Il s’ensuit que, loin d’être le coffret de l’intentionnalité, le sujet n’existe qu’en découvrant
les valeurs des formes de vie qui le divisent, qu’en éprouvant leurs possibilités et leurs
contradictions, qu’en agissant pour surmonter celles-ci dans une activité de subjectivation
d’où la société ne sort jamais identique à elle-même. Le sujet existe si et seulement si, en
quelque façon, existe le pouvoir de l’individu de se déprendre de ce que ses activités
sociales représentent pour lui et pour l’ensemble de ceux auxquels il s’identifie. Dans cette
perspective, la subjectivité est un travail du sujet pour « se mettre à distance de l’une de
ses formes de vie sociale lorsqu’il est situé dans l’autre » au prix de payer ses
identifications successives du sacrifice d’autres possibilités. Pour être abandonnées, ces
possibilités ne sont d’ailleurs pas abolies pour autant et continuent d’agir. Mais il
n’empêche : être sujet c’est aussi « se faire inconscient, par ses choix, ses partis-pris, ses
paris, d’une part de la réalité » (ibid., p. 264). Ainsi, toute représentation du réel
résulterait d’un tri opéré parmi plusieurs représentations possibles. Toute intention
impliquerait le refoulement d’une autre et la subjectivité, loin de voir ses frontières
dessinées par l’intentionnalité vivrait, au contraire, de ses limites. C’est ainsi que nous
comprenons la formule de G. Canguilhem : « la subjectivité, c’est alors uniquement
l’insatisfaction. Mais c’est peut-être là la vie elle-même » [23]. La subjectivité n’est pas une
chose, - fût-ce une représentation mentale -, c’est un rapport qu’on ne peut dissoudre tout
entier dans une description grammaticale. La critique de l’illusion d’intériorité psychique
s’aveugle si elle confond subjectivité et intentionnalité. L’activité des sujets est rendue
amorphe si elle est regardée seulement comme une médiation des interactions et on
échoue à désubstantialiser l’individu et la société, comme L. Quéré souhaite le faire, si on
ramène la qualité de sujet à une émergence ou à un corrélat. Il semble préférable de
soutenir, avec Ph. Malrieu, que la qualité de sujet s’éprouve, entre les formes sociales,
comme médiateur actif : « Elle leur est assujettie, et en même temps elle est le lieu ou se
révèlent leurs contradictions. Il lui revient de choisir entre elles, comme de rechercher les
moyens de les rendre compatibles : ce n’est pas possible sans un effort pour prendre
conscience des refoulements, des méconnaissances que le sujet opère pour se défendre des
angoisses que suscitent ses divisions internes » (op. cit., p. 265). Ici on pourrait parler
avec J.-L. Nancy d’un sujet qui n’est pas plus présupposé que se supposant lui-même mais
« " exposé " ou s’exposant. C’est-à-dire à la fois présenté au dehors, exhibé et risqué,
aventuré » [24].
VI -Intentionnalité et subjectivité : quel sujet ?
Et de fait, à l’occasion des hésitations, des délibérations et des dénégations par lesquelles
il s’emploie à surmonter les divisions auxquelles l’exposent les contradictions sociales, le
sujet se mesure aux conflits de sa propre histoire. Aux discordances topologiques
croissantes de ses formes de vie sociale répond, sans coïncidence, une topologie subjective
attestant que l’histoire vécue par lui n’est pas et ne fut jamais la seule possible. Les
histoires avortées, les projets suspendus ne disparaissent pas sans laisser de traces. Les
vies non vécues ne sont pas abolies. Refoulés, leurs résidus incontrôlés n’en ont que plus
de force pour exercer dans l’activité du sujet une influence contre laquelle il est sans
défense puisqu’il en ignore la source au moment même où les dissociations sociales les
incitent à renaître.
On ne peut que s’associer à une critique du concept de sens défini comme visée, comme
représentation consciente d’un but, comme intention orientée. Le sens n’est pas un oeil
mental. C’est la limite de toute sociologie compréhensive et même de celle, si
remarquable, de M. Weber [25]. Mais il ne s’ensuit nullement qu’il faille se passer d’un tel
concept. Si on le conçoit comme une manière d’apprivoiser les rapports toujours
singuliers par lesquels chacun relie entre elles, même sans intention de le faire, les
diverses activités dissonantes où il est introduit, on peut le comprendre ainsi : l’évaluation
énigmatique qui permet ou ne permet pas à un sujet de réguler ses activités dans un
domaine de vie par la signification qu’il leur accorde dans d’autres domaines de sa