LE MANAGEMENT DES SERVICES DE SOINS : LES EFFETS DE LA VARIATION DES SPECTRES DE DEPENDANCE SUR L’ORGANISATION DES SERVICES (synthèse de travaux) J.P. Escaffre CREREG-CNRS Université de Rennes 1 OBJECTIFS ET METHODES : Les modifications permanentes des relations soigné-soignants sont au cœur du management des services de soins, quelles que soient les spécialités. L’objectif fondamentale de l’équipe de soins est de faire recouvrer l’autonomie de chaque patient par une dépendance momentanée, si possible. La compréhension de ces relations soigné-soignants est donc importante, car elles induisent des variations des charges en soins et des « charges mentales » qui peuvent expliquer les comportements et attitudes des équipes, ainsi que les types d’organisation concrets qu’elles élaborent. La plupart des études sur le fonctionnement des activités hospitalières se fondent sur les pathologies ou les diagnostics médicaux, entourés de paramètres supplémentaires tels que les durées de séjour, l’âge, etc. En termes de management des services de soins, l’analyse des dépendances soigné-soignants nous paraît plus pertinente. Nous avons réalisé trois types d’enquêtes qui tentent de mesurer les effets de la variation des dépendances sur les charges en soins et les « charges mentales », dans plus de quarante services de cinq hôpitaux (dont un C.H.U.). La première porte sur l’importance des liens pouvant exister entre les niveaux de dépendance soigné-soignants et les charges en soins. La seconde tente de mesurer les ressentis des agents vis à vis de ces charges de travail. La troisième, effectuée auprès des personnels, relate les comportements et attitudes culturels des équipes, afin de mesurer les degrés de tolérance vis à vis des variations fréquentes des caractéristiques des patients à prendre en charge, et ce à un moment où les taux de rotation tendent à s’accélérer. Nous montrerons que les relations entre les niveaux moyens de dépendance et les charges en soins moyennes pour un service donné ne sont pas fonctionnelles, ce qui jette un sérieux doute sur les outils algorithmiques qui lient automatiquement degré de dépendance et effectifs de soignants nécessaires. PRINCIPAUX RESULTATS : La première enquête mesure les degrés de dépendance soigné-soignants et recense les actes réalisés durant la journée de douze heures d’une part, la nuit d’autre part. 1- La capacité maximale « d’absorption » des actes par les patients : Durant la journée, les étendues du nombre d’actes (ou « intensité ») sont de 0-150, quel que soit l’établissement. Nous interprétons la borne supérieure de cette « constante » 1 comme la capacité maximale d’absorption de la dépendance par les soignés (soit un acte toutes les cinq minutes). Si l’on décompose par type de dépendance, l’intensité maximale absorbable serait de moins de 100 pour les actes de la vie courante, de moins de 90 pour les actes techniques (diagnostics et thérapies), moins de 60 pour les actes relationnels. 2- Des fluctuations journalières très fortes : Les fluctuations journalières des intensités, particulièrement dans les services de soins intensifs, sont très importantes, qu’elles soient mesurées en nombres absolus, en moyennes journalières par patient ou en moyennes journalières par agent présent. Il en découle que tout outil d’aide à la décision ne peut se contenter de se fonder sur des moyennes sur longues périodes (un an par exemple). Il ne refléterait en aucun cas les réalités et ne pourrait donc pas servir d’indice prédictif de désorganisation. 3- Charges en soins directs et degrés de dépendance ne sont que partiellement liés : Les charges en soins directs peuvent être mesurées par le nombre d’actes réalisés par les agents présents. Les résultats montrent que le nombre moyen d’actes par patient, tant pour les aides à la vie courante que pour les aides techniques et relationnelles, tend à augmenter avec les degrés de lourdeur des dépendances. Cependant, la dispersion devient très importante pour les degrés lourds et très lourds : un patient classé dans ces catégories peut bénéficier de très peu d’actes de soins comme d’un très grand nombre. Il en découle que les outils de gestion liant les niveaux de dépendance et les moyennes de charges en soins directs sont acceptables pour les degrés léger et moyen, mais ne le sont plus du tout au delà. Le graphique suivant illustre ces propos pour les actes techniques (AT) effectués dans les services enquêtés d’un établissement. Les points centraux représentent les moyennes d’actes par patient, les deux autres séries la moyenne plus ou moins l’écart-type. Compte tenu de la capacité maximale d’absorption des soignés – on peut aussi admettre une capacité maximale de production des soignants- et des fortes fluctuations journalières, nous pouvons tenter d’expliquer la faible puis la forte dispersion des intensités selon les degrés de dépendance par le modèle théorique suivant : - soit I l’intensité absorbée pour un niveau d de lourdeur de dépendance pour un patient donné ; - soit D le degré maximum de lourdeur possible ; 2 - Soit C la capacité maximale d’absorption (dont on a vu plus haut qu’elle doit être de l’ordre de 150 actes sur douze heures) . On admettra que si d = 0, alors I = 0, et si d = D, alors I = C. Dès lors, une expression formelle générale pour un patient donné peut être : I/C = (d/D)^k : le degré d’intensité relatif est égal au degré de lourdeur relatif à l’exposant k près. Celui-ci caractérise le patient vis à vis de ses besoins d’aides selon son degré de dépendance. Comme 0<= I/C <= 1 et 0 <= d/D <= 1, il en découle une famille de sections de fonctions paraboliques suivantes symbolisant plusieurs patients (nos expérimentations suggèrent que k > 1) : On s’aperçoit que quel que soit k : - pour les degrés faibles de dépendance, les charges en soins directs ne peuvent qu’être statistiquement peu dispersées quel que soit le nombre de patients, - pour les niveaux élevés et très élevés de dépendance, les dispersions statistiques sont obligatoirement très importantes, du fait des fortes pentes des fonctions paraboliques individuelles des patients. 3- Intensités produites par les agents et intensités absorbées par les patients Il convient de comparer la « production » par agent présent et la « demande » d’aide par patient selon les services de soins, et ce jour après jour (ici sur sept jours), puis d’apprécier les ressentis des lourdeurs de travail par les personnels repérer par la seconde enquête. 3 Le graphique suivant montre la variabilité jour après jour de « l’offre/demande » pour quelques services d’un des établissements enquêtés : Hôpital D : actes par patient / actes par agent 250 Dimanche 200 D moy. d'a cte s pa r a ge nt Neurochirurgi Lundi S 1 50 Mardi V L L D 1 00 Ma Mercredi Ma Jeudi Me Endocrinologie S 50 Vendredi J Me S J Ma Samedi V Réanimation V L Médecine Me J 0 0 20 40 60 80 1 00 1 20 1 40 moyennes d'actes par patient Les sept points les plus à droite du graphique représentent « l’offre/demande » de chaque jour de la semaine d’un service de soins intensifs ; ceux les plus à gauche, en bas, correspondent à un service de médecine interne ; enfin, les sept points centraux sont typiques d’un service de médecine spécialisé. Sur l’ensemble de l’échantillon, trois types de distributions de couples « offre/demande » peuvent être distinguées : 1les services à faibles variations de l’aide moyenne et de la charge moyenne selon les jours de la semaine ; 4 les services à faibles variations de l’aide moyenne et à fortes variations de l’offre moyenne par agent présent : il s’agit des services très sensibles à l’effectif d’agents présents ; 3enfin les services à comportements hétérogènes, qui connaissent sur la semaine de fortes variations des deux paramètres de mesure : la plupart des services de soins intensifs se classent dans cette catégorie. Ajoutons que les aides journalières moyennes par patient et la production moyenne par agent présent ne sont pas corrélées. « Demande » moyenne forte et « offre » moyenne faible est une situation qui n’a pas été repérée dans notre échantillon : ce cas pourrait signifier qu’à offre constante, une diminution du nombre de patients entraînerait une augmentation des actes réalisés, et réciproquement. Si cette situation n’existe pas, alors c’est la demande qui pousse l’offre, et non pas l’inverse. 2- Le rapprochement des niveaux « offre/demande » de jour en jour par service avec les ressentis des agents vis à vis de leur charge de travail montre que : 1pour un même service, quel qu’il soit, le ressenti de la journée de travail n’est pas lié à la charge moyenne par agent présent ; 2les ressentis sont spécifiques à chaque service (à un même niveau de « l’offre/demande », les agents d’un service peuvent considérer la journée comme particulièrement lourde, ceux d’un autre service comme journée normale). Il en découle que rechercher un outil de mesure de la pénibilité du travail fondé sur un même jour de référence sur l’ensemble d’un établissement ne serait guère fiable. L’analyse des ressentis selon les types de dépendance montre que : 1ils ne sont aucunement corrélés avec la lourdeur des actes techniques (diagnostics et thérapeutiques) ; 2ils tendent à être liés aux degrés de lourdeur des actes de la vie courante, sans que ceci ne soit systématiquement vérifié pour tous les services. Ces résultats corroborent les théories gnoséologiques selon lesquelles les routines (ici les protocoles techniques) ne poussent guère au stress ou à l’anxiété collective. Ce n’est pas le cas des situations où l’adaptation est permanente (ici, les aides à la vie courante, spécifiques aux caractéristiques particulières de chaque patient). Cependant, cette dernière relation n’est pas systématique. Il en découle selon nous, que la tolérance des agents aux variations sensibles des charges en soins dépend plus de la conception de l’organisation du service que de la quantité de travail, elle-même liée aux niveaux de lourdeurs des dépendances des patients. En comparant les modes d’organisation selon les services, nous pouvons montrer comment les conceptions organisationnelles influencent les ressentis et peu les niveaux de soins. 5