MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Oui.

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Projet #5
Le Bourgeois gentilhomme ............................................................................................................. 1
Les Fourberies de Scapin................................................................................................................. 6
L'avare ............................................................................................................................................. 9
Le Bourgeois gentilhomme
Acte I, Scène IV
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, MONSIEUR JOURDAIN.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE,en raccommodant son collet.— Venons à notre leçon.
MONSIEUR JOURDAIN.— Ah! Monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je
vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons
cela. Que voulez-vous apprendre?
MONSIEUR JOURDAIN.— Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde d'être savant, et
j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand
j'étais jeune.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Ce sentiment est raisonnable, Nam sine doctrina vita est quasi mortis
imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute.
MONSIEUR JOURDAIN.— Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que cela veut
dire.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image de la mort.
MONSIEUR JOURDAIN.— Ce latin-là a raison.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des
sciences?
MONSIEUR JOURDAIN.— Oh oui, je sais lire et écrire.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous
apprenne la logique?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce que c'est que cette logique?
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MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit29.
MONSIEUR JOURDAIN.— Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La première, la seconde, et la troisième. La première est, de bien concevoir
par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories: et la troisième, de
bien tirer une conséquence par le moyen des figures. Barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc.
MONSIEUR JOURDAIN.— Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point.
Apprenons autre chose qui soit plus joli.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Voulez-vous apprendre la morale?
MONSIEUR JOURDAIN.— La morale?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce qu'elle dit cette morale?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Elle traite de la félicité; enseigne aux hommes à modérer leurs passions,
et…
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables; et il n'y a morale qui
tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m'en prend envie.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Est-ce la physique que vous voulez apprendre?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les
propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des
plantes, et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants,
les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
MONSIEUR JOURDAIN.— Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Que voulez-vous donc que je vous apprenne?
MONSIEUR JOURDAIN.— Apprenez-moi l'orthographe.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN.— Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et
quand il n'y en a point.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe,
il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de
la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire, que les lettres sont divisées
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en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées
consonnes, parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations
des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.
MONSIEUR JOURDAIN.— J'entends tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La voix, A, se forme en ouvrant fort la bouche, A31.
MONSIEUR JOURDAIN.— A, A, Oui.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La voix, E, se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut,
A, E. MONSIEUR JOURDAIN.— A, E, A, E. Ma foi oui. Ah que cela est beau!
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Et la voix, I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de
l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles, A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN.— A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La voix, O, se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres
par les deux coins, le haut et le bas, O.
MONSIEUR JOURDAIN.— O, O. Il n'y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable! I, O, I, O.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui
représente un O.
MONSIEUR JOURDAIN.— O, O, O. Vous avez raison, O. Ah la belle chose, que de savoir quelque chose!
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La voix, U, se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement,
et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les rejoindre tout à
fait, U.
MONSIEUR JOURDAIN.— U, U. Il n'y a rien de plus véritable, U.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue: d'où vient que si
vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
MONSIEUR JOURDAIN.— U, U. Cela est vrai. Ah que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
MONSIEUR JOURDAIN.— Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à celles-ci?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Sans doute. La consonne, D, par exemple, se prononce en donnant du bout
de la langue au-dessus des dents d'en haut: DA.
MONSIEUR JOURDAIN.— DA, DA. Oui. Ah les belles choses! les belles choses!
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MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— L'F, en appuyant les dents d'en haut sur la lèvre de dessous, FA.
MONSIEUR JOURDAIN.— FA, FA. C'est la vérité. Ah! mon père, et ma mère, que je vous veux de mal!
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Et l'R, en portant le bout de la langue jusqu'au haut du palais; de sorte
qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant
une manière de tremblement, RRA.
MONSIEUR JOURDAIN.— R, R, RA; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah l'habile homme que vous êtes! et
que j'ai perdu de temps! R, r, r, ra.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
MONSIEUR JOURDAIN.— Je vous en prie. Au reste il faut que je vous fasse une confidence. Je suis
amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelque
chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Fort bien.
MONSIEUR JOURDAIN.— Cela sera galant, oui.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire?
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, non, point de vers.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Vous ne voulez que de la prose?
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, je ne veux ni prose, ni vers.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Il faut bien que ce soit l'un, ou l'autre.
MONSIEUR JOURDAIN.— Pourquoi?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Par la raison, Monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer, que la prose, ou les
vers.
MONSIEUR JOURDAIN.— Il n'y a que la prose, ou les vers?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Non, Monsieur: tout ce qui n'est point prose, est vers; et tout ce qui n'est
point vers, est prose.
MONSIEUR JOURDAIN.— Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— De la prose.
MONSIEUR JOURDAIN.— Quoi, quand je dis: «Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon
bonnet de nuit», c'est de la prose?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Oui, Monsieur.
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MONSIEUR JOURDAIN.— Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j'en
susse rien; et je vous suis le plus obligé du monde, de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre
dans un billet: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis
d'une manière galante; que cela fût tourné gentiment.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre coeur en cendres; que
vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un…
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce que je vous ai dit:
Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Il faut bien étendre un peu la chose.
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet; mais
tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses
manières dont on les peut mettre.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— On les peut mettre premièrement comme vous avez dit: Belle Marquise,
vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien: D'amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux
yeux. Ou bien: Vos yeux beaux d'amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien: Mourir vos beaux
yeux, belle Marquise, d'amour me font. Ou bien: Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise,
d'amour.
MONSIEUR JOURDAIN.— Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Celle que vous avez dite: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir
d'amour.
MONSIEUR JOURDAIN.— Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. Je vous
remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Je n'y manquerai pas.
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Les Fourberies de Scapin
Acte III, Scène II
GÉRONTE, SCAPIN.
GÉRONTE: Hé bien, Scapin, comment va l'affaire de mon fils?
SCAPIN: Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus
grand du monde, et je voudrais pour beaucoup que vous fussiez dans votre logis.
GÉRONTE: Comment donc?
SCAPIN: à l'heure que je parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.
GÉRONTE: Moi?
SCAPIN: Oui.
GÉRONTE: Et qui?
SCAPIN: Le frère de cette personne qu'Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre
votre fille à la place que tient sa sœur est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage; et, dans
cette pensée, il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous et vous ôter la vie pour venger
son honneur. Tous ses amis, gens d'épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés, et demandent de
vos nouvelles. J'ai vu même deçà et delà des soldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu'ils
trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison. De sorte que vous ne sauriez
aller chez vous, vous ne sauriez faire un pas ni à droit, ni à gauche, que vous ne tombiez dans leurs
mains.
GÉRONTE: Que ferai-je, mon pauvre Scapin?
SCAPIN: Je ne sais pas, Monsieur, et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds
jusqu'à la tête, et. Attendez.
Il se retourne, et fait semblant d'aller voir au bout du théâtre s'il n'y a personne.
GÉRONTE, en tremblant: Eh?
SCAPIN, en revenant: Non, non, non, ce n'est rien.
GÉRONTE: Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine?
SCAPIN: J'en imagine bien un; mais je courrais risque, moi, de me faire assommer.
GÉRONTE: Eh! Scapin, montre-toi serviteur zélé: ne m'abandonne pas, je te prie.
SCAPIN: Je le veux bien. J'ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans
secours.
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GÉRONTE: Tu en seras récompensé, je t'assure; et je te promets cet habit-ci, quand je l'aurai un peu usé.
SCAPIN: Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que
vous vous mettiez dans ce sac et que.
GÉRONTE, croyant voir quelqu'un: Ah!
SCAPIN: Non, non, non, non, ce n'est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et que
vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque
chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous
serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
GÉRONTE: L'invention est bonne.
SCAPIN: La meilleure du monde. Vous allez voir. (à part) Tu me payeras l'imposture.
GÉRONTE: Eh?
SCAPIN: Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu'au fond, et surtout prenez
garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
GÉRONTE: Laisse-moi faire. Je saurai me tenir.
SCAPIN: Cachez-vous: voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix) "Quoi? Jé n'aurai
pas l'abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu'un par charité né m'enseignera pas où il est?" (à Géronte
avec sa voix ordinaire) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait) "Cadédis, jé lé trouberai, sé
cachât-il au centre dé la terre," (à Géronte avec son ton naturel) Ne vous montrez pas. (Tout le langage
gascon est supposé de celui qu'il contrefait, et le reste de lui) "Oh, l'homme au sac!" Monsieur. "Jé té
vaille un louis, et m'enseigne où put être Géronte." Vous cherchez le seigneur Géronte? "Oui, mordi! Jé
lé cherche." Et pour quelle affaire, Monsieur? "Pour quelle affaire?" Oui. "Jé beux, cadédis, lé faire
mourir sous les coups de vaton." Oh! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens
comme lui, et ce n'est pas un homme à être traité de la sorte. "Qui, cé fat dé Geronte, cé maraut, cé
velître?" Le seigneur Géronte, Monsieur, n'est ni fat, ni maraud, ni belître, et vous devriez, s'il vous plaît,
parler d'autre façon. "Comment, tu mé traites, à moi, avec cette hautur?" Je défends, comme je dois, un
homme d'honneur qu'on offense. "Est-ce que tu es des amis dé cé Geronte?" Oui, Monsieur, j'en suis.
"Ah! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure." (Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac) "Tiens.
Boilà cé qué jé té vaille pour lui." Ah, ah, ah! Ah, Monsieur! Ah, ah, Monsieur! Tout beau. Ah,
doucement, ah, ah, ah! "Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias." Ah! diable soit le Gascon! Ah!
En se plaignant et remuant le dos, comme s'il avait reçu les coups de bâton.
GÉRONTE, mettant la tête hors du sac: Ah! Scapin, je n'en puis plus.
SCAPIN: Ah! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.
GÉRONTE: Comment? c'est sur les miennes qu'il a frappé.
SCAPIN: Nenni, Monsieur, c'était sur mon dos qu'il frappait.
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GÉRONTE: Que veux-tu dire? J'ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
SCAPIN: Non, vous dis-je, ce n'est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.
GÉRONTE: Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m'épargner.
SCAPIN lui remet la tête dans le sac: Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d'un étranger. (Cet
endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre) "Parti! Moi
courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte?" Cachezvous bien. "Dites-moi un peu fous, monsir l'homme, s'il ve plaist, fous savoir point où l'est sti Gironte
que moi cherchair?" Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. "Dites-moi-le vous frenchemente,
moi li fouloir pas grande chose à lui. L'est seulemente pour li donnair un petite régale sur le dos d'un
douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d'épée au trafers de son poitrine."
Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. "Il me semble que j'y foi remuair quelque chose
dans sti sac." Pardonnez-moi, Monsieur. "Li est assurément quelque histoire là tetans." Point du tout,
Monsieur. "Moi l'avoir enfie de tonner ain coup d'épée dans ste sac." Ah! Monsieur, gardez-vous-en
bien. "Montre-le-moi un peu fous ce que c'estre là." Tout beau, Monsieur. "Quement? tout beau?" Vous
n'avez que faire de vouloir voir ce que je porte. "Et moi, je le fouloir foir, moi." Vous ne le verrez point.
"Ahi que de badinemente!" Ce sont hardes qui m'appartiennent. "Montre-moi fous, te dis-je." Je n'en
ferai rien. "Toi ne faire rien?" Non. "Moi pailler de ste bastonne dessus les épaules de toi." Je me moque
de cela. "Ah! toi faire le trole." Ahi, ahi, ahi; ah, Monsieur, ah, ah, ah, ah. "Jusqu'au refoir: l'estre là un
petit leçon pour li apprendre à toi à parlair insolentemente." Ah! peste soit du baragouineux! Ah!
GÉRONTE, sortant sa tête du sac: Ah! je suis roué.
SCAPIN: Ah! je suis mort.
GÉRONTE: Pourquoi diantre faut-il qu'ils frappent sur mon dos?
SCAPIN, lui remettant sa tête dans le sac: Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout
ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble) "Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons
partout. N'épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons
de tous les côtés. Par où irons-nous? Tournons par là. Non, par Ici. à gauche. à droit. Nenni. Si fait."
Cachez-vous bien. "Ah! camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est
ton maître." Eh! Messieurs, ne me maltraitez point. "Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions.
Dépêche vite. Tôt." Eh! Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit
la fourberie de Scapin) "Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l'heure, nous allons faire pleuvoir sur
toi une ondée de coups de bâton." J'aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître.
"Nous allons t'assommer." Faites tout ce qu'il vous plaira. "Tu as envie d'être battu. Ah! Tu en veux
tâter? Voilà." Oh!
Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s'enfuit.
GÉRONTE: Ah, infâme! ah, traître! ah, scélérat! C'est ainsi que tu m'assassines.
8
L'avare
Acte V, scène 2
MAÎTRE JACQUES, HARPAGON, LE COMMISSAIRE
MAÎTRE JACQUES au bout du théâtre, en se retournant du côté dont il sort..- Je m’en vais revenir. Qu’on
me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante,
et qu’on me le pende au plancher.
HARPAGON.- Qui ? celui qui m’a dérobé ?
MAÎTRE JACQUES.- Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous
l’accommoder à ma fantaisie.
HARPAGON.- Il n’est pas question de cela ; et voilà Monsieur, à qui il faut parler d’autre chose.
LE COMMISSAIRE.- Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser [3] ; et les
choses iront dans la douceur.
MAÎTRE JACQUES.- Monsieur est de votre souper ?
LE COMMISSAIRE.- Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.
MAÎTRE JACQUES.- Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire ; et je vous traiterai du mieux
qu’il me sera possible.
HARPAGON.- Ce n’est pas là l’affaire.
MAÎTRE JACQUES.- Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrais, c’est la faute de Monsieur
notre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.
HARPAGON.- Traître, il s’agit d’autre chose que de souper ; et je veux que tu me dises des nouvelles de
l’argent qu’on m’a pris.
MAÎTRE JACQUES.- On vous a pris de l’argent ?
HARPAGON.- Oui, coquin ; et je m’en vais te pendre [4] , si tu ne me le rends.
LE COMMISSAIRE.- Mon Dieu ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu’il est honnête homme ; et que
sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous
confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre
maître. On lui a pris aujourd’hui son argent, et il n’est pas que [5] vous ne sachiez quelques nouvelles de
cette affaire.
MAÎTRE JACQUES, à part..- Voici justement ce qu’il me faut pour me venger de notre intendant : depuis
qu’il est entré céans, il est le favori, on n’écoute que ses conseils ; et j’ai aussi sur le cœur les coups de
bâton de tantôt.
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HARPAGON.- Qu’as-tu à ruminer ?
LE COMMISSAIRE.- Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien dit qu’il était
honnête homme.
MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c’est Monsieur
votre cher intendant qui a fait le coup.
HARPAGON.- Valère ?
MAÎTRE JACQUES.- Oui.
HARPAGON.- Lui, qui me paraît si fidèle ?
MAÎTRE JACQUES.- Lui-même. Je crois que c’est lui qui vous a dérobé.
HARPAGON.- Et sur quoi le crois-tu ?
MAÎTRE JACQUES.- Sur quoi ?
HARPAGON.- Oui.
MAÎTRE JACQUES.- Je le crois... Sur ce que je le crois.
LE COMMISSAIRE.- Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.
HARPAGON.- L’as-tu vu rôder autour du lieu, où j’avais mis mon argent ?
MAÎTRE JACQUES.- Oui, vraiment. Où était-il votre argent ?
HARPAGON.- Dans le jardin.
MAÎTRE JACQUES.- Justement. Je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent était ?
HARPAGON.- Dans une cassette.
MAÎTRE JACQUES.- Voilà l’affaire. Je lui ai vu une cassette.
HARPAGON.- Et cette cassette comment est-elle faite ? Je verrai bien si c’est la mienne.
MAÎTRE JACQUES.- Comment elle est faite ?
HARPAGON.- Oui.
MAÎTRE JACQUES.- Elle est faite... Elle est faite comme une cassette.
LE COMMISSAIRE.- Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu pour voir.
MAÎTRE JACQUES.- C’est une grande cassette.
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HARPAGON.- Celle qu’on m’a volée est petite.
MAÎTRE JACQUES.- Eh, oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je l’appelle grande pour ce
qu’elle contient.
LE COMMISSAIRE.- Et de quelle couleur est-elle ?
MAÎTRE JACQUES.- De quelle couleur ?
LE COMMISSAIRE.- Oui.
MAÎTRE JACQUES.- Elle est de couleur... Là d’une certaine couleur... Ne sauriez-vous m’aider à dire ?
HARPAGON.- Euh ?
MAÎTRE JACQUES.- N’est-elle pas rouge ?
HARPAGON.- Non, grise.
MAÎTRE JACQUES.- Eh, oui, gris-rouge ; c’est ce que je voulais dire.
HARPAGON.- Il n’y a point de doute. C’est elle assurément. Écrivez, Monsieur, écrivez sa déposition.
Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut plus jurer de rien ; et je crois après cela que je suis homme à me
voler moi-même.
MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que c’est moi qui vous
ai découvert cela.
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