Des aspects partiels, mais éloquents, du sinistre économique et

publicité
Face à la déterioration de la situation économique et sociale, un an après le 14
Janvier, le Professeur Chedly Ayari, ancien ministre de l'Economie et ancien
Président de la BADEA, lance un cri d'alarme:
Dresser aujourd’hui, un état des lieux de la situation économique et
sociale de la Tunisie post-révolutionnaire, An I, est un exercice
quelque peu aléatoire. Moins de trois semaines après la clôture de
l’année fiscale 2011, la moisson de chiffres dont nous disposons à
propos des performances / contre-performances du système de
développement tunisien au cours de l’année écoulée n’est ni complète
ni entièrement fiable. Au niveau des comptes financiers de la nation
2011, comme au niveau de nombreux indicateurs réels –clés : taux de
croissance économique effectif, taux de chômage, emplois créés,
emplois détruits, taux d’inflation etc comme au niveau de l’ampleur des dégradations et autres
dommages collatéraux subis par le système productif public et privé national, les chiffres les
plus proches de la réalité des choses n’apparaîtront, au mieux, qu’à partir de la fin du premier
trimestre 2012. Et dans la mesure où les surprises auxquelles on pourrait s’attendre, en
l’espèce, seront en toute probabilité plus désagréables qu’agréables, attendons avant d’évaluer
le coût économique et social effectif du nouveau temps révolutionnaire tunisien An I.
Toutefois, de ce que nous savons déjà, à travers les déclarations et les publications émanant
du gouvernement et de la banque centrale notamment, les douze mois passés compteront dans
l’histoire du développement de la Tunisie indépendante comme le temps économique et social
le plus sombre de tous les épisodes de ‘vaches maigres’, qui ont jalonné la marche de notre
pays vers la prospérité et le progrès, six décennies durant.
En cette année de disgrâce économique et sociale 2011, le pays s’est arrêté brutalement de
produire des richesses. Pour la 1ère fois depuis 24 années, depuis la crise de Juillet 1986, pour
être précis. Le taux de croissance économique pour l’année 2011 est estimée, aujourd’hui, à
zéro pour cent, au mieux, comparé à +3% en 2010. Il n’est pas exclu que l’économie
tunisienne se dégrade un peu plus encore, pour se trouver dans une zone de croissance
négative. Tout dépendra des résultats du quatrième trimestre de l’année en cours, dont les
chiffres ne sont pas publiés encore. Toutefois, ce dernier trimestre de l’année n’augure rien de
bien, alors qu’il promettait de conforter la toute petite reprise observée au cours du troisième
trimestre (+1.2%) , après le désastre enregistré au cours des trois premiers mois de l’année (3.2%). Le tournant pour le pire s’accélérera, curieusement, ou peut-être, pas curieusement,
avec l’entrée effective du pays dans l’ère démocratique, via les élections du 23 Octobre. Pour
l’économie du pays comme pour le monde social, les 9 dernières semaines de l’année 2011
auront été particulièrement éprouvantes.
Pourtant, ce n’est pas à cause du manque de ressources que l’économie tunisienne a
lamentablement stagné en 2011. Pas moins de 15, 5 milliards de dinars ou 22% du Pib ont été
‘investis’ au cours de l’année concernée… pour une croissance économique nulle, voire
négative ! Comparé à l’année antérieure, l’année 2010, où le montant des investissements était
du même ordre, mais, avec au bout, 3% de croissance, c’est cher payer la révolution. Le
budget général de l’Etat avait programmé, de son côté, un peu plus de 21,1 milliards de dinars
au titre des dépenses publiques pour l’année 2011 comparé à 21,7 milliards de dinars en 2010.
Résultat des courses : zéro croissance en 2011 versus + 3 points de croissance en 2010. Les
aides extérieures que la Tunisie post- Janvier a réussi à mobiliser, sans répondre à toutes les
attentes, ont quand même atteint, à fin 2011, la somme respectable de 5 milliards de dinars
Mais où est bien passé tout cet argent ?
Il n’est pas nécessaire de creuser très profond pour comprendre le pourquoi des choses. Une
révolution, si violente fût-elle, ça se gouverne. Trois parties prenantes à cette gouvernance
étaient appelées, chacune dans son propre domaine de compétence, à en assumer en commun
la charge : le gouvernement de transition, la société politique et la société civile. Pour le
malheur de la Tunisie, la gouvernance de ce premier temps révolutionnaire tunisien a été
chaotique, inefficiente et contre-productive.
Tout d’abord, la gouvernance dont nous parlions plus haut, est tout, sauf une tâche aisée.
Aucune révolution dans l’histoire n’a été un ‘long fleuve tranquille’. Et celle qui a implosé le
14 Janvier 2011 chez nous, en Tunisie, ne pouvait pas l’être, non plus. Les
dysfonctionnements du système de développement tunisien, accumulés sur plus d’un demisiècle, et singulièrement aggravés au cours des deux décennies et demie passées, ont fini par
exaspérer les perversités d’un dualisme économique et social, sur fond d’un Etat néopatrimonial, un Etat de non- droit, au-delà du seuil du soutenable, forgeant ainsi, au fil des
années, les ‘conditions objectives’ d’une déflagration violente de l’organisation sociale
tunisienne, autrement dit du système politique, économique et social, au pouvoir depuis
l’indépendance.
En célébrant, à juste titre, les aspects vertueux de ce dualisme qui a marqué le processus de
développement national : croissance économique soutenue, ouverture sur la modernité,
promotion d’un meilleur bien-être social, mais en en occultant simultanément les aspects
vicieux, auxquels le clientélisme particulièrement véreux, le népotisme particulièrement
choquant et la tolérance de pratiques mafieuses de ces deux décennies et demie passées ont
ajouté une dimension immorale, une dimension immonde, sans précédent, les régimes au
pouvoir ne pouvaient que creuser patiemment, mais inéluctablement, leur propre tombeau.
La violence de la révolution tunisienne du 14 Janvier, qui n’aura connu aucun répit, tout au
long des douze mois passés, et au-delà, s’expliquerait ainsi par l’ampleur des frustrations,
secrétées par un système de développement à plusieurs vitesses. Un système où l’accès des
citoyens au processus de création de richesses, via l’emploi, d’une part et la répartition des
richesses créées entre les citoyens, via les mécanismes budgétaires et les mécanismes de
solidarité et de protection sociales d’autre part, ont été marquées par des inégalités et des
exclusions aggravées au fil des années, comme en témoigne la misère du développement
régional, notamment dans les zones du pays dites ‘intérieures’.
Mais cela n’explique pas tout. Il y a aussi la manière dont la gouvernance de ce premier
temps révolutionnaire tunisien a été menée au cours de ces douze mois de braise de l’année
2011.
Il y a d’abord l’image lamentable des deux épisodes du gouvernement Ghannouchi ( de
Janvier à Mars 2011), au cours desquels l’ensemble des corps de l’Etat vivaient dans la peur
et la hantise des sit-in de Kasbah1 et 2, dans un pays livré à l’insécurité la plus totale- un
gouvernement qui cédait, aux cris de ‘Dégage’ et du ‘Peuple exige’ ‫الشعب يريد‬.. sur tout ce
que la rue sauvage ne cessait de revendiquer. Exit Ghannouchi. Enter le gouvernement Caïd
Es-Essebsi ( Mars- Décembre 2011) : une gouvernance, aux manières urbaines, plus
volontariste et consensualiste que la précédente, adepte d’une politique d’apaisement et du
laissez- faire, qui n’excluait pas,à l’occasion, des effets de manche médiatiques, que le grand
public tunisien, nostalgique du style bourguibien, ne manquait pas d’apprécier. Ensuite, une
société politique, constituée d’une myriade de partis politiques, effectifs ou fictifs,
préexistants à la révolution ou créés depuis, enivrés par les libertés retrouvées grâce à la
révolution dont ils ont vécu l’avènement, de l’extérieur, certains mêmes, de l’étranger, et
aussitôt impatients de s’engager, sur fond d’un discours véhiculant des promesses
démagogiques et d’alliances à contre-nature, dans une course sauvage au pouvoir, dont
l’intensité ne fait qu’augmenter, au fil des mois. Enfin, une société civile informe, pullulant
d’activistes politiques, de défenseurs de droits de l’homme.. et de la femme, de laquelle est
banni le monde affaires, et dominée, au sommet, par l’UGTT, une centrale syndicale,
longtemps mise sous l’éteignoir par le régime défunt , et dont la révolution aura aiguisé, de
nouveau, l’appétit de pouvoir.
Une gouvernance du pays aussi déconstruite, dont les trois composantes poursuivent des
agenda propres et conflictuels, ne peut pas ne pas produire ce qui s’est effectivement produit,
au cours des douze mois passés, cad l’imbroglio politique, l’improvisation économique et le
mal-être social. Le tableau de bord du développement tunisien, douze mois après le 14 Janvier
2011, en porte un cruel témoignage. En dehors de la stagnation totale de la croissance
économique, déjà évoquée, on peut citer :
1. Une prolifération inédite des grèves illégales et légales et autres sit-in. A fin novembre
2011, on compte 513 grèves (dont 68 légales) contre 349 en 2010 soit +113%. Les
journées de travail perdues ont augmenté de 238% à fin novembre 2011 pour
atteindre 247 908 journées v 73 mille en 2010. Au 17 Janvier 2012, le chiffre passe à
309 000 journées de travail parties en fumée.
2. Un chômage touchant 800 mille personnes contre 500 mille à la veille du 14 Janvier
3. Une dizaine de mille d’emplois détruits
4. Des centaines entreprises endommagées, avec des pertes estimées entre 153 millions
de dinars et 173 millions de dinars
5. Des moyens de production endommagés, incendiés, vandalisés ou détruits résultant en
la dilapidation d’un capital productif physique, humain et financier, et d’un capital de
confiance, patiemment accumulés et dont la reconstitution, là où elle est possible, sera
nécessairement lente, difficile et coûteuse.
6. Des bassins miniers et industriels entiers sinistrés
7. Près de 120 entreprises étrangères employant près de 40 mille ouvriers ont mis la clé
sous la porte
8. Des IDE en chute libre de 32% à fin novembre 2011
9. Une productivité en chute libre. La productivité industrielle globale a baissé à fin
Septembre 2011 de 2.5 % v contre une hausse de 8.1% en 2010. Le secteur minier a
été le plus gravement affecté, avec une baisse- record de 94.1 points à fin Septembre
2011, comparé à une chute de 39.2 points en 2010, avec, à la clé, une perte
enregistrée par la branche ‘Phosphates’ évaluée à 1 milliards de dinars à fin 2011. Il en
est de même du secteur de l’énergie, où l’indicateur de productivité a chuté de127.8
points v 120.6 points au cours de la même période.
10. Un déficit budgétaire évalué à 5.1% du Pib en 2011 contre 3.1% en 2010
11. Une dette publique équivalente à 43% du Pib en 2011 v 40.5 % .en 2010
12. Un déficit courant représentant 6.5% du Pib à fin novembre 2011
13. Un stock de réserves de changes en baisse, équivalent à 10 504 MD ou 5 mois
d’importations au 13/12/011
14. Des parts de marché perdues au profit de nos concurrents étrangers. Les exportations
de phosphate ont régressé de 35% à fin octobre 011 v +25% en 2010
Des aspects partiels, mais éloquents, du sinistre économique et social qui aura
marqué l’année 2011
Une année à oublier… titrait récemment un magazine local, dans une revue de la situation
économique et sociale tunisienne à fin 2011.Non. Une année à méditer profondément, non à
occulter brutalement. Les prolégomènes d’une année économique et sociale 2012, qui serait
plus ou moins un ‘bis repetita’ de l’année 2011 sont nettement discernables dans l’horizon de
la nouvelle année qui s’annonce. Au vu de ce que nous rapporte l’actualité politique,
économique et sociale, au quotidien, depuis le début de l’année en cours, dans les villes
comme dans les campagnes du pays, et plus dramatiquement encore, dans plus d’une région
de cette Tunisie profonde, victime par excellence de toutes les perversités de ce dualisme
exacerbé qui a marqué le processus de développement national, le danger d’un délitement
accéléré de la nation tunisienne : l’Etat, l’économie, le système social, est tout, sauf conjuré.
Nous avons eu l’occasion de nous prononcer dans d’autres écrits sur les promesses et les
zones d’ombres portées par l’année 2012, à travers un examen critique du budget économique
et du budget général de l’Etat de l’année en cours. Jusqu’où les-princes-qui- nous-gouvernent
aujourd’hui: magistrature suprême, gouvernement, assemblée constituante, société politique et
société civile finiront-ils par saisir toute l’ampleur de ce risque de délitement qui guette toute
une nation ? Et jusqu’où aussi ce bon peuple tunisien comprendra-t-il que ses colères, ses
exigences et ses impatiences menacent ce pays, qui est le leur, d’une décomposition totale
dont il sera, le premier, à payer le prix ?
Chedly Ayari
Le 18 Janvier 2012
Téléchargement