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Social-démocratie : Histoire d'une idée politique
Ce mouvement s'est bâti dans un esprit de pluralisme et de modération
En rupture avec le communisme, la social-démocratie s'est placée, dès l'origine,
sous le signe du pluralisme politique et de la doctrine keynésienne alliant
initiative privée et impulsion de l'Etat. Après l'âge d'or des années 1970-1980,
incarné par Willy Brandt, Olof Palme et Bruno Kreisky, elle n'a pas su tirer
profit de la chute du mur de Berlin.
La social-démocratie européenne représente des politiques et des organisations
qui se sont peu à peu constituées dans les pays de l'Europe du Nord et de
l'Europe centrale, à la fin du XIXe siècle. Entre les partis sociaux-démocrates, il
y a eu (et il y a encore) des différences de culture et de structure, liées aux
réalités nationales, mais leur histoire a été largement commune. Ils sont nés avec
et par l'entrecroisement de deux dynamiques politiques : d'une part, la lutte pour
le suffrage universel, la démocratie politique, qui en fait des partis démocrates
(républicain en France), d'autre part, la critique du capitalisme, de ses injustices
et de son irrationalité, qui en a fait initialement des partis ouvriers, d'inspiration
marxiste pour la plupart sur le continent - le travaillisme présentant une
idéologie composite de tradition religieuse, imprégnée de syndicalisme, avant
tout réformiste.
Au fil des débats et des crises qui ont traversé le socialisme européen notamment la crise « révisionniste » des années 1900 - les partis sociauxdémocrates ont refusé de plus en plus explicitement la révolution violente. Mais,
en même temps, ces partis, avec les syndicats qui leur étaient liés, ont
transformé peu à peu les sociétés libérales en inscrivant la question sociale en
leur cœur.
Avec la grande rupture de 1917, la social-démocratie, en opposition du
communisme, a accepté explicitement la démocratie pluraliste. Mais, au
contraire du libéralisme, elle a opposé à l'économie de marché la légitimité des
revendications sociales, et a privilégié le rôle de l'Etat.
Après 1918, les partis sociaux-démocrates ont été confrontés au défi de
gouverner dans des sociétés qui demeuraient capitalistes et, souvent, de
participer à des coalitions avec d'autres forces politiques. Mais ils n'étaient pas
préparés à des situations où ils ne pouvaient pas mettre en œuvre leur
«programme maximum», la socialisation des moyens de production et
d'échange. Les premières expériences gouvernementales après 1918 ont été ainsi
décevantes. Des réformes ont été mises en œuvre, mais, en même temps, les
principes de l'économie libérale se sont imposés. Avec les années 1930 et la
crise économique mondiale, les difficultés se sont accrues. La progression du
fascisme et du nazisme en Europe a détruit plusieurs partis, particulièrement les
partis autrichien et allemand. Mais, pourtant, ce fut dans ces années que
commença à être définie une politique qui sortit le socialisme européen de ses
contradictions pour une longue période. Ce fut en Suède et en Norvège qu'elle
fut d'abord appliquée, avant d'influencer toutes les politiques social-démocrates
d'après-guerre.
L'idée de base de la social-démocratie moderne fut que la nationalisation des
moyens de production et d'échange n'était pas nécessaire pour combattre
l'irrationalité et l'injustice du capitalisme. Les gouvernements qui voulaient
lutter contre les inégalités, tout en menant des politiques économiques efficaces,
pouvaient mettre en oeuvre des politiques anticycliques pour maîtriser les
fluctuations du marché, stimuler les investissements, développer la protection
sociale, accroître le niveau d'éducation, etc. Les travaux de Keynes, qui
réconciliaient l'initiative privée et une direction démocratique de l'économie,
donnèrent une doctrine économique à la social-démocratie. L'étendue du secteur
public a varié selon les pays et la place de l'Etat, puissant en Autriche et en
France, important en Angleterre, faible en Suède ou en Allemagne - mais nulle
part les entreprises publiques n'ont été des outils de rupture avec le marché.
L'autre dimension de l'expérience politique de la social-démocratie a été
l'importance du pluralisme politique et social. La social-démocratie ne nie pas la
réalité des conflits dans une société, elle s'est même appuyée sur la
reconnaissance d'intérêts constitués, principalement des syndicats et des
patronats. Mais elle a pensé que la méthode de résolution des conflits devait
passer par le compromis, et a donc mis en oeuvre des procédures de négociation
entre les différents acteurs de la société.
La social-démocratie historique n'est donc pas seulement une politique, c'est
indissociablement une culture politique, qui part du pluralisme social et défend
la « modération » politique, et des structures d'organisation pour la négociation
et la concertation. Les partis socialistes d'Europe du Sud - dont le parti français ont connu des expériences quelque peu différentes, ils ont longtemps mis
l'accent sur le conflit, jusque dans les années 1970, et conservé plus longtemps
qu'en Europe du Nord une forme de révérence vis-à-vis du marxisme.
Aujourd'hui, les conditions économiques et politiques ont largement rapproché
les partis sociaux-démocrates et socialistes – même si les réalités nationales
demeurent.
Au total, les politiques sociales-démocrates ont connu d'importants succès
pratiques. Toutes les analyses statistiques dans les années 1950-1970 ont montré
que les plus faibles inégalités de revenus, la protection sociale la plus
développée, les meilleurs équilibres entre l'emploi, les investissements et les
salaires, ont été le fait de pays où la social-démocratie a exercé durablement le
pouvoir - sans même parler de la comparaison avec les pays communistes.
Mais, depuis la fin des années 1970, la social-démocratie a rencontré de
nouvelles difficultés. Les résultats électoraux ont connu d'importantes
fluctuations. La plus connue est la plus récente. Dans les années 1997 et 1998,
l'Union européenne a compté onze gouvernements sociaux-démocrates,
travaillistes et socialistes sur quinze, et l'on parlait d'une « Europe rose ». En
2002, hormis en Angleterre, toute la social-démocratie européenne est sur la
défensive.
Comment expliquer cette situation ? Les causes économiques sont majeures.
Elles tiennent, dans une certaine mesure, à des difficultés propres aux politiques
mises en oeuvre : le coût budgétaire des programmes sociaux, la montée du
chômage dans les années 1980-1990, les limites de la politique fiscale, la
décentralisation du système de relations professionnelles, qui rend difficile une
politique des revenus, etc. Mais ce sont les causes externes qui sont les plus
importantes - que l'on résume souvent sous le terme de « mondialisation ».
L'autonomisation des marchés financiers, l'entrée dans une société de la
connaissance et de l'information, l'accroissement de la compétition
internationale, ont modifié les données des « compromis nationaux » de la
période antérieure.
Les armes traditionnelles de la politique keynésienne, notamment la politique
monétaire, avec le jeu des dévaluations, et la politique budgétaire, avec des
déficits importants, ne peuvent plus avoir cours. La mondialisation rend difficile
d'être à contre-courant des cycles économiques dominants - comme le
gouvernement socialiste français l'a éprouvé en 1982 et 1983. Cela explique que
tous les partis sociaux-démocrates et socialistes, à des dates différentes, aient
révisé leurs programmes pour demeurer dans le jeu économique national, et
aient fait le choix européen pour peser davantage dans la mondialisation.
Mais les évolutions tiennent également aux changements intervenus dans les
sociétés et les cultures. La transformation du salariat, avec le déclin de la classe
ouvrière traditionnelle, et l'existence de millions d'ouvriers et d'employés qui
vivent des conditions de travail faites de précarisation et d'isolement,
l'importance des classes moyennes salariées, la place majeure des femmes dans
le travail, l'allongement du « moment » de la jeunesse, et, en même temps, le
vieillissement, la présence de populations immigrées, la force de
l'individualisme, tout cela a fragilisé les structures de représentation
traditionnelle mises en place par la social-démocratie. Les syndicats n'ont plus la
même homogénéité et ont pris leur autonomie. Les partis sociaux-démocrates et
socialistes doivent réunir plusieurs électorats aux intérêts différents et volatils.
L'identité de la social-démocratie est devenue ainsi depuis une vingtaine
d'années plus politique et beaucoup moins idéologique, sociologique et
culturelle. Elle est donc plus fragile, dépendante des résultats de sa politique,
nourrissant moins que par le passé un sentiment d'appartenance. Et cela d'autant
plus qu'elle doit affronter de nouveaux concurrents, les partis verts, qui
défendent des valeurs post-matérialistes et ont une influence dans les nouvelles
générations urbaines, les partis populistes, qui attirent des catégories populaires
inquiètes.
Ce sont bien les fondements des « compromis sociaux-démocrates » qui sont à
repenser dans un nouvel âge du capitalisme. Tous les partis en ont fait le constat
et ont remis sur le métier leurs programmes et tentent d'adapter leurs structures.
Mais le débat n'est pas clos. Plusieurs tendances se confrontent, quels que soient
les partis, avec des influences respectives plus ou moins fortes. Tony Blair et le
« New Labour » incarnent un pôle résumé trop simplement sous la notion de «
social-libéralisme », qui propose certes une synthèse nouvelle avec le
libéralisme, mais entend répondre aussi au désir d'ordre et de repères des classes
populaires. Il y a également une « vieille gauche » dans les partis socialistes et
sociaux-démocrates, proche des courants les plus critiques du capitalisme
mondialisé, qui privilégie les dépenses publiques, une réglementation stricte
imposée au secteur privé, une méfiance vis-à-vis de l'Union européenne telle
qu'elle se construit. Lionel Jospin et son gouvernement, pendant cinq années, ont
tenté de mettre en œuvre un « socialisme moderne » d'inspiration néokeynésienne, voulant rénover plus que dépasser la social-démocratie
européenne.
Ces oppositions ne sont sans doute pas satisfaisantes tant les problèmes ne se
résument pas simplement. Le sens final de la rénovation de la social-démocratie
européenne est encore à déterminer. Sa force est de représenter partout les partis
d'alternance face aux conservateurs et aux libéraux. Sa faiblesse est d'avoir
perdu la capacité de définir un projet authentiquement collectif dans les années
récentes. A elle d'en marquer aujourd'hui la volonté.
ALAIN BERGOUNIOUX
Ce texte a été publié dans L'édition du 24 mai du Monde
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