Notre choix
Le théâtre de Lukas Bärfuss est un théâtre d’acteur: la langue y est ciselée, élégante et radicale. On peut s’en
délecter en une simple lecture.
Les scénarios mettent en jeu des personnages insolites, vénéneux, complexes, tous proches d’une cinéphilie
séduisante et familière. Le déroulé de l’action est emprunt de suspens, de détails que l’on peut recevoir comme
autant d’indices d’une enquête émotionnelle et mentale, toujours proche d’un réel sans fin réinventé. Il crée des
cadres forts, déterminés, qui questionnent le réel mais ne donnent pas de réponse et, peu à peu, au fil de chaque
pièce, ce réel se décale, se dérobe et une fantasmagorie sourde prend le dessus.
Et puis il y a l’humour. Les personnages de Lukas Bärfuss sont à ce point fantasques dans leurs dialogues et leurs
destinées que le rire n’est jamais loin, quoi de plus essentiel pour rêver le néant de l’existence humaine et sa
dissolution.
Il n’en fallait pas plus pour le collectif d’acteurs que nous sommes pour nous engager dans ce terreau fertile qu’est
l’écriture de cet auteur et de désirer non seulement monter Quatre images de l’amour mais aussi s’engager sur trois
ans à parcourir l’ensemble de son œuvre.
Quatre images de l’amour
Synopsis
1ère image, 1er tableau :
Il est 15h ou presque. Evelyne attend Daniel, son amant dans une chambre d’hôtel. Sa main droite, blessée, est
recouverte d’une bande de gaze salie. Evelyne, impatiente, dialogue avec un groom, très jeune. Puis se livre à de
nombreuses confidences en écrivant à sa mère maladroitement de la main gauche…Daniel arrive enfin. C’est leur
centième après-midi ensemble. Ils font sans doute l’amour. Enfin Daniel, examine puis blesse un peu plus avant la
main d’Evelyne. Une blessure, comme une marque érotique dont ils conservent l’aspect sanglant pour leur prochain
rendez-vous. Alors, Daniel propose à Evelyne que tout soit révélé à leurs conjoints respectifs.
Daniel : - Ce soir à dix heures
j’appelle ton mari
je lui demanderai
et je saurai si
tu lui as dit
2ème image, 2ème tableau :
Il est peut-être 19h. Suzanne, peintre, est dans son atelier. Elle dialogue avec un jeune homme insolent, son modèle.
Puis, une fois seule, découpe ses toiles à l’aide d’un couteau spécialisé. Daniel, son mari, la retrouve. Il a mal à la
tête, elle le masse. Assez vite, il dit avoir quelque chose à lui confier, Suzanne ne veut pas, il insiste et lui raconte
sa liaison avec une femme un peu folle, chaque mercredi. Alors, Suzanne s’approche de lui, son couteau à toile à la
main, elle demande le nom de la femme un peu folle, il lui dit, elle s’approche encore et le tue. Puis elle appelle la
police .
Suzanne - Dis le
dis son nom
Daniel - Evelyne
Elle s’appelle Evelyne
Pose ce couteau
3ème image, 3ème tableau :
Il est 20h, environ. Suzanne est dans le sous-sol d’un commissariat. Un jeune fonctionnaire de police dialogue avec
elle. Puis entre l’avocat commis d’office : Sébastien. Il va tenter en vain de lui proposer un système de défense.
Mais Suzanne revendique son geste au nom d’un amour absolu. Son mari l’a trahie, totalement. Sébastien lui
assure que s’il apprenait que sa femme Evelyne le trompait, il ne la tuerait pas! Suzanne lui fait répéter le prénom
de sa femme, elle comprend. Sébastien rentre chez lui, il n’a rien pu faire et ne sait qu’une chose, la profession de
l’homme qui a été tué : oncologue en laboratoire.
Suzanne - Cela veut dire que votre femme peut baiser avec qui ça lui chante
Tant qu’elle vous raconte tout après
Sébastien - Évelyne ne baise pas
Suzanne (hésite) –Elle s’appelle Évelyne
Un joli prénom
Elle est hongroise
Sébastien - Pas que je sache
Suzanne - Je veux bien une aspirine finalement
4ème image, 4ème tableau :
Il est 22H00. Évelyne est seule chez elle, tremblante à l’idée de devoir avouer à son mari qu’elle le trompe, que sa
main ne guérit pas, que ce n’est pas un vrai médecin qu’elle voit chaque mercredi, mais son amant. Sébastien son
mari, rentre enfin. Évelyne, n’y tenant plus, avoue l’adultère. Sébastien ne veut pas la croire, mais quand elle dit
que son amant est oncologue, il comprend…Ils sont interrompus par un jeune missionnaire venu vendre « la bonne
nouvelle »
Le temps passe, Daniel ne téléphone pas. Evelyne respire mais Sébastien lui raconte que la femme qu’il doit
défendre est peintre et qu’elle vient de tuer son mari avec un couteau à toile.
Evelyne comprend… Elle dit alors avoir menti, elle n’a pas d’amant.
Un peu plus tard Sébastien la conduit dans leur chambre, il ressort bientôt, seul.
Sébastien - ….
Fin de la bobine.
L’amour en quatre tableaux, un drame bourgeois?
L’humour de Lukas Bärfuss apparaît dès ce sous-titre. Il est croustillant, en 2012, de s’autoriser à questionner un
genre théâtral dont les principes fondateurs ont été formulés par Denis Diderot au XVIIIème siècle.
- Le drame bourgeois se donne comme un intermédiaire entre la comédie et la tragédie. Il met en scène des
personnages de la bourgeoisie, dont les contraintes sociales font leurs malheurs.
- Le drame bourgeois se caractérise également par le gout du romanesque. Le terme de « drame », assez
tardif, côtoie « tragédie bourgeoise » et « tragédie domestique ».
D’accord. Nous allons donc monter une tragédie domestique avec toute la causticité que cela implique.
Nous allons interpréter ces personnages issus de la bourgeoisie dont les contraintes sociales font leurs malheurs.
Cela se passe dans un hôtel, un atelier d’artiste, un commissariat et bien sûr… un intérieur bourgeois !
Mais cette fable n’aurait que peu de sens à être montée aujourd’hui si la notion de décalage, de dérobade du
principe de réalité n’était pas puissamment mise en jeu par Lukas Bärfuss, à la fois dans son écriture et dans son
application à égrener une foule de petits détails insolites que l’on suit avec engouement comme on le ferait lors
d’une enquête policière ou lors d’une psychanalyse !
Ce décalage du réel est donné également par l’apparition lors des quatre « tableaux » d’un cinquième larron : tour à
tour groom de l’hôtel, modèle, fonctionnaire de police et missionnaire. Il est jeune nous dit Bärfuss, plus jeune que
notre quatuor bourgeois. Nous souhaitons évidemment les faire interpréter par un seul acteur, danseur dont
l’inspiration pourrait venir de Buster Keaton, l’homme qui ne rit jamais. L’acteur qui les interprétera a cinquante
ans afin de révéler un peu plus allégoriquement la jeunesse de ces personnages. Ce cinquième larron serait comme
un fantasme féminin...
En tant qu’acteurs de ce quintet, nous aurons la conscience d’un chemin insolite à mener à bien et, comme
l’envisage Lukas Bärfuss, chemin qui permettrait de provoquer chez le spectateur un regard hypnotique.
Toujours cette question de l’ici et maintenant, qui nous passionne.
Nous assistons à la sordide et burlesque scène de bourgeois qui s’entretuent. Mais aussi et surtout ce que révèle
cette pièce, c’est le vacillement des êtres pris entre leur désir de fusion et leur volonté irrépressible d’autonomie. La
relation à l’autre annulerait toute tentative d’émancipation de soi. Alors nait le fantasme d’une liberté retrouvée,
même derrière les barreaux. La question fondamentale de la pièce et que l’on retrouve dans toute l’œuvre de Lukas
Bärfuss c’est : « on ne connaît pas le cœur d’un homme. »
C’est ce qui pousse Suzanne à tuer son mari…
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