3 : Le XVIIIe siècle A. Contexte 1. Les conditions de réussite du mercantilisme 2. Lente émergence de la pensée libérale B. La France: Pierre le Pesant de Boisguillebert 1. Sa personnalité - Le détail de la France sous le règne présent - Factum de la France - Traité de la nature, culture, commerce et intérêts des grains - Dissertation sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs 2. Situation économique et sociale de la France a) Situation sociale b) Situation économique 3. Pont de vue de Boisguillebert 4. Thèmes économiques chez Boisguillebert a) La notion d'interdépendance économique Origines de la notion Les différents niveaux de l'interdépendance b) La vision du circuit économique 4 L'optique de la production L'optique des revenus L’optique des dépenses c) Rappel: vision globale de Boisguillebert Notion de richesse Raisons de la crise Stratégies de développement d) Monnaie et richesse chez Boisguillebert Antimonétarisme et antimétallisme Thésaurisation Monnaie et prix Monnaie et aliénation C. Cantillon 1. Sa vie 2. Ses théories a) L'entrepreneur b) La formation des prix c) Rééquilibrage du commerce extérieur D. Quesnay et la physiocratie 1. Physiocratie 2. Droit naturel, libéralisme et primauté de l'agriculture 3. Buts et perspectives des physiocrates 4. Notions éthico-philosophiques de base a) Liberté b) Ordre naturel et ordre positif c) Ordre naturel et droit naturel d) Ordre naturel et libre-échange e) Libre-échange et despotisme éclairé 5. Thèmes économiques généraux a) Richesse - monnaie - valeur - prix Richesse Richesse et monnaie Monnaie et épargne Valeur et prix Remarque b) Production et consommation chez les physiocrates 6. Tableau économique de Quesnay a) Les classes sociales La classe productive Classe des propriétaires fonciers 5 Classe stérile b) Les échanges inter-classe du tableau Stade initial Premier flux d'échange Deuxième flux d'échange Troisième flux d'échange Stade final: stade initial de la prochaine période Vitesse de circulation de la monnaie Comptabilité des opérations c) Appréciation du tableau par Marx. IV. Chapitre 4 : Karl Marx A. Généralités 1. Sa vie 2. L'actualité de sa pensée 3. Spécificités de Marx B. B Le cadre économico-politique 1. Les utopistes 2. L'action de Marx et ses conséquences C. Le cheminement intellectuel de Marx D. Matérialisme historique 1. 2. 3. 4. Structure économique, infrastructure et superstructure L'évolution sociale La lutte des classes Critique de l'économie politique E. L'organisation de la société communiste 1. 2. 3. 4. Propriété collective des moyens de production Transformation et disparition de l'Etat Disparition du marché Deux principes de répartition F. Cœur de l'œuvre de Marx: l'anatomie du capitalisme 1. Théorie de la valeur-travail incorporé 2. Théorie de l'exploitation 3. Retour à la théorie de la valeur-travail 4. La dynamique du capitalisme a) Le cycle de rotation du capital 6 b) Reproduction élargie du capital c) Conséquences du capitalisme Croissance économique Effet transformateur de la croissance économique Mondialisation du capitalisme 5. Schémas de reproduction marxistes a) Reproduction simple b) Reproduction élargie c) Problème des déséquilibres 6. Baisse tendancielle du taux de profit a) Ce qui contrecarre cette baisse b) Conséquences de la baisse tendancielle du taux de profit 7. L'impérialisme, stade suprême du capitalisme? 8. Réinterprétation keynésienne des schémas de reproduction marxistes 9. Conception marxiste de l'Etat a) L'Etat comme instrument du capitalisme b) Les avancées sociales: contraires au capitalisme? c) Gramsci d) Poulantzas 7 INTRODUCTION 1. Statut de l'histoire de la pensée économique L'histoire de la pensée économique constitue une discipline au statut complexe car difficile à enseigner et apparemment peu utile. Mais aussi parce que l'économie se considère comme une discipline achevée. Elle se caractériserait par l'individualisme méthodologique, la recherche d’'équilibres et les anticipations rationnelles. De plus, les grands débats philosophiques, comme l'Etat vs le marché, le libre échange vs le protectionnisme, seraient réglés. Mais l'histoire de la pensée économique connaît aussi paradoxalement une renaissance, dans des revues, dans certains programmes doctoraux, dans des livres et des articles… C’est que la scientificité de la science économique fait débat. Dotée d’un « Prix Nobel » est elle pour autant une science exacte ? L'économie est parfois comme une branche des mathématiques appliquées (thèse de Rosenberg), elle ne serait que l'examen de toutes les conséquences possibles d’un principe de rationalité. Mais l’économie traite aussi du « monde réel » et a un pan « appliqué ». L’économétrie serait le pont entre la théorie et le réel (appréhendé au travers de séries de nombres). Mais là aussi il y a débat – et l’économétrie tend parfois à s’écarter de la théorie économique pour devenir une branche des statistiques. 2. Définition L'expression "histoire de la pensée économique" comprend: Histoire: c’est à la fois la somme des événements passés et la discipline qui les étudie. Cette dernière ambitionne de connaitre ce qui s'est passé exactement, quand, et pourquoi? Pour les questions quoi et quand, on a mis au point sur le plan méthodologique les règles de la critique historique (Ranke), qui permettent des découvertes avec une bonne assise scientifique. Mais sur la question du pourquoi, du lien de causalité en histoire (on parle parfois de « science » de l’Histoire) c'est plus ou moins un échec. On est devant une histoire « en miettes », les choses sont connues de façon parcellaire, en fonction des spécialisations. Pensée: cela comprend la philosophie, les idées et les sciences. L'histoire de la pensée économique comprend donc l'histoire des idées et de la science économique. La pensée économique est « l'ensemble des entreprises intellectuelles dont le but est de comprendre les phénomènes économiques » (P. Frantzen, 1978) L'histoire de la pensée économique est une discipline difficile et interdisciplinaire. 3. Structure des révolutions scientifiques On pourrait objecter que s'il existe une concurrence des idées, il existe un mécanisme darwinien de sélection des « meilleures » théories. La théorie économique actuelle serai la 8 meilleure. A quoi bon alors étudier le passé? L'histoire de la pensée économique ne serait que le musée des théories dépassées. En sciences exactes, on peut être un grand théoricien sans connaître l'histoire des sciences. Et cela car il existe un progrès: des idées fausses comme le géocentrisme (= la Terre est le centre de l’univers) sont définitivement écartées. C'est là l'idée d'un physicien historien des sciences: Thomas Kuhn (1962). Il a étudié la structure des révolutions scientifiques. (idée d’une évolution « discrète » des sciences). Il décrit l'évolution des sciences physiques : Il y a des périodes normales et des périodes de révolution scientifique. Dans les périodes normales, les communautés scientifiques ont une cohésion très forte. Ces périodes sont marquées par un consensus large autour des principes de base, des questions à élucider et des méthodes de travail. Ce consensus s'établit autour d'un paradigme. Dans ces périodes, les chercheurs membres d'une communauté scientifique travaillent à la solution de problèmes partiels et très pointus, à l'intérieur d'un cadre général qui n'est pas remis en cause. Les périodes de révolutions scientifiques sont "ces périodes extraordinaires au cours desquelles se modifient les convictions des spécialistes". Ainsi, en physique, les révolutions se sont succédées grâces aux thèses de Copernic, Newton, Lavoisier, et Einstein qui a revisité la physique newtonienne. La révolution scientifique se caractérise par le passage d'un paradigme à un autre. C'est dû au fonctionnement de la science normale : on finit par détecter un certain nombre d'anomalies qui sont difficilement interprétables dans le cadre du paradigme en vigueur. Exemple : des expériences menées au XIXe sur la vitesse de propagation de la lumière produisent des résultats incompatibles avec les prédictions de la mécanique newtonienne. Elles joueront un rôle dans l'émergence de la théorie de la relativité. Le paradigme précédent ne peut plus expliquer certains faits, et un paradigme nouveau s’établit et les explique. Ce dernier pourra aussi être supplanté par une nouvelle révolution scientifique. Si on tend vers la vérité, tout paradigme est provisoire, mais il y a un vrai progrès: le paradigme actuel ne pourra être supplanté par un paradigme ancien qui aurait ressurgi ! Les révolutions scientifiques ont un caractère irréversible: les paradigmes vaincus le sont définitivement. C'est pourquoi l'histoire des sciences ne joue pas de rôle dans la pratique des scientifiques. Pourtant, on constate un intérêt renouvelé pour l'histoire des sciences. Quid en économie? L'économie a le désir d'être la physique sociale (Quételet), et il semble qu'il existe aussi des périodes marquées par la domination d'un paradigme (exemple classique ou néo-classique) avec parfois des remises en cause qui ressemblent à des « révolutions scientifiques ». Ce fut le cas des théories de Keynes en 1936. Mais il existe aussi des contre-révolutions: le courant monétariste (Friedman), la nouvelle 9 macroéconomie classique (qui s'oppose à Keynes), les idées sur le rôle négatif de l'Etat et de l'assistance aux pauvres (thèse de Murray en 1980). On voit le retour d'idées malthusiennes, ricardiennes… On peut donc en conclure qu’en économie, l'histoire compte ! Des idées anciennes reviennent sur le devant de la scène. La domination d'un paradigme est donc moins définitive qu'en sciences "dures". Exemple : Les néo-classique, mais aussi l'école de la régulation (Boyer, en France), la socio économie (Bürgenmeier), les néo-institutionnalistes (North qui est un néo-classique mais moins formaliste, plus historien, pour qui les institutions comptent) Il y a coexistence de plusieurs paradigmes, coexistence durable et non pacifique. De plus, il y a des contre-révolutions en économie. D'anciens paradigmes sont repris, il y a des cycles dans l'histoire des idées économiques. L'évolution est plus hésitante en histoire de la pensée économique, contrairement à la théorie de Kuhn qui parle de progrès continuel. Pourquoi? Car l'économie se retrouve confrontée au problème de la preuve, comme toutes les sciences sociales. Il est difficile d'appliquer en économie le critère de démarcation entre énoncés scientifiques et non scientifiques. 4. Place de l'expérience dans les sciences et en économie En 1935, K. Popper publie La logique de la découverte scientifique. Popper est un physicien viennois devenu philosophe. Il étudie le fonctionnement des sciences empiriques: la physique, la biologie et la chimie. La croyance traditionnelle est que les connaissances se forgent par induction càd la généralisation des résultats tirés de l'expérience. En réalité, les faits sont organisés pour être perçus, interprétés, lus. La vision théorique est en amont. Les sciences empiriques se fonderaient aussi sur la logique déductive. Toute théorie est formée d'énoncés qui doivent être logiquement cohérents avec les hypothèses qui la fondent. C'est l'exigence de cohérence interne, "internal consistency". Parce que les théories des sciences empiriques portent sur une portion du monde réel, il faut que l'énoncé soit aussi testé càd confronté à la réalité empirique, via une expérience contrôlée. Cette expérience contrôlée est une expérience scientifique qui doit se dérouler dans un ensemble de conditions minutieusement contrôlées et reproductibles. Son rôle est d'infirmer une théorie, jamais de la valider. Exemple: on pose en hypothèse que "tous les cygnes sont blancs". Si on trouve 1, 100 ou 1.000 cygnes blancs, cela ne prouve pas la théorie. Cette dernière n’est simplement pas contredite par les faits et elle est provisoirement acceptée. Mais trouver un cygne noir infirme l'hypothèse. Une théorie est scientifique si elle peut être falsifiée (c'est le critère de Popper). Donc, les énoncés qui appartiennent à la science à un instant t sont ceux qui sont des propositions 10 testables et qui ont - jusqu'à présent - résisté à tous les tests mis en œuvre pour tenter des les infirmer. Les vérités scientifiques ont un caractère provisoire. Le critère de Popper permet d'exclure certains énoncés du domaine de la science. Tout d'abord, les énoncés qui ont été infirmés par l'expérience (exemple : la terre est plate). Ensuite, les énoncés qui ne pourront jamais être infirmés, ce sont les tautologies et les énoncés métaphysiques. Les tautologies sont les énoncés vrais par définition (exemple : la terre est plate ou ne l'est pas). Les énoncés métaphysiques, quant à eux, sont ceux qui se situent hors du monde de l'expérience. Le critère de Popper semble séduisant, mais il est difficile de l'appliquer. Exemple : de nombreux énoncés scientifiques ont un caractère non pas déterministe comme Y X qui est une relation linéaire exacte entre 2 variable mathématiques X et Y , mais probabiliste comme Y X avec qui est un terme d’erreur. Ces énoncés prévoient un événement non comme certain, mais comme probable. Ce genre d'énoncé ne peut être rejeté sur base d'une seule expérience négative. En économie, il y en a aussi. Mais en plus, il y a de nombreuses propositions par nature non testables. Ainsi, il y a la description d'un monde qui n'est pas celui de l'expérience. Exemple : le modèle de concurrence pure et parfaite sert à faire des démonstrations de l'existence, la stabilité et l'unicité de l'équilibre général. Bernard Guerrien dit d'ailleurs qu'il y a une "forte propension des économistes néo-classiques à évoluer dans des mondes tout à fait artificiels, imaginaires. Mais pourquoi pas si c'est une esquisse des grands faits stylisés? Il y a des tautologies plus ou moins dissimulées. Exemple : pour les marxistes, le taux de profit à tendance à baisser, sauf quand certains facteurs l'empêchent de baisser. Les économistes cultivent une certaine propension à retomber toujours sur leurs pattes. Enfin, des énoncés à caractère normatif (ce qui doit être) sont souvent inextricablement mêlés aux énoncés positif (ce qui est). Exemple : Quand Walras décrit un modèle d'équilibre général, qu'est-ce donc? A-t-il pour vocation de donner une vision, même approximative, du monde dans lequel nous vivons, ou bien propose-t-il une forme d'organisation sociale où serait respectée la justice dans l'échange (une justice commutative, comme chez Aristote, et non distributive). Cette forme de justice a un impact dans le socialisme de marché d'Enrico Barone (1910) et Oskar Lange (1939). Il existe aussi un problème fondamental de l'expérimentation en économie. Il y a un "handbook of experimental economics", qui comprend des tests de comportement, concernant les théories du consommateur, la théorie des jeux, les marchés financiers… Mais malgré tout, il est difficile, au point de vue des conditions pratiques, de mener une vraie expérience scientifique sous des conditions contrôlées et reproductibles (en tous cas en macroéconomie). Exemple : On ne va pas provoquer une crise économique d'un certain type pour voir ce qui se 11 passe. Cela explique qu'on recherche en économie des substituts à l'expérience. Le premier est la modélisation mathématique "structurale", grâce à laquelle on simule les effets, par exemple, d'un augmentation des taxes, en prenant en compte la systémique. Mais cela pose des problèmes quant aux types de modèles utilisés, à leur complexité, aux non linéarités qui peuvent exister… On peut aussi se référer à l'histoire économique, institutionnelle,… mais tout y est mélangé. On a aussi mis en place l'économétrie (Cowles Fondation, 1931). Mais elle a des limites: c'est de l'histoire quantitative qui estime des réactions dans un contexte donné. De plus, et c'est la critique de Lucas (1976), si les conditions de politique économique changent, le comportement change. L'économétrie macro-économique est donc une expérience presque inutile. Le problème de l'économie, c'est que c'est un processus historique. Le nier est dangereux. Mais il y a autant de danger à méconnaître l'histoire qu'à la suivre aveuglément. Il existe aussi des changements non anticipés en histoire (et donc dans la vie économique) Tout cela a pour conséquence qu'il est nécessaire de faire preuve de modestie. Il va falloir faire "feu de tout bois" càd recourir à diverses méthodes (modèle, estimation économétrique, enquête, hitsoitre,…) pour que chacun sachent que chaque méthode a ses limites (par exemple l'expérience historique a une force moins probante que l'expérience en laboratoire). Cette fragilité de l'expérience en économie rend difficile de trancher entre des analyses contradictoires. La domination d'un paradigme n'est par conséquent jamais absolue et son élimination pas forcément définitive. L'histoire de la pensée économique a, dans ce cadre, un rôle: la compréhension des débats en économie. La fragilité de l'expérience mène parfois à la tentation du formalisme: on cherche au moins à être sûr de la cohérence logique de ce que l'on avance. Il y aurait moins de certitudes en économie qu’en physique –et donc plus de débats. 5. L'économie: science ou art? L'économie peut être positive, décrire ce qui est, ou normative, décrire ce qui doit être. Lorsqu'elle est positive, il s'agit de la science de l'économie, qui analyse les forces qui gouvernent l'activité économique. Elle se pose les questions suivantes: comment fonctionne l'économie, qu'est-ce qui détermine la croissance, la répartition des revenus… Lorsqu'elle est normative, elle présente un lien avec l'éthique et la philosophie politique. Le fait que l'économie est un art permet de faire le lien avec le policy-making: on relie les sciences de l'économie avec l'économie normative. Si on veut atteindre les buts normatifs, sachant comment l'économie fonctionne, on va se demander comment faire. Ce fut le cas de Smith, Marshall… Dans ce cas, la démarche relève de l'art, tout comme la médecine est l'art de guérir (la science n’épuise pas tout le problème). On est là devant des questions de méthodologie: que connaissons-nous, comment connaissons-nous ce que nous connaissons… Et les réponses à ces questions dépendent de la 12 réponse qu'on apporte à une autre question. Existe-t-il une vérité ultime, ou n'existe-t-il pas de vérité sous-jacente? Si on estime qu'il y a une vérité ultime, les scientifiques essaient de la révéler. C'est une pensée absolutiste. S'il n'y en a pas c'est une pensée relativiste. Mais dans ce cas, il existe des propositions plus crédibles que d'autres. Les auteurs relativistes cherchent à déterminer pourquoi et sur base de quels critères. Pour le courant absolutiste, qui croit à l'existence d'une Vérité ultime, le travail de la science est d'établir la Vérité. Popper appartient à un de ces courants, le positivisme logique. Les scientifiques développent une théorie logiquement cohérente, à structure déductive, qui mène à des propositions testables empiriquement (falsification chez Popper). Popper développe le falsificationnisme. On tend vers la Vérité, via des essais de falsifier les propositions. Le progrès scientifique dépend de la falsification continue des théories. La théorie dominante à un moment donné est alors celle qui explique la gamme la plus large d'observations empiriques et qui n'a pas encore été falsifiée. Kuhn, lui, en 1962, développe sa théorie des révolutions scientifiques. La science est fondée sur un paradigme (Cf. supra). Il se peut à un moment donné qu'une théorie supérieure existe, mais qu'elle ne soit pas adoptée en raison d'une inertie en faveur du paradigme existant. D'où la nécessité d'une révolution scientifique. Lakatos, vers 1970, va observer les pratiques des scientifiques. S'ils sont engagés dans le développement de programmes de recherche concurrents, chacun d’eux implique d'analyser et chercher à falsifier un ensemble de données, mais aussi et surtout l'acceptation sans contestation de postulats de départ logiques, qui forment un noyau dur (hardcore). De ce noyau dur, on dérive un ensemble d'implications périphériques, qu'on cherche à falsifier… Si on y arrive, on ne devra pas rejeter la théorie, mais opérer un ajustement ad hoc. Kuhn dit vrai, on reverra les hypothèses du noyau dur, mais seulement s'il existe un nombre suffisant d'implications périphériques qui sont falsifiées. La stabilité de la « vision dominante » est plus forte ici qu’avec Kuhn. Quant à ceux qui ne croient pas en l'existence d'une vérité ultime, ils se résument en deux approches: l'approche rhétorique, et l'approche sociologique. Dans l'approche rhétorique, on retrouve Mc Closkey (persuasion in economics) : une théorie peut être acceptée non parce qu'elle est vraie de façon inhérente, mais parce qu'elle est convaincante càd que ses avocats réussissent à convaincre les autres via une rhétorique (art d'emporter l'assentiment d'une audience) supérieure. Exemple : l'usage des mathématiques "fait" plus scientifique que le langage littéraire. Cela a l'avantage d'avoir le look d'une science exacte et cela permet l'exclusion des non-initiés. Dans l'approche sociologique, on a examiné les contraintes sociales et institutionnelles qui influencent l'acceptabilité du thème. Exemple : le financement de la recherche, le contrôle des revues peuvent déterminer quelle théorie est acceptée (autant que sa capacité intrinsèque à expliquer les phénomènes). L'idée est que les chercheurs ne s'intéressent pas tant à la véracité de leurs idées qu'à leur caractère publiable. 13 6. Bénéfices liés à l'étude de l'histoire de la pensée économique Tout d'abord, on peut devenir meilleur économiste. En s'initiant à une variété de façons de voir l'économie, ce qui permet l'éclosion d'idées nouvelles. Cela permet aussi d'avoir plus de tolérance par rapport au point de vue d'autrui en s'initiant à des cadres théoriques différents. Les grands économistes, de Smith à Samuelson, ont étudié l'histoire de la pensée économique. Ensuite, on prend conscience de la nature et des limites de la méthodologie actuelle, ce par simple comparaison. Enfin, on apprend à être humble : si des théories passées semblent naïves, les historiens du futur n'en penseront sans doute pas moins des théories actuelles. Il faut veiller à garder une certaine dose de modestie: un scientifique, à l'inverse d'un curé ou d'un idéologue, est prêt à une remise en cause. CHAPITRE 1 : Platon, Aristote, Saint Thomas. L'Antiquité est une ère où l'économie "stagne". En fait, son développement est discontinu. Au 7e siècle avant JC, l'usage de la monnaie se développe. Cela va permettre le développement du commerce en Méditerranée orientale et le développement de Cités États. Les cités grecques connaissent aussi un important développement au 5éme siècle av. J.C. L'empire romain conquiert peu à peu la Méditerranée et en fait un espace commercial unifié. Il y a un vrai développement commercial. Mais durant toute cette période, il y a de l'esclavage, donc pas de salaire à payer. Il n'y a donc pas d'incitant au progrès technique, et pas de salariat (ou peu). C'est en 476 que l'Empire romain d'Occident tombe, et en 1453 seulement, ce sera le tour de Constantinople, dernier vestige de l'Empire d'Orient (prise par les Turcs). 476 marque le début du Moyen Age, qui s'étend pour certains jusqu'en 1453, pour d'autres jusqu'en 1492 (date de la découverte de l'Amérique et aussi prise de Grenade, dernier bastion musulman en Europe de l'Ouest). Le Moyen-âge est d'abord une période de déclin économique (ce sont les "dark ages" du 5ème au 11ème siècle): la taille des villes diminue, les échanges aussi. Mais une reprise se marque au XIIe siècle, qui aboutira à une reprise significative du marché. A. Grèce antique 1. Introduction Le monde grec est un monde de savoir, réputé dans la géométrie, la mécanique, la philosophie… C'est un monde plutôt tourné vers l'abstraction, vers l'étude des mathématiques 14 et de la philosophie, peu pragmatique. C'est aussi un monde désuni au plan politique (siècle Cité-Ètats) Au contraire, Rome se préoccupe d'architecture, de droit et d'art militaire ; elle est plus efficace dans le domaine temporel. Elle va unifier tout le bassin méditerranéen.Un peu comme l'Europe et les Etats-Unis aujourd'hui. L'économie suscite relativement peu de réflexions, sauf au point de vue éthique. Pourtant, la pensée grecque a des échos contemporains: elle est intéressante car ce sont les réflexions développées au sujet des premiers développements du marché. Ces réflexions se situent dans le cadre d'un vaste débat mené aux IVe et Ve siècle avant JC à Athènes, dominé par les thèses des sophistes, de Platon et d'Aristote. a) Les sophistes (2d moitié du Ve siècle avant JC) Ce sont des philosophes qui vont de ville en ville pour enseigner la rhétorique, c'est-à-dire l'art de parler en public, et les moyens de faire triompher une thèse quelle qu'elle soit dans une discussion. C'est l'art de convaincre et de séduire. Quelques grands noms: Protagoras d'Abdère, Gorgias de Léontium, Prodicus de Céos, et Hippias d'Elis. Ils sont "relativistes": ils n'ont pas de vision trop scientifique. Ils ne croient pas en l'existence d'une vérité absolue en dehors des hommes, ou même d'un absolu abstrait du style: le vrai (absolu fondateur de la science), le bien (absolu fondateur de l'éthique), ou le beau (absolu fondateur de l'esthétique). Cela apparaît dans le mot célèbre de Protagoras: "l'homme est la mesure de toute chose". b) Platon Il a vécu de 427 à 347 av. JC. Il naît au Ve siècle, le siècle de Périclès (l'apogée d'Athènes), mais au moment de la mort de ce dernier. Il est noble de naissance, et assiste durant sa jeunesse à la décadence d'Athènes. A 20 ans, il se lie d'amitié avec Socrate et devient philosophe. Il publie ses premiers Dialogues. En 399, Socrate meurt. En 389 et 388, il voyage en "Grande Grèce" càd Italie du Sud et Sicile. Il rencontre les pythagoriciens et Dion, tyran de Syracuse. A son retour, il est à l'apogée de sa carrière. Il fonde l'académie et rédige la suite des Dialogues: le Banquet, Phédon, la République. Il a 60 ans quand Aristote vient s'ajouter au cercle de ses élèves. A l'appel de Dion, il tentera par deux fois de mettre ses idées en pratique sous le règne de Denys Le Jeune mais ce sera un échec. c) Aristote Il a vécu de 384 à 322 av. JC. Fils de médecin, il est né à Stagire en Macédoine. Il rejoint très tôt l’Académie de Platon et y reste pendant 19 ans jusqu’à la mort de celui-ci. A ce moment-là il quitte Athènes et devient le précepteur de Philippe de Macédoine. A son retour à Athènes en 335, il fonde Le Lycée (rival de l’Académie) où il rédigera la majeure partie de son œuvre. En 323, il quitte Athènes à cause des pressions du pouvoir 15 politique qui se font de plus en plus fortes. Il meurt un an plus tard en exil. Son œuvre encyclopédique est variée et traite de morale et de politique : Ethique à Nicomaque, Politique. Il aura une influence considérable sur la pensée arabo-islamique. 2. Origine du débat économique et politique à Athènes Examiner l'histoire d'Athènes est nécessaire pour comprendre les circonstances dans lesquelles se développe le débat. La Cité connaît une double évolution, politique et économique. Au plan politique, on passe de la monarchie à la démocratie tandis que sur le plan économique, on passe de l'économie "naturelle" à l'économie marchande. On a donc deux changements: la démocratie et le marché. Autant dire que c'est très contemporain. a) Evolution politique Le régime des origines est la monarchie. Puis entre 680 et 594 av. JC, on passe à un régime oligarchique: l'archontat. L'administration de la Cité est assurée par un collège de 9 magistrats (les archontes) appartenant à la noblesse. C'est un régime qui profite à quelques familles de propriétaires fonciers. Enfin suivront les réformes de Solon et Clistène, à l'issue desquelles la démocratie s'installe. C'est l'Ecclésia qui devient l'assemblée politique suprême. Il s’agit de l'assemblée du peuple, où tous les citoyens ont le droit de vote. Cependant, le titre de citoyens n’est pas accordé aux femmes, aux étrangers, aux affranchis et aux esclaves. b) Evolution économique On passe à cette époque d'une économie naturelle à une économie marchande. Dans l'économie naturelle, il y a une "planification" en quantité physique. La production et la répartition sont organisées directement en nature (en quantités physiques). La régulation de ce type de société, régie par la coutume et l'autorité, repose largement sur la logique du "status", statut hérité à la naissance, qui détermine la place de chaque individu dans la société, et les droits et les devoirs de chacun. Cela fonctionne d'autant mieux que les lois ont un caractère sacré. L'économie marchande repose sur l'échange monétaire. Elle peut revêtir deux formes différentes: l'économie marchande simple et le capitalisme. L'économie marchande simple est composée de petits producteurs indépendants (agriculteurs, artisans) et se reproduit grosso modo à l'identique. Le capitalisme, lui, est dynamique: il repose sur l'accumulation de profits. NB: le sens exact du mot capitalisme varie selon les auteurs. Mais peut-on qualifier de capitalisme par exemple le développement des activités commerciales et financières dans l'Antiquité, ou à la fin du Moyen-Age? Marx réserve le terme "capitalisme" à l'organisation sociale fondée sur le salariat et la grande industrie. Il s'est développé depuis la fin du XVIIIe siècle, durant la « révolution industrielle ». c) Cadre athénien 16 Athènes connaît de grandes modifications économiques: elle découvre l'économie monétaire (généralisant une découverte lydienne) et connaît une expansion rapide de type commercial (économie marchande simple). Athènes devient un grand atelier: la force de travail est fournie par les esclaves (salaire = 0). Les importations sont les matières premières : le fer de Chypre et le cuivre d'Espagne tandis que les exportations sont les produits finis : les poteries, le vin, l'huile… La ville crée une imposante flotte marchande, et va contrôler une vaste zone commerciale. Cette zone constitue un réseau de cités filles dans tout le pourtour méditerranéen. Le marché du capital est en pleine expansion ; des procédures de prêt, notamment aux armateurs, se développent. Socialement parlant, les petits commerçants, souvent des étrangers ou esclaves affranchis, deviennent de riches marchands. On assiste à une montée en puissance des inégalités et des frustrations. A cela s'ajoute la guerre du Péloponnèse (431-404 av. JC), où Athènes, cité de la mer, s'oppose à Sparte, cité intérieure et c’est cette dernière qui est victorieuse. Cela entraîne une crise politique et sociale, et l'équilibre social est rompu. La montée des inégalités et des frustrations a fait suite aux réformes de Solon, qui avaient favorisé la petite propriété, mais qui avaient été suivies d'une reconcentration des terres. Cela a eu pour conséquence un exode rural des petits agriculteurs vers la ville, d'autant plus problématique qu'ils ne trouvent pas de travail, car il est réservé en priorité aux esclaves. A côté de cela, les nouveaux riches qui sont les marchands et les financiers, ne sont souvent pas citoyens (étrangers enrichis) et n'ont pas d'influence sur le plan politique. La conjonction des changements économiques et du choc politique entraîne un déséquilibre social, ce qui provoque une remise en cause des lois de la Cité. 3. Différentes positions philosophiques La situation politique et sociale suscite d'âpres débats entre les philosophes: faut-il freiner, voire supprimer le phénomène de monétarisation de l'économie? Ou au contraire l'encourager? a) Sophistes Les sophistes sont souvent des étrangers enrichis via le commerce. Ils sont donc naturellement favorables à la nouvelle donne économique. Ils sont sans droits politiques, ce qui les rend mécontents et ils ont donc ont une tendance « réformatrice ». Ils réclament des mesures de libéralisation de l'économie : le développement des échanges avec l'extérieur, la suppression de l'esclavage, et la promotion du travail salarié. Ils contestent aussi le caractère sacré des lois, qui ne sont selon eux que des conventions humaines. En ce sens, ce sont des laïcs. Ils sont favorables à ce que les droits des individus aient priorité sur les règles contraignantes de la Cité. Ils prônent la souveraineté des personnes, qui devrait favoriser l'expansion de l'économie marchande. 17 Leurs conceptions libérales sont combattues par Platon et Socrate. Selon Platon, l'introduction, et surtout l'accumulation de la monnaie concourent à déliter l'ancienne organisation sociale. L'effet économique est positif, l'effet social négatif. Platon sera conduit à rechercher la "Cité idéale" càd définir la meilleur organisation possible de la Cité. b) Platon (Voir La République ; Les Lois qui appartiennent aux Dialogues) La démarche de Platon au point de vue économique et politique s'inscrit dans une conception du monde plus large, basée sur l’existence de l'immortalité de l'âme. Il a eu une influence énorme en Occident: "Toute la philosophie occidentale n'est que des notes au bas des pages de Platon" (Whitehead). L'Académie qu'il a fondée en 385 av. JC a duré près de 1000 ans. Sa philosophie fait une coupure, trace une ligne, entre deux mondes: le monde des idées qui est le monde intelligible, et le monde des sens qui est le monde sensible. Le monde des idées est supérieur au monde des sens, tout comme l'âme est supérieure au corps. Il pose l’hypothèse qu’il existe une théorie des idées: il suppose un empire hypothétique d'essences (eidos, idea) qui sont immatérielles, éternelles et immuables. Ces idées seraient les archétypes de la réalité d'après lesquels sont formés les objets du monde visible. Ces idées existent de manière objective: Platon construit un idéalisme objectif. Par exemple, s'il y a une multitude d'animaux, il existe un concept "animal", une idée d'animal, qui est l'archétype commun à tous les animaux et détermine la forme de leur être. Toute la philosophie de Platon est marquée par ligne de partage entre les deux mondes: le monde sensible dans lequel nous vivons, qui est affecté par le changement et les dégradations le monde intelligible, qui est l'essence du monde sensible, c’est le monde des idées immuables. Le monde sensible est le monde du visible. Il est perceptible, directement (objets, êtres vivants) ou indirectement (ombre, reflets dans les miroirs). Le monde des idées n'est accessible que par l'esprit, soit par les sciences, d'abord comme les mathématiques qui, en dépassant leur support matériel (ex : les figures géométriques), permettent d'atteindre une connaissance intellectuelle telle que celle des théorèmes universels. Soit accessible par la raison pure aussi, qui est propre à toutes les représentations. Le point central est l'idée de Bien, c’est le principe radical de toutes les idées, et se situe luimême au-dessus d'elles. Du principe du Bien découlent les idées d'être et de valeur, et par conséquent le monde entier. Ce principe crée l'ordre, la mesure et l'unité du monde. Et enfin, l'homme ne peut accéder à la connaissance de l'être qu'à la lumière du Bien - le bien se trouve dans le monde des idées à la même place que le soleil dans le monde visible. "Le soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d'être vus mais encore la genèse, l'accroissement et la nourriture". 18 Avec sa théorie des deux mondes, monde intelligible contre monde sensible, Platon a pu entièrement sacrifier le monde sensible de l'expérience comme source de connaissance. Le rationalisme chez Platon implique que les idées ne seront pas déduites de leur "incarnation" actuelle (induction de Socrate) mais contemplées sans présupposition. Et cela car l'âme connaît les idées, car elle-même provient de ce monde. Elle a séjourné dans le monde intelligible, et elle y a contemplé les idées. Toute connaissance et tout apprentissage est une réminiscence ou une anamnèse. La seule voie qui conduise à la réminiscence est le dialogue. Dialectiquement, et sans avoir recours à la représentation, les idées doivent venir au jour au cours du dialogue, et leurs relations réciproques doivent devenir plus compréhensible. Platon est aussi dualiste au point de vue anthropologique: il oppose âme et corps, et l'âme est supérieure au corps. S'inspirant de sources pythagoriciennes et orphiques, il croit à l'immortalité de l'âme. Elle perçoit les idées et ne peut donc être que de même nature. L'âme provient de la sphère du divin, du raisonnable, elle existe de toute éternité (cf. anamnèse) L'âme prend une forme corporelle, le corps (soma) est la prison de l'âme, une tombe (séma) pour l'âme. L'âme comprend trois parties: la raison, ce qui est proprement divin le courage, la part noble } ces deux parties appartiennent au monde de les appétits, la part inférieure} la perception Platon assigne une vertu à chaque partie de l'âme, donc trois vertus qui incombent à chacune de ces trois parties: Raison : Le devoir de ce qui est raisonnable dans l'âme humaine est d'être sage: la vertu est la sagesse. Courage : Le devoir du courage est d'obéir énergiquement à la raison. Sa vertu est la persévérance. Appétits : Ils doivent se plier aux exigences de la raison. Leur vertu est la modération. Platon ajoute à ces trois vertus une quatrième: la justice. La vertu de justice règne lorsque toutes les parties de l'âme remplissent les devoirs et les activités qui leur incombent. C'est dans cette vertu que se manifeste la tendance grecque à réunir en un tout: la mesure, l'harmonie et la vertu. A partir de la rationalité de la sphère idéale, Platon déduit le postulat du pouvoir souverain de la raison, et sa concrétisation dans les vertus cardinales: sagesse, persévérance, modération, et justice. Le monde intelligible est supérieur au monde sensible. Cela a pour conséquence la dévalorisation de ce qui touche au corps. Le monde sensible ne permet pas la connaissance vraie, mais seulement une opinion (doxa) incertaine. Au point de vue éthique, seul le monde idéal est digne de nos efforts. Le sage est celui qui tente d'échapper à la prison du corporel, du monde sensible. La récompense de ces efforts est la vie après la mort: "l'âme de l'être raisonnable retourne dans l'empire du pur esprit alors que celle de l'être déraisonnable ne s'envole pas jusqu'aux idées et doit faire pénitence". La meilleure vie est celle qui est conforme à la connaissance dont les éléments sont la contemplation des idées et la recherche du bien. Il y a aussi des 19 éléments politiques et pédagogiques: il faut aider les autres à s'élever vers la sagesse et les idées. Platon théorise la politeia qui est le modèle de la Cité idéale. C'est une utopie: il veut aboutir au meilleur Etat possible. Pourquoi un Etat? Pour pallier la faiblesse de l'individu, il est nécessaire de s'associer pour agir mieux et tirer plus d’avantages. Platon veut une communauté fondée sur la division du travail. Platon établit une analogie constante entre la Cité et l'individu, entre les classes sociales et les fonctions de l'âme: l'ordre dominant, celui des sages, correspond à la raison, l'ordre des gardiens correspond au courage, l'ordre des artisans correspond aux appétits. Pour l'individu comme pour l'Etat, la vertu de justice ne consiste pas dans la réalisation d'une tâche particulière mais dans l'harmonie qui naît de l'exercice de la meilleure activité. Le modèle de Platon est une aristocratie (non-héréditaire), un gouvernement par les meilleurs. Mais il existe un cycle des constitutions : Le régime aristocratique se transforme subrepticement en une timocratie (goût immodéré pour les honneurs). Les gouvernants sont bien reconnus, mais à cause de l'influence grandissante de l'argent se profile déjà la prochaine forme de gouvernement: l'oligarchie, en laquelle coïncident force et propriété. La richesse atteint une place centrale: "…ils poursuivent de plus en plus la richesse, et plus ils y attachent du prix, au moins ils en accordent à la vertu". Ce régime prend fin lorsqu'une révolution a lieu: ceux qui étaient sans biens, sans pouvoirs, obtiennent de force la démocratie. L'anarchie ne fait alors que croître, et aboutit à une tyrannie, la pire forme de gouvernement qui soit. On verra comment Platon va chercher à empêcher ce cycle de se produire en contraignant la vie de l’aristocratie. La motivation du juste est le salut des âmes. Par conséquent, la vie sociale sur terre doit être organisée de la façon la plus juste possible afin d'assurer le salut des âmes. Le travail du philosophe est de recherche les lois qui garantiraient le règne de la justice dans la Cité. C'est dans le cadre de cette recherche que Platon aborde l'économie. Il décrit la Cité idéale dans La République, et indique les moyens d'y parvenir dans Les Lois. La Cité idéale doit être caractérisée par le règne de la justice. Mais le concept de justice est difficile à définir. Il revient souvent, même aujourd'hui, Van Parijs de l'UCL a écrit Qu'est-ce qu'une société juste? , et Rawls A Theory of Justice (1971). On doit donc se demander ce qui est juste. Pour les Sophistes, « est juste ce qui revient au plus fort ». Cela revient, au point de vue économique, à exalter les vertus de la concurrence. Pour Platon, « la justice consiste à attribuer à chacun la fonction sociale qu'il mérite, d'après ses qualités morales, physiques ou intellectuelles ». Il s'agit plus ou moins d'une allocation rationnelle des ressources humaines, d'une division du travail (cf. Smith 1776 et Arrow 1973), à part que Platon parle de justice tandis que les économistes parlent d’efficacité. Concrètement, Platon va s'inspirer du modèle de Sparte. Il propose donc de diviser la société 20 en trois classes: ceux capables de commander (ordre d'or), les gardiens (ordre d'argent), et les laboureurs et artisans (ordre de fer et d'airain). Il y a une hiérarchie entre ces classes, mais la sélection des classes supérieures ne se fait pas en fonction de la naissance mais en fonction des qualités de chacun. Ces qualités doivent être révélées via des examens avec des règles du jeu clairement définies. Grâce à eux, on affectera les « bonnes personnes aux bons emplois » et personne ne le contestera. C’est un modèle méritocratique. En rétablissant la justice, la société se réconcilie avec elle-même, et les tensions sociales diminuent. Platon s'intéresse à la vie des classes supérieures, pour éviter qu'elles ne se transforment en oligarchie. Il proscrit donc pour ces classes la propriété personnelle et la détention de métaux précieux (à cause de sa répulsion pour l'économie marchande), et il recommande la communauté des femmes et enfants. Il prône ainsi une forme de communisme d'élite. Conclusion: La solution de Platon se fonce sur une rupture: il rejette la logique marchande au profit d'une logique communautaire, et prône le retour à l'économie naturelle. Il a une vision constructiviste se fondant sur son rejet de l'économie marchande et sur sa logique communautaire, Platon construit de toutes pièces les lois devant engendrer la Cité idéale. Platon donne naissance à une tradition d'utopie: les utopies émergent périodiquement en période de crise, comme une nostalgie de la Cité idéale, vers lequel il faut tendre asymptotiquement. Exemple : Au 3e siècle après JC, les pères de l'Eglise élaborent le Millénarisme, il y a aussi Thomas More (16e s), il y a les communautés idéales de Fourier, Cabet et Owen (19e s). Chez Marx aussi, on trouve des analogies avec Platon: l'idée d'instaurer une société communiste où la gestion de la production et de la répartition se fait directement en nature. Mais il y a également des différences: Marx appuie son rejet de l'économie de marché sur une analyse qui se veut scientifique de ses mécanismes. c) Aristote Aristote est un esprit universel: il s'intéresse à la philosophie, la physique, les sciences naturelles, mais tente aussi des réflexions politiques et économiques. Il fait preuve de préoccupations d'ordre scientifique. Il tire ses théories de ses observations, et ce aussi en sciences sociales et économiques. Il recourt à l'observation systématique pour comprendre la nature et la société, il veut en démonter les mécanismes. Là où Platon se cantonne au plan normatif, Aristote cherche à approcher le fonctionnement réel de l'économie marchande. Il partage cependant une série de 21 préoccupations avec Platon: il veut créer l'harmonie dans la Cité, et encourager le détachement des richesses matérielles. Les différences se marquent au point de vue de ses buts (de ses justifications) et des moyens qu'il veut mettre en œuvre. Au point de vue de ses justifications, Aristote ne croit pas à l'immortalité de l'âme. La garantir n’est donc pas le but de la Cité idéale. Le bonheur doit être atteint sur terre, et l'homme est capable de l'édifier par la raison, sans aide ou motivation « surnaturelle ». Pour Aristote, comme pour les « naturalistes » des 17 et 18ème siècles, l'homme doit vivre en société, il ne peut vivre seul. Le bonheur humain est concevable seulement dans le cadre de la Cité: l'homme est un animal social et politique. Aristote donne la primauté aux activités de la pensée et à la pratique de la vertu, ce dans le but d'améliorer la vie sociale, et non la recherche du salut de l'âme. Mais il est conscient que donner la primauté aux activités de la pensée n'est possible que si les besoins du corps ont été préalablement satisfaits. Il lui faut alors résoudre le problème de l'approvisionnement en biens matériels. Lorsqu'il envisage l'organisation de la production et la répartition, Aristote anticipe une voie sociale-démocratique. Il accepte le principe de l'économie marchande, mais veut néanmoins en contrôler (en l'occurrence en freiner) le développement. Il veut en corriger les excès, notamment en termes d'inégalités. Il accepte le principe de l'économie marchande à cause de deux raisons : Pour des raisons d'efficacité pratique, il s'oppose au communisme de Platon car la communauté des biens engendre de nombreux conflits. La propriété privée serait meilleure au point de vue de l’efficacité. On peut difficilement se passer de la monnaie: dès que la division du travail atteint un certain degré de complexité, c'est un moyen commode pour réaliser les échanges. L'idée est que la monétarisation de l'économie ne pose pas trop de problèmes à condition d'en maîtriser le développement. Aristote appelle les activités tournées vers l'acquisition de richesses la chrématistique. Il en existe deux formes: celle consistant à se procurer des biens pour la consommation domestique en en vendant d’autres, qui est légitime (elle correspond à l'économie marchande simple), celle qui est orientée vers l'accumulation illimitée des richesses, qui est condamnable (elle correspond au capitalisme). Il y a chez Aristote une forme d'anti-économisme: Aristote est opposé au commerce et aux activités financières, ainsi qu'au prêt à intérêt (l'intérêt étant une monnaie née d'une monnaie), et aux pratiques spéculatives et monopolistiques des commerçants. Aristote méprise le travail manuel qui dégrade le corps, il s'oppose donc à l'existence d'activités salariées, le travail manuel devant être laissé aux esclaves. Toutes les recommandations qui précèdent sont insuffisantes pour assurer la justice et faire 22 respecter l'harmonie sociale. Il développe deux notions de justice: La justice distributive : elle concerne la répartition des richesses et des revenus dans la Cité. Elle consiste à distribuer à chacun selon ses mérites. La justice commutative : celle relative aux échanges et aux contrats conclus entre les individus. Elle se base sur un principe de réciprocité: "que chacun donne autant qu'il reçoit". Mais cela nécessite l'existence d'un critère objectif pour juger de l'équivalence dans l'échange. Il va s'interroger sur la signification des rapports d'échange ente deux marchandises, et tenter de dégager un étalon commun de mesure permettant de juger l'équivalence des échanges. Mais il ne donne pas de réponse claire à cette question de l'étalon: il se réfère tantôt au travail, tantôt au besoin. Néanmoins, la pensée d'Aristote a un caractère moderne: l'analyse précède le normatif. Il faut comprendre le fonctionnement réel de l'économie de marché avant de suggérer les moyens de l'améliorer. B. La Chrétienté Les grands noms de la chrétienté sont Saint Augustin (4ème siècle) et Saint Thomas(1 »ème siècle). On retrouve des échos contemporains de leur pensée (en fait surtout celle de SaintThomas): les cafés Max Havelaer, qui visent à assurer un juste prix au producteur des pays du Sud, Oxfam, un certain altermondialisme…Sans parler de l’écho sur les consommations économiques et sociales des partis socio-chrétiens. C'est via Saint Thomas, au XIIIe siècle, que l'enseignement d'Aristote est repris et diffusé en Europe. 1. Contexte historique: débuts de la féodalité En 476, Rome est prise (par Odoacre), et l'empire romain d'Occident tombe. Celui d'Orient survivra avec des fortunes diverses jusqu'en 1453. La période du Ve au Xe siècle est une période de troubles ("dark ages") qui voit se succéder le morcellement de l'Empire Romain et les grandes invasions. L'insécurité est alors permanente. On assiste à une régression de la civilisation urbaine et de la culture écrite, ainsi qu'à un profond recul des échanges commerciaux qui accompagne le déclin des villes. Les temps sont marqués par un retour à l'économie naturelle, au troc. Le pouvoir est en crise: les souverains sont incapables d'assurer l'ordre dans leur royaume, le pouvoir politique s'atomise. C'est l'émergence de la féodalité, système basé sur les liens de dépendance personnelle entre suzerains (seigneurs) et vassaux. Le seigneur concède une terre, à titre de tenure noble, au vassal, à charge de certains services (fiefs). Un régime domanial se met en place. Même si le domaine ne vit pas en complète autarcie c'est malgré tout une organisation largement repliée sur elle-même. Les terres du domaine sont partagées entre la réserve seigneuriale et les tenures paysannes ou manses. Les manses sont concédés aux familles paysannes qui, en échange de la protection militaire du seigneur, 23 sont astreintes à des prestations en travail (corvées) ou en nature (livraison d'une partie de la production des manses). Dans cette société, l'Eglise est seule à garder la tradition de l'écriture. Elle se charge d'occuper l'espace culturel, tout en possédant de nombreux domaines. L'Eglise s'es insérée dans le monde féodal, insertion facilitée via l'œuvre de Saint Augustin. a) L'œuvre de Saint Augustin (354-430 ap. JC) Il écrit La Cité de Dieu. Pour lui, depuis le péché originel, il y a deux sortes de Cités: la Cité terrestre au sein de laquelle les hommes dépendent les uns des autres, et mènent une existence pécheresse. la Cité de Dieu au sein de laquelle les hommes se retrouvent dans la communauté de la foi, et ne dépendent que de Dieu. Pour un chrétien, la Cité de Dieu est évidemment infiniment supérieure à la Cité terrestre. Elle seule compte. Saint Augustin s'oppose aux thèses millénaristes de certains pères de l'Eglise. Ce sont les premiers utopistes chrétiens, qui tirent d'une prophétie contenue dans l'Apocalypse de Saint Jean selon laquelle la chute de Babylone (Rome) doit être suivie de 1000 ans de bonheur, la conclusion qu'il fallait organiser une société communiste. Saint Augustin s’y oppose, selon lui c'est confondre la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Le chrétien doit se soumettre aux institutions existantes ! L'œuvre de Saint Augustin prône un certain désengagement par rapport aux problèmes économiques, sociaux et politiques. Il développe l'augustinisme politique. Selon lui, il y aurait un partage des tâches entre le pouvoir temporel (Etat) et le pouvoir spirituel (l'Eglise), avec une supériorité de l'Eglise et de son chef, le Pape, sur l'Etat et son chef, l'Empereur, car "tout pouvoir vient de Dieu". b) Grégoire le Grand (540-604 ap JC) Il tient le pouvoir temporel comme simple auxiliaire du pouvoir spirituel (l'Eglise) qui aide à assurer le salut des âmes par la répression du péché. c) Isidore de Séville (570-636 ap JC) Il affirme que le pouvoir temporel ne serait pas nécessaire s'il n'imposait pas par la terreur et la discipline. Ce que les prêtres sont impuissants à faire prévaloir par la parole. d) Recul puis nouvel essor La doctrine de Saint Augustin permet à l'Eglise de s'intégrer à la société féodale dans sa première phase, caractérisée pour l'essentiel par une économie non-marchande. A partir du XIe siècle, il y a une reprise économique et une mutation politique, qui prendront toute leur ampleur aux XIIe et XIIIe siècles. Après une première phase de déstructuration, qui suit le démantèlement de l'Empire de Charlemagne (843) et les invasions répétées des normands au IXe siècle, il y a un 24 émiettement extrême du pouvoir politique, chaque fief devient une petite nation. Puis suit une phase, en mouvement inverse, de restauration du pouvoir royal, surtout en France avec les capétiens. Il y a des transformations politiques et des progrès économiques importants. Exemples : Perfectionnement des techniques de labourage, qui permettent une augmentation de la production agricole et de la population. Développement du mouvement communal, sur lequel s'appuie Philippe le Bel, pour asseoir l'autorité royale. Les croisades vont faire la richesse des villes italiennes: Gènes, Venise, Pise, et favoriser le développement du commerce en Méditerranée. L'économie commence à se remonétariser, et les conceptions de Saint Augustin ne correspondent plus à ces conditions économiques. De par cette apparition de nouvelles conditions économiques et politiques, l'Eglise se voit dans le besoin d'actualiser sa doctrine officielle. Il y a aussi de nouvelles conditions intellectuelles : via l'Islam, on redécouvre les écrits d'Aristote, ce qui provoque une crise intellectuelle. Cela va provoquer une approche nouvelle des problèmes politiques, on va placer la réflexion sur le terrain rationnel et scientifique. C'est une perspective nouvelle que l'Eglise ne contrôle plus, c'est aussi un défi à relever. Ce que fera Saint Thomas d'Aquin, dans La Somme théologique. 2. La Somme théologique Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) est un dominicain italien qui fait des études de théologie d'abord à Naples, où il prendra connaissance de la philosophie arabe et d'Aristote, puis à Paris, où il sera l'élève d'Albert le Grand. Il devient maître en théologie et professeur à la Sorbonne (Paris), qui est le centre de la philosophie européenne au XIIIe siècle, puis à Rome et à Naples. La Somme théologique est rédigée à la demande du Pape, dans l'objectif de concilier la doctrine de l'Eglise avec la philosophie d'Aristote. D'abord condamnée (par l’évêque Tempier), l'œuvre s'impose. En 1323, Thomas d'Aquin sera canonisé. a) Le thomisme Le point de départ du thomisme est la doctrine du péché originel, que Saint Thomas réinterprète pour en venir à accepter la partition de l'univers en deux mondes différents : le monde surnaturel, monde privilégié de la foi le monde naturel, où les hommes sont condamnés à habiter lors de leur passage terrestre, qui est le monde privilégié de la raison. A ce partage de l'univers correspond une division de la connaissance en deux parties : la théologie surnaturelle et la théologie naturelle. Saint Thomas est ainsi conduit à accepter et défendre le principe aristotélicien d'une analyse rationnelle de la vie terrestre. De l'autre côté, il met ce principe sous l'autorité de la foi (ce qui n'est absolument pas le cas chez Aristote), et 25 ce en vertu de la primauté du monde surnaturel sur le monde naturel. Cela a des conséquences politiques: il maintient la primauté de l'Eglise: « le salut des âmes ne s'effectue plus comme chez Platon par la mise en place d'une Cité idéale, mais dans le cadre de la vie religieuse régie par l'Eglise… » Cette pensée a aussi des conséquences au plan économique. Il y a quelques évolutions par rapport à la pensée antique: la condamnation de l'esclavage et la réhabilitation du travail manuel. Saint Thomas reprend la plupart des analyses et concepts d'Aristote. Le principe de l'économie marchande est admis, il s'agit donc plutôt d'en contrôler l'expansion et surtout d'en moraliser le fonctionnement selon les critères du christianisme. b) Liens avec Aristote Saint Thomas est favorable à la propriété privée, et ce pour des raisons d'efficacité (ce n'est pas pour lui une règle de droit naturel). Il distingue les artes possessivae, la chrématistique naturelle (bon usage du marché pour satisfaire ses besoins matériel), et les artes pecuniativae, la chrématistique non-naturelle (visant l’accumulation de profits). Le commerce est suspect mais admis. Il condamne les pratiques monopolistiques, les prêts à intérêts, et le change des monnaies derrière lequel se cachaient souvent des opérations de prêt à intérêt. Mais il apporte aussi des raffinements à la pensée d'Aristote. Il distingue 2 types de biens : les biens consomptibles sont ceux qui disparaissent dès le premier usage. C'est le cas de la monnaie. En cas de prêt, la propriété du bien passe à l'emprunteur. Exemple: le vin. On ne peut pas séparer le bien de son usage, peut-on alors vendre l'usage du vin? Si on prête du vin, et qu'on exige un intérêt, on demande deux compensations: l'une au titre de la restitution équivalente à la chose elle-même, l'autre pour prix de son usage. les biens durables. l'usage d'une maison par exemple c'est l'habiter, non la détruire. Il n'y a que dans ce cas-ci que les propriétaires peuvent céder, moyennant rémunération, l'usage, pour une période donnée, sans vendre le bien. La monnaie est assimilée par Saint-Thomas à un bien consomptible. c) Théorie de la justice Il faut faire en sorte que les actes d'échange et de partage des revenus restent justes. Saint Thomas reprend les idées de justice distributive et commutative, mais il développe en plus l'idée de juste prix, juste salaire et juste profit. Le juste salaire est celui considéré comme normal dans la collectivité. Le juste prix est par exemple le prix demandé par l'artisan qui doit simplement lui assurer une existence matérielle convenable: couvrir ses coûts de production (ses dépenses de matières premières et d'outillage) et lui permettre un léger surplus raisonnable (achat de biens de consommation nécessaires à l'entretien de sa famille et de ses compagnons). Saint Thomas fonde sa réflexion sur deux idées: les exigences de chacun doivent rester modérées, et dans les échanges intérieurs et extérieurs, il convient d'appliquer un principe d'équivalence afin d'éviter toute spoliation du vendeur ou de l'acheteur. 26 Saint Thomas est nuancé, tant pour le juste prix que pour le prêt à intérêt, il reconnaît que pour des raisons pratiques, la loi humaine doit s'écarter quelque peu de la loi divine. Le problème est que Saint Thomas manque de précision. Par exemple, il ne fournit pas de critère objectif pour juger de l'équivalence des échanges. L'exigence de modération reflète un rapport fragile entre villes et campagnes, on y voit l'influence de la réalité économique. d) Modèle de l'économie médiévale à l'époque de Saint Thomas La vie économique est marquée par l'existence de deux secteurs: la ville et la campagne, respectivement spécialisées dans la production artisanale et agricole. Les deux secteurs échangent leurs surplus. La taille de la ville est fonction du surplus que peut générer l'agriculture avoisinante. La ville a en effet besoin de matières agricoles pour ses productions, et de biens de subsistance pour sa population. Deux problèmes se posent: les possibilités d'augmenter le surplus sont limitées, et la surface agricole susceptible d'alimenter la ville est réduite, en raison du faible développement des transports. L'équilibre entre ville et campagne est fragile, surtout que des forces importantes contribuent à le perturber. Le contexte social de la ville est très différent de celui de la campagne. En ville, chacun a la possibilité de vivre et de travailler librement. "Stadluft macht frei", l'air de la ville rend libre: habiter en ville permet d'échapper au servage. Par contre, à la campagne règne le système féodal avec son cortège de contraintes. La conséquence est l'existence d'un exode de paysans vers la ville affranchie de la tutelle seigneuriale. Les bénéfices dégagés par les artisans, s'ils sont réinvestis dans la production, sont susceptibles de muer ceux-ci en capitalistes. Cela déclenche un processus de développement du secteur manufacturier urbain, et exige l'embauche de main-d'œuvre en plus. La demande de travail augmente, et l'exode rural suit. Il y a donc danger de rupture du fragile équilibre sur lequel repose la société médiévale. En conséquence, pour protéger cet équilibre, une série de garde fous ont été mis en place. Le système des corporations permet de canaliser les rapports entre ville et campagne car il impose une série de régulateurs. Il limite l'entrée dans les villes. Il évite aussi systématiquement la transformation de l'artisan en capitaliste via un accès difficile à la maîtrise (qui nécessite la production d'un chef-d'œuvre), et une limitation du nombre d'apprentis et de compagnons, ce qui limite la production. Enfin, la corporation instaure un monopole d'achat sur les productions agricoles des terroirs voisins. L'idée est que les institutions aident à gérer les forces économiques naturelles: il va y avoir une régulation. Cette régulation se fait donc par les corporations, qui évitent l'excroissance désordonnée du secteur artisanal, et le thomisme, qui pose en principe le rejet de l'accumulation capitaliste (chrématistique non naturelle) et le respect du principe 27 d'équivalence dans les échanges. Le thomisme donne aux relations, aux règles de la vie sociale, un caractère religieux. Tant les institutions que les croyances contribuent à cet équilibre entre ville et campagne. 28 CHAPITRE 2 : XVIe siècle - XVIIIe siècle: les mercantilistes. La naissance de l'économie politique. A. Le point de départ: l'âge des marchands Le Moyen Age, entre le XIe et le XIVe siècle, est une période d'essor économique. Mais à la fin de la période, au XIVe, il y a un effondrement démographique, causé par l'épidémie de peste noire qui frappe l'Europe pour la première fois vers 1359, qui est aggravée par la guerre de cent ans qui débute en 1339. Mais dès la seconde moitié du XVe siècle, la population recommence à augmenter, la demande croît et les salaires baissent. Les prix industriels augmentent et les prix agricoles sont bas, l'activité économique repart. C'est une époque d'importantes découvertes, de changements politiques, culturels et sociaux. On entame les trois siècles de transition entre la société médiévale et la société industrielle. C'est l'âge des marchands (Braudel, La dynamique du capitalisme, 1985), une période d'essor économique. 1. Commerce Au point de vue commercial, en 1487, Diaz contourne le Cap de Bonne Espérance, et en 1492 Colomb découvre le nouveau monde. Ce sont les grandes découvertes, qui sont favorisées par des progrès au point de vue de l'art de la navigation. L'Europe, qui était fermée au MoyenAge, part à la conquête du monde. Au début du XVIe siècle démarre la colonisation de l'Amérique par les Espagnols et les Portugais, puis les Français, les Anglais et les Hollandais. Cela engendre des modifications et des augmentations des courants d'échange. C'est une période de mondialisation, de globalisation. Les Portugais ouvrent une nouvelle route des épices qui contourne l'Afrique. On assiste aussi au développement du commerce transatlantique: des produits nouveaux sont amenés en Europe (tabac, tomates, maïs, pomme de terre…), et de l'or et de l'argent arrivent des mines du Pérou, de Bolivie (Potosi) et du Mexique. Il y a enfin un développement des plantations de canne à sucre aux "isles" (les Antilles) et au Brésil. On assiste à la naissance du commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. Pendant que les ports européens de la façade atlantique s'enrichissent, la traite des esclaves dépeuple l'Afrique occidentale. Un nouveau centre de gravité se forme pour le commerce, l'Atlantique devient plus important que la méditerranée. 2. Progrès agricoles et industriels Des progrès agricoles et industriels engendrent une amélioration du dynamisme économique. 29 Le cycle continu de la rotation des cultures remplace la jachère, dès le XVIe siècle aux PaysBas (en Belgique) et dans les autres pays au XVIIIe siècle. L'imprimerie, découverte au Xve siècle, suscite une nouvelle industrie très dynamique. Enfin, on perfectionne les techniques d'exploitation minière. Ces changements économiques entraînent des changements sociaux. En Angleterre par exemple, le développement de l'industrie lainière entraîne une augmentation de l'élevage des moutons. On assiste alors à la première vague d'enclosures, un mouvement de clôture des terrains communaux par les grands propriétaires, une sorte de privatisation. Par conséquent, la misère augmente. C'est à cette époque que Thomas More publie Utopia (1516). Ces conséquences sociales négatives auront paradoxalement des conséquences sociales positives. Les vagues successives d'enclosures du XVIe au XVIIIe vont provoquer l'apparition d'un réservoir de main-d'œuvre. La masse de pauvre augmente, les salaires diminuent, les manufactures ont à leur disposition une main-d'œuvre abondante et bon marché… Pourtant, il n'y aura pas de véritable révolution industrielle jusqu'au XVIIIe siècle car les limitations techniques pèsent sur la production, et les surplus dégagés par l'agriculture sont encore insuffisants (il faudra attendre la "révolution verte"). 3. Point de vue social On assiste au développement du commerce et des techniques financières, et à une abondance monétaire grâce à l'afflux des métaux précieux des Amériques. Il y a alors un accroissement de la monétarisation de l'économie européenne. Cela favorise la montée en puissance de la classe des marchands: manufacturiers, armateurs, banquiers… Par exemple, la dynastie marchande des FUGGER, une famille de tisserands de Aubsburg prête de l'argent à l'Empereur et aux autres princes. Ils obtiennent à titre de garantie pour les prêts importants des parts sur la production des mines d'argent du Tyrol, puis de cuivre, et sur l'exploitation de forges, de fonderies… Tout cela se combine à des activités bancaires au plus haut niveau. L'image du grand banquier tenant sous sa dépendance financière les deux moitiés du monde, le Pape et l'Empereur, est à peine forcée. 4. Au plan politique C'est la naissance de l'Etat centralisateur, qui succède à l'émiettement du pouvoir et la prépondérance de l'aristocratie terrienne du régime féodal. La forme du régime est la monarchie absolue, avec comme souverain François Ier en France (1494 – [1515] – 1547), Henry VIII en Angleterre (1509 – 1547), et Charles Quint dans l'Empire (1500 – 1558). Ces monarques veulent la prééminence, ce qui provoque des conflits avec la noblesse. Ils passent alors une alliance avec la classe montante des marchands, qui participent au financement de la politique royale, fort coûteuse car fondée sur l'entretien d'une armée permanente. La bourgeoisie investit peu à peu les structures de l'Etat. 5. Bouleversements culturels et religieux 30 La Renaissance naît en Italie au XVe siècle et se propage en Europe au XVIe siècle. C'est un mouvement intellectuel et artistique qui se nourrit de sources antiques (Platon, Homère, Epicure, la pensée stoïcienne…) parvenues en Occident via les réfugiés byzantins en 1453. Le courant humaniste se développe, composé de lettrés qui étudient les auteurs antiques, et propagent une conception du monde qui exalte la dignité de l'homme et la liberté intellectuelle. Par conséquent, on démarre une véritable investigation scientifique. Par exemple, Copernic théorise l'héliocentrisme (1473 – 1543), que Galilée et Kepler vont tenter de confirmer par l'expérience. L'idée est que l'univers est soumis à des lois que l'homme peut connaître grâce à l'usage de la raison et à l'expérimentation. Cela représente un danger implicite pour l'Eglise, les humanistes ne rompant pas avec elle mais dénonçant son obscurantisme et son dogmatisme ( Rabelais : « Sorbonagres »…). L'autorité morale et intellectuelle de l'Eglise est remise en cause. Une opposition directe éclate aussi: la Réforme. Il s'agit d'une contestation plus radicale qui se développe en réaction notamment contre des abus comme le trafic des indulgences. Luther (1483 – 1546) et Calvin (1509 – 1564) en sont les personnalités marquantes. L'unité de la chrétienté et de l'Eglise éclate. Les paroisses prennent position pour ou contre la réforme, et les Etats de leur côté affirment leur indépendance. L'influence de l'Eglise sur la société civile décroît. En France, l'ordonnance de Villers-Cotterêts abolit les juridictions ecclésiastiques, et remplace le latin par le français dans les jugements des tribunaux. Cela veut dire aussi une diminution de l'influence du thomisme sur l'économie. Le développement objectif du commerce, de la finance et de la manufacture met à mal les tentatives de contrôler le fonctionnement du marché par des règles censées contrôler les comportements individuels. B. Le mercantilisme 1. Généralités Le mercantilisme est plus un ensemble de pratiques de politique économique qu'une théorie. Ce n'est pas une école, au contraire des physiocrates. Il a été défini a posteriori par ses ennemis (Smith en 1776). D'où l'accent mis sur le mercantilisme, l'aspect commercial et protectionniste, visant le seul intérêt des marchands nationaux (c'est un jugement de valeur négatif). Or c'est un plus qu'un système commercial: un système manufacturier, un système agricole, et une conception de la puissance étatique. Il a quelques grandes caractéristiques: nationalisme autarcique, interventionnisme de l'Etat, bullionisme: croyance que l'accumulation des métaux précieux est la seule forme de richesse - c'est un fétichisme de l'or. 31 Mais les notions évoluent, il y a une certaine variété d'idées. On peut définir le mercantilisme comme (selon Pierre DEYON, p.13) l'ensemble des théories et des pratiques d'intervention économique qui se sont développées dans l'Europe moderne depuis le milieu du XVe siècle. Les éléments importants que l'on peut relever sont liés à la Renaissance: la réflexion politique et économique se laïcise (Cf. Le Prince de Machiavel,1513). Les auteurs du Moyen Age traitent des questions d'économie essentiellement sous l'angle de la morale divine. Les mercantilistes abordent les questions sous deux angles très peu divins: l'enrichissement de l'Etat et sa puissance, l'enrichissement des marchands. C'est dans cette optique qu'apparaît l'économie politique. L'économie est la science de l'organisation de la maison, la politique traite de la vie de la Cité. Les deux termes sont accolés pour la première fois en 1619 par Antoine de Montchrestien. C'est une nouvelle discipline, envisagée par les mercantilistes de manière essentiellement pragmatique. C'est la recherche des moyens efficaces pour accroître la puissance politique du Royaume en développant sa puissance économique. Ce sont des recettes qu'on suggère au souverain: le Traité d'économie politique de Montchrestien est dédié à Louis XIII. On réévalue le rôle des marchands (ça c’est quelque chose de nouveau) a) Figures du mercantilisme Les figures du mercantilisme sont variées. Jean Bodin (1530-1596) Jean Bodin est un français, un érudit de la Renaissance et juriste. Il est avocat, puis magistrat. Ses intérêts sont multiples: histoire, philosophie, politique et économie. Ses œuvres sont en 1568 il publie sa Réponse aux paradoxes de Mr de Malestoit en 1576 La République où il théorise la monarchie absolue. Thomas Mun (1571-1641) Thomas Mun est un homme d'affaire anglais, un membre du Conseil de la Compagnie des Indes orientales. Ses œuvres sont en 1621: Discours sur le commerce entre l'Angleterre et les Indes orientales. Il défend la compagnie accusée de contribuer à l'hémorragie des espèces hors du royaume par ses importations de cotonnades venant des Indes. en 1664: Le trésor de l'Angleterre par le commerce extérieur, qui est un classique du mercantilisme anglais. Antoine de Montchrestien (1576-1621) C'est un auteur dramatique français et un économiste. Sa vie est plutôt mouvementée: suite à un duel, il part pour un exil de 6 ans en Angleterre. Il revient en France, épouse une veuve fortunée en 1611 et crée une manufacture d'outils et ustensiles à Chatillon-sur-Loire. En 1616, il publie un Traité d'économie politique, puis il est fait baron. Mais bientôt des problèmes 32 surviennent: il est accusé de faux monnayage, il est mêlé à une rébellion des hugenots et finalement tué en 1621. William Petty (1623-1685) C'est le médecin général des armées anglaises, puis devient conseiller de Cromwell et Charles II. Il s'intéresse à l'économie, aux statistiques et à la démographie. Pour Marx, c'est le premier classique par son analyse de la valeur. Par son analyse de la monnaie et du taux d'intérêt, par contre, il appartient à l'école mercantiliste. Il publie: en 1722 le Traité des taxes et contributions en 1767 l'Anatomie politique de l'Irlande en 1671 l'Arithmétique politique John Locke (1632-1704) C'est un médecin et philosophe anglais, il passe 5 ans en Hollande pour rentrer en Angleterre en 1688. C'est après la révolution, une monarchie parlementaire est mise en place et Locke devient Commissaire royal au commerce et aux colonies. en 1690 il publie le Traité du gouvernement civil. C'est sa théorie du droit naturel, opposée à l'apologie de la monarchie absolue proposée par Hobbes dans le Léviathan, 1651. en 1691 les considérations sur les conséquences de l'abaissement de l'intérêt et de l'élévation de la valeur de la monnaie. Il y développe une analyse mercantiliste du commerce extérieur et de l'intérêt et est partisan de la théorie quantitative de la monnaie. b) Justification du rôle des marchands Saint Thomas, comme Aristote, était méfiant par rapport aux marchands, qui encouraient également le mépris des aristocrates terriens. La laïcisation va entraîner un changement de perspectives. Les activités commerciales et manufacturières sont désormais tenues en honneur par les mercantilistes. Ces derniers cherchent à démontrer la convergence d'intérêts entre souverains et marchands du royaume. La puissance politique du 1° passe par l’enrichissement des 2°. La démonstration de cette thèse se fait via une analyse monétaire. Ils sont monétaristes, ce qui leur a valu des accusations de bullionisme, parfois à juste titre, parfois exagérées. Bullionisme vient de bullion, lingot d'or, c'est l'amour du lingot. On les a aussi accusés de chrysohédonisme, attitude plaçant le bonheur dans l'or. Le point de départ de leur analyse est que l'or et l'argent sont un objectif. Car la puissance du souverain repose sur une large disponibilité en métaux précieux. Ils permettent de payer les dépenses royales, en particulier l'entretien d'une armée. Ils sont donc favorables à l'abondance de pièces d'or et d'argent, à la monnaie, et à la circulation monétaire dans le royaume. Cela doit faciliter la perception de l'impôt permettant d'alimenter les caisses du trésor royal. Il y a des incitants en faveur de la circulation monétaire, la thésaurisation (cf. NAGELS pp. 10- 33 11) est mal vue. Le problème de l'époque est que l'Europe est pauvre en mines d'or et d'argent, dont la source principale est les mines d'Amérique. Mais elles sont monopolisées par La puissance coloniale par excellence: l'Espagne (sous Charles Quint, c'est la première puissance européenne). Il s'agit donc pour tous les autres Etats de capter cette source d'approvisionnement par divers moyen. C'est un combat pour une ressource, un jeu à somme nulle. Cela se fait par le biais de la contrebande, et de l'activité des corsaires qui interceptent les galions espagnols. Mais un moyen efficace remarqué par les mercantilistes est d'avoir une balance commerciale excédentaire, c'est-à-dire que la valeur des exportations moins la valeur des importations soit supérieure à zéro: X-M>0 Cela car les transactions internationales sont payées en pièces d'or et d'argent, et un excédent commercial implique que la valeur des exportations est supérieure à celle des importations. Dès lors le flux d'entrée des métaux précieux est supérieur au flux de sortie. Le stock d'or et d'argent en circulation s'accroît. Pour obtenir ce résultat, il convient de favoriser l'activité des marchands du royaume: les mesures en faveur des marchands provoquent un excédent du commerce extérieur, donc une entrée nette d'or dans le royaume, ce qui permet une amélioration des recettes fiscales, et in fine un accroissement de la puissance politique. Les intérêts des marchands convergent donc avec les intérêts du Roi. C'est une attitude d'interventionnisme et de nationalisme économique, il s'agit d'une non coopération, d'une guerre, d'une économie de guerre. Les recettes des mercantilistes sont clairement interventionnistes. Même s'ils sont favorables aux intérêts des marchands, ils ne sont pas partisans du libéralisme économique, même s'il n'y a pas de rupture véritable dans la transition entre mercantilisme et libéralisme au XVIIIe siècle. c) Protectionnisme offensif Le principe est que l'Etat doit intervenir dans l'activité économique du pays par de multiples réglementations, et par des incitations diverses en vue de la stimuler et de l'orienter dans la direction appropriée. C'est un protectionnisme offensif. Les mesures préconisées sont la restriction des importations des produits manufacturés, et l'incitation à l'exportation de ces produits, de bonne qualité ( avec valeur ajoutée élevée). Il y a aussi la restriction, voire la prohibition, des exportations de produits agricoles et autres produits bruts (voire l'incitation à leur importation si le besoin s'en fait sentir). Cela pour deux raisons: réserver les matières premières aux manufactures nationales, et maintenir un bas niveau des prix de subsistance - les salaires sont calculés en fonction du prix du blé, donc un prix bas garantit de bas salaires. Des mesures vont être prises pour favoriser les commerçants et les armateurs nationaux dans le commerce extérieur, par le développement d'une flotte (ce qui a aussi un aspect militaire), et celui des recettes "invisibles" (transport, fret). Enfin, on incite au développement des industries à forte valeur ajoutée. En France, Colbert 34 crée des manufactures et instaure une réglementation stricte qui permet d'améliorer la qualité des produits. Chacun tente de favoriser son Etat contre les autres, dans le cadre d'un commerce international perçu comme un jeu à somme nulle (pour Ricardo, c'est un jeu à somme positive). Le commerce une façon de continuer la guerre par d'autres moyens. C'est une guerre d'argent, dont le but est de dégager un excédent commercial comprenant des gains nationaux importants, qui seront à la mesure des pertes des autres. d) Développement d'une réflexion macroéconomique Pour obtenir un solde positif du commerce extérieur, il faut avoir un point de vue sur l'économie interne. Pour imaginer des mesures efficaces concernant l'activité économique interne du royaume, il faut d'abord comprendre le fonctionnement de l'économie nationale. Il faut comprendre avant d'agir, le positif passe avant le normatif. Les mercantilistes vont se demander quels sont les liens entre: la masse monétaire, la demande interne et externe, le niveau des prix, l'intérêt, l'emploi. C'est le premier développement de la macroéconomie, un raisonnement sur les agrégats (Holisme, cf. Keynésiens des années 30). Ce sont aussi les premiers diagnostics précis fondés sur les dénombrements. C'est la marque de l'influence du contexte scientifique, "le livre du monde est écrit en langage mathématique", on peut donc le décrypter. C'est aussi l'influence des marchands, ils savent compter… La comptabilité en partie double se développe d'ailleurs à l'époque. Aujourd'hui l'économétrie suit la même démarche. On dénombre les hommes, la démographie, et l'argent pour tenir compte du commerce extérieur. Ce sont les comptes de la puissance. Au XVIe siècle, Bodin analyse les mouvements des prix à long terme. Au XVIIe siècle, William Petty fonde l'arithmétique politique, le premier souci de mesurer la valeur des vies humaines, du capital humain. Mun établit une balance des comptes. Vauban met au point une méthode de recensement pour l'établissement d'une dîme royale. 2. Du bullionisme à la théorie quantitative de la monnaie a) Bullionisme strict L'Espagne exerce sa puissance coloniale sur l'Amérique du Sud. Grâce à ses mines d'or et d'argent, il y a un afflux de métaux précieux en Espagne au XVIe siècle. Cela permet un augmentation du pouvoir d'achat. C'est un débouché qui attire: les foires espagnoles voient affluer les marchands de toute l'Europe, il y a risque de sortie d'or. L'Espagne se lance dans une série de tentatives infructueuses pour empêcher les sorties d'or et d'argent du royaume. Elle veut pratiquer un bullionisme strict. C'est le mercantilisme primaire, qui vise à accumuler l'or et l'argent, et à interdire leur sortie. Ortiz publie en 1558 un Mémoire au Roi pour empêcher les sorties d'or. 35 b) Théorie quantitative de la monnaie Mais il y a dès cette époque des points de vue plus complexes en Espagne, voir Pierre VILAR : « Or et monnaie dans l’histoire », Flammarion, 1974, p. 20. La théorie quantitative de la monnaie sera bâtie par Martin de Azpilcueta et Jean Bodin. Ils partent du constat qu'il y a dans toute l'Europe au XVIe siècle un mouvement ascendant des prix. Jean Bodin (1568) va y apporter une explication dans sa Réponse aux paradoxes de Monsieur de Malestroit touchent le fait des monnaies et l'enchérissement de toutes choses. Il fait une analyse statistique, ce qui est très novateur. Pour Mr de Malestroit, la hausse des prix est causée par les manipulations par les souverains de la monnaie-or pour régler leurs dettes. C'est le seigneuriage: la même pièce contient moins d'or, vaut moins, donc les prix augmentent. Pour Bodin, c'est une cause partielle seulement. Il est monétariste, la cause de l'inflation pour lui sont l'accroissement de la masse monétaire causée par l'afflux d'or et d'argent des Amériques. C'est la théorie quantitative de la monnaie, qui s'écarte du bullionisme. Les causes de l'échec du contrôle des sorties d'or d'Espagne, sont que l'or arrive à Séville sur les galions, et vient stimuler la demande de consommation, ce qui provoque une augmentation des prix agrégés. Cela stimule les importations, les Espagnols, trompés par le mirage de l'abondance monétaire, délaissent de plus en plus les activités productives. Cela provoque un déficit du commerce extérieur de l'Espagne, d'où des sorties d'or qui se diffuse dans le reste de l'Europe, entraînant tous les prix à la hausse. Echec des tentatives de contrôler les sorties d’or. L'analyse d'une situation mène à comprendre des relations économiques nouvelles, par exemple la théorie quantitative de la monnaie. M.V=P.T M est la masse monétaire en un instant donné (stock) V est la vitesse de circulation de la monnaie (nombre de fois que les mêmes unités circulent pendant un temps t) P est le niveau général des prix P . T est l'output en valeur, la somme des valeurs ajoutées T est le nombre des transactions = PNB = Y. Les mercantilistes avaient perçu cette relation, mais étaient conscients d'autres éléments. Dans l'optique monétariste, M, la masse monétaire en un instant donné, est le moteur de la relation. Si elle augmente, les prix augmentent (ceteris paribus, toutes autres choses étant les mêmes, V et T étant constants). Les mercantilistes sont de fervents partisans de l'augmentation de la monnaie, car pour eux si la quantité de monnaie ( or et argent) augmente, le revenu augmente - ils confondent monnaie et revenu, qui est la rémunération d'une activité de production : YK , YL ... 36 M V k Y M k Y V Si la masse monétaire augmente, les prix augmentent, les revenus des producteurs aussi. Si les revenus augmentent, l'idée est que les transactions vont aussi augmenter, ce qui donne plus de travail aux artisans, qui ont moins de temps mort, donc les frais fixes vont diminuer par rapport à l'output. On augmente la productivité et on diminue les coûts. Au final, si la masse monétaire augmente, les prix peuvent baisser! c) Les raisons de la nécessité de la circulation de la monnaie Un point important pour les mercantilistes: la monnaie doit circuler, ils s'opposent à la thésaurisation. La première raison est une raison importante: la circulation monétaire favorise le passage à une économie de marché. La seconde raison est que contrairement aux impôts du Moyen-Age qui se payaient en nature, corvées, pourcentage des récoltes, les impôts versés au pouvoir central doivent être en majorité payés en monnaie. La troisième est que la monnaie est un stimulus pour le commerce intérieur cette fois dans une période où le marché s'étend, les productions se différencient à cause du progrès technique, et le nombre des transactions commerciales s'accroît. Il faut donc augmenter la quantité de monnaie en circulation. Ainsi, Potter ( Angleterre, 1650) considère que si la masse monétaire augmente, les transactions augmentent aussi car une pénurie de monnaie freine le commerce et une monnaie abondante le favorise. Il suggère aussi qu'une augmentation des transactions fait baisser les prix. La quatrième est que la monnaie est un stimulus pour le commerce extérieur. Quand le volume des transactions internationales augmente, la quantité de monnaie pour les effectuer devra augmenter, il faudra plus de liquidités internationales. De plus, pour les mercantilistes, il y a un lien entre le désir de faire circuler la monnaie et d'augmenter les exportations. Si la masse monétaire augmente, c'est un stimulus pour le commerce international, cela rend possible l'augmentation des transactions internationales. Le commerce intérieur augmente aussi, l'output augmente, ce qui permet une commercialisation plus rapide de la production existante. Cela suppose que la demande extérieure est suffisante, c'est une hypothèse implicite. Quant la masse monétaire augmente, les exportations augmentent. L'idée est que les exportations sont fonction de l'output national. Aujourd'hui, on considère que les importations dépendent de notre revenu (M = m . Y), donc que les exportations sont fonctions du revenu du reste du monde :X = f(YY). Si les USA et l'Allemagne voient leur revenu augmenter, les exportations belges sont en hausse, le revenu belge aussi. d) Rééquilibrage de la balance commerciale 37 La théorie quantitative de la monnaie, avancée par les mercantilistes, va finir par être utilisée contre eux par les libéraux. Elle contient en effet en germes l'idée de rééquilibrage automatique du commerce extérieur qui sera développée plus tard par David Hume (17111776). L'excédent du commerce extérieur entraîne une entrée nette d'or, d'où un accroissement de la masse monétaire. Cela entraîne une hausse des prix intérieurs, donc les exportations baissent et les importations sont favorisées. Cela entraîne une résorption de l'excédent. Excédent du commerce extérieur Entrée nette d'or Accroissement de la masse monétaire Hausse des prix intérieurs Baisse des exportations Hausse des importations Résorption de l'excédent L'arsenal des mesures protectionnistes préconisées par les mercantilistes n'a pas de raison d'être. La plupart des mercantilistes n'arrivent pourtant pas à cette conclusion, car ils lient monnaie, intérêt et activité. L'abondance monétaire (cf. supra) comme l'abondance des hommes stimule l'activité économique de la nation. De l'abondance des hommes découle une offre de travail importante, donc un bas niveau salarial. Le travail est un facteur de production dont le coût est faible. De l'abondance monétaire découle une offre de fonds importante, le loyer de l'argent, le taux d'intérêt, est faible. Il y a confusion entre monnaie et facteur de production. Le bas niveau des salaires exerce une action positive sur les coûts de production des manufactures, le bas niveau des taux d'intérêts permet de financer à coût réduit les investissements industriels et commerciaux. Les mercantilistes sont favorables à une hausse de la masse monétaire aussi à cause de la pression à la baisse sur les intérêts. Cela facilite l'augmentation de l'output. Ils sont favorables à une "cheap money policy". C'est le cas de William Petty, qui publie en 1690 son 38 Arithmétique politique, et de John Law, banquier écossais établi en France sous la Régence et dont le système financier a fait faillite en 1720… L'accroissement de la masse monétaire doit entraîner une baisse du taux d'intérêt, ce qui stimule l'activité économique industrielle et commerciale, entraînant à son tour une hausse des revenus du souverain ( l'output augmente, et l'augmentation des exportations est fonction de l'output), et une hausse de l'emploi (accroissement de la population du royaume. Si Y f ( L) : L Y C * ). Le souverain est plus puissant, ses revenus augmentent et il peut se constituer une armée importante, les marchands sont plus riches, les profits augmentent, l'output augmente et les exportations aussi. Ces idées seront rejetées par l'école classique dès la fin du XVIIIe siècle. Sa sphère monétaire pour eux n'est qu'un voile, la vérité se trouve dans la sphère réelle ( supply side). L'idée que les différences dans la masse de monnaie ont une influence sur les taux d'intérêts et sur l'activité économique est rejetée, elle reviendra sur le devant de la scène avec Keynes en 1936. e) Balance of labour - un autre courant mercantiliste Un autre élément rend certains mercantilistes sympathiques à Keynes: l'optique de la balance of labour de certains mercantilistes anglais. Dans le courant étudié jusqu'ici, on lie la recherche d'un solde positif de la balance commerciale à la recherche d'une entrée nette de métaux précieux. Pour cela, il faut augmenter l'output. D'autres courants s'orientent vers d'autres objectifs: la protection de l'industrie nationale via une augmentation des exportations et une diminution des importations de produits finis, qui sont des biens concurrentiels. Ceux-là restent proches de la première optique. la balance of labour, dont le but devient l'emploi, la production. Le moyen est d'avoir un solde positif de la balance commerciale (pas le but). Le mercantilisme anglais mesure le bénéfice d'un accroissement des exportations par la quantité de travail procurée aux entreprises nationales, le bénéfice des importations, lui, étant fonction de la quantité de travail que ces dernières procurent au plan national. Ils sont pour les importations de matières premières à transformer, contre l'importation de produits finis, qui n'augmentent pas l'emploi, donc pas les revenus. Le but reste la production, pas la consommation. La balance of labour consiste à lier les exportations et les importations à une variation au point de vue de l'emploi. Le solde positif de la balance commerciale est un moyen d'augmenter l'emploi (Nagels, p. 15). Il y a une diversité de points de vue chez les mercantilistes, ils se préoccupent aussi de la croissance et de l'emploi (cf. Keynes, 1936 et Viner, 1937). 39 Les mercantilistes ne sont pas keynésiens: pour eux, le travail est un coût de production, il faut de bas salaires (politique des revenus). Un blocage des salaires va être institué, notamment via des bas prix agricoles, et un haut niveau de tous les autres prix. Il y a donc une opposition avec les propriétaires fonciers (noblesse). Dans un pays mercantile, les basses classes de la population ne doivent gagner que ce qui est physiquement indispensable. Pour Keynes, le travail n'est pas seulement un coût, c'est aussi un pouvoir d'achat, le travail est lié à la demande. 3. Politiques mercantilistes vis-à-vis des colonies La colonisation permet l'accroissement du pouvoir de l'Etat et de la richesse des marchands. La colonie est un réservoir de matières premières, et un débouché pour les produits manufacturés, et principalement les produits de luxe. Par conséquent, les mercantilistes posent trois grands principes: Il faut maintenir les colonies dans un état de sous-développement économique. C'est un lieu de réserve de matières premières, mais il ne faut surtout pas qu'elles soient transformées sur place. Elles doivent être réexportées vers la métropole. Il faut à tout prix éviter que la colonie ne vienne concurrencer la métropole. Le prix des matières premières doit aussi être maintenu aussi bas que possible, notamment via l'esclavage. Il faut maintenir les colonies sous la domination politique et économique totale et directe de la métropole. Les colonies ne peuvent être dirigées par les nationaux de la colonie, même s'ils sont des alliés du colonisateur. La métropole s'assure un monopole total du commerce avec les colonies - c'est le pacte colonial - et leur interdit de faire du commerce avec tout autre pays. Cela entraîne des tensions entre colons et métropoles, tensions qui aboutirons à l'indépendance de l'Amérique du Sud et des USA. Il faut faire en sorte que les colonies constituent un débouché pour les produits de luxe produits par la métropole. On en fait un marché captif. Ce n'est pas contradictoire avec le souci de maintenir les colonies dans un état de sous-développement, dont le corollaire est une répartition des revenus extrêmement inégale: la masse perçoit des revenus très faibles, une minorité des revenus très élevés (c'est elle qui achète et représente donc le débouché des produits de luxe). Il existe à cela des justifications idéologiques. Antoine de Montchrestien disait que "la colonisation a pour but de faire connaître le nom de Dieu, notre créateur, à tant de peuples barbares". Tout cela bien sûr sans ignorer des préoccupations plus prosaïques: "comme Dieu lui-même promet à ceux qui cherchent son Royaume d'y ajouter par dessus le contrôle de tout bien, il ne faut point douter qu'outre la bénédiction de Dieu qui viendrait à ce grand et puissant Etat par des entreprises si pieuses, si justes et si charitables[…] il s'ouvrirait par ce moyen, tant ici que là-bas, de grandes et inépuisables sources de richesse". C. La pratique: les politiques économiques menées, lien avec la théorie (histoire externe) 40 On va maintenant examiner l'histoire externe. Il y a une continuité dans l'histoire, il existe un héritage médiéval. Une économie de subsistance, avec la peur des famines, l'interdiction des exportations de ce fait… ce qui s'oppose au mercantilisme. Mais en termes d'outils il y a aussi une tradition d'intervention dans la vie économique et sociale de la commune médiévale. Des structures existent qui surveillent et contrôlent les activités économiques, commerciales et professionnelles des bourgeois. Leurs soucis se rapprochent de ceux des mercantilistes. Echevins et magistrats locaux s'occupent du ravitaillement de la ville en matières premières et aliments, à la base de toue l'activité économique, et cherchent à réserver à la ville un certain nombre de fabrications et de négoces, en combattant la concurrence de la campagne et d'autres cités. Tout cela dans le cadre du maintien du fragile équilibre entre ville et campagne. 1. Italie aux XIVe et XVe siècle On observe dans l'Italie des XIVe et XVe siècles un soutien aux économies "nationales" (la nation est la cité), une protection des communautés professionnelles urbaines et un encouragement et des subventions aux inventeurs, aux entrepreneurs d'avant-garde. 2. Angleterre Une lente évolution s'opère. Au XIIIe siècle, en Angleterre, une politique de soutien à l'industrie lainière est lancée. Les importations de lainages et soieries étrangères sont interdites, et les exportations de laine brute le sont aussi. Le souci de protectionnisme apparaît. En 1381, le parlement anglais oblige les marchands étrangers à réemployer en achats sur le marché anglais la moitié, puis la totalité de leurs ventes. En 1419, on décide que les fournitures et le ravitaillement de l'armée en France viendra d'Angleterre et que la solde des soldats seraient payée sur le produit des exportations de laine vers la Normandie. On veut éviter la sortie des espèces précieuses. Vers la moitié du XVe siècle, France et Angleterre prennent des mesures mercantilistes: on étend aux limites des jeunes monarchies des préoccupations pratiques des Cités du MoyenAge. La monarchie des Tudor substitue une véritable politique nationale aux velléités anciennes, grâce à un travail de systématisation. Dans un même élan, on définit le programme de l'absolutisme monarchique et le programme du mercantilisme. Si l'absolutisme provoque un conflit entre le Parlement et la Couronne, le mercantilisme par contre est approuvé à l'unanimité par les Communes (qui représentent les intérêts des grandes villes et des marchands). 3. La France Elle connaît les mêmes préoccupations économiques après la guerre de 100 ans. Louis XI a des craintes par rapport aux sorties d'or et d'argent: c'est l'émergence du bullionisme. Pour diminuer le prix des importations du levant, il ordonne un monopole d'importation des drogueries et épices du levant à la Compagnie des Galées. Il favorise la production minière en France et les manufactures drapières. Il introduit également le travail et le tissage de la soie en 41 France afin de diminuer les achats de produits de luxe à l'étranger. Le but de toutes ces mesures est d'établir une meilleure balance commerciale. D. Le premier mercantilisme: le XVIe siècle Au XVIe siècle, l'interventionnisme se généralise. On retrouve trois thèmes mêlés: la balance commerciale, le développement des manufactures, et les mouvements internationaux des espèces. 1. Volontarisme humaniste Le volontarisme humaniste est un ensemble de soucis commerciaux protectionnistes en vue d'accroître la richesse (lire extrait du Compendious or Brief Examination, P. DEYON, pp. 1819). L'idée de base est que la richesse, et la puissance, d'un pays résident dans ses réserves d'or et d'argent (1515 : Claude de SEYSSEZ). Il va dont y avoir une "fixation sur ces mouvements monétaires dans les différents gouvernements. Partout, le bullionisme triomphe: on veut mettre fin aux sorties en numéraires. Exemple: déclarations royales en France en 1548 et 1574, soumission de tout le négoce des changes au contrôle des agents gouvernementaux en Angleterre. Mais on se heurte à des échecs. Les mouvements monétaires sont trop difficiles à surveiller, les Etats disposent de peu d'agents, et les moyens de transmission sont très lents. De plus, les arguments des marchands percent: certaines importations sont indispensables aux fabrications françaises, ou sont préalables à certaines réexportations. 2. Nouvelles productions Une autre idée à la mode est de susciter de nouvelles productions, et d'accorder des privilèges pour les protéger des marchands étrangers (on accorde ainsi un avantage au producteur). On accorde des subsides en numéraire aux manufactures nationales, ou aux manufacturiers qui inaugurent des fabrications. Elisabeth Ie distribue ainsi des monopoles temporaires à tous ceux qui introduisent des nouvelles activités sur le territoire anglais. En France, on crée une manufacture royale de tapisserie; Henry VI fera aussi créer une série de manufactures royales. La politique d'intervention directe du pouvoir monarchique est plus multiforme et plus systématique. On crée ainsi un arsenal de mesures prohibitionnistes et de taxations pour mettre les productions nationales à l'abri de la concurrence étrangères (outils protectionnistes : quotas et tarifs). En France, en 1538, François 1er interdit les Importations de draps de Catalogne et de Castille. En 1576, tous les manufacturiers étrangers sont exclus. En 1581, on impose un tarif général d'entrée à toutes les frontières du royaume. Le mercantilisme a un caractère unificateur. En France, en 1581, un édit impose une organisation uniforme des communautés de métiers. En Angleterre, un statut des artisans 42 réglemente dès 1563 l'apprentissage et crée une procédure de fixation des salaires. Dans toute l'Europe, les souverains s'efforcent avec un succès inégal de faciliter les relations à l'intérieur de leurs Etats, de réduire les péages et tonlieux, d'organiser les postes… On assiste partout à une tentative d'unification, de création d'un marché national. 3. Un succès mitigé Le succès est mitigé: il subsiste beaucoup d'entraves intérieures à la circulation des marchandises et des hommes. Au début XVIIe, le tarif français est plus élevé à la sortie qu'à l'entrée, y compris pour les biens manufacturés. Cela car des craintes subsistent: la famine, l'interruption de l'approvisionnement, la cherté des denrées… Il y a donc une continuité avec le Moyen-Age. On se trouve également dans une période de hausse des prix au niveau européen (cf. BODIN), et on perçoit mal que le protectionnisme manufacturier et le bullionnisme a tendance à la renforcer. Il y a contradiction entre le fait de maintenir des prix élevés pour les produits manufacturés et des prix bas en agriculture. Une pratique sociale non-laïcisée est maintenue, et les théologiens sont encore influents. Ils continuent à porter les idées de juste prix, de droit de gens, et d'opposition à l'usure. Ils s'opposent en cela aux théoriciens de l'intérêt national, qui font l'apologie du profit colonial et maritime. L'Etat n'est pas encore assez puissant pour donner une continuité à l'intervention du Prince. L'appareil de gouvernement n'est pas assez organisé, les finances pas assez saines. Mais on voit là l'ébauche d'un Etat construit et centralisé. E. Le XVIIe siècle: l'Europe classique: le triomphe du mercantilisme 1. L'apogée du mercantilisme C'est entre 1580 et la fin du XVIIe que le mercantilisme s'impose avec le plus de force et de cohérence, notamment en France et en Angleterre. Pourquoi ce triomphe? Le Climat de guerre. On assiste à des luttes entre la France de Louis XIV et l'Angleterre, ce qui excite le nationalisme, y compris économique. Il y a aussi des luttes entre la France et la Hollande, et de 1701 à 1713, a lieu la guerre de Succession d'Espagne. Il existe des militaires, mais aussi tarifaires et commerciaux). Comme durant la guerre 14-18, les efforts financiers imposés aux Etats justifient davantage l'intervention de l'Etat dans l'économie. La modernisation de l'appareil de l'Etat. Tout d'abord, la collecte d'information s'organise. Il y a des progrès dans les statistiques. On établit une comptabilité des échanges internationaux en Angleterre (un "service des douanes"), en France, une réforme tarifaire de 1664 établit un contrôle aux frontières. On a ainsi une vision plus nette de la balance commerciale. 43 Au plan des préférences sociales, un contrôle parlementaire est établi en Angleterre. Grâce à ce changement politique, les intérêts du négoce vont connaître une meilleure expression, ce qui aura des conséquences sur l'économie. La pénurie d'or et d'argent. C'est une période d'"angoisse monétaire". Au-delà de 1630, il y a une chute des prix: la monnaie est rare, les biens sont abondants, les prix baissent. Cela illustre la théorie: la pénurie d'espèces en or et argent gêne les échanges, le trésor public en souffre. Les causes de la pénurie sont simples: les mines américaines voient leur production se ralentir, et il y a une thésaurisation universelle. Enfin, la balance commerciale avec le levant et l'Extrême-Orient est en déficit. Cela va avoir pour conséquence que les financiers et les ministres s'intéressent à l'équilibre des échanges commerciaux dans la mesure où il conditionne la prospérité, la circulation des espèces et par conséquent les prélèvements fiscaux. De plus, la crise engendre chômage et misère, et donc il y a risque d'émeutes populaires. Une crise économique favorise l'intervention de l'Etat, tant pour des raisons politiques que sociales. On assiste à un souci de relèvement national. 2. Un exemple de strict mercantilisme: Colbert a) La politique de Colbert Colbert va exprimer de façon cohérente des idées jusque là éparses. Son objectif est d'accumuler le plus possible d'or et d'argent. "Leur abondance fait la grandeur et la puissance d'un Etat". Il faut donc acquérir le plus d'argent possible dans le cadre d'un jeu à somme nulle. C'est une conception statique du commerce international. "Il n'y a qu'une même quantité d'argent qui roule dans toute l'Europe… on ne peut augmenter l'argent dans le Royaume qu'en même temps que l'on en ôte la même quantité dans les Etats voisins" (cité par P. DEYON, p. 26). "Ainsi la prospérité d'un Etat ne peut se bâtir qu'aux dépens de ses voisins". Il ne croit pas en l'existence de gains d'ensemble. Les moyens de sa politique sont tout d'abord une politique tarifaire mercantiliste, on diminue les droits de sortie des marchandises fabriquées à l'intérieur. Il développe aussi la marine, les manufactures et les compagnies de commerce. Enfin, il prône un contrôle strict de la production des manufactures pour s'assurer de la qualité des exportations: des inspecteurs des manufactures vont recevoir cette mission. L'efficacité de cette politique est mitigée. Tout d'abord, il y a peu d'évaluation des résultats les statistiques sont déficientes. Les marchands sont peu enclins à participer à des compagnies semi-publiques, et font preuve d'un goût excessif pour les placements. La France cumule également une insuffisance du crédit, une paysannerie très pauvre, l'absence d'un vaste marché intérieur, et les dépenses somptuaires de Louis XIV (Versailles). Tout cela dans un contexte de déflation internationale des activités et des prix. Il faut noter que cela rappelle les pays en voie de développement d'aujourdh'ui. 44 Cependant, l'exemple illustre l'idée que le mercantilisme est aussi une stratégie de développement (cf. List, 1850). Il a des conséquences positives: la marine a été reconstituée, la législation commerciale modernisée, l'industrie du drap est à nouveau prospère, et les manufacures des toiles de lin et de chanvre sont les premières d'Europe. b) Les problèmes du colbertisme De gros problèmes existent cependant. Il n'y a pas de vraie politique agricole en France. Colbert croyait que le développement des manufactures rurales viendrait résorber la pauvreté des campagnes. Or de 1662 à 1687, on assiste à une très forte chute des prix agricoles en France, ce qui correspond d'ailleurs à la tendance internationale. Colbert est un homme de son temps, il reste très traditionnel. Il est par exemple attaché aux régimes normaux qui comprennent les jurandes (= corporations). Celles-ci sont généralisées par un édit de 1673. Il n'est pas libéral: il pratique un protectionnisme douanier, cultive une certaine manie réglementaire, et pratique une politique monétaire . qui mène à une déflation en pleine crise économique. Dès cette époque, des hommes d'affaire connaissent la solidarité complexe des échanges internationaux, et craignent des représailles étrangères en cas de protectionnisme. Mais l'argument ne perce pas. Quant à la manie réglementaire, si elle est utile pour présider à la mise en place d'une technique nouvelle, trop précise, elle a souvent gêné l'adaptation des manufactures textiles aux modifications de la mode et de la demande étrangère. Trop de règles gênent l'adaptabilité, la flexibilité. Politique monétaire qui mène à une déflation en pleine crise économique (édit du 7 décembre 1665). Conclusion de P. DEYON : les limites du colbertisme reflètent le retard de la pensée économique et des institutions sociales en France par rapport à l'Angleterre. En fait, la France est engluée dans une série de problèmes qui lui sont spécifiques. C'est une grande monarchie administrative qui offre peu d'incitants aux activités économique que les jeunes bourgeois pourraient mener. Contre celles-ci, jouent les préjugés nobiliaires et para-nobiliaires et un certain snobisme poussant à l'oisiveté. Il est également bien plus prestigieux de suivre la carrière des offices. La Réforme catholique reste méfiante vis-à-vis des formes modernes de crédit et des techniques commerciales. Enfin, la conjoncture est défavorable. 3. Le mercantilisme anglais a) Les succès anglais En Angleterre, le mercantilisme est une création continue, empirique et nationale. Dès le XIIIe siècle, l'Etat instaure une protection de l'industrie lainière. Aux XIVe et XVe siècles, la Couronne met des obstacles à la libre-circulation et au libre trafic des navires étrangers dans les ports anglais (c'est une anticipation des Actes de Navigation). Le mercantilisme s'imposera avec force de 1580 à la fin du XVIIe siècle. Il est justifié d'une 45 part par des menaces extérieures, notamment la guerre anglo (Elisabeth I – Armada) espagnole (Philippe II), d'autre part, par la nécessité de faire face à la grande dépression économique qui sévit dès 1620. Guerre et crise se conjuguent pour donner au rôle de plus en plus important aux économistes. Dès 1622, le Conseil privé réunit une commission d'experts, de marchands et de banquiers pour discuter des causes de la mévente du textile. On assiste à un bel exemple de lobbying: de grandes compagnies commerciales ont préparé les Actes de navigation. En Angleterre, il y a donc concertation entre le pouvoir et les marchands grâce aux parlement : la structure politique permet un feedback de la société civile vers le pouvoir, qui peut alors adapter ce qu'il faut. Elle joue un rôle dans l'élaboration des politiques économiques. La France, monarchie absolue, impose d'en haut: c'est le colbertisme, l'Etat gouverne. Dans les Provinces-Unies, le pouvoir fédéral est impuissant et laisse libre cours au intérêts privés, avec ce problème que "les capitalistes vendraient même la corde destinée à les pendre"… (Lénine). Entre deux, on trouve l'Angleterre, qui cumule la précocité des institutions politiques et sociales, la qualité de l'information grâce à Mun notamment, et une réflexion théorique plus avancée. Le mercantilisme peut s'y adapter, avec succès: l'Angleterre conjugue vers 1700 suprématie maritime et commerciale dynamisme économique. Dans les provinces Unies, on assiste à une impuissance du pouvoir fédéral, ce qui laisse libre cours aux intérêts privés, voire internationaux. « Les capitalistes vendraient même la corde destinée à les pendre », Lenine. b) Les formes du mercantilisme anglais Les formes anglaises du mercantilisme recouvrent la protection de la monnaie et des stocks de métaux précieux, la protection de la production et l'encouragement et la faveur à la marine et au commerce national. Réflexions sur l’exportation des espèces Au Moyen Age, on interdit la sortie des espèces assez régulièrement. Sous Elisabeth Ie et Jacques Ier, on y pense encore, mais très vite, marchands, économistes et politiques se rendent compte du caractère illusoire ou néfaste de ces stipulations. On constate que: la poursuite du commerce en Mer Baltique et vers les Indes orientales nécessite des sorties d'or et d'argent. le solde global des mouvements de métaux précieux dépend de l'activité économique générale ( X f O ) du Royaume et de l'équilibre de son commerce ( X M ). l'Etat a échoué dans ses tentatives de contrôler et stabiliser arbitrairement le marché des changes. Cela achève de prouver que les mouvements commerciaux déterminent tant la fluctuation des cours que les mouvements des espèces. Par conséquent, l'Angleterre abandonne le 46 bullionisme et cherche à obtenir un solde positif de sa BOC. C'est la théorie de Mun (1664) de la balance des paiements, qui tient compte des rentrées et sorties invisibles, provenant des transports. Un acte de 1663 autorise, en Angleterre, les sorties d'or et d'argent. La tâche du gouvernement n'est plus de réglementer le mouvement des espèces, mais d'orienter et de diriger les courants du commerce pour en assurer le solde positif. Cela contribue à la stabilité de la Livre et permet d'assurer une certaine adaptation automatique. Cet acte de 1663 témoigne de la prospérité du commerce anglais et prépare son extension ultérieure. Cette théorie de la balance commerciale a des conséquences sur la politique économique. Le royaume veut, par une politique globale, développer certaines productions, réserver à sa marine et ses marchands le contrôle des échanges extérieurs, et encourager ou décourager certains trafics en jouant sur les tarifs douaniers. Protectionnisme industriel et commercial Au XVIIe siècle, l'Angleterre va développer un protectionnisme industriel et commercial par la distribution de privilèges et monopoles, la multiplication des règlements et le contrôle des fabrications. Le textile, la principale activité exportatrice, remporte toutes les attentions de la Couronne et du Parlement. A la fin du règne de Jacques Ier, on interdit les exportations de laines. Par ce biais, on donne aux tisserands anglais le monopole du travail d'une matière excellente et bon marché. Mais une crise au milieu du XVIIe montre que la mesure est insuffisante. On augmente alors les droits de douane sur les tissus de France et de Hollande, on cherche même à imposer le port des étoffes de laine de fabrication nationale. La production agricole L'Angleterre, en raison de sa situation maritime, se débarrasse un siècle plus tôt que la France des craintes de pénurie et de famine. Elle va oser favoriser les exportations de grains. D'abord, aux XVe et XVIe siècles, les exportations de blé sont autorisées si le prix du blé est inférieur à un certain niveau. On pressent donc que le prix est le signal de la rareté ou de l'abondance d'une marchandise. En 1670, un acte autorise les exportations sans condition. En 1674, une prime est accordée aux exportateurs en période d'abondance pour éviter l'effondrement des cours. On favorise l'exportation des surplus. D'un autre côté, les importations sont limitées, en 1663 et 1670 le Parlement institue un système d'échelle mobile des droits à l'importation, qui joue le rôle de régulateur. Les droits sont élevés si le prix du blé est bas (donc l'offre intérieure abondante), ils sont bas si les prix sont hauts (signe de rareté). Via ce système, les producteurs anglais bénéficieront pendant plus d'un siècle d'une protection presque complète. Ils sont protégés contre la grande dépression des prix céréaliers, et bénéficient d'un système fiscal moins lourd qu'en France. Ils ont un niveau de vie plus décent et la capacité d'absorption du marché intérieur est sauvegardée, ce qui sera source de 47 développement ultérieur. La demande joue donc, de facto. Contrairement à la France, l'Angleterre sait encourager son agriculture et entretenir ses progrès. Les actes de navigation Ces actes, datant de 1651 et 1660, visent la hollande. C'est le troisième volet du mercantilisme anglais, s'ajoutant au régime hautement protecteur de l'agriculture et des manufactures. Ici, on protège la marine nationale. Dès 1651, les marchandises européennes ne peuvent être transportées vers l'Angleterre que sur des bateaux anglais ou sur les navires des pays d'origine. Les produits d'Asie, d'Amérique ou d'Afrique ne peuvent être importés que par la marine britannique ou coloniale. En 1660, pour éviter les fraudes, il est précisé que l'équipage d'un navire britannique doit se composer d'un capitaine anglais et de trois quart de britanniques pour les hommes. D'autres mesures compléteront ce système, réservant à la métropole l'essentiel du commerce colonial. Le protectionnisme rigoureux engendre l'hostilité des voisins: trois guerres maritimes avec les Pays-Bas, un conflit tarifaire avec la France qui aboutit à une quasiprohibition. En 1713, on signe la Paix d'Utrecht: on cherche à relancer le commerce franco-anglais via un traité commercial anglo-français. Cela va de pair avec une polémique: on s'interroge tant en France qu'en Angleterre sur la légitimité des tarifs prohibitionnistes. Des auteurs comme Coke, Child et Davenant amorcent une lente émergence des idées libérales. Ils montrent les dangers du mercantilisme: les représailles, les guerres, mais aussi la disparition de la compétition stimulatrice, et la rupture des équilibres multilatéraux dans le commerce international. Malgré ces arguments, repris par les Torries (conservateurs) et Defoe, le traité ne sera pas ratifié dans la chambre des communes. Cette théorie est sans doute trop en avance sur l'opinion, et peut-être même sur les faits (le mercantilisme est toujours source de profit, il est donc difficile de le mettre en cause). c) Bilan économique de l'Angleterre vers 1700 Dans une conjoncture européenne difficile, l'économie anglaise affiche son dynamisme. Cela va de pair avec une avance institutionnelle: l'Angleterre s'est débarrassée de ses anciennes réglementations corporatives et des particularismes urbains et locaux. Exit aussi l'interdiction du prêt à intérêt. Une série de points positifs sont à constater: les manufactures sont à la fois bien protégées mais aussi libres de toute réglementation autoritaire des fabrications et des techniques. Sa marine est puissante, son agriculture prospère et rentable. Les institutions parlementaires et politiques favorisent la consultation et la confrontation des intérêts. 48 Grâce aux deux révolutions politiques du XVIIe, l'Angleterre a liquidé tous les obstacles et préjugés hérités du passé (confréries, guildes, privilèges…). Le mercantilisme s'est révélé un moyen efficace de puissance et de progrès. 49 CHAPITRE 3 : Le XVIIIe siècle. A. Contexte 1. Les conditions de réussite du mercantilisme C'est une période de transition vers le libéralisme. Il y a cependant des retards, chez les despotes éclairés: en Prusse, en Autriche et en Russie, le Mercantilisme se développe avec un siècle de retard. Le XVIIe siècle a montré quelles sont les conditions à réunir pour une politique économique mercantiliste efficace. Il faut un pouvoir central, capable de dominer les particularismes et les égoïsmes, et d'imposer un arbitrage aux intérêts opposés. On peut ainsi concilier les revendications des négociants et des producteurs. Mais les entrepreneurs sont également capables de répondre aux propositions du gouvernement. Un embryon de bourgeoisie nationale vient à existence, ainsi que l'esquisse, au moins pour certains produits, d'un marché national. Il faut également avoir les bases géographiques pour une certaine autarcie: un Etat faible, dépendant, ou trop petit ne peut pas mener une politique efficace de développement économique. On le constate pour l'Empire germanique, les Provinces-Unies, l'Italie, Les Pays-Bas méridionaux. 2. Lente émergence de la pensée économique libérale (Boisguillet, Quesnay, Cantillon : 1690 – 1770) Fin XVIIe, les thèses mercantilistes sont contestées. On prend conscience notamment de la solidarité complexe des échanges économiques internationaux. Une nouvelle doctrine économique va se constituer peu à peu, dans une continuité partielle du mercantilisme. Au plan des théories politiques, la notion de droit naturel émerge d'abord en Angleterre puis en France, et aura des conséquences tant politiques qu'économiques. Cette notion tend à trouver une solution au problème de la vie en commun. Au lieu de diriger d'en haut, il faut allouer des droits. On droit aussi en des lois naturelles de l'économie, celle-ci étant régie par des mécanismes naturels. Pour assurer son bon fonctionnement, il faut éviter de mettre des obstacles au jeu de ces mécanismes. Le "laisser faire" succède à l'interventionnisme. L'analyse économique se recentre sur les interdépendances au sein de l'économie nationale (contrairement au mercantilisme qui mettait l'accent sur la balance commerciale). C'est une optique macroéconomique, qui fait l'analyse du circuit économique. L'économie est vue comme un système (cf. médecine). Le droit naturel a des implications tant politiques qu'économiques. Durant l'époque mercantiliste, sur le plan politique, l'heure est à l'absolutisme royal. Les monarchies se sont développées sur les ruines de la société féodale, et le pouvoir s'incarne dans la personne du 50 monarque. Ce dernier possède des pouvoirs très étendus sur la société civile. A côté de la doctrine traditionnelle de la monarchie absolue de droit divin, Thomas Hobbes (1588-1679) propose une justification purement laïque du système. Dans le Léviathan (1652), il décrit l'état de nature comme un état de non-droit, où se joue la guerre de tous contre tous. La solution est un contrat, par lequel tous les hommes remettent le pouvoir à un seul, qui a donc un pouvoir absolu car il crée le droit. Le XVIIe siècle est une période politique troublée en Angleterre (cf. Cronwell), qui subit deux révolutions en 1640 et 1688. Cette dernière aboutit à l'instauration d'un nouveau régime politique: la monarchie parlementaire. John Locke en est le théoricien. Il propose une théorie du pouvoir limité du souverain, se fondant sur l'idée de droit naturel. L'homme est un être social, il est dans sa nature de vivre dans une société paisible et ordonnée. Cette association permet la satisfaction de ses besoins et la réalisation de sa nature. Les conditions d'existence d'une telle société sont d'accorder et garantir à chacun la jouissance de droits naturels: le droit à la vie, la liberté et la propriété (donc aux échanges économiques…), droits antérieurs à la société politique. C'est là que se situe le devoir de l'Etat, donc du souverain. Le souverain ne peut pas faire n'importe quoi, il doit élaborer un droit positif dans le respect du droit naturel. Le contrat social, qui fonde la société politique, ne peut avoir pour effet d'abolir ces droits naturels, mais seulement de les codifier et de les faire respecter efficacement. Les conflits anglais portent sur deux questions: la liberté religieuse et le consentement à l'impôt. Les partisans du parlementarisme veulent instaurer un contrôle de la chambre des communes sur le pouvoir fiscal du souverain, et vont utiliser le droit naturel comme argument. Le droit de propriété est un droit naturel, et l'impôt n'est rien d'autre qu'un prélèvement sur la propriété individuelle. Il ne peut être légitimement levé sans le consentement des représentants des contribuables. Le droit naturel permet aussi de s'opposer aux sectes religieuses (ex : les levellers) qui s'appuient sur l'Evangile pour réclamer l'instauration d'une société communiste (cf. Le millénarisme des Pères de l’église au 16ème siècle : « Utopia » de Thomas More). Locke leur oppose que Dieu a bien donné la terre aux hommes en commun, mais que chaque homme est propriétaire de sa personne. Il est donc propriétaire de son travail et des fruits de son travail, donc de la terre qu'il cultive pour satisfaire ses propres besoins. Locke justifie aussi les inégalités de fortunes, qui sont liées à l'usage de la monnaie, à laquelle les hommes ont par convention décidé de recourir dans les échanges. La doctrine de Locke vient en fait justifier l'ordre existant, dans la ligne de Saint Thomas et d'Aristote qui s'accommodent de l'ordre marchand. 51 B. La France: Pierre le Pesant de Boisguillebert (1646-1714) 1. Sa personnalité Boisguillebert a fait des études de droit et est devenu magistrat. En 1678, il devient vicomte au parlement de Rouen, c'est-à-dire juge du vicomté, tribunal de première instance qui ne traite que des causes civiles entre roturiers. En 1699, il devient président du tribunal de première instance, et a des charges de contrôle sur le commerce (il es lieutenant général de police de Rouen). C'est un poste d'observation idéal de tout ce qui concerne le commerce à Rouen, en Normandie (qui est un grand port commercial), donc du commerce extérieur avec l'Espagne, le Portugal, la Grande-Bretagne et les ports de la Baltique, et des banquiers qui financent le commerce international. Paris est tout proche, et c'est le premier marché de consommation du pays. Boisguillebert fait partie de la "noblesse de robe", c'est un apparatchik du système (fin 17 ème début 18ème siècle). C'est aussi un self-made man, déshérité par son père, il fait sa fortune grâce à un jeu sur des terrains. C'est un homme à la charnière de deux mondes: celui de la bourgeoisie et des fonctionnaires. Il publie quatre ouvrages : - 1695 : Le détail de la France sous le règne présent. - 1707 : Ouvres complètes publiées, dont : - Factum de la France. - Traité de la nature, culture, commerce et intérêts des grains. - Dissertation sur la nature des richesse, de l'argent et des tributs. 2. Situation économique et sociale de la France a) Situation sociale Au plan social, trois classes prédominent. La noblesse d'épée d'abord s'est transformée en noblesse de Cour, sous l'influence de Louis XIV qui l'a ainsi domestiquée( Versailles). Son poids politico-juridique diminue, sa situation économique se dégrade. La noblesse de robe ensuite, les fonctionnaires, est liée au développement de l'Etat central. Sans vraie assise économique, ce qui la rend jalouse de la bourgeoisie, elle est dépendante du pouvoir central qui lui loue les postes de fonctionnaire. Elle est donc à tout moment en danger de perdre ce qu'elle détient. Elle n'a pas non plus les préséances de la noblesse d'épée, même si celle-ci connaît un déclin objectif. Enfin, la bourgeoisie est la classe montante au point de vue économique, mais est bloquée politiquement. Les institutions françaises sont de plus peu adaptées au développement économique. En effet, à la campagne les rapports féodaux subsistent, et en ville les corporations forment toujours un carcan rigide. Cela freine le développement de la petite industrie et du commerce. Et dans tout cela, que devient le peuple? C'est la classe agricole, qui reste dans une situation 52 désastreuse jusqu'à la fin du XVIIe. b) Situation économique La France est économiquement dominée par l'agriculture, tant par le pourcentage de la population active qu'elle occupe que sur le plan de la production. Le rôle économique important est tenu par ceux qui tirent le gros de leurs revenus de la classe agricole: les nobles (en déclin), les ecclésiastiques et quelques grands bourgeois. La France traverse une grave crise économique et financière due aux défauts de son régime fiscal, au trop plein de réglementation des échanges, à l'inorganisation du crédit, à l'insuffisance des moyens de paiement et au système d'administration qui favorise la corruption. Mais entre 1660 et 1690, le commerce extérieur fait un bond en avant, tandis que le commerce intérieur est gêné par la mauvaise qualité des moyens de transports. Les routes sont en mauvais état, et l'insécurité est grande, les voies d'eaux sont meilleurs au point de vue techniques. D'où des lenteurs. Il y a là pour l'Etat un rôle possible: la construction d'infrastructures, essentielles au développement économique. 3. Point de vue de Boisguillebert Boisguillebert est résolument anticolbertiste. La France est confrontée à d'énormes problèmes: une conjoncture européenne déprimée (les prix ont baissé suite au manque de monnaie), la crise des finances royales, et la crise de l'agriculture. Boisguillebert adopte une position libérale (et s'oppose à l'interventionnisme mercantiliste de Colbert) et pro-agricole (cette idée culminera, au 18ème siècle, avec la physiocratie). Il est conscient des problèmes de l'administration - dont il fait partie. Il lui adresse des critiques mesurées: il lui reproche son insuffisance, sa lourdeur, son irrationalité, la corruption… Mais assure de son allégeance au Roi. Il tente des réformes internes. Celles-ci ayant échoué, il fait appel à l'opinion publique - la bourgeoisie - via ses œuvres. Son but est d'influencer le Roi et d'aboutir à des réformes. Boisguillebert reprend les critiques de la bourgeoisie, par exemple les tracasseries administratives, et se prononce comme elle contre l'ingérence de l'Etat dans le commerce. On voit là l'émergence des thèmes libéraux: la croyance en ce que le "laisser faire" (la bourgeoisie) et le "laisser passer" (circuler les marchandises) aboutira à l'harmonie. Une harmonie naturelle, sans interventions. Le fondement économique de cette harmonie est l'interdépendance entre les branches économiques, la nécessaire cohérence du corps économique. Derrière l'idéal d'harmonie pourtant, Boisguillebert voit très bien la réalité: il voit les luttes, la violence, derrière l'harmonie rêvée, la misère, derrière la richesse. Les deux ne sont pas indépendantes. Dans ses Dissertations sur la Nature des richesse, de l'argent et des tributs (p. 388), il dit: "Mais c'est assez parler de richesses, il faut venir présentement à la misère, quoique l'explication de l'une fasse le portrait de l'autre". "Si quelques particuliers ne sont pas si magnifiques, tout le reste ne sera pas si misérable" (p. 400). 53 4. Thèmes économiques chez Boisguillebert a) La notion d'interdépendance économique Origines de la notion Boisguillebert pressent qu'avec le développement économique, l'économie se complexifie: la division du travail est poussée de plus en plus loin. Il pose l'idée qu'il existe deux stades économiques: le stade primitif et le stade final. Eléments de comparaison Stade primitif Stade final 2 professions: les laboureurs qui fournissent la nourriture, et les pasteurs qui fournissent les vêtements 200 professions Troc échanges monétaires Nature des besoins satisfaits élémentaires élémentaires et superflus. Rapports sociaux égalité domination Classes sociales aucune deux: une qui ne fait rien et jouit de tous les plaisirs, une qui travaille du matin au soir pour obtenir le nécessaire. Communisme primitif, Economie marchande, économie naturelle (cf. Platon) monétarisée. Division du travail Modalité des échanges Boisguillebert fait le lien entre division du travail et utilisation de la monnaie. C'est par la division du travail qu'on passe aussi à 200 professions, qui sont interdépendantes. La continuité des échanges entre elles conditionne la cohérence des échanges économiques. Les différents niveaux de l'interdépendance Interdépendance entre les professions ( branche économique) Dès que la division du travail s'installe, les différentes professions, ou branches économiques, sont dépendantes les unes des autres. L'ensemble de la vie économique est assimilable à un corps, ou à une horloge (à une mécanique). « L’opulence consistant dans le maintient de toutes les professions d’un royaume poli et magnifique, qui se soutiennent réciproquement comme les pièces d’une horloge » (Boisguillebert, Dissertation, p. 393) Boisguillebert a une vue de l'économie comme un système (cf. Bertallanfy). Il faut donc une cohérence interne, qui 54 dépend de deux conditions: une quantité d'input matériels suffisants, et de justes prix pour les marchandises échangées. La première condition porte sur les flux réels entre les différentes professions, concerne la nature des marchandises échangées entre les différentes professions. C'est une vision schématique de ce que deviendra un tableau INPUT-OUTPUT (cf. Wassily Leontief (1951), The Structure of Americans Economy (1919-1939), 2ème édition, Oxford, Oup) . La question est: quel niveau d'output devra produire chaque branche (il y en a n au total), dans une économie, afin que ce niveau soit juste suffisant (ni trop, ni trop peu) pour satisfaire la demande totale de ce produit? Les outputs de l'industrie de l'acier servent d'input dans beaucoup d'autres branches, et chez elle-même aussi. Le niveau adéquat de production d'acier (output), qui n'engendre ni surplus, ni pénurie, va dépendre des besoins (requirements) en acier (input) des n branches de l'économie. D'autre part, l'output de beaucoup d'autres industries peut servir d'input à la branche acier, les niveaux adéquats d'output des autres produits vont aussi dépendre (en partie) des besoins en terme d'input de l'industrie de l'acier. On peut représenter cette dépendance interbranche dans un tableau, qui va servir dans une planification de la production. Les niveaux "corrects d'output sont ceux qui satisfont les relations technique d'input - output. Cela ne concerne pas les conditions d'équilibre de marché, ce n'est pas une analyse d'équilibre général. Exemple: matrice des coefficients techniques (ventes de biens intermédiaires). Matrice A= [ai,j]. Output Input … I II III N I a1,1 a1,2 a 1,3 a1,n II a2,1 a2,2 a 2,3 a2,n III a3,1 a3,2 a 3,3 a3,n an,1 an,2 a n,3 an,n … N Chaque colonne spécifie les exigences en terme d'inputs pour produire une unité d'output dans la branche en question. Pour produire une unité du bien II, la deuxième colonne indique qu'il faut a1,2 unités du bien I, a2,2 unités du bien N. Si aucune branche n'utilise son propre produit comme input, les éléments de la diagonale principale sont nuls. 55 On peut ajouter une demande finale (non-input): les ménages qui détermineraient une demande pour chacun des outputs de chaque branche, et offriraient un input primaire, par exemple des services de travail, non produit par les n firmes elles-mêmes. Le modèle est ouvert (cf. Chiang, A., Fundamental Methods of Mathematical Economics, Mc Graw Hill, pp. 115-123). L'idée de Boisguillebert est que pour que l'économie fonctionne, avec ses 200 branches, il faut qu'il y ait certaines proportions dans toutes les cases du tableau. Tableau, voir syllabus du prof page 134. I: cadran "technologique": achats de branche à branche de biens intermédiaire. Il y a des biens finaux: biens de consommations, biens de capital fixe. II: les 200 branches ne vendent pas seulement entre elles, mais aussi pour satisfaire la demande finale. DF C I G X M III: les versements de YK et YL ( ils rémunèrent des services productifs de capital et de travail) La deuxième condition porte sur les prix des marchandises échangées. Ils ne peuvent être quelconques, sinon il y a des distorsions dans l'économie. Boisguillebert voit le rôle des prix dans la cohérence de l'économie dans son ensemble. Mais il n'élabore pas de vraie théorie de prix. A l'instar d'Aristote et de Saint Thomas, il reparle de prix juste, sans plus de précisions. Nota bene: Pour Boisguillebert, dans les 200 branches, une est prépondérante: l'agriculture, car elle nourrit les autres branches et occupe la plus grande part de la main-d'œuvre. Interdépendance territoriale 56 Boisguillebert développe l'idée des coûts comparatifs: une région ou un pays qui produit des biens à des coûts inférieurs à un autre les exportera, et tout le monde y gagnera. Cela va à l'encontre de toutes les thèses mercantilistes. Interdépendance dans le temps Il faut garantir la continuité du processus économique dans le temps. Cela rappelle la notion de reproduction chez Quesnay et Marx. Interdépendance entre intérêt privé et collectif On doit, en poursuivant l'intérêt privé, penser aussi à l'intérêt collectif. Il est rationnel de penser à l'intérêt collectif dans la mesure où il conditionne aussi l'intérêt privé. Mais Boisguillebert est conscient que cette harmonie idyllique ne peut exister. Interdépendance entre les classes sociales Cette interdépendance se marque surtout entre propriétaires fonciers et travailleurs agricoles. Sur ce point non plus, Boisguillebert ne se montre pas très réaliste… b) La vision du circuit économique chez Boisguillebert Il y a en germe chez Boisguillebert les trois approches de la comptabilité nationale actuelle: l'optique des revenus, celle de la production et celle des dépenses. L'optique de la production Boisguillebert croit que sont productives, c'est-à-dire créatrices de richesse, contribuant à la croissance, toutes les activités, de tous les secteurs économiques. Chez Quesnay, seul le secteur primaire l'est, chez les classiques, seuls les secteurs primaire et secondaire le sont. Boisguillebert inclut dans les activités productives la production de biens immatériels: les services, et les activités des intermédiaires commerciaux et financiers, le secteur tertiaire. Il procède à une classification des biens: le produit national comprend les produits agricoles, les "fruits de la terre", et les produits non agricoles, les "biens d'industrie" (attention, ils comprennent le commerce et le travail quelconque, sauf les produits issus du travail du laboureur qui rentrent dans la catégorie "fruits de la terre"). Part échéant aux propriétaires fonciers (location du sol: prix qui revient au sol au sens strict). Produits agricoles « Fruits de la terre » Part échéant aux fermiers (c'est-à-dire le solde), la part qui rémunère l'activité humaine sur le sol, son capital travail. Produit national 57 Louage de maisons, produits de ventes hypothéquées,… Ce sont les revenus de la propriété. Produits non agricoles « Biens d'industrie ». Part échéant aux travailleurs manuels et commerçants: revenus du travail. Pour Boisguillebert, l'argent et les billets de change ne sont pas une richesse, ne sont pas des biens. Seuls les revenus générés constituent une richesse. L'argent est l'esclave du commerce, n'est qu'un moyen. Boisguillebert réfléchit- en bon juriste - à une classification des biens, et aussi au processus de production en agriculture. Il met l'accent sur la nécessité des invisibles dans le secteur agricole. Il tient par exemple compte des fonds réels: le capital-terre, des avances, ensemble des productions intermédiaires et moyens de travail nécessaires à l'activité agricole et des fruits de la terre, ensemble des productions agricoles. On constate chez lui des avancées conceptuelles: il distingue stock et flux, ce qui existe à un moment donné comme biens et services, et leur évolution sur une période donnée. Il distingue aussi flux réels (marchandises par exemple) et flux monétaires. Il a cette conception à cause de ses idées sur la monnaie: elle sert à faire des transactions, c'est l'esclave du commerce. La monnaie est un moyen, pas un but. L'optique des revenus Pour Boisguillebert, le revenu est un flux de monnaie. C'est parce qu'il y a un flux réel, qui est premier, qu'il y a un flux monétaire. Comme il y a une parfaite correspondance entre flux réel et monétaire, le revenu ne peut naître que de la vente d'une richesse, d'un produit. La classification des revenus correspond dès lors à celle des biens et services. Boisguillebert distingue revenus de fonds et revenus non agricoles. Les revenus de fonds sont ceux issus de la vente de produits agricoles. En raison de la structure institutionnelle et sociale, l'ensemble de la production agricole revient à des propriétaires fonciers, qui sont les maîtres absolus des moyens de subsistance. La valeur monétaire de la récolte négociable leur appartient. Cette valeur se scinde en deux: les profits du maître d'un côté, ceux du fermier de l'autre, c'est-à-dire le solde après paiement de ce qu'il doit au maître et qui représente le revenu de son travail. In fine, on y retrouve également les frais déboursés par le maître pour cultiver le fonds, les réinvestissements. Pour les revenus non agricoles, Boisguillebert fait peu d'analyses, il ne distingue pas revenus du capital et revenus du travail. Optique des dépenses La consommation équivaut pour Boisguillebert à une dépense. Dans la consommation d'un litre de lait, ce qui est important, ce n'est pas de le boire, c'est de l'acheter. La consommation 58 c'est le pouvoir d'achat, elle équivaut à une demande solvable. Boisguillebert parle de "défaut de consommation", c'est-à-dire de baisse du pouvoir d'achat. Il vise surtout la consommation privée, mais pressent que l'Etat peut aussi acheter des biens et services de consommation. Il y a déjà une consommation publique, par exemple pour l'achat de fourniture pour l'armée. Cette optique des dépenses est la plus importante pour Boisguillebert, qui se révèle ici pré keynésien. La consommation est le critère pour juger du niveau économique d'un pays. Les classiques et les physiocrates s'attacheront, eux, à la production. Boisguillebert pense à la consommation comme une donnée macroéconomique, il s’attache à l'analyse de la demande globale. Il la pressent comme moteur d'une relance économique. A son époque, on traverse une période de crise, qu'il analyse comme une crise de consommation, alors que le thème récurrent est la surproduction. La solution est donc de relancer la consommation par des mesures fiscales. Il faut baisser les taxes indirectes qui entravent la circulation des marchandises, et freinent la production. Il faut aussi baisser les taxes directes qui frappent les revenus modestes, et relancer ainsi le pouvoir d'achat. Il pressent donc l'idée keynésienne que la consommation des pauvres est plus importante que la consommation des riches. Si les revenus des riches augmentent, c'est l'épargne qui augmente, si les revenus des pauvres augmentent, la consommation augmente. "Un écu chez un pauvre ou très menu commerçant fait cent fois plus d'effet ou de revenu que chez un riche". . O Y C O=Y. Les revenus, sont égaux au flux de monnaie équivalent aux ventes de biens et services qui ont été produits, donc à la production, à l'output. En réalité, c'est la somme des valeurs ajoutées qui est égale à la somme des revenus, sinon il y a des doubles emplois. Boisguillebert oublie la distinction entre biens final et intermédiaire. Il ne discerne pas la différence entre production, output total et valeur ajoutée. Son agrégat production totale comprend trois à quatre fois le même produit. Ainsi, la part de la production du pain dans le produit national comprend la valeur des semences plus la valeur du blé, plus la valeur de la farine, plus la valeur du pain. Or, la valeur ajoutée du secteur "pain" correspond à la formule: V. Aj = P.Q - inputs matériels Le second terme de la formule se distribue en revenus du capital, revenus du travail… Si on reprend deux à deux les termes de la relation établie par Boisguillebert, Y = C: consommation et revenu sont une seule et même chose, le revenu équivalant à la dépense globale. De plus, O=C, les richesses ne sont que l'ensemble des biens et services produits, l'output, et ces richesses ne servent qu'à être consommées. De cette relation O = C, il découle au plan macro-économique que l'offre = la demande. Boisguillebert raisonne en termes de circuit économique (au plan macro-économique). Quant à son raisonnement relatif au redémarrage économique, il tient en trois points. 59 Améliorer le bien être, augmenter la consommation, il faut augmenter l'output. Augmenter l'output, il faut injecteur du pouvoir d'achat, augmenter les revenus. Augmenter les revenus enfin, il faut diminuer les impôts directs sur les revenus modestes et les impôts indirects. Boisguillebert perçoit la notion de circuit économique, mais seulement entre propriétaires fonciers et travailleurs. Ce sont les achats des propriétaires fonciers aux laboureurs et aux marchands qui mettent en mouvement toute l'activité économique productive, et donc donne naissance aux revenus d'industrie. c) Rappel: vision globale de Boisguillebert Notion de richesse En 1697, dans Détail de la France, Boisguillebert cherche à comprendre l'ampleur de la récession en France (fin XVIIe), et à en voir les causes. Il cherche à préciser la notion de richesse et s'oppose sur ce point aux mercantilistes. La richesse n'équivaut pas pour lui à la monnaie. La richesse est l'ensemble des biens permettant de satisfaire les besoins humains. Il distingue richesse nécessaires et richesses commodes et superflues. Les richesses nécessaires sont celles qui servent à satisfaire les besoins essentiels de la vie. Ce sont les fruits de la terre, les produits de l'agriculture. Les richesses commodes et superflues ne peuvent exister qu'à proportion que l'excès du nécessaire met en pouvoir de se procurer ce qui ne l'est pas. Ce sont les biens d'industrie, qui comprennent les produits manufacturés et les services. L'agriculture est l'activité de base, dont dépendent toutes les autres activités, y compris l'Etat. Par conséquent, le jugement de Boisguillebert sur les difficultés financières de l'Etat tombe: si l'argent ne rentre pas, c'est parce que l'économie se porte mal car l'agriculture est malade, décadente. Raisons de la crise La source première de cette maladie est un déficit de consommation. Celle-ci est entravée par les obstacles aux échanges, les taxes de plus en plus lourdes. Le taux de consommation ne permet pas aux productions agricoles de se vendre, donc les prix diminuent. Les agriculteurs sont alors au bord de la ruine. S'ajoute à cela un phénomène d'interaction avec les biens d'industrie qui amplifie la crise. Les revenus des agriculteurs diminuent, ils achètent moins de biens d'industrie, donc les revenus des producteurs de ces biens diminuent, ce qui vient encore freiner la consommation de produits agricoles par ces derniers, et les revenus des agriculteurs diminuent encore une fois. Cela fait penser à la théorie du multiplicateur keynésien. 60 ΔY=(1/1-c)ΔC si ΔC < 0 ΔY < 0 A côté des laboureurs et marchands qui forment le groupe des producteurs (agricoles et de biens d'industrie), il y a le "beau monde". C'est le groupe des "rent seekers", les extracteurs de rentes, qui comprend le souverain, les propriétaires fonciers, et "ceux qui n'ont d'autre fonction que recevoir": le clergé qui perçoit la dîme, les fonctionnaires… Boisguillebert finit par considérer les producteurs et le "beau monde" comme les deux seuls groupes sociaux. Quels sont leurs revenus? Le groupe des laboureurs et marchands tire de la vente de ses produits des "revenus d'industrie", qui rémunère donc aussi bien les agriculteurs que les producteurs de biens d'industrie. Le "beau monde" perçoit des "revenus des fonds", revenus de la terre, sous forme d'impôts ou de fermages. Cette classe est improductive. Mais elle joue un rôle économique important. Car la dépense des revenus de fonds permet d'amorcer le fonctionnement du circuit économique. C'est donc un rôle stratégique! Cette dépense, sous forme d'achats aux laboureurs et marchands, met en mouvement l'activité productive et donne par là naissance aux revenus d'industrie. Donc la diminution des revenus de fonds qui résulte de la décadence de l'agriculture aggrave la crise. Circuit économique : Beau monde Y d’industrie Y des fonds Laboureurs Marchands Stratégies de développement Boisguillebert conseille le Roi et vise au rétablissement des finances royales. Il propose de ramener la prospérité dans le secteur de base de l'économie: l'agriculture. Comme la crise est liée à une sous-consommation, il faut relancer la consommation, surtout dans le domaine agricole. Il propose donc deux remèdes: une réforme fiscale et la liberté du commerce. La réforme fiscale inspirera Vauban dans son projet de dîme royale de 1707. Elle consiste à diminuer les aides, qui sont des taxes sur les ventes au détail (taxes indirectes), et à réformer la taille en élargissant son assiette à tous, et en uniformisant son taux. Si on élargit son assiette, ce taux peut rester modéré, et l'impôt cesserait de ruiner les agriculteurs. Sa seconde solution est d'assurer la liberté du commerce, notamment du commerce des grains. Le but est d'élargir les débouchés offerts à l'agriculture et par là de relever et régulariser les prix de ses productions. Les excédents d'une province pourraient être écoulés dans une autre, 61 ou même à l'étranger. Cette liberté renvoie au leitmotiv du XVIIIe siècle: "laisser faire, laisser passer". On se réfère à l'idée de la nature, qui est l'organisation optimale. "On n'a qu'à laisser agir la nature, en ce qui concerne les blés, comme on fait à l'égard des fontaines". d) Monnaie et richesse chez Boisguillebert La richesse n'est pas l'or et l'argent. La richesse est "la jouissance entière, non seulement des besoins de la vie, mais même de tout le superflu et de tout ce qui peut faire plaisir à la sensualité". "L'argent n'est absolument d'aucun usage par lui-même, parce que ni propre à se nourrir, ni à se vêtir". Boisguillebert est antimonétariste, antimétalliste, contre la thésaurisation, il estime que PT MV, et sceptique: pour lui, l'argent "aliène". Antimonétarisme et antimétallisme Il est antimonétariste dans la mesure où l'argent n'est pas une fin mais un moyen. Il est antimétalliste car si l'argent est un moyen, la monnaie a une fonction: permettre les échanges. Dès lors, la nature matérielle de la monnaie ne compte pas, seules comptent la confiance et la convention qui fait qu'on considère une chose comme faisant le numéraire. Est monnaie… ce qui est reconnu comme tel. Boisguillebert a une conception fiduciaire de la monnaie: qu'elle soit d'or ou de papier, peu importe. Ce qui compte, c'est l'acceptation de sa fonction de paiement par tous et la confiance qu'on met dans cette monnaie. Thésaurisation Boisguillebert est contre la thésaurisation: la monnaie n'est utile que si elle remplit sa fonction naturelle: faciliter les échanges, rendre possible les transactions. La monnaie doit circuler point d'accord avec les mercantilistes- elle est alors bienfaisante, vivante, et meuble. Si elle est thésaurisée, elle ne sert plus à rien, elle est comme une pierre: criminelle, morte, immeuble. Elle devient alors une fin en soi et aliène l'homme. Les conséquences de la thésaurisation sont que l'argent ne circule plus, les dépenses diminuent, la consommation aussi, et la misère augmente. C'est une préoccupation nouvelle qui apparaît, rapport aux mercantilistes qui ne se préoccupaient pas de la misère. Si l'argent est thésaurisé, la masse monétaire en circulation diminue, sa quantité diminue, et les taux d'intérêts montent car l'argent est rare. La monnaie produit un taux d'intérêt car elle peut financer les activités productives: l'agriculture et le commerce. Mais elle n'est pas un facteur de production. Boisguillebert fait le lien entre la thésaurisation et une situation de dépression économique, liée à une crise de sous-consommation. La thésaurisation renforce la crise, une déthésaurisation amènerait une augmentation de la consommation. 62 Monnaie et prix Boisguillebert récuse complètement la théorie quantitative de la monnaie. Pour Boisguillebert, dans MV = PT, PT augmente car c'est la consommation qui augmente, donc le commerce augmente, et dans le "couple" PT ce sont les transactions qui augmentent. On a donc besoin de plus de monnaie. La quantité de monnaie en circulation est conditionnée par le niveau de la consommation, la circulation de la monnaie est la conséquence et non la cause de l'activité économique. Monnaie et aliénation Si la monnaie est une fin en soi, elle aliène. Elle devient une idole, une divinité, on vit sous la tyrannie de l'argent. Quand l'argent devient un but, une fin, l'objectif ultime, l'homme devient un moyen. L'argent peut alors corrompre, on peut acheter l'homme. Cet homme qu'on corrompt vaut une certaine somme d'argent. De plus, l'homme choisit son activité en fonction de ce que cela va lui rapporter… d'où son aliénation. C. Cantillon 1. Sa vie D'origine irlandaise, Cantillon s'établit en France où il exerce les activités de banquier et financier. Il est le rival de Law, dont le "système" s'effondre en 1720, ce qui profite à Cantillon. Il sera finalement assassiné à Londres. Il ne publie qu'un seul ouvrage en 1755: « Essai sur la nature du commerce en général ». 2. Ses théories Il s'intéresse comme Boisguillebert au circuit économique. Son originalité est qu’il introduit l'entrepreneur et un essai d'explication de la formation des prix et le rééquilibrage du commerce extérieur. a) L'entrepreneur Cantillon introduit l'entrepreneur dans l'analyse économique (comme plus tard Schumpeter), via la distinction entre les gens à gages certains: les salariés, et les gens à gages incertains : les entrepreneurs. Il associe le comportement des entrepreneurs à la notion de risque. L'entrepreneur reçoit une rémunération spécifique: le PROFIT. b) La formation des prix Cantillon tente aussi d'expliquer la formation des prix, en s'inspirant de Petty et de Locke. Il distingue la valeur intrinsèque d'une chose et le prix du marché de cette chose. La valeur intrinsèque d'une chose est définie par la quantité de terre et la quantité de travail 63 qui sont nécessaires à la productions. Ces quantités seraient invariables. Or, il y a une certaine équivalence entre le travail et la terre: il faut une surface donnée de terre pour nourrir un travailleur. Il réduit donc le tout en unité de terre. Le prix du marché, lui, fluctue selon l'offre et la demande. Cantillon explique la valeur intrinsèque des choses par la quantité de terre nécessitée par leurs productions. Les marchandises ne sont pas nécessairement vendues à leur valeur intrinsèque, puisque le prix du marché dépend de l'offre et la demande. Toutefois, "Dans les sociétés bien réglées, les prix du marché des denrées et marchandises dont la consommation est assez constante et uniforme ne s'écartent pas beaucoup de la valeur intrinsèque". On voit ici la préfiguration de Smith, et de son idée de gravitation du prix du marché autour du prix naturel. c) Rééquilibrage du commerce extérieur Cantillon cherche à combiner deux axes dans ses recherches sur le commerce extérieur: le circuit économique et le prix. Il est favorable à une balance commerciale excédentaire, estimant à l'instar des mercantilistes que c'est positif pour l'économie du pays. Mais il est sceptique quant à la possibilité d'assurer durablement la prospérité par ce moyen. Comme Bodin au XVI, il pense que les entrées d'or et d'argent dans le pays augmentent la masse monétaire, et les prix intérieurs (= théorie quantitative de la monnaie). Les prix à l'exportation vont alors augmenter, et en plus, les biens étrangers sont relativement moins chers. Donc les importations augmentent et les exportations diminuent, ce qui cause une dégradation du solde de la balance commerciale. La théorie quantitative de la monnaie entre alors en contradiction avec le dogme mercantiliste de la balance commerciale. Cantillon préfigure les idées de rééquilibrage automatique de la balance commerciale, idées plus tard exploitées par Hume. D. Quesnay et la physiocratie 1. Physiocratie Physiocratie est un terme forgé par Dupont de Nemours, et comprend deux termes: physis: la nature, et kratos: la puissance. C'est une école propre à un temps: de 1750 à 1770, et à un lieu: la France. Les physiocrates ont été très critiqués par Diderot. C'est une école avec une structuration des dogmes, des textes sacrés, et des prophètes, dont Quesnay. Ce dernier est né dans une famille de petits propriétaires fonciers, il est d'abord autodidacte puis étudie la chirurgie. Il s'installe à Nantes comme chirurgien, et publie en 1730 une étude sur les saignées et la circulation du sang. Son ouvrage rencontre un succès important, et il monte à Paris, pour se mettre au service du duc de Villeroy. Il publie alors de nouveaux ouvrages, qui lui apportent une véritable célébrité. Il rentre à la 64 Cour, comme médecin de la marquise de Pompadour puis de Louis XV. Il s'intéresse dès son installation à la Cour à l'économie politique. Il est influencé par le climat du XVIIIe siècle, d'où l'importance qu'il accorde à l'agriculture. En 1758, il publie le tableau économique, que le Roi imprime lui-même à Versailles, à titre d'exercice physique. Quesnay est conscient de l'utilité de l'économie pour influencer la politique. « Si je parle de morale aux grands du monde », dit-il, « ils ne m'écouteront que comme un rêveur de philosophe, ou ils croiront que je veux les régenter et me renverront à la manne et à la rhubarbe. Si au contraire, je me borne à leur dire, voilà votre intérêt, l'intérêt de votre puissance, de vos réjouissances et de vos richesses, ils y feront attention comme au discours d'un ami ». 2. Droit naturel, libéralisme et primauté de l'agriculture La pensée de Quesnay est au confluent de celles de Locke et de Boisguillebert. De Locke, il extrait des idées socio-économiques, mais pas politiques. Il reprend la notion de droit naturel, surtout pour justifier la propriété privée, mais ne partage pas ses idées sur la monarchie aux pouvoirs limités par le parlement. De Boisguillebert, il reprend l'approche en termes de circuit, et l'anti-colbertisme: il va accorder la primauté à l'agriculture et prôner des réformes d'inspiration libérale. Quesnay croit aussi à un ordre naturel: un ordre voulu par Dieu, intangible et connaissable. Il croit donc en la possibilité d'une science de l'économie, qui est un système. C'est un passionné d'agronomie, qui milite, chiffres à l'appui, pour le remplacement du bœuf par le cheval dans les trains de labour. Il est persuadé que la prospérité du royaume repose sur l'agriculture. Celle-ci ne doit pas être écrasée par l'impôt, ni être mise dans l'impossibilité d'écouler normalement ses produits par des barrières administratives. On trouve là les idées de libéralisme économique des physiocrates, qui sont liées à la primauté de l'agriculture. Quesnay est très préoccupé par le "bon prix" du grain. A la fin du XVIIe, le prix des denrées agricoles a diminué, mais le minimum des prix est atteint vers 1720-1730. Puis ils seront en lente progression, de même que la population et la production. Mais Quesnay ne perçoit pas encore cette remontée. Il met l'accent sur les prix insuffisants auxquels les cultivateurs vendent leurs récoltes, ce qui les empêche de dégager les ressources nécessaires au financement de l'amélioration des cultures. Par exemple, l'achat d'un cheval est un investissement que beaucoup d'agriculteurs ne peuvent financer. L'idée du primat de l'agriculture devient un dogme. Quesnay limite la production nationale à celle du secteur agricole. Il oppose la classe productive, les agriculteurs, à la classe stérile, celle des artisans, manufacturiers et marchands car l'agriculture multiplie la matière: on plante un grain de blé, on récolte un épi. Les activités manufacturières ne font que transformer la matière: le blé est transformé en farine, la farine en pain. 65 Cette thèse de la productivité exclusive de l'agriculture sera sans postérité car dès la fin du XVIIIe, l'industrie est le secteur dynamique par excellence et puis surtout parce qu'il y a une faute de logique: dès les années 1770, le fondateur de la chimie moderne, Lavoisier(17431794), pose la loi de la conservation de la masse : «Rien ne se perd, rien ne se crée», ni l'agriculture ni l'industrie ne multiplient la matière. Il n'y a jamais qu'une simple transformation. La notion économique de production doit être rattachée à un autre critère. 3. Buts et perspectives des physiocrates Quesnay a en vue une réforme de l'Etat, il est favorable au despotisme éclairé. Il s'oppose au despotisme arbitraire, qui se manifeste par une autorité aristocratique, au-dessus des lois. Mais il est aussi opposé à la séparation des pouvoirs, qui profiterait à la bourgeoisie qui gouvernerait selon son seul intérêt. Il veut une autorité unique et forte, le gouvernement doit respecter les lois naturelles, et s'appuyer sur l'agriculture, seul secteur productif, qui produit un profit. Dans un sens, Quesnay est progressiste: le despotisme éclairé est un progrès par rapport à la monarchie absolue. Il accorde aussi une grande confiance à la Raison, à la capacité de l'homme à faire des choix rationnels (rationnel: conforme à l'ordre naturel). Il s'oppose au système du Moyen Age: il est pour un Etat centralisé, contre les forces centrifuges. De plus, les physiocrates veulent introduire les rapports de production capitalistes dans l'agriculture, contrairement aux rapports féodaux où les prestations des paysans se font en nature. Quesnay, enfin, veut transformer la noblesse en une grande bourgeoisie agricole. Il est pour une grande propriété terrienne dirigée par des entrepreneurs. 4. Notions éthico philosophiques de base a) Liberté La liberté n'est pas la licence, où l'homme est esclave de ses pulsions. C'est la liberté d'entendement, la liberté normale, intellectuelle. Un choix libre est un choix rationnel, conscient, réfléchi. L'éducation joue un grand rôle dans tout cela, elle permet d'améliorer la conscience, la connaissance, donc d'augmenter la liberté. Liberté rime avec responsabilité. L'homme est libre et aussi responsable de ses choix. b) Ordre naturel et ordre positif L'homme est soumis à deux types d'ordre: l'ordre naturel et l'ordre positif. L'ordre naturel provient de Dieu et est universel, il transcende tout type de société. Il contient les lois les plus avantageuses pour les hommes, ces lois pouvant être connues par l'évidence (la raison). Il dépend du libre-arbitre de l'homme de les respecter ou de les transgresser. L'ordre positif est fait par les hommes et est déduit de l'ordre naturel. Il n'est donc valable que pour une société donnée. Il représente une force contraignante, il y a des sanctions si on 66 outrepasse les règles. Il est historiquement déterminé: il est valable pour une société déterminée à un moment déterminé. Si l'ordre positif correspond à l'ordre naturel, la prospérité est assurée. L'ordre naturel s'énonce via des vérités d'évidences: les maximes. Ces maximes de l'ordre naturel forment les principes de base de la physiocratie. c) Ordre naturel et droit naturel Quesnay a une vision du droit naturel centré sur le droit de propriété (droit réel par excellence). Dans Le droit naturel, il écrit "si on me demande ce que c'est que la justice, je répondrai que c'est une règle naturelle et souveraine, reconnue par les lumières de la raison, qui détermine évidemment ce qui appartient à soi-même ou à un autre". Pour Quesnay, l'inégalité des fortunes fait partie de l'ordre naturel, elle doit être admise absolument. Cette inégalité étant de droit divin, l'éthique n'a rien à y voir. "Cette inégalité n'est ni juste ni injuste dans son principe; elle résulte des combinaisons des lois de la nature". d) Ordre naturel et libre-échange Le libre-échange est érigé en maxime de l'ordre naturel. Ce libre-échange concerne aussi bien le commerce intérieur que le commerce extérieur, l'industrie que l'agriculture. Pour la première fois, il s'impose, de façon absolue, dans tous les domaines. Pourquoi? Parce que le libre-échange, la liberté de commerce, est une condition essentielle de l'extension des marchés. Il provoque une augmentation des débouchés, donc une augmentation de la production y compris de la production agricole. Il y a augmentation du produit net et de tous les bienfaits qui y sont liés. Le libre échange assure de plus l'émergence de "bons prix" agricoles. Dans ce cadre, Quesnay se dit défenseur de la noblesse terrienne, mais un défenseur qui organise la production de façon capitaliste. Il conseille à la noblesse de s'occuper de la gestion de ses terres, au lieu d'aller se pavaner à Versailles, qu'elle investisse dans les campagnes, au lieu d'acheter et dépenser dans les villes, et au lieu de s'attacher à des servitudes seigneuriales, la noblesse doit se transformer en une classe bourgeoise et entreprenante, selon le modèle anglais. e) Libre-échange et despotisme éclairé Le libre-échange exclut l'interventionnisme. Or, le despotisme éclairé implique un Etat fort, unique et centralisé, donc qui intervient. Comment Quesnay peut-il défendre les deux? Il les concilie en avançant des arguments très actuels: les lois de la concurrence ne jouent pas automatiquement, les intérêts particuliers peuvent s'opposer à l'intérêt général. Quesnay est donc favorable à une intervention étatique pour faire respecter le libre-échange, pour empêcher les entrepreneurs de s'associer pour fausser la concurrence. Un bon gouvernement, c'est-à-dire un gouvernement qui instaure des règles positives 67 conformes à l'ordre naturel doit faire respecter la concurrence contre ceux qui la violent (comme le prévoient les articles 85 et 86 du traité de Rome - ententes et abus de position dominante - et le Sherman Act aux USA qui a permis le procès Microsoft). "La police naturelle du commerce est donc la concurrence libre et immense, qui procure à chaque nation le plus grand nombre possible d'acheteurs et de vendeurs, pour lui assurer le prix le plus avantageux dans ses ventes et dans ses achats". Exemple d'intervention: la fixation d'un maximum pour les taux d'intérêts, nécessaire pour faire respecter la libre-concurrence. "Si l'intérêt réel est plus grand que l'intérêt naturel… c'est que le prêteur abuse du besoin de l'emprunteur". 5. Thèmes économiques généraux a) Richesse - monnaie - valeur – prix Richesse Les richesses sont les biens matériels qui ont une valeur pécuniaire. Il s'agit donc de biens, qui doivent être interchangeables. Quesnay distingue les richesses naturelles, fruits de la terre (correspondant au secteur primaire), et les richesses industrielles, produits manufacturés. Entre ces catégories, il y a une hiérarchie: les fruits de la terre priment les richesse industrielles, qui ne peuvent être produites que si les richesse naturelles ont préalablement été créées. Les fruits de la terre fournissent les matières premières, il s'agit alors de biens intermédiaires, et l'essentiel des moyens de subsistance. Les vraies richesses sont naturelles et ont donc la primauté. La terre est in fine l'unique source des richesses. Il y a à cela des nuances, Quesnay a formalisé sa pensée après 1758. Par simplification, il retient la terre comme seul facteur productif, mais il n'ignore pas toute l'importance de la force de travail. "Les revenus sont le produit des terres et des hommes. Sans le travail des hommes, les terres n'ont aucune valeur. Richesse et monnaie. (cf. Boisguilleret) L'essentiel pour Quesnay est les flux réels, la sphère de la production. L'argent ne fait que suivre. Quesnay est anti-monétariste. Sa vision du circuit économique est la suivante: M - A - M' Le point de départ et d'arrivés sont les marchandises, au contraire de chez les mercantilistes, où la relation est A - M - A'. Pour Quesnay, la monnaie est un signe, un ustensile du commerce, et un gage intermédiaire entre les ventes et les achats. Ce n'est pas l'élément prépondérant. Par conséquent, Quesnay est plus ou moins anti-métalliste. Il existe un débat: faut-il que la monnaie soit constituée de métaux précieux ou soit seulement fiduciaire? Quesnay voit dans les métaux précieux de la monnaie, donc des intermédiaires, mais aussi des biens meubles qui ont une valeur matérielle en soi. Par contre, la monnaie fiduciaire est seulement de la 68 monnaie, n'a pas de valeur en elle-même, et est inférieure aux métaux précieux. Pour Quesnay, la fonction de la monnaie est de faciliter les échanges, les transactions commerciales. Elle doit être incorruptible, ne pas s'user, ne pas dépérir. La monnaie fiduciaire est donc commode. Quesnay donne explicitement les trois fonctions traditionnelles de la monnaie: c'est un moyen de faciliter les échanges, c'est un étalon, une mesure pour constater la valeur des choses commercialisables, c'est un équivalent général. Monnaie et épargne Quesnay est contre la thésaurisation, la monnaie doit circuler et remplir sa fonction. La monnaie n'est pas un but en soi, elle n'est pas un capital, un facteur de production. Elle ne peut procurer des revenus que dans la mesure où elle peut financer des opérations commerçantes et des achats de biens de capital fixe. "L'argent n'engendre pas l'argent". Valeur et prix Les physiocrates font des propositions concernant la valeur et le prix. Les richesses commerçables, les marchandises, les biens et services économiques, peuvent s'échanger contre de la monnaie. Les marchandises ont une VU, une utilité, et une VE, une valeur vénale. Le prix est l'expression monétaire de la valeur vénale. La valeur vénale n'est pas fonction de la VU, prix et utilité sont des grandeurs totalement indépendantes: VU = f [besoins des hommes] est fonction des besoins des hommes, VE = g [coûts, état du marché…] est fonction des coûts, de l'état du marché. Remarque La richesse exige un surplus, plus de biens que ce dont on a besoin, et ce surplus doit être échangeable: il doit pouvoir être demandé. Il faut une offre et une demande pour q'un bien devienne une richesse et qu'il y ait un marché. Cela a un coût: il y a consommation d'autres biens: transport, emballage, pour que les biens se transforment en richesse. De la terre et du travail, qu'est-ce qui est productif? La terre ou l'ouvrier qui laboure? L'ouvrier qui laboure est comme celui qui tisse ou transporte: un simple outil de travail, mais un outil qui a besoin d'une subsistance et la prélève sur les produits de la terre. Mais l'ouvrier qui laboure a un privilège non pas économique mais physique: "c'est que la terre, lorsqu'elle est travaillée, fournit une quantité de subsistance possible bien supérieure à ce qui est nécessaire au cultivateur… L'agriculture, c'est le seul domaine où l'accroissement de la valeur due à la production n'est pas équivalente à l'entretien du producteur » Les physiocrates sont conscients que le produit naturel, don gratuit de la nature, exige énormément de travail. Ils sont pour l'augmentation des investissements dans l'agriculture, et l'amélioration de la qualification du travail dans l'agriculture et la hausse des salaires dont découle une meilleure motivation. 69 b) Production et consommation chez les physiocrates Les physiocrates ont une vision capitaliste de la production. Son but est d'augmenter les profits. Or seule la production agricole dégage un produit net, il faut donc accroître la production agricole. Une double stratégie peut être déployée: celle des prix et celle des investissements. Par une politique de "bons prix" agricoles, on va permettre d'accroître le produit net. Il y a là un double souci: trouver le moyen d'augmenter les prix agricoles, du vendeur de première main, et éviter les crises de surproduction, qui engendrent une chute des prix. La réponse moderne est de développer les marché extérieur et intérieur en diminuant la thésaurisation, donc en accroissant les dépenses, et en augmentant les salaires, liés au prix du blé, ce qui provoquerait une augmentation de la demande de produits agricoles. Ce développement des marchés s'obtient en allant vers la concurrence parfaite: c'est-à-dire l'abolition des structures socio-économiques du Moyen-âge. Il faut supprimer les entraves seigneuriales au commerce, abolir les prix de monopoles, les privilèges commerciaux et le système des corporations. On réduit ainsi l'écart entre le prix du vendeur de première main et le prix payé par le consommateur final. On va rogner sur les intermédiaires. Quant à l'augmentation du produit net, elle est liée à son affectation, qui a un impact crucial sur la croissance du secteur agricole. Cela passe par deux mesures: des investissements agricoles, et le fait de favoriser le ratio achat de produits agricoles/achats de produits manufacturés de luxe. L'augmentation des investissements agricoles est liée à la formation de grandes propriétés foncières, qu'il faut favoriser, car elles sont les seules susceptibles d'introduire beaucoup de capital fixe dans l'agriculture. Il faut aussi favoriser le ratio achat de produits agricoles / achats de produits manufacturés. Si on l'augmente, la population achète plus de produits agricoles que de produits manufacturés. 6. Tableau économique de Quesnay Quesnay met en place un modèle économique de croissance, il analyse la reproduction. Il va pour cela déterminer les CN qui permettent de continuer à produire pour toute la nation. Il adopte alors une perspective macroéconomique. Il prend en compte les différents secteurs économiques et les différentes classes sociales. Ce modèle est l'idéal - type d'une certaine situation (celle de la Normandie, de la Picardie et de l'Ile de France), qu'il étend à la France entière. Il croit que ce sera la situation future de toute la France. a) Les classes sociales Ce n'est pas une optique sociologique, Quesnay ne tient pas compte du critère du revenu, ni des critères sociaux pour distinguer ces classes. Elles sont définies d'après leur place dans 70 l'économie, leur rôle dans la reproduction, et il y en a trois: les propriétaires fonciers, la classe stérile, le secteur secondaire, celui de la production manufacturière, la classe productive. La classe productive Ce sont les gérants des terres. Ils avancent les capitaux, paient un loyer pour l'usage de la terre aux propriétaires fonciers, et paient les ouvriers agricoles. Elle produit la "récolte totale", les richesses annuelles de la nation. C'est le produit agricole brut qui atteint une valeur de 5 milliards de livres tournois. Au départ, la totalité de cette production agricole se trouve dans les mains de la classe productive. Elle permet de faire les avances, ce qu'il faut pouvoir avancer pour produire, qui sont de trois types: foncières, primitives et annuelles. Les avances foncières Les avances foncières appartiennent au passé. Ce sont les premières dépenses d'investissement, c'est-à-dire la préparation du sol: défrichement, nivellement, et la construction des bâtiments d'exploitation. Elles ont été faites par les propriétaires fonciers, et ce une fois pour toutes dans les périodes économiques antérieures. Il ne faut plus en tenir compte: elles sont complètement amorties. Les avances primitives Les avances primitives sont les achats de biens de capital fixe dans l'agriculture. Ce sont les dépenses d'investissement, elles sont à la charge des exploitants. C'est par exemple l'achat d'animaux de labour. Ces avances primitives constituent un stock de capital fixe. Quesnay considère que la dépréciation annuelle (amortissement) s'élève à 10% de sa valeur initiale. Cette valeur est par hypothèse de 10 milliards. A = intérêts des avances primitives = amortissement annuel = 1 MM Les avances annuelles Les avances annuelles (Aa) sont les dépenses courantes à la charge de la classe productive. Elles comprennent les input matériels (semences, engrais, nourriture des animaux), et les salaires (ce qui est nécessaire à la subsistance des travailleurs agricoles, c’est-à-dire des avances en blé). Les avances annuelles égalent par hypothèse 1/5 des avances primitives: ici 2 milliards. Dans son tableau, Quesnay ne tient compte que des avances primitives et des avances annuelles. Il peut ainsi mettre en équation la production agricole: l'output agricole = la dépréciation annuelle du stock de capital fixe + les avances annuelles + le produit net. 71 Oa = A + Aa + PN La dépréciation du capital fixe (A) et les avances annuelles (Aa) constituent ce qu'il faut avancer pour produire, et qui va se transmettre à la valeur de ce qui est produit. Le produit net (PN) forme le surplus, ce qui a été produit au-delà de ce qui a été avancé. C'est le don gratuit de la nature. Ici, si la production agricole est de 5 milliards, l'amortissement du capital fixe est de 1 milliard, les avances primitives de 2 milliards, le produit net sera de 2 milliards. Cela car, par hypothèse, PN / Aa = 100% Note: les avances annuelles comprennent le capital circulant (inputs matériels :graines, semences…) et les avances en blés faites aux travailleurs agricoles. Chez Marx: c'est le capital variable. Aa = Cc + V C'est un prélude à Marx: L'output = le capital déprécié + le capital circulant + le capital variable (somme des salaires) + la plus-value. Oa = C + Cc + V + S Remarques sur ces formules. 1. Le capital fixe est, pour un secteur déterminé, ce qui dure plus longtemps que la période de production. C'est donc différent de secteur à secteur. Dans l'agriculture, c'est quelques mois, dans les constructions navales, c'est 4 à 5 ans. Le capital circulant est ce qui est intégralement consommé pendant une période de production (d'où Cc). 2. Le capital variable est la part du capital qui sert à la subsistance des travailleurs dans un secteur déterminé. C'est la somme des salaires versés aux travailleurs, la somme des moyens de subsistance nécessaires à l'entretien des travailleurs. Comme le capital circulant, il est intégralement consommé dans le processus de production. Le travail que les travailleurs ont fourni (VU) et les salaires qu'ils ont touché pendant la production (VE) sont donc intégralement dans la production. 3. La plus-value est une notion marxiste, Marx en fait une analyse dualiste sur deux pôles: VE et VU. Au niveau du capital déprécié, et au niveau du capital circulant, il y a identité entre la VE et la VU (la VU = respectivement les moyens de travail, et les matières premières et matières auxiliaires). Par contre, au niveau du capital variable, le salaire est un moyen de consommation, et ne représente que ce qui est nécessaire à la production et à la reproduction de la force de travail. C'est très inférieur à sa VU, qui constitue au point de vue de l'utilisateur de la force de travail la capacité qu'a un travailleur de faire pendant une période déterminée un travail déterminé. La somme des salaires, la VE, est très inférieure à la VU, ce que le travail rapporte. 72 Pour Marx, le capital constant s'oppose au capital variable. Le capital constant (C + Cc) n'ajoute pas un atome de valeur à la production puisqu'il est constitué du capital déprécié et du capital variable, dont la valeur est intégralement transférée à la production. Par contre, c'est à partir du capital variable que la plus-value est créée. Quelles sont dès lors les différences entre les formules de Quesnay et de Marx? Pour Quesnay, Oa = A + Aa + PN ->le produit net naît de l'agriculture. Pour Marx, -> la plus-value naît du travail. Oa = C + Cc + V + S Quesnay intègre capital circulant et capital variable dans les avances annuelles. Le capital variable, équivalant à la somme des salaires, n'est pas isolé chez Quesnay et pour lui, il est comme le capital circulant complètement consommé pendant la période de production. Ceci dit, comme les travailleurs ne constituent pas une classe à part, il est normal qu'il n'isole pas le capital variable. La question est: le produit net est-il équivalent à la plus-value? Pour Quesnay, le produit net est un don gratuit de la nature, il n'est pas obligé de faire ressortir le travail comme entité autonome. Marx l'est, lui, puisque la plus-value est directement issue du travail humain. Rendement de la production de surproduit Le rendement de la production de surproduit, pn, est de 100% quand on divise le produit net par les avances annuelles. pn = 100% = PN/ Aa Chez Quesnay, ce rendement s'exprime par le rapport entre les avances annuelles et le produit net. L'idée implicite est que le montant du produit net est fonction des avances. Mais cela rentre en contradiction avec le fait que le produit net est un don gratuit de la nature. Chez Marx, la formule du taux de la plus-value est: s = S/V La plus-value est déterminée par des conditions spécifiques à un certain moment donné. Le produit net est fonction de la qualité des sols, de la quantité d'engrais… La composition de la production agricole est: (en milliards) Oa = A + Aa + PN 5= 1 +2 + 2 Aa est constitué d'un milliard de salaires (blé) et d’un Milliard pour les matières premières. Par hypothèse : 5 milliards=3 milliard dans les produits agricoles et 2 milliards dans les matières premières Quelle est la destination de la production agricole? Si elle est de 5 milliards, deux milliards 73 sont destinés à l'autoconsommation de la classe productive (un milliard de salaires et un milliard de matières premières), trois milliards sont vendus aux autres classes: un milliard va aux propriétaires fonciers (qui ne produisent rien), deux milliards aux classes stériles dont un qui servira de matière première. Pourquoi le produit net ne se calculerait-il pas en tenant compte de la production de la classe productive (5) moins ce qu'elle consomme (3)? C'est faux, dans ces trois milliards d'excédent, on prend en compte un milliard pour remplacer le capital déprécié, ce milliard servant d'intérêt des avances primitives. Le produit net est un surplus. PN est un "surproduit non compensé", approprié par une classe qui ne fournit rien en échange… Il est créé dans la sphère de la production, mais n'est pas indépendant des autres sphères. Il est fonctions des prix de vente de première main. Il y a une histoire de cette appropriation par une classe selon Turgot: au début, le produit net était approprié par le cultivateur, au temps où le cultivateur est propriétaire de sa terre. Il reçoit le prix du salaire et un surplus, qui est le pur don de la nature. Vient ensuite l'appropriation: "mais à la fin, toute terre trouve son maître, et ceux qui ne purent avoir les propriétés n'eurent d'autres ressources que celle d'échanger ce travail de leurs bras dans les emplois de la classe stipendiée contre le superflu des denrées du propriétaire ou cultivateur". Classe des propriétaires fonciers Cette classe (comprenant le souverain et les possesseurs de terres) subsiste par le revenu ou produit net de la culture qui lui est payé annuellement par la classe productive, après que celle-ci ait prélevé, sur la reproduction qu'elle fait renaître annuellement, les richesses nécessaires pour se rembourser de ses avances annuelles et pour entretenir ses richesses d'exploitation. De ce produit net qui passe aux propriétaires fonciers, 4/7 vont à la noblesse, 2/7 vont au Roi, et 1/7 va aux décimateurs. Cette classe des propriétaires est aussi appelée le "beau monde". Le "beau monde" n'a a priori pas de rôle économique, sauf celui d'intermédiaire entre la classe productive et la classe stérile. Pour Quesnay au contraire, ces propriétaires fonciers jouent un rôle moteur. Ils détiennent seuls les clés de l'évolution économique: ils ont le monopole du revenu, ils décident donc de l'affectation du revenu. Les autres classes sont soit l'instrument (pour la classe agricole), soit l'auxiliaire (pour la classe stérile) de la production de richesses. Quesnay introduit un ratio: Achats de produits agricoles R = ------------------------------------------------Somme du PN = somme des dépenses La somme du PN est le revenu des propriétaires fonciers (ici 2 milliards), la somme des dépenses est le total des achats des propriétaires fonciers. Ici, les achats de produits agricoles représentent un milliard. R = 1/2. C'est la condition d'équilibre dans le modèle de Quesnay: l'économie se reproduira à l'identique de période à période. 74 Si R<1/2, il y a un "luxe de décoration", entraînant une décroissance économique. Une plus grande partie des revenus des propriétaires est affectée à l'achat de produits manufacturés, il y a donc un rétrécissement de la production, et une décroissance. Si R>1/2, il y a "faste de subsistance", la classe des propriétaires fonciers affecte une plus grande partie de son revenu à l'achat de produits agricoles. Le "tableau" reste en équilibre lorsque R=1/2, c'est-à-dire qu'il y a achat d'un milliard de produits manufacturés et d'un milliard de produits agricoles. Donc tout dépend de R. Le raisonnement de Quesnay pose quatre hypothèses de base: Hypothèse 1: Aa/PN = 1 = 100% (c'est la relation implicitement posée entre Aa et PN) Hypothèse 2: R<1/2 Hypothèse 3: Aa/Oa = 1 Hypothèse 4: elle découle de l'hypothèse 2: il y a un effet de démonstration, c'est-à-dire les habitudes de consommation de la classe des propriétaires fonciers se répercutent sur les habitudes de consommation des autres classes. Les hypothèses 1 et 3, Aa/PN = 100% et Aa/Oa = 1, sont des ratios objectifs, déterminés par les conditions objectives de production à un moment donné: fertilité du sol, conditions d'utilisation du capital, du progrès technique… Quant à la seconde hypothèse, elle touche à la politique économique, car il y a un choix. Si R<1/2, la classe des propriétaires fonciers achète moins de produits agricoles que manufacturés. Les achats de produits agricoles diminuant, la demande diminue, et l'offre s'adapte à la demande. La production agricole baisse (Oa), et par conséquent les avances annuelles baissent (Aa) car le ratio Aa/Oa est constant. A la période suivante, le produit net a chuté, les revenus de propriétaires fonciers ont baissé. Si R<1/2 encore une fois, on achète encore moins de produits agricoles, les revenus ayant diminué, et un cercle vicieux démarre. On est en présence d'une décroissance économique déterminée par l'agriculture, motivée par un certain choix de R, du ratio de politique économique. La décroissance économique est fonction de R, de la décision de l'ensemble des classes de propriétaires fonciers. g = f(R). Classe stérile Ce sont « tous les citoyens occupés à d'autres services et à d'autres travaux que ceux de l'agriculture ». Ce sont les manufacturiers, artisans… Cette classe vend ses produits à la classe productive et aux propriétaires fonciers qui euxmêmes tirent leurs revenus de la classe productive. Elle achète les fruits de la terre à la classe productive. Dans l'hypothèse, la classe stérile produit des produits manufacturés pour une valeur de 2 milliards. Elle achète un milliard de matières premières et un milliard de produits agricoles à la classe productive, elle vend pour un milliard aux propriétaires fonciers et pour un milliard à la classe productive. 75 La production de produits manufacturés = les matières premières achetées à la classe productive et les salaires + la consommation de produits agricoles (= à la consommation de la classe productive) Om = Aa + O La classe stérile ne consomme pas de biens manufacturés. Il faut noter qu'il n'y a pas d'autoconsommation de biens manufacturés… Il y a trois différences avec la formule pour l'agriculture. Pour Quesnay, la classe stérile ne produit pas un atome de produit net. Dans l'industrie, la valeur du travail de l'artisan s'ajoute aux matières premières, mais il n'y a pas de surproduit. Comme le travail de l'artisan ne produit pas de produit net, ce travail est di improductif. Chez Marx, Om = Cc + V. Un travail qui ne produit pas de + et - value est non productif (S = o). Dans la classe stérile, il n'y a pas d'intérêts des avances primitives. Il n'y a pas de capital fixe, ce qui est très différent de l'analyse du secteur agricole. Pour Quesnay, la classe stérile est un ensemble d'artisans qui travaillent avec un capital fixe insignifiant, contrairement à l'agriculture qui exige un capital fixe et sa reconstitution via les intérêts des avances primitives. Il n'y a pas d'autoconsommation par la classe stérile. Dans l'agriculture enfin, les avances annuelles comprennent les input matériels et les moyens de subsistance des travailleurs: Aa = Cc + V. Dans l'industrie, Aa = les matières premières, O concerne l'achat de produits agricoles. b) Les échanges inter-classe du tableau Nous allons ici étudier les mécanismes des échanges. Stade initial Biens manufacturés Un milliard Biens agricoles. Matières premières (homogènes). On suppose que les propriétaires fonciers ont une créance de 2 milliards sur la classe productive, à titre de loyer pour l'usage de la terre. Ils connaissent donc le produit net: il est égal à ce que leur doit la classe productive. I. Classe des propriétaires fonciers: créance de 2 milliards de la classe des propriétaires. Ils connaissent le P.N. Ceci montre ce que leur doit la classe productive. II. Classe stérile : output de biens manufacturés (Om): 2 milliards 76 III. Classe productive: Oa = 5 milliards A Capital monétaire: 2 MM. vient de la vente du PN? Aa n'entre pas dans la circulation inter-classe, c'est l'auto-consom-mation de la classe productive. Aa = Cc + V = 1 + 1 La classe productive dispose de: 3 milliards de produits agricoles, 2 milliards en matières premières, un capital monétaire de deux milliards. Or, Oa = A(serait aussi de la matière première) + Aa(autoconsommation de la classe productive) + PN. Le surplus est donc de 3 milliards, dont un doit aller à la reconstitution du stock de capital fixe. A serait aussi des matières premières. Premier flux d'échange Echange I. Propriétaires fonciers. II. Classe stérile. III. Classe productive. Elle s'acquitte de sa dette de 2 milliards envers la classe des propriétaires Stade final Les propriétaires fonciers ont deux milliards en capital monétaire. I. Classe des propriétaires fonciers II. Classe stérile III. Classe productive Deuxième flux d'échange 77 Echange La classe des propriétaires fonciers achète pour un milliard de produits manufacturés et un milliard de produits agricoles. I. Classe des propriétaires fonciers II. Classe stérile III. Classe productive. (Hypothèse : R=1/2 : la classe des propriétaires fonciers achète autant de produit manufacturiers qui de produit agricole) Stade final Les propriétaires fonciers possèdent pour 2 milliards de marchandises qu'elles consomment, la classe stérile possède un milliard de capital monétaire et un milliard de produits manufacturés, et la classe productive possède un milliard de capital monétaire et deux milliards de produits agricoles. I. Propriétaires fonciers. II. Classe stérile. III. Classe productive. Troisième flux d'échange Echange La classe stérile échange son milliard de capital monétaire contre un milliard de produit agricole. La classe productive échange son milliard de capital monétaire pour acheter un milliard de produits manufacturés. 78 I. Propriétaires fonciers. II. Classe stérile III. Classe productive. Stade final I. Propriétaires fonciers. II. Classe stérile III. Classe productive. Classe stérile et classe productive gardent donc un milliard de capital monétaire. Stade final: stade initial de la prochaine période La classe stérile dépense son milliard pour acheter un milliard de matières premières à la classe productive. I. Classe des propriétaires fonciers. II. Classe stérile Ceci est consommé Ceci va servir à reproduire deux unités de biens manufacturés III. Classe productive. (voir ce dessin page 196, pour des meilleures explications) 79 In fine, Les propriétaires fonciers possèdent un milliard de produits agricoles et un milliard de produits manufacturés. La classe stérile possède un milliard de produits agricoles et un milliard de matières premières La classe productive possède 2 milliards de capital monétaire (comme au stade initial), un milliard de produits agricoles, un milliard de produits manufacturés, et un milliard de matières premières. Avec ces trois derniers, elle va produire 5 milliards l'année suivante. Via cela, elle produira à la période suivante le surproduit. Pour Quesnay, la classe stérile n'a pas besoin de produits manufacturés, car elle n'utilise pas de capital fixe. La classe productive peut reproduire 5 milliard car on a le ratio Aa/PN = 1 (et PN = 2). La production totale est de 7 milliards: Oa + Om = 5 + 2 Vitesse de circulation de la monnaie MV = PT PT est la valeur des transactions globalisée chez Quesnay. Il peut y avoir différentes façons de voir PT. D'une part, la production totale est de 7 milliards, mais 2 milliards sont autoconsommés. 5 milliards sont échangés. D'autre part, on peut envisager la somme des achats. Les propriétaires terriens achètent deux fois un milliard (produits agricoles et manufacturés), la classe stérile achète deux fois un milliard (produits agricoles et matières premières), et la classe productive achète une fois un milliard (produits manufacturés). Cela fait 5 fois un milliard qui sont échangés. Comme le capital monétaire est de 2 milliards, M = 2 milliards. V = PT/M = 5/2 = 2,5 Comptabilité des opérations Classe productive Production totale 5 Consommation 3 intermédiaire Consommation 0 finale Produit net ou 2 revenu national Classe stérile 5 2 2 2 2 1 3 Propriétaires fonciers 0 Total 0 7 7 1 0 0 5 3 0 1 2 2 2 4 0 1 0 0 2 4 80 La production totale est la production de chaque secteur pendant la période. La consommation intermédiaire comprend les achats intersectoriels. Pour nous, cela concerne seulement les inputs matériels, pour Quesnay, il faut ajouter le blé qui sert de marchandise de consommation aux travailleurs. La consommation finale concerne les biens et services qui ne sont pas susceptible d’être transformé Le revenu net est égal à l’output moins l’input, c’est-à-dire les productions totales moins les consommations intermédiaires. La classe productive a une production totale de 5 milliards, et une consommation intermédiaire composée d'amortissements de capitale (un milliard de produits manufacturés) et un milliard de matière première. c) Appréciation du tableau par Marx Le tableau de Quesnay est apprécié positivement sur une série de points. Il a une vue macroéconomique et met en relation la croissance économique et les classes sociales. Son approche est centrée sur la production(M-aM’), où il y a création de valeur. L'optique est antimonétariste. C'est aussi une analyse du capitalisme dans le secteur agricole. Elle accorde la primauté à l'économique, par exemple les classes sociales sont définies en fonction de leur place dans la production. C'est une construction d'un modèle économique, une vision très abstraite avec aussi un jeu d'hypothèses simplificatrices. Quesnay aboutit ainsi à une vue prévisionnelle de la société. Mais Marx a aussi des critiques à lui adresser. Ainsi, l'hypothèse de non consommation de produits manufacturés dans la classe stérile et une lacune. Il critique aussi la consommation d'1/5 de la production agricole comme matière première pour la récole suivante. Cela revient à dire qu'1/5 de la production agricole est consommée en semences, en engrais. C'est beaucoup selon Marx. Il suppose qu'il y a là, implicitement, une industrie domestique, qui ne produit que pour satisfaire les besoins propres de la classe productive. Au total =7 milliards= Oa+Om. Donc la reproduction vaut 7 milliards et non 5 milliards. 81 CHAPITRE 4 : Karl Marx A. Généralités 1. Sa vie Karl Marx est né à Trèves en 1818, il est le fils d'un juriste converti au protestantisme. Il fait des études de droit et de philosophie à Berlin, où il étudie la pensée de Hegel. Il sera très influencé par celle-ci, c'est un hégélien de gauche. Il cherche à se servir de son enseignement pour en tirer de conclusions matérialistes et progressistes. Il défend une thèse de doctorat en philosophie, mais ses idées lui ferment la porte des universités. Il se lance alors dans le journalisme. Lors d'un séjour à Paris, il écrit une série de manuscrits économico philosophiques, qu'il publiera en 1844. Il adhère au communisme, pour des raisons philosophiques (dont l'aliénation due aux richesses). Il fréquente des cercles ouvriers, et rencontre Engels en 1845. Marx et Engels publient en 1846 L'idéologie allemande, dans laquelle ils exposent la thèse du matérialisme historique (qui fut écrit à Bruxelles). En 1847 est publié le Manifeste du parti communiste, qui résume leur doctrine révolutionnaire. En 1848 et 1849, des troubles politiques éclatent à Paris et Cologne, et Marx est expulsé en 1849. Il se réfugie à Londres, aidé financièrement par Engels, qui est le fils d'un industriel. Marx s’occupe, d’une part, de l’organisation du mouvement des ouvriers et participe en 1864 à la création de l’association internationale des travailleurs (il s’oppose aux anarchistes). Et d’autre part, il s’occupe de l’écrire du «Capital », dont le premier livre apparu en 1867, où il analyse via l’économie politique l’évolution du capitalisme. Après 1970, Marx étudie l’évolution des partis socialistes qu’il juge opportunistes (par exemple :création du S.P.D => programme de Gotha , 1875=>critique du programme de Gotha, dans celle-ci , Marx y oppose les grandes lignes de la future société communiste. Marx est un politique et un ‘social scientist’, les deux aspects se nourrissent) L’intérêt d’étudier Marx est : L’analyse scientifique de la société. L’importance d’une perspective EVOLUTIONNISTE (histoire) et SYSTEMATIQUE (modélisation économique) La pluri- disciplinarité L’apport à l’économie : « Political economy » (les groupes d’intérêt), Capital Humain( éducation), Public Choice ( Etat non bénévole) . 82 2. L'actualité de sa pensée Sa pensée a été abondamment décriée. On a parlé de "road to serf dom", on a mis en avant le stalinisme, la dictature et les goulags qu'a connus l'URSS. On a aussi parlé d'échec objectif du communisme, par chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, suivi en 1991 de la fin de l'URSS, en banqueroute économique. Tout cela est à relativiser: le socialisme réellement existant ne correspond pas nécessairement au rêve de Marx. Lester Thurow propose de juger une politique économique ou sociale d'après les objectifs qu'elle se donne. L'économie de marché est forte pour la fourniture de biens de consommation variés. Une économie de type soviétique est orientée vers la fourniture de biens publics, tels que la santé, l'éducation… La moins bien lotie des provinces chinoises aurait un taux d'éducation primaire supérieur à la mieux lotie des provinces indiennes. Mais il y a un dynamisme intrinsèque à l'économie de marché, une stimulation due à la concurrence et la gestion de l'information. Cela, même Marx le reconnaît. Quant à l'économie soviétique, a départ, elle peut être utile pour un démarrage économique dans un pays pauvre. On reproche aussi à Marx d'avoir commis des erreurs de logique. Ce serait alors un auteur sans valeur? Au-delà de la portée politique de l'œuvre, on peut aussi voir en lui un "social scientist". On trouve des échos de sa pensée dans les théories les plus contemporaines. marché du travail: on retrouve l'idée que le travail n'est pas homogène, il y a du travail simple et du travail complexe, et que produire du travail complexe (un travail qualifié)… exige du travail. Cela a des conséquences quant à la notion de capital humain chez Becker (1969) et Ben Porath (1967) par exemple, quant à la modélisation du capital humain (son accumulation) dans les modèles de croissance endogène. Les classes: les sociétés sont composées de groupes poursuivant leurs intérêts propres, parfois opposés. La société n'est pas homogène. Les industriels exportateurs, par exemple, sont ouverts sur le monde et veulent comprimer les coûts salariaux. D'autres, servant le marché intérieur, ont peur de la baisse du pouvoir d'achat qui va en résulter. Chez Ricardo,par exemple, les rentiers veulent un prix du blé aussi élevé que possible, pour que leur rente augmente, mais les fermiers veulent le contraire, sinon les salaires sont trop élevés. Marx a eu une influence au point de vue de la "political économy". Corollaire: l'Etat est un lieu utilisé, instrumentalisé par certains groupes pour faire avancer leurs intérêts. Cela s'oppose à la vision idéalisée de l'Etat qui maximise le bien-être social. Pour Marx, l'Etat est un outil aux mains de la bourgeoisie dominante. Cela a eu des échos dans l'Ecole des Public Choices de Buchanan, qui se situe plutôt à droite. L'évolution des sociétés: l'histoire et importante pour comprendre l'économie, qui est 83 elle-même en constante évolution. Il y a aussi une théorie endogène des institutions. Cet aspect trouvera de nombreux échos: « Come back de l’histoire éco » : Chez Paul David (Oxford & Stanford), dans la notion de « path dependency », et chez Douglas North (1990), pour qui l'économie influence les institutions, mais il y a aussi un feedback des institutions vers l'économie, un blocage est possible au niveau des institutions. Curieusement, Marx a eu plus de filiation dans des écoles de droite (il a inspiré les notions de capital humain, public choices, le néo-institutionnalisme…). De toute façon, Marx et le marxisme appartiennent à l'histoire du XXe siècle, et il est donc important d'avoir une petite idée à son sujet. 3. Spécificités de Marx Il est assez inclassable par les économistes: il développe une pensée pluridisciplinaire, une sorte de pensée totale: il touche à la philosophie, l'histoire, la sociologie, et l'économie politique. Il est aussi au-delà du dilemme « libre marché » vs. « régulation étatique ». D'une part, on a les libéraux qui vantent les mérites de la main invisible du marché, et d'autre part, les interventionnistes voyant dans l'Etat le remède aux défauts de l'économie de marché. Le projet de Marx, le communisme, n'est ni de laisser faire ni de réguler le marché. Mais bien le supprimer, et, avec lui, la propriété privée des moyens de production, et, après une phase de transition, l'Etat. L'homme va ainsi enfin pouvoir devenir libre, il ne sera plus aliéné. Il y a un utopisme Marxiste qui est aussi un humanisme. Il veut libérer l'humanité de l'esclavage de la production, atteindre une telle abondance qu'on entre dans la sphère de la liberté, où le travail devient le premier besoin de l'homme, car il est l'expression de son être. (Et plus, le travail sera "aliéné".) Des économistes ont étudié Marx, dont Joan Robinson et Joseph Schumpeter (Cambridge). On a tenté de le reformuler en termes "analytiques", ce fut le cas de Morishima et Roemer. B. Le cadre économico politique 1. Les utopistes Le cadre économico politique permet de comprendre ce qui motive Max (une pensée n'est jamais indépendante de son temps.) Il vit dans l'Europe de la première moitié du XIXe siècle, celle de la révolution industrielle, d'une paupérisation croissante, et de conditions de travail très dures imposées aux ouvriers. Il y a des protestations, des révoltes, comme celle des tisserands de Silésie en 1848. On voit alors naître des projets de réorganisation de la société par des théoriciens comme : Owen (1771-1858): manufacturier anglais qui crée les premières coopératives de consommation, Fourier (1772-1837): ce français prône l'organisation en phalanstères, petites unités sociales 84 autonomes, coopératives de production et de consommation, dont les membres sont solidaires Proudhon (1809-1865). Les points communs de toutes ces réflexions sont d'instaurer une justice sociale, via une organisation plus ou moins communautaire de la production. C'est une idée qu'on retrouvait déjà chez Platon. Marx s'oppose à ce qu'il appelle le « socialisme utopique », qui n'est pour lui qu'une somme de projets chimériques, et prône un « socialisme scientifique ». Tous les théoriciens se cantonnent à une critique essentiellement morale du capitalisme. Or, il faut en faire une analyse scientifique. Il va donc s'atteler à l'étude de l'économie politique pour en déceler les contradictions. Les autres théoriciens élaborent des projets pour la société qu'ils appellent de leurs vœux, ceci sans aucune base sérieuse. Pour Marx, il est impossible de décrire dans la détail le fonctionnement d'une société qui n'existe pas encore. Contrairement aux utopistes, il ne croit pas possible de créer des îlots de socialisme à l'intérieur de la société capitaliste. Il rejette l'idée de phagocytage, de transformation graduelle. Pour Marx, il faut une transformation brutale via un processus révolutionnaire global. Les expériences isolées, comme le mouvement coopératif, sont soit vouée à l'échec, ce fut le cas des communautés owéniennes et des phalanstères fouriéristes, soit vouées à la récupération: les coopératives seraient plus un élément d'intégration de la classe ouvrière au capitalisme qu'un instrument de son émancipation. 2. L'action de Marx et ses conséquences Pour Marx, l'émancipation de la classe ouvrière ne peut venir que d'elle-même. Et Marx y travaille activement. Son action est en accord avec sa pensée. En 1843, il arrive à Paris où il travaille à l'organisation du mouvement ouvrier, dans la perspective d'un renversement révolutionnaire de la société capitalistes. En 1847, il crée la Ligue des communistes. Son action connaît une évolution importante dans la seconde moitié du XIXe siècle: en 1864, la première association internationale des travailleurs est créée à Londres, Marx y joue alors un rôle actif, jusqu'à sa disparition en 1872. Marx meurt en 1883, mais en 1891, une deuxième internationale est créée: Elle fédère les partis socio démocrates qui se créent en Europe à la fin du siècle. Le Parti Ouvrier belge, créé en Belgique en 1886, en fait partie. Le marxisme, courant jusque-là très minoritaire, voit croître son nombre d'adeptes, en Allemagne d'abord, mais aussi en Autriche, en France mais à un moindre degré, en Italie, en Russie… Les pays anglo-saxons y restent par contre réfractaires. L'objectif affiché est la révolution socialiste à l'échelle mondiale. Mais en pratique, les 85 tendances réformistes prennent de plus en plus d'importance, des accommodements seraient possibles avec le capitalisme. Cela n'est pas sans lien avec l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière qu'on constate à la fin du XIXe siècle dans les pays industrialisés. En 1914, les partis socio démocrates votent les crédits de guerre. L'internationalisme est bel et bien fini. Les unions sont maintenant nationales pour faire face à l'ennemi (« union sacrée ».) En 1917, a lieu la révolution russe d'octobre (en novembre pour cause de non réforme du calendrier grégorien). Les Bolchévicks prennent le pouvoir et s'affichent dans la lignée de l'idéal révolutionnaire de Marx. En 1919, est créée la troisième Internationale à Moscou, qui constitue les fondations des partis communistes en Europe. C. Le cheminement intellectuel de Marx Marx étudie le droit et la philosophie au début du XIXe, il est alors loin de l'économie. En 1841, il défend une thèse sur Démocrite et devient docteur en philosophie. C'est une discipline phare à l'époque en Allemagne, qu'Hegel enseigne à Berlin. L'Allemagne, qui est alors la Prusse, n'est qu'au tout début de "sa" révolution industrielle. La pensée économique est peu développée, et Marx devient communiste sur base d'une argumentation plus philosophique qu'économique. Sa pensée est fondée sur le concept d'aliénation (vient du latin alienus, qui appartient à un autre.) Pour Marx, dans la société capitaliste, l'homme est aliéné, c'est-à-dire rendu étranger à luimême. Seul un changement de société peut supprimer cette aliénation. Feuerbach, hégélien de gauche, développe une théorie de l'aliénation religieuse sur les mêmes bases. Il publie en 1841 L'Essence du christianisme. Pour lui, Dieu est un produit de l'esprit humain, qui, en le créant, l'a doté de ses propres attributs. Les hommes se prosternent donc devant ce qui n'est que le produit de son imagination. Pourtant, il leur apparaît comme une puissance hégémonique, étrangère et dominatrice. Les hommes se sont dépouillés de leurs propres attributs et les ont transférés dans la divinité. Ils sont devenus étrangers à eux-mêmes, ils sont aliénés. La religion est une forme d'invention liée aussi à la conscience qu’on les hommes (contrairement aux animaux) non seulement de leur individualité mais aussi de leur espèce, de l'homme comme être générique. Marx considère que l'analyse peut se transposer en termes de l'aliénation économique. Il part de l'a priori philosophique sur la nature de l'homme (qui pour Feuerbach est Dieu), que l'essence profonde de l'homme en tant qu'être générique, sa nature profonde, serait le travail. L'homme manifeste ce qu'il est via le travail. Or dans la société capitaliste, le travail est loin d'être la libre manifestation de la personne humaine, c'est un travail aliéné à trois points de vue: 86 1. le producteur est rendu étranger au produit de son travail qui appartient à son employeur, 2. le producteur est rendu étranger à l'activité de production qu'il ne peut organiser comme il le veut, 3. il est rendu étranger à son être générique, dans la mesure où il ne voit plus dans l'activité productive que le moyen de son existence individuelle. Comment alors en finir avec l'aliénation? Par l'abolition de la propriété privée des moyens de production, des échanges marchands et de la monnaie, et par la construction d'une société de libres producteurs associés. L'homme serait ainsi réconcilié avec son travail, qui est l'affirmation de l'essence du genre humain. Il serait donc réconcilié avec son être générique, les rapports sociaux seront transparents, ils manifesteront sans distorsions l'être des personnes et du genre humain. Marx var rester fidèle à cette envie de « libération / désaliénation de l'homme. D'aucuns, comme Althusser, ont cependant mis l'accent sur la coupure épistémologique introduite par le fait que Marx, dès 1846-1847, devient un économiste. Sa pensée suit des orientations nettement plus économiques suite à la lecture des classiques anglais. Il adhère à la théorie de la « valeur travail » incorporé, et bâtit une théorie générale de l'histoire: le matérialisme historique. D. Matérialisme historique 1. Structure économique, infrastructure et superstructure Marx développe une grille d'analyse des sociétés et de leur évolution. La compréhension du fonctionnement d'une société repose sur l'analyse de sa structure économique - c'est là la base de sa réflexion. La structure économique façonne la structure de la société, et celle-ci détermine en dernière instance la superstructure. La superstructure est l'ensemble des formes juridiques, politiques religieuses, artistiques ou philosophiques, propres à la société envisagée. Ainsi, l'organisation politique de la société féodale s'explique par l'état de l'économie au Moyen-Age. L'infrastructure résulte d'une combinaison des forces productives et des rapports de production. Les forces productives, c'est la "technique de l'ingénieur", les aspects "techniquement" économiques. Elles regroupent la main-d'œuvre, les méthodes et moyens de production dont dispose la société. Les rapports de production, c'est la "technologie sociale", les aspects organisationnels de la production. Ils représentent les relations sociales qui se nouent dans le cadre du processus productif. Pour Marx, à un type donné de forces productives correspondent des rapports de production déterminés. "Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain, le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel", écrit-il dans Misères de la philosophie. Dans une société, il y a toute une variété de forces productives ayant atteint des niveaux de développement différents, et des rapports de production diversifiés. A nouveau, on se concentre sur ce qui est dominant, comme dans tout modèle, tout idéal-type. C'est ce qu'avait 87 fait Quesnay dans son Tableau. Le mode de production est une combinaison des forces productives et des rapports de production dominants au sein d'une société. Le mode de production ne se confond pas avec une société déterminée, c'est un modèle abstrait qui permet d'en analyser les caractéristiques fondamentales. Par exemple, le mode de production capitaliste est caractérisé par la combinaison des forces productives de la grande industrie (le machinisme) - c'est la technologie au sens strict - et du rapport de production salarial - c'est la technologie salariale ou organisationnelle. 2. L'évolution sociale L'évolution de l'infrastructure s'analyse à partir du jeu combiné des deux éléments qui la composent. Marx développe l'idée d'une évolution continue et croissante des forces productives, et d'une évolution plus discrète par paliers des rapports de production. Les forces productives de la société évoluent et entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ces derniers correspondant à un état donné des forces productives. A l'origine, ces dernières avaient donc un effet favorable au développement des rapports de production existants. Mais à la longue, les rapports de production n'évoluant guère, car il y a des intérêts objectifs de certains groupes à leur maintien, de moteur ils deviennent des freins à l'évolution des forces productives. A la longue, le système entier est bloqué. On entre alors dans une époque de révolutions sociales, dont la fonction est de faire disparaître les anciens rapports de production pour permettre la mise en place de nouveaux rapports de production plus conformes au niveau atteint par les forces productives. Ces idées trouvent un écho contemporain chez North, prix Nobel d'économie, qui n'est pas marxiste. Livre : NORTH,D.C (1990) Institutions,Institutional Change and Economic Performance . Cambridge, Cambridge University Press. Marx perçoit les règles institutionnelles comme permettant ou non la croissance économique et aborde la question de l'adaptabilité des institutions. Par exemple, il y a, dès la fin du Moyen-Age, en Europe, un développement des échanges marchands et de la production manufacturière. Or, les rapports de production féodaux sont maintenus. L'organisation sociale de l'Ancien Régime subsiste, avec la féodalité, les paysans attachés à la terre, les tonlieux et taxes diverses, les barrières mises aux échanges, les jurandes et corporations… Marx interprète les révolutions en Angleterre au XVIIe et en France en 1789 comme la résultante de ces contradictions, en même temps que le moyen de les dénouer via la mise en place d'un cadre institutionnel et un ordre social nouveau, permettant le plein épanouissement des rapports de production capitalistes. En 1791, en France, le décret d'Allarde abolit des corporations. Marx développe donc une science de l'histoire, la compréhension de la logique des évolutions 88 passées permettant d'inférer le futur. Selon un processus analogue, le développement des forces productives, au sein du mode de production capitaliste, doit entrer peu à peu en contradiction avec les rapports de production capitalistes qui, de moteurs, deviendront un frein au développement. Marx veut par là démontrer la nécessité historique de la révolution communiste. Mais pour démontrer cette thèse, Marx doit démontrer la logique du système capitaliste: Marx devient économiste. L'économie selon Marx reste très politique… Il va mettre en avant la lutte des classes. 3. La lutte des classes L'analyse économique ne pousse pas Marx à déserter pour autant le champ politique: ce n'est pas parce que le capitalisme est condamné par le jeu de ses contradictions internes qu'il faut se contenter d'attendre qu'il disparaisse de lui-même (comme un fruit mûr qui tombe de l'arbre…) Pour Marx : Comme les révolutions sociales antérieures, la révolution qui doit abolir le capitalisme ne peut résulter que d'une intense lutte des classes. L'avènement du communisme nécessite le renversement du pouvoir de la bourgeoisie par le prolétariat. Cela passe par la prise et la transformation du pouvoir de l'Etat, considéré comme l'instrument de la dictature de la classe dominante sur la société. La lutte des classes a elle-même un fondement économique ! L'histoire de l'humanité peut se résumer en plusieurs phases. La première est celle du communisme primitif. Puis les phases suivantes ont vu se succéder des modes de productions marqués par le caractère antagonique des rapports de productions qu'ils contenaient. Antagonisme entre patriciens et plébéiens, maître et esclaves, seigneur et serfs, capitaliste et ouvriers. Les premiers sont les oppresseurs, les seconds sont les opprimés. Toute l'histoire est un conflit: "l'histoire de toute la société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes" (Manifeste du parti communiste). Il y a une base matérielle à cet antagonisme: l'exploitation d'une classe par une autre. L'exploitation a une signification économique bien précise: situation dans laquelle les membres d'une société prélèvent, sans contrepartie matérielle équivalente, une fraction du produit du travail d'autres membres de la société. Par exemple, au Moyen-Age, dans la société féodale, les seigneurs exploitent les paysans par le biais de la corvée et des droits seigneuriaux. 4. Critique de l'économie politique Marx est un économiste (dans la tradition classique) à cause d'une motivation plus globale, motivation de nature politique. Or les classiques disent fonder une science naturelle de 89 l'économie. Marx critique ces économistes classiques, tout en leur rendant hommage. Ces économistes ont fait œuvre scientifique en commençant à dégager les lois véritables du fonctionnement de l'économie capitaliste. Mais ils se sont trompés quant à la nature de ces lois qui concernent la valeur, les salaires, les rentes: elles ont un caractère social, et non pas naturel. Social, c'est-à-dire propre à une forme particulière d'organisation sociale de la production qui est historiquement déterminée. Les lois économiques sont relatives à la production marchande, qui ne tombe pas du ciel, et qui n'a pas existé de toute éternité. Il y à son existence des conditions institutionnelles. L'apparition du marché suppose à la fois une certaine division sociale du travail, l'existence de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres, ce qui implique la propriété privée et l'absence de direction centralisée de l'économie. Pour Marx, une telle société "marchande" manquerait de transparence, les besoins des hommes, les utilités, ne peuvent s'exprimer que de façon détournée, via le marché et les prix (les VU ne trouvent à s'exprimer que via la VE). Le travail, par exemple, a bien un caractère social, chaque producteur fabrique des objets destinés à satisfaire les besoins des autres membres de la société. Mais cela n'apparaît pas directement car il n'y a aucune coordination des travaux individuels à l'échelle de la société. Le caractère social, l'utilité du travail, doit être constaté par un détour: l'échange sur le marché. Ce détour, spécifique à la production marchande, entraîne deux conséquences : Tout d'abord, les rapports entre les travaux humains sont "mystifiés", ils prennent l'apparence de rapports entre les choses, les marchandises échangées. La société n'est pas transparente. Ensuite, le caractère social du travail consacré à la production d'une marchandise ne se faisant qu'a posteriori, une fois que la marchandise, amenée sur le marché, trouve un client, le processus de production présente un caractère anarchique. Il y a absence de coordination, et fréquemment, des marchandises ne trouvent pas de preneur, alors d'autres sont produites en quantités insuffisantes par rapport à la demande. Le capitalisme est différent de la production marchande qui existe depuis la haute Antiquité, c'est un cadre où la production marchande est la forme dominante d'organisation de la production. Pour Marx, le capitalisme est la généralisation des rapports marchands à l'échelle de la société. Dans ce type de société, non seulement presque tous les produits du travail humain sont des marchandises, mais la force de travail elle-même devient une marchandise, vendu par les producteurs aux propriétaires des moyens de production Le rapport social caractéristique du mode de production capitaliste est le salariat. Le salariat dépend de deux conditions d'existence, différentes de celles de le production marchande: les travailleurs doivent être juridiquement libres ; Etre des prolétaires, ne possédant que leur force de travail. 90 Ces deux conditions émergent à la suite d'un long processus qui s'étend de la fin du MoyenAge à la révolution industrielle. C'est l'accumulation primitive du capital. Marx accorde une grande importance au mouvement des "enclosures" dans l'analyse de ce processus. Les enclosures marquent les campagnes anglaises du XVIe au XVIIIe siècle, et jettent sur les routes une masse d'individus sans ressources. E. L'organisation de la société communiste Pour Marx, les "lois économiques" du capitalisme ne sont pas naturelles, on peut dès lors concevoir son remplacement par un autre mode de production. Mais Marx et Engels ne décrivent pas dans les détails cette société future devant succéder au capitalisme, Ils donnent quelques "guidelines". 1. Propriété collective des moyens de production L'appropriation collective des moyens de production est la définition même du communisme. Marx adhère à ce point de vue dès sa jeunesse et n'en démordra jamais. Ce d'abord pour des raisons philosophiques, cette appropriation conditionnant la fin de l'aliénation du travail (cf. manuscrits de 1844). Mais aussi, par après, à cause d'une analyse plus économique: la suppression de la propriété privée des moyens de production doit permettre de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme. Dans une société où les moyens de production appartiennent à la collectivité, le produit du surtravail, c'est-à-dire le produit du travail fourni en plus de ce qui est nécessaire à la consommation immédiate des productions, reste la propriété collective (au lieu d'être confisqué par une partie de la population.) Il n'y a donc plus d'exploitation. 2. Transformation et disparition de l'Etat Pour Marx, l'existence même des classes est étroitement liée au phénomène de l'exploitation. La société communiste sera débarrassée de l'exploitation, sera aussi une société sans classes, donc une société sans Etat. En effet, l'Etat est l'instrument politique par lequel la classe exploiteuse maintient sa domination sur la classe exploitée. Sur ce point, Marx ressemble aux anarchistes, pourtant ses adversaires idéologiques. Mais pour lui, la suppression de l'Etat ne peut être immédiate. La société communiste connaît deux phases. Une phase inférieure, le socialisme, phase transitoire où l'Etat, dont la classe ouvrière s'est emparée, est maintenu après avoir subi de profondes transformations, de façon à affermir le nouvel ordre social. Il s'agit de l'Etat ouvrier, la dictature du prolétariat. 3. Disparition du marché 91 Marx pose sans ambiguïtés le principe de la disparition du marché dans la société communiste, ainsi que de la propriété privée des moyens de production. Avec la production marchande, toutes les catégories marchandes liées doivent disparaître: la valeur, la monnaie, le salaire… Marx restera fidèle à ce point de vue. Dans ses textes de maturité, écrits avec Engels, il insiste pour que cette disparition ait lieu dès la phase inférieure de la société communiste. Il s'oppose en cela au socialisme de marché. Le corollaire est l'organisation de la production qui sera planifiée à l'échelle sociale. Les catégories monétaires étant supprimées, le plan doit être exprimé directement en unités naturelles. Cela suppose une comptabilité en temps de travail et une procédure d'évaluation des effets utiles des différents produits. Mais il ne donne pas d'autres précisions car "les gens régleront tout très simplement sans intervention de la fameuse valeur". 4. Deux principes de répartition 1. Dans la phase inférieure du communisme, le travail joue un double rôle: il sert directement dans la planification des produits, il sert de principe de répartition des objets de consommation individuelle entre les membres de la société. 2. Dans la phase supérieure de la société communiste, il y aura abolition complète et définitive du droit bourgeois, et mise en place d'un nouveau principe: "à chacun selon ses besoins". Sa mise en œuvre exige deux conditions: un haut niveau de développement des forces productives, une profonde transformation des mentalités. Le travail est devenu dans la société communiste le premier besoin vital (voir pourquoi plus bas: l'aliénation). Il y a là le lien avec la première philosophie de Marx inspirée de Feuerbach. F. Cœur de l'œuvre de Marx: l'anatomie du capitalisme 1. Théorie de la valeur-travail incorporé Marx reprend grosso modo la théorie de la valeur de Ricardo, en l'approfondissant. Il y a là une influence de sa formation philosophique, voir la pensée d'Aristote. Cela donne naissance à la théorie de la valeur travail incorporé. Quelle est la valeur d'un bien, la "substance" de sa valeur? Les biens ont une valeur égale à la quantité de travail abstrait (dépenses d'énergie humaine) que le bien incorpore. C'est le travail vivant, le travail 92 mort étant celui incorporé dans les biens de capital (travail indirect). Il distingue travail concret et abstrait. Le travail concret est le travail spécifique de l'horloger, différent de celui du bijoutier… c'est la VU du travail, ce qu'il est concrètement. Le travail abstrait vient du fait que tous les hommes appartiennent à la même espèce, il y a donc quelque chose de communément mesurable derrière les travaux distincts: une certaine dépense d'énergie humaine. Le travail de l'horloger et celui du bijoutier peuvent se comparer en termes quantitatifs abstraits. C'est la VE du travail, ce qu'un bien permet d'obtenir dans un rapport d'échange. Donc, si deux biens X et Y s'échangent sur un marché dans un rapport d'échange déterminé, c'est qu'ils contiennent quelque chose de commun qui permet de comparer. C'est la dépense de travail abstrait qui a nécessité leur production. La valeur d'échange d'un bien équivaut au temps de travail nécessaire à sa production dans les conditions techniques moyennes du moment. C'est le travail socialement nécessaire. Donc, si une firme est en retard, utilise une technologie obsolète, elle a un coût de production supplémentaire, le temps de travail étant plus long, elle n'augmente pas sa valeur. Sa valeur étant la moyenne du temps de travail dans la société, mais elle vendra à un prix P supérieur au prix pratiqué par la concurrence. Pi > Pmoy, d'où une perte de clientèle. Si elle vend à un prix Pi = Pmoy, elle rogne sur ses marges bénéficiaires, elle réduit sa rentabilité et in fine ses chances de survie. Les firmes en retard risquent donc de disparaître à cause de la concurrence. Si une firme est "innovante", ses coûts de production, le temps de travail, diminue. Par conséquent, soit elle fera un surprofit en vendant au même prix que les autres (Pi = Pmoy), soit elle baisse ses prix (Pi < Pmoy), et prend des parts de marché aux autres, qui devront s'adapter en prenant la même technologie. Si c'est le cas, peu à peu le prix moyen diminue et la firme perd son avantage. Il y a diffusion technologique et des incitants à innover. Le jeu de la concurrence introduit dans l'économie capitaliste un dynamisme puissant d'innovation (Schumpeter). Marx raffine le point de vue de Ricardo en considérant le travail comme non homogène. Il y a du travail simple, non qualifié, et du travail complexe, qualifié : Le travail simple se calcule en unités élémentaires de travail. Le travail complexe nécessite une formation préalable, qui représente elle-même une certaine dépense de travail social. Au temps de travail consacré à apprendre par le travailleur s'ajoute le temps dépensé par les formateurs et le temps de travail incorporé dans tous les moyens matériels nécessaires à la formation. Marx cherche un moyen de ramener le travail complexe au travail simple, via un facteur multiplicatif: le coefficient de réduction du travail complexe en travail simple. Le supplément de valeur créé par un travailleur qualifié n'est que l'amortissement de la dépense de travail préalable qu'a nécessité l'acquisition de sa qualification. A l'instar du 93 capital fixe où il y a transmission progressive de la valeur d'une machine aux produits qu'elle permet de mettre sur le marché, et ce au fur et à mesure de son usure. Plus formellement, il faut faire un calcul pour chaque type de travail qualifié d'un coefficient de réduction en travail simple. N1 : est la dépense de travail socialement nécessaire pour acquérir une qualification professionnelle déterminée. N2 : la durée moyenne de travail effectué par le travailleur qualifié sur la totalité de sa vie professionnelle. N1 / N2 Par heure de travail prestée, on "use" N1 / N2 de la dépense qui a été nécessaire à la formation. A la fin de la vie, on a tout utilisé. N1 / N2 représente l'amortissement du capital social incorporé dans la formation professionnelle pour chaque heure de travail fournie par le travailleur qualifié. Une heure de travail qualifié rajoute donc aux moyens de production sur lesquels elle opère une valeur de 1 + N1 / N2 N1 / N2 est ce qu'ajoute la formation en termes de productivité du travail. La formule 1 + N1 / N2 représente le coefficient par lequel il faut multiplier les heures de travail complexe du type envisagé pour les réduire en heures de travail simple. L'idée est qu'une heure de travail complexe "vaut" plus qu'une heure de travail simple. En pratique, on assiste dans les sociétés au choix d'un équivalent général par rapport auquel la valeur relative des autres biens s'exprime: la monnaie. 2. Théorie de l'exploitation Cette théorie de l'exploitation fait le lien entre économie et politique. Dans les institutions de base, il y a une inégalité fondamentale entre les détenteurs des moyens de production (les propriétaires) et les travailleurs qui doivent louer leur force de travail. Ils n'ont pas d'autre choix, le processus d'industrialisation s'étant caractérisé par la fin de l'artisanat. Ils vendent donc aux capitalistes l'usage de leur force de travail durant une certaine période. Dans cet échange inégal, les capitalistes utilisent la force de travail, en perçoivent la VU, et paient sa valeur d'échange, la VE du travail tant ce qui et nécessaire à la production et à la reproduction de la force de travail. Le travail est particulier: il est source de la valeur (voir la terre chez les physiocrates), il "donne" plus qu'il ne "coûte". Il "rapporte" plus que ce qu'on y a "investi". La valeur créée par le travail du salarié est supérieure au salaire reçu. VU>VE. La valeur de la force de travail équivaut à la valeur du panier de consommation nécessaire à la 94 reproduction de la force de travail. Le travail est source de valeur, il crée de la valeur, à la différence d'une machine ou de l'énergie dont la valeur est simplement transmise au bien qu'elle produit, sans supplément. Il n'y a pas de vol, les travailleurs acceptent le prix proposé, car sinon ils meurent de faim, et les capitalistes paient le travail à son prix (qui est un coût de production). Mais il y a exploitation car la plus-value, le supplément de valeur créé par le travail, est empochée par les capitalistes. La valeur créée par le travail des salariés se divise en salaire et profit, pour Ricardo les profits sont empochées en tant que paiement différé des avances en blé, la nourriture prêtée aux ouvriers, il faut donc que des derniers paient quelque chose en contrepartie. Pour Ricardo, c'est un processus naturel, un processus social (lié à un mode donné d'organisation sociale). L'analyse marxiste de la répartition est que les travailleurs vendent leur force de travail aux capitalistes. La valeur de cette marchandise est déterminée, comme pour toute autre marchandise, par le temps de travail nécessaire à sa production. La reproduction quotidienne de la force de travail dépensée chaque jour dans la production s'effectue au travers de la consommation de diverses marchandises: produits alimentaires, vêtements, chauffage. C'est la valeur de ce panier de consommation qui détermine celle de la force de travail. Et ces besoins de consommation varient avec l'état de développement de la société. C'est une notion morale et historique. Pour Malthus par contre, le salaire de subsistance est naturel. Si le salaire est supérieur à ce dernier, il y a accroissement de la population, ce qui fait redescendre le salaire au niveau du salaire de subsistance. Pour Marx, si le salaire est supérieur au salaire de subsistance, le salaire -> salaire de subsistance à cause du chômage. Pour lui, la production capitaliste est marquée par une tendance inhérente à sécréter du chômage « armée de réserve du prolétariat ». Il prend en compte les rapports de pouvoir en économie. Le chômage n'est pas un accident de fonctionnement de l'économie capitaliste, mais un élément indispensable à son fonctionnement. Valorisation monétaire de la plus value résultant de VU - VE, l'écart entre la valeur créée par le travail des salariés et la valeur de leur force de travail qui leur est payée par les capitalistes à titre de salaire - le profit donc - est du travail non payé. C'est un échange inégal. A la limite, les travailleurs pourraient empocher l'intégralité de l'équivalent travail qu'ils fournissent, mais ils ne peuvent pas l'exiger car ils ont besoin des capitalistes pour subsister. Car les travailleurs sont séparés des moyens de production, d'autant plus qu'avec l'indigence de leur salaire, ils ne peuvent pas épargner pour en acheter. Les capitalistes sont propriétaires des moyens de production grâce à la plus-value qu'ils s'approprient, peuvent consommer mais aussi acquérir de nouveaux moyens de production. Marx dit que le mode de production capitaliste se reproduit matériellement et socialement. Il met l'accent sur le fait que l'économie dépasse la "technique" et a une dimension sociale. 95 Pour les classiques, le capital se définit comme la valeur des marchandises qui doivent être avancées dans le processus de production. Cela comprend les biens de subsistance que doivent consommer les salariés pendant le processus de production. Pour Marx, le capital est aussi un rapport social entre les personnes. Les moyens de production matériels ne sont pas par nature du capital, ils ne le deviennent que lorsqu'ils sont mis en œuvre par des travailleurs salariés. La décomposition du capital est différente chez les classiques et chez Marx. Chez les classiques, le capital se divise en: capital fixe, soit la valeur des moyens de production s'usant progressivement dans le processus de production: ce sont les machines, les bâtiments, capital circulant, soit la valeur des marchandises consommées en une seule fois durant ce processus. Ce sont les matières premières, et le fonds des salaires (qui rémunèrent le travail direct). Chez Marx, il y a: le capital constant (C), la fraction du capital servant à payer les moyens de production matériels, durables ou non durables. Il correspond au capital fixe et à une partie du capital circulant, celle qui concerne les matières premières. le capital variable (V), la fraction du capital qui sert à payer la force de travail. Marx définit la composition organique du capital en divisant le capital constant par le capital variable: G = C/V. Il juge très importante la distinction entre capital constant et capital variable. Le capital constant, composé des machines et matières premières, ne fait que transmettre sa valeur au produit, en bloc pour les matières premières, progressivement dans le cas de l'usure des machines (amortissement). Le capital variable, le travail, est à l'origine d'une augmentation de valeur. Le travailleur exploité crée par son activité plus de valeur qu'il n'en consomme pour reproduire sa force de travail, et ce surplus de valeur est prélevé par le capitalisme sous forme de plus-value. 3. Retour à la théorie de la valeur-travail Il y a des problèmes dans les théories de Marx. Dans le livre I du Capital, il traite des rapports d'échange entre les marchandises et l'importance de la théorie de la valeur travail. Dans le livre III, Marx introduit une notion de prix de production importante mais boiteuse sur le plan logique. Les classiques font une distinction entre le pris du marché et les prix naturels : Les prix du marché sont ceux observés réellement dans les transactions, qui fluctuent selon l'offre et la demande. Les prix naturels sont ceux que l'on observerait si, dans l'ensemble de l'économie, la rémunération unitaire du travail (ou taux de salaire, le salaire horaire par exemple), était uniforme pour chaque type de travail, et si la rémunération unitaire, ou taux de profit, était également uniforme, on aurait des prix naturels, aussi appelés valeur. La rémunération unitaire du capital uniforme est un état fictif, obtenu après péréquation. cette "valeur" (la taille du gâteau), n'est pas indépendante de la répartition (la façon dont on découpe le gâteau), ce qui pose des problèmes chez Ricardo. Il s'agit de la recherche d'une 96 mesure invariable de la valeur, indépendante de la répartition. Mais il est très difficile de l'obtenir. Comment passe-t-on de la valeur au prix de marché : Chez les classiques, il y a une gravitation du prix du marché autour de la valeur. Dans la théorie marxiste, les valeurs subissent une transformation, et on obtient un prix de production autour duquel gravite le prix du marché. Marx cherche à sauver la valeur travail dont il a besoin pour justifier la théorie de l'exploitation… Mais il tombe sur le même problème que Ricardo, tout en introduisant beaucoup de nuances et de complexités formelles. Le prix de production équivaut plus ou moins les prix naturels des classiques. Ce sont les prix qui assurent entre les différentes branches de la production sociale l'égalité de rémunération des capitaux engagés. Après pas mal de détours, Marx cherche à montrer, mais il se trompe, que la tendance à la péréquation des taux de profits a pour effet non de contredire la théorie de la valeur travail, mais d'en modifier l'application. Dans la société capitaliste, il y a concurrence entre les capitaux, la plus-value se répartirait proportionnellement à la totalité du capital avancé (constant et variable), dans chaque production. Tant que ce n'est pas le cas, les capitaux se déplacent des branches à faible rentabilité vers celles à rentabilité élevée. Cela suscite des mouvements de prix relatifs, qui engendrent euxmêmes des transferts de plus-values entre les branches. In fine, les taux de profits sont égalisés. Donc les prix sont égaux au prix de production, la plus value n'apparaît donc pas nécessairement là où elle a été créée: c'est le phénomène de la péréquation des taux de profit. Mais globalement, la théorie de la valeur-travail reste valable. Il y aurait une double égalité: la somme des prix = la somme des valeurs, et la somme des plus-value = la somme des profits, le profit étant la valorisation monétaire de la plus-value. Il faut noter que la valeur équivaut au capital constant plus le capital variable plus la plus-value. 4. La dynamique du capitalisme Ayant justifié la valeur de sa théorie de la valeur, Marx se tourne à l'essentiel: l'étude de la dynamique du capitalisme, et la démonstration scientifique du caractère inéluctable du communisme. Pour ce faire, il réinterprète le processus d'accumulation. a) Le cycle de rotation du capital Dans la production marchande simple, précapitaliste, artisanale ou agricole, la logique est de vendre pour acheter. On fabrique une marchandise, puis on la vend et avec l'argent recueilli on en fabrique une autre: M -> A -> M' VU VU Par exemple, le boulanger fait du pain, il satisfait une valeur d'usage, et le vend pour obtenir l'argent lui servant à obtenir en échange les valeurs d'usage dont il a besoin. Ici le but est donc 97 la satisfaction des valeurs d'usage. Dans le mode de production capitaliste, on a une nouvelle logique: acheter pour vendre. On a un comportement du type: A -> M (ou une activité déterminée) -> A + Δ A Le capitaliste est une personne qui dispose d'une certaine somme d'argent qu'il avance dans une activité déterminée en vue de récupérer cette somme augmentée d'un certain profit, il y a donc mise en valeur du capital. Ici le but est le profit. Le cycle de rotation du capital est A - M - A' Les opérations se déroulent dans l'ordre suivant: Achat de marchandises, de moyens de production: machines, matières premières, force de travail salariée… Vente des produits résultant de l'utilisation de ces moyens de production. Dans le cycle de rotation du capital, le capital revêt d'abord une forme "argent", il est converti en moyens de production, et fait un retour sous sa forme "argent" une fois vendues les marchandises fabriquées avec les moyens de production. Mais ce retour peut poser problème à cause du caractère anarchique de la production capitaliste: il y a le problème des débouchés. La motivation de ce cycle est la recherche de gain monétaire, dont la source n'est pas dans l'échange car les moyens de production comme les produits qu'ils permettent de fabriquer sont échangés contre des quantités d'argent ayant la même valeur. La source du gain monétaire est dans la sphère de la production (c'est la théorie de la valeur-travail et de l'exploitation). La partie du capital affectée à l'achat de la force de travail permet, par l'exploitation des salariés, de dégager une plus-value, dont la traduction monétaire est le profit. b) Reproduction élargie du capital Le capitaliste récupère donc une somme d'argent à l'issue du cycle de production. Avec cela, il doit renouveler ses avances de capital initiales, s'il veut assurer la continuité de ses affaires et rester capitaliste, ce qui est la raison principale qui pousse les capitalistes à l'accumulation. Seule la plus-value, la différence entre la masse d'argent avancée et celle récupérée, constitue pour lui un revenu. Ce revenu sert à sa consommation personnelle, mais l'essentiel est transformé en capital additionnel. La succession des cycles de rotation du capital permet non seulement la reproduction simple, mais aussi élargie par l'accumulation. Or, la reproduction élargie du capital est quasiment nécessaire, il y a un contexte de concurrence dans lequel l'innovation est une nécessité vitale. L'innovation suppose l'introduction des moyens de production de plus en plus coûteux, des dépenses en recherche et développement de plus en plus coûteuses. Des masses de capitaux de plus en plus importantes doivent être avancées dans la production. Par conséquent, les profits, pour une large part, doivent être transformés en capital additionnel. 98 c) Conséquences du capitalisme Le capitalisme a trois conséquences: Croissance économique. La croissance économique est une conséquence inhérente au capitalisme, et à l'accumulation qui y est liée. Il n'y a pas d'idée d'état stationnaire, contrairement à Ricardo. Effet transformateur de la croissance économique. Cette croissance a un effet transformateur sur les structures de l'appareil productif et sur la société elle-même. Ainsi, le machinisme a un impact sur la classe ouvrière. Le développement de la grande industrie -- A eu pour conséquence la déqualification de la main-d'œuvre qui devient l'accessoire de la machine. -- Il y a une dégradation des conditions de travail, la déqualification permettant de faire appel à des catégories de travailleurs plus larges, ils sont donc plus vulnérables. A partir du machinisme, et à cause de l'exode rural, l'homme devient selon Marx abondant relativement aux machines. Le chômage augmente alors, ce qui est une tendance permanente de l'économie capitaliste. Cela permet de maintenir les salaires à un niveau proche de la valeur de la force de travail (des salaires proches de la subsistance). La loi d'airain des salaires, de Lasalle, est une loi générale de l'accumulation du capitalisme. Par conséquent, dans la société capitaliste, l'accroissement de la production des richesses va de pair avec l'accroissement de la misère et de l'oppression de ceux qui les produisent. En fait, ce que Marx pense, c’est que : emploi production t t (attention, il s’agit en réalité d’un strictement inférieur !!!) Mécanisation Rappel : Y = H.L ( H = productivité du travail : Y/L) Y croissancede la production Y H L t H t croissancede la productivité du L L t croissancede la force de L Y L H t t t On peut aussi se demander quel est l'impact de l'accumulation sur la classe capitaliste. Le 99 machinisme a pour conséquence : Que la taille optimale des unités de production augmente Il donc est nécessaire de réunir des fonds permettant le financement d'investissements de plus en plus coûteux. Il y a concentration du capital, phénomène qui est renforcé par les crises périodiques qui secouent l'économie capitaliste. La concurrence, dont les libéraux vantent les mérites, est un système instable, sa dynamique induit la concentration - qui peut alors susciter l'intervention de l'Etat). On voit venir la contradiction dans le développement du capitalisme: alors que les rapports de production qui le caractérisent reposent sur la concurrence parfaite, soit la libre concurrence et l'initiative privée, on observe que le développement des forces productives qu'il suscite crée un état de chose qui est la négation de ces principes. On aboutit à des organisations oligopolistiques, voire monopolistiques. Cela prépare directement la socialisation de la production et l'expropriation de la classe capitaliste par le prolétariat (c'est ce que Marx appelle la tendance historique de l'accumulation du capital). Mondialisation du capitalisme En termes d'organisation de la société, le mode de production capitaliste supplante les autres formes d'organisation économique tant à l'intérieur du pays qu'au niveau mondial. Il y a une mondialisation du capitalisme, impliquant : Que les espaces économiques nationaux perdent leur signification Et que la bourgeoisie prend un caractère cosmopolite. Par conséquent, les travailleurs doivent s'organiser internationalement: "prolétaires de tous les pays, unissez-vous". 5. Schémas de reproduction marxistes a) Reproduction simple Hypothèses : L'économie est divisée en deux secteurs, les sections I et II. La section I produit des biens de production, La section II produit des biens de consommation. Les marchandises sont vendues à la fin de la période où elle sont produites, et consommées à la période suivante. Elles sont vendues à leur valeur, C'est une économie fermée. La plus-value est entièrement affectée à la consommation capitaliste. Le capital se reproduit à l'identique d'une période à une autre. 100 C1 et C2 sont le capital constant des sections I et II, V1 et V2 le capital variable dans les sections I et II, et PL1 et PL2 les plus-values créées dans les secteurs I et II. En ce qui concerne le marché des biens de production : L'offre : est égale à C1 + V1 + PL1 ce qui équivaut à la valeur de la production dans la section I. La demande : est une demande d'investissement de remplacement: soit la valeur des moyens de production qui doivent être remplacés dans les deux secteurs: C1 + C2. L'équilibre : est atteint si l'offre et la demande de biens de la section I coïncident, donc si C1 + V1 + PL1 = C1 + C2. V1 + PL1 = C2. Quant au marché des biens de consommation, L'offre : est égale à C2 + V2 + PL2. La demande : est égale à la consommation des travailleurs et à la consommation des capitalistes: V1 + V2 + PL1 + PL2. L'équilibre : est atteint si l'offre et la demande de biens produits par la section II coïncident, donc si C2 + V2 + PL2 = V1 + V2 + PL1 + PL2. C2 = V1 + PL1. C1 Section I. C2 Section II. V2 + PL2 V1 + PL1 demande adressée au secteur I demande adressée au secteur II b) Reproduction élargie L'hypothèse de départ est la même que dans l'hypothèse un. L'économie est divisée en deux secteurs, les sections I et II. La section I produit des biens de production, la section II produit des biens de consommation. Les marchandises sont vendues à la fin de la période où elle sont produites, et consommées à la période suivante. Elles sont vendues à leur valeur, et c'est une économie fermée. Enfin, la plus-value est entièrement affectée à la consommation capitaliste. Le capital se reproduit à l'identique d'une période à une autre. Mais on y ajoute que la plus-value est affectée pour partie à la consommation capitaliste et pour partie à l'accumulation dans le secteur où elle est prélevée. ΔC1 et ΔC2 sont la fraction de la plus-value de chaque section affectée à l'accroissement du capital constant. ΔV1 et ΔV2 sont les fractions de la plus-value affectées à l'accroissement du capital variable. Z1 et Z2 sont les 101 fractions des plus-values affectée à la consommation capitaliste. En ce qui concerne le marché des biens de production : L'offre : est égale à C1 + V1 + PL1 = C1 + V1 + (ΔC1 + ΔV1 + Z1) (=PL1). La demande : est constituée de biens de remplacements et d'un accroissement des moyens de production: C1 + C2 + ΔC1 + ΔC2. L'équilibre : est atteint si offre et demande sont égales, si C1 + V1 + ΔC1 + ΔV1 + Z1 = C1 + C2 + ΔC1 + ΔC2. -> V1 + ΔV1 + Z1 = C2 + ΔC2. Quant au marché des biens de consommation : L'offre : est égale à C2 + V2 + PL2 = C2 + V2 + (ΔC2 + ΔV2 + Z2). La demande : est égale à la consommation des travailleurs et l'accroissement de la consommation des travailleurs. V1 + V2 + ΔV1 + ΔV2 + Z1 + Z2. L'équilibre : est atteint si l'offre est égale à la demande: C2 + V2 + ΔC2 + ΔV2 + Z2 = V1 + V2 + ΔV1 + ΔV2 + Z1 + Z2. -> C2 + ΔC2 = V1 + ΔV1 + Z1. Section I. C2 + ΔC2 Section II. V1 + ΔV1 + Z1 C1 + Δ C1 V2 + ΔV2 + Z2 demande adressée au secteur I demande adressée au secteur II c) Problème des déséquilibres On a vu que dans les deux modèles, l'équilibre de la section I et de la section II reposent sur la même condition, qui peut être interprétée comme une condition d'équilibre intersectoriel. Si cette condition est respectée à chaque période, le système dans son ensemble connaît un état stationnaire dans le premier cas ou une croissance régulière dans le second. Mais il n'y a aucune raison pour que les productions des deux sections s'établissent spontanément aux niveaux requis par la condition d'équilibre. Car dans le capitalisme, la production n'est pas planifiée à l'échelle sociale mais laissée à l'arbitraire des décisions des producteurs privés. Par conséquent, pour Marx, les déséquilibres sont la règle plutôt que l'exception, d'où la possibilité de crises qui secouent périodiquement l'économie. Par exemple, dans le cadre de la reproduction élargie, il y a un excès de la demande sur l'offre dans le secteur I. Il faudra donc un déséquilibre en sens inverse dans le secteur II, c'est-à-dire une surproduction de biens de consommation. Cela risque de plonger l'économie dans une 102 situation de crise. Démo : Offre dans le secteur I < demande de biens du secteur I Demande de biens du secteur II = V1 + ΔV1 + Z1 < C2 + ΔC2 = offre de biens du secteur II Demande de biens du secteur II < offre de biens du secteur II Say rappelle qu'il n'y a pas de surproduction globale à l'échelle de la société, mais il peut exister des déséquilibres momentanés et symétriques sur les différents marchés. 6. Baisse tendancielle du taux de profit Rappel : Le taux de profit est le rapport entre la plus-value prélevée et la valeur du capital constant et variable avancé. R1 PL1 / V1 ; (C1 V1 ) / V1 R2 PL2 / V2 (C 2 V2 ) / V2 Et E = PL/V, Gi (composition organique du capital : C/V Avec E= taux d’exploitation du capital, uniforme dans toutes l’économie E E ; R2 (G1 1) (G2 1) Le taux général, ou moyen, de profit est : D’où : R1 PL R (C V ) i i i i 1...n i Chez Marx, on trouve - éparse - une théorie des crises, ces crises ayant un double caractère: une surproduction de biens de consommation, et une suraccumulation du capital. Il y a une surproduction de biens de consommation, qui, compte tenu de la demande solvable, ne trouvent pas preneurs sur le marché (c'est le déséquilibre de la section II). Il y a aussi suraccumulation du capital, une situation où le capital avancé ne parvient pas à être rentabilisé dans des conditions "normales", d'où la chute de l'investissement, qui, ne parvenant pas à absorber l'épargne, déséquilibre par ricochet la section II. Le problème du capitalisme est que c'est un système dynamique fortement instable. Les crises ont un caractère inéluctable dans le mode de production capitaliste. La preuve? Si on augmente les salaires, donc le capital variable, on protège apparemment l'économie d'une surproduction des biens de consommation en augmentant la demande des salariés. Mais celleci prépare en même temps une suraccumulation du capital en affaiblissant la rentabilité de celui-ci. R = PL / C + V 103 Si le capital variable augmente, le taux de profit diminue: on investira moins, la demande de moyens de production diminue par rapport à l'offre. L'instabilité est vouée à s'accroître car il y a une tendance à la baisse du taux de profits. Chez Ricardo, les profits sont pris en sandwich entre une masse salariale linéairement croissante et les rendements décroissants de la production totale. Les rentes deviennent de plus en plus élevées, les profits diminuent, donc le taux de profit diminue. Marx reformule le taux général de profit: c'est la plus-value totale divisée par la valeur totale du capital constant avancé plus la valeur totale du capital variable engagé. plus value totale R PLi i ( Ci Vi ) i i 1...n i Si on divise numérateur et dénominateur de la formule obtenue par la valeur totale du capital variable engagé, on a: R=E / (G+1) Ce qui équivaut au taux de plus-value sur la composition organique moyenne du capital plus un. On a une tendance à la baisse du taux général de profit si ΔG>0 et ΔE=0. Dans ce cas, ΔR<0. La Cause fondamentale de cela est que la mécanisation qui accompagne l'accumulation du capital entraîne une élévation de la composition organique du capital. C G V Celle-ci entraîne, pour un taux d'exploitation inchangé, une baisse du taux de profit, c'est une tendance à long terme. a) Ce qui contrecarre cette baisse Mais des "causes" contrecarrent la loi: la baisse de la valeur unitaire des machines et l'accroissement de l'exploitation. La baisse de la valeur unitaire des machines est liée à des gains de productivité dans le secteur qui les produit. C'est aussi valable pour les autres éléments du capital constant, ce qui limite l'effet de la mécanisation sur la hausse de la composition organique moyenne du capital (G). L'élévation du taux de plus-value peut résulter d'un accroissement de l'exploitation car le travail non payé augmente par rapport au travail payé, la plus-value augmente alors. Cela par deux biais: augmentation de la plus-value absolue par l'allongement de la durée du travail, à un salaire inchangé: ΔL > 0, ΔV = 0, donc ΔPL > 0. augmentation de la plus-value relative, par un abaissement de la valeur de la force de 104 travail, dû à la diminution de valeur des biens consommés par les travailleurs: ΔV < 0, ΔL = 0, ΔPL >0. C'est la thèse de la paupérisation progressive des ouvriers. Est-ce un processus relatif ou absolu, implique-t-il une réelle baisse du pouvoir d'achat des salariés? C'est une fausse question: le taux d'exploitation ne peut pas être confondu avec le pouvoir d'achat des salariés. b) Conséquences de la baisse tendancielle du taux de profit Pour Ricardo, on s'achemine vers un état stationnaire. Pour Marx, qui développe une théorie des crises, la baisse du taux de profit va accroître l'instabilité de l'économie. Reste à prouver tout cela. Le processus "normal" d'accumulation entraîne une diminution du taux de profit qui l'accompagne normalement. Les causes qui contrecarrent la loi fonctionnent ainsi: on assiste à un boom de l'économie, avec une période de croissance et une euphorie des affaires. Mais ce sont des facteurs de court terme. Bientôt, l'effet de l'élévation de la composition organique du capital joue, et l'effet conjoncturel de la hausse des salaires parallèlement à la prospérité s'ajoutant, il y a reprise de la baisse du taux de profit. Avec pour conséquence une crise, mais cette crise aide aussi à contrecarrer la baisse du taux de profit. Le chômage augmente, ce qui fait diminuer les salaires, donc fait augmenter la plus-value. Il y a aussi des faillites, des restructurations des entreprises les moins rentables, donc une dévalorisation d'une part du capital engagé dans la production; la rentabilité moyenne augmente. Après un certain temps, il y a une relance du taux de profit, donc de la croissance. C'est le redémarrage de l'expansion, le boom économique… et tout recommence. Une nouvelle phase d'expansion démarre, préparant la crise suivante. On a un mouvement de la production de caractère cyclique. Or, il y a une tendance à la baisse du taux de profit, donc à une augmentation de la fréquence et de la violence des crises. A cela s’ajoute des phénomènes de surpopulation relative et de concentration du capital, qui font que le capitalisme serait historiquement condamné. Mais il n'y a pas de preuve formelle de cela pour Marx. Si R = E / (G = 1), et que E est constant, et que G augmente, alors, R diminue. Mais pour Marx, E n'est pas nécessairement constant, et R ne diminue pas automatiquement. Il y a des facteurs qui contrecarrent sa diminution, mais dont il suppose l'inefficacité à long terme. Tout cela est difficile à prouver empiriquement: existe-t-il une baisse du taux de profit moyen sur une période donnée? En 1952, Steindl étudie l'industrie manufacturière aux USA entre 1889 et 1919 et constate qu'il y a bien une baisse du taux de profit. Marx pense que la croissance de la masse de la plus-value est physiquement bornée: la journée de travail n'est pas indéfiniment extensible. Mais cela n'implique pas un taux de plus- 105 value borné. S'il est égal à PL / V, et que PL = L - V, à la quantité totale de travail dépensée dans l'économie moins le capital variable, ce qu'on paie pour cette quantité de travail, lorsque V tend vers 0, PL = L - 0, PL = L, c'est l'esclavage, l'exploitation radicale. mais lorsque V tend vers 0 dans la relation PL / V = (L - V) / V, le taux de plus-value tend vers l'infini, donc il n'est plus borné! 7. L'impérialisme, stade suprême du capitalisme? Entre 1880 et 1900, il n'y a pas de paupérisation de la classe ouvrière. Au contraire, elle "s'embourgeoise". Cela grâce à l'augmentation des salaires réels et l'intégration idéologique de la protection des ouvriers dans la société bourgeoise. Par contre, le phénomène de la colonisation émerge. Pour Rosa Luxembourg, le capitalisme a besoin de vivre dans un univers précapitaliste qui lui sert de débouchés pour ses produits excédentaires. C'est un schéma de reproduction élargie. Il y aurait contradiction chez Marx, qui raisonne en économie fermée. Si on introduit dans ce schéma l'hypothèse de l'augmentation de la composition organique du capital, alors la section I qui produit des biens manufacturés doit croître plus vite que la section II qui fabrique des biens de consommation. Mais cela contredit la proportionnalité qui doit être respectée entre les deux sections pour que les échanges restent équilibrés. L'économie capitaliste est en déséquilibre systématique: une part des marchandises produites ne trouve pas preneur. La solution est d'ouvrir l'économie, les empires coloniaux vont servir de débouchés à ces produits. Mais la mondialisation du capitalisme élimine les zones pré-capitaliste, d'où la nécessité de l'utilisation de la contrainte, les rivalités entre les puissances émergentes, et les guerres. 8. Réinterprétation keynésienne des schémas de reproduction marxistes Hypothèses : L’accroissement du capital variable est négligé V1 V2 L’épargne nette (fraction non consommée du revenu) est distinguée de l’investissement net (acquisition de moyens de production supplémentaires) La production de la section I est réalisée sur commande (Détermination de l’investissement nette € et de l’investissement net Les salariés sont supposés consommer l’intégralité de leurs revenus, l’épargne nette se réduit à la fraction non – consommée de la plus-value : E PL1 PL2 Z1 Z 2 C1 C2 L’investissement net = la valeur des moyens de production nouveaux qui sont fabriqués, càd la valeur de la production de la section I diminuer de ce qui sert au remplacement des moyens de production consommés : 106 I = (C1 + V1 + PL1) - C1 - C2 = V1 + PL1 - C2 = V1 + ΔC1 (+ ΔV1) + Z1 - C2 = V1 + ΔC1 + Z1 - C2 or, PL1 = ΔC1 + ΔV1 + Z1 et par hypothèse ΔV1 = 0 Il faut un équilibre entre épargne et investissement. E = I ΔC1 + ΔC2 = V1 + ΔC1 + Z1 - C2 C2 + ΔC2 = V1 + Z1 Si on ajoute C2 aux deux membres, or on a présupposé que ΔV1 = 0 Cela correspond formellement à la condition d'équilibre des flux intersectoriels (dans le cadre de la reproduction élargie). Quid si les investissements sont insuffisants? Dans les cas où les commandes de moyens de production nouveaux sont insuffisantes pour absorber toute l'épargne que cherchent à réaliser les titulaires de revenus de la propriété, on a: E > I C2 + ΔC2 > V1 + Z1 Si on ajoute V2 + Z2 aux deux membres, C2 + ΔC2 + V2 + Z2 > V1 + Z1 + V2 + Z2 O2 > D2 L'insuffisance de l'investissement par rapport à l'épargne se traduit donc par une insuffisance de la demande par rapport à l'offre sur les marchés des biens de consommation. 9. Conception marxiste de l'Etat a) L'Etat comme instrument du capitalisme L'Etat est pour Marx moins important que l'économie. C'est une partie de la superstructure, un reflet des structures économiques. L'infrastructure économique conditionne in fine les superstructures politiques. Donc l'importance que Marx donne à l'Etat est seconde par rapport à celle qu'il donne à l'économie. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels disent: "le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre". L'idée est que l'Etat est un instrument aux mains des classes dominantes. L'idée est présente chez Smith dès 1776, et aussi chez Pareto, donc dans une toute autre philosophie. L'Etat est un Etat de classe intéressé, ce qui s'oppose à la conception de certains qui voient dans l'Etat une entité collective neutre et bienveillante, en charge de maximiser le bien-être social. Pour Hegel, l'Etat permet la conciliation des intérêts individuels, ce qui est impossible dans la société civile. L'Etat est une incarnation de la rationalité, qui va convertir le citoyen à cette rationalité. L'Etat est l'incarnation du primat du rationnel sur le monde réel, du politique sur l'économique et le social. Pour Marx, c'est la société bourgeoise qui produit la superstructure "Etat". En 1848, il décrit dans l'Idéologie allemande, "L'Etat comme forme d'organisation que se donne la 107 bourgeoisie". Dans Le Manifeste, (1844) il voit "L'Etat comme comité qui gère les affaires communes de la bourgeoisie toute entière". Engels, lui, dans L'Origine de la Famille (1884), voit "L'Etat comme organisation de la classe possédante pour la protéger contre la classe nonpossédante". Marx a une conception instrumentale de l'Etat: c'est la chose de la bourgeoisie, du moins à long terme. Certes, à court terme, l'Etat peut sembler échapper à ce rôle, car il y a des conflits au sein de la classe dominante par rapport auxquels l'Etat paraît extérieur. Mais à long terme, les interventions de l'Etat se font dans le respect d'options fondamentales liées au maintien des intérêts capitalistes. Exemple: 1- Au XIXe siècle, en Belgique, l'action de l'Etat semble toute entière orientée vers les intérêts de la bourgeoisie: on diminue les coûts de production, dont la force de travail. On met aussi en place une structure fiscale où les impôts indirects dominent: en 1840, ils interviennent à 63,2%, en 1912 à 75%. Ils touchent moins, proportionnellement, les riches, qui contribuent donc proportionnellement moins à l'entretien de la chose publique. Les impôts frappent plus des "signes extérieurs de richesse" (nombre de fenêtres) que la richesse réelle, donc cela favorise les riches. Les personnes exerçant une activité économique doivent acquitter un droit de patente, dont le montant est fixe et les catégories légalement déterminées. Cela favorise les grandes entreprises. Cela fait dire à Guy VAN TEMSCHE: "En optant pour une telle politique fiscale, l'Etat intervient dans le jeu social avec un but bien précis: épargner au maximum les possédants et favoriser l'accumulation des capitaux, au détriment des classes laborieuses". 2- Il en va de même pour la politique sociale au XIXe: au début de ce siècle, les salaires sont des salaires de famine, les conditions de travail sont médiocres. Les entrepreneurs manquent de bras: le travail est peu attractif… Les pouvoirs publics se font pourvoyeurs de main-d'œuvre, en livrant aux usines capitalistes vagabonds et nécessiteux, mais aussi en instaurant un livret ouvrier qui permet de contrôler la mobilité des ouvriers d'une firme à l'autre. 3- Les ouvriers souffrent d'une profonde inégalité juridique: jusqu'en 1866, les associations professionnelles sont interdites, et la grève le sera jusqu'en 1929. 4- Quant à la politique des transports: le but est de réduire les coûts de production en offrant à l'industrie des tarifs très favorables pour le transport des matières premières et des produits industriels. L'Etat prend à sa charge une large part des coûts de transport de l'industrie, afin que celle-ci puisse conquérir les marchés étrangers. En conclusion "L'Etat ne s'abstient donc pas d'intervenir sur la scène économique et sociale. Tout au contraire, il opte pour une stratégie économique bien précise. Tout au long du XIX e siècle, l'accumulation capitaliste est et reste le but principal de sa politique sociale, fiscale et tarifaire" (Guy VAN TEMSCHE). 108 Dans Le Capital, Marx souligne ces aspects: "les interventions publiques sont abordées à de nombreuses reprises dans leur rôle de régulation du mode de production et de reproduction de la division sociale du travail" par l'intermédiaire: d'outils juridiques: la législation, le droit de propriété, le contrat salarial, d'outils pratiques: la gestion de la force de travail, la gestion de la monnaie. Le rôle de l'Etat dans l'accumulation primitive est aussi mis en avant. En conclusion, les interventions publiques concourent à l'avènement du capitalisme et à son maintien, via le maintien d'un taux de profit suffisamment élevé pour l'ensemble de l'économie. L'Etat a pour mission de faciliter le jeu des contre tendances à la baisse du taux de profit. b) Les avancées sociales: contraires au capitalisme? Mais d'autres penseurs ont cherché à développer les intuitions de Marx. A la fin du XIXe, la réalité a changé: en 1893, le suffrage universel - masculin - est obtenu, bien qu'il soit tempéré par le vote plural. D'autres couches de la société commencent donc à avoir voix au chapitre. Cela quand bien-même les catholiques dominent la vie politique en Belgique de 1884 à 1914. Des réformes ont lieu au plan social entre 1886 et 1910, et en 1919 le suffrage universel masculin pur et simple est instauré. Des mesures sociales sont prises par l'Etat qui vont à l'encontre des intérêts des employeurs. Il y a en lien direct entre cela et l'organisation des travailleurs. En 1885, le POB est fondé. Les catholiques, en réaction, cherchent à faire jouer à l'Etat un rôle modérateur du conflit social, pour améliorer la cohésion nationale. Exemple: Dans les années 1920, la journée de travail est réduite à 8 heures. L'Etat ne semble plus être le jouet des seules classes bourgeoises. Il y a une influence croissante en son sein du poids des classes moyennes et du mouvement ouvrier. Par conséquent, toutes les actions de l'Etat ne sont plus conformes à la logique du marché. Mais les lois sociales, à court terme, sont contraire à l'intérêt des employeurs; mais elles les avantagent à long terme. Après 1945, il y a une nouvelle mutation du capitalisme: le modèle "Ford" s'impose. Le pouvoir d'achat de la population augmente fortement, et le secteur des biens de consommation devient très important. Le capitalisme envahit le secteur des services et du commerce de détail. Plus que jamais, la croissance de la productivité, liée à l'introduction de nouvelles technologies, est un facteur crucial pour la survie des entreprises. La conjonction de ces facteurs modifie la mentalité des employeurs: le facteur social n'est plus considéré comme un simple coût de production, qu'il faut comprimer au maximum, mais il est devenu une source de profit et de croissance économique. L'octroi d'avantages sociaux sert, in fine, le capitalisme. Au point de vue de l'offre, il rend le travail plus cher et incite à l'innovation technique qui substitue le capital au travail, ce qui permet une croissance de la productivité. Au point de vue de la demande, le pouvoir d'achat augmente, la consommation aussi. Au point de vue global enfin, la paix sociale est maintenue, 109 ce qui est bon pour les affaires. Mais au départ, les capitalistes n'ont pas perçu ces avantages: l'Etat est plus que leur simple instrument. Ceci relativise la portée des travaux marxistes donnant une vision mécanique et réductionniste du rôle de l'Etat. Par exemple, Boccara publie en 1970 Capitalisme monopoliste d'Etat. L'idée est que l'Etat est au service des grands monopoles privés. Il tente d'expliquer les entreprises publiques comme un moyen de laisser au secteur privé seulement les segments les plus profitables de l'économie, et le coût des autres, en terme d'impôts sur les firmes, serait plus faible que le maintien des secteurs non profitables dans le privé. Il s'agit de socialiser les pertes et de privatiser les bénéfices. Il en va de même pour la politique des subsides, et de bien d'autres choses… L'Etat peut avoir un rôle plus proactif: il peut constituer de puissants champions nationaux qui ne verraient pas le jour spontanément via le marché. La FN, à Liège, a été fondée par le regroupement de plus petits armuriers liégeois. Il y a des travaux qui dépassent cette philosophie instrumentale: GRAMSCI, POULANTZAS… c) Gramsci Pour GRAMSCI, l'Etat n'est pas que "le dérivé de l'économie". L'Etat et la société entretiennent des relations beaucoup plus complexes. La domination bourgeoise sur la société capitaliste n'est pas que l'affaire de la contrainte étatique: elle est aussi le fait du consentement de la société civile et de ses organisations privées: culturelles, religieuses, sociales… Grâce à l'action idéologique de ces organisations de la société civile, les "classes dominées" acceptent pour une part leur sujétion. De plus, il y a trois possibilités d'organisations sociales: l'Etat et la société civile comme ensembles disjoints, l'Etat comprenant la société civile, et l'Etat coïncidant avec la société civile. a) b) Etat Société civile Etat Société civile c) Etat = Société civile 110 d) Poulantzas Pour lui, l'Etat est une condensation des rapports de force entre les groupes sociaux, plus qu'un instrument des seules classes dominantes. Cela permet de comprendre, selon lui, les développements politiques qui caractérisent les démocraties politiques occidentales du XXe siècle. Les organisations ouvrières ont réussi à pénétrer l'appareil étatique, dans le parlement, les ministères, le gouvernement… et ont infléchi l'action publique à leur profit. Ceci modifie les limites entre Etat et sphère privée car les représentants du mouvement syndical et patronal participent à la prise de décisions politiques: on a un nouveau système qu'on peut qualifier de "néo-corporatiste". Il introduit les organisations privées au cœur même de l'Etat, selon le modèle rhénan de concertation sociale. Avant 1945, l'Etat est le seul pouvoir de décision politique, qui s'oppose à la société et la sphère privée. Après 1955, ses limites sont plus floues. L'Etat n'est pas le simple reflet des luttes socio-économiques, comme jadis on le prenait pour le simple reflet de la suprématie économique de la bourgeoisie. Il y a d'autres conflits dans la société, des luttes nationales, des rivalités religieuses ou philosophiques. Tous ces phénomènes sont reliés entre eux et contribuent aussi à façonner la structure et l'action de l'Etat. 111