Université de Lausanne Faculté des Lettres – Section de philosophie Chaire de philosophie générale et systématique Cours de philosophie générale automne 2012 Professeur : R. Célis, Assistante : S. Burri « Introduction aux philosophies de l’existence » La confiance et l’espoir Lors de la dernière séance, nous avions essentiellement abordé ces deux vertus que sont la confiance et l’espoir. On a insisté sur le fait que ce qui est le plus propre à la confiance c’est de « faire exister » au sens humain, de faire « être au monde » ou pour le dire autrement, d’avoir un monde. Le monde (mundus) est ce qui est dicible, ce qui fait sens. Ce sentiment d’avoir un monde est primordial dès l’enfance. Pour se sentir exister, il faut pouvoir se remettre à autrui, bénéficier d’une franchise fondamentale. L’être humain a besoin de ce sol sur lequel s’appuyer. Quant à l’espoir, il se réfère essentiellement à l’avenir puisque nous sommes des êtres temporels qui avons des projets, qui devons évoluer. C’est l’espoir qui nous permet d’anticiper sur un futur possible. Porter espoir en un avenir possible n’est pas toujours évident. En effet, il y a des périodes de l’histoire où l’avenir ne va pas de soi, où il fait problème. Or, pour qu’il y ait un avenir, il faut se sentir attendu quelque part. Nous nous rappelons que pour Kierkegaard, on est sensés avoir une vocation au sens d’être appelé à quelque chose : « savoir si l’homme est appelé à quelque chose est la seule chose qui m’intéresse », dit également Camus. S’il y a en effet une chose absurde au possible c’est l’idée implicite qu’il n’y a pas de sens, qu’il n’y a rien à faire. Quant on médite de façon plus métaphysique sur ce qu’est l’espoir au sens d’une collectivité humaine (une société sans avenir et sans espoir est une société qui se désagrège), on remarque qu’il y a de multiples choses, très simples et quotidiennes qui sont fondamentalement liées à cette espérance. S’il n’y en a pas ou plus, cela veut dire qu’à l’intérieur d’une telle communauté il y a des individus qui sont des prédateurs au sens le plus fort du terme ; c’est-à-dire des individus qui détruisent la société. Mais qu’est-ce qui est en jeu dans ces deux vertus que sont l’espoir et la confiance ? L’on peut dire que l’espoir et la confiance, c’est la possibilité pour chaque être humain de pouvoir accéder à l’être. « To be or not to be » disent les fameux vers d’Hamlet. Cela veut dire que rien ne va de soi. Cela ne va pas de soi que j’existe, singulièrement. Autrement dit, il faut se demander si les gens sont tous encore dans la possibilité d’exister de manière intégralement libre et autonome. Etre véritablement suppose d’avoir quelque chose et d’avoir la capacité d’entreprendre quelque chose au sens fort du terme. Or, dans notre société, les hommes ne sont plus à vrai dire des individus particuliers mais bien plutôt des « ressources humaines ». Par l’espoir et la confiance, il s’agit en réalité de refuser une chose destructrice qui est l’homogénéisation et la remplaçabilité des être humains singuliers. Dans une telle homogénéisation, les êtres humains singuliers ne deviennent plus que des fonctions. L’importance de la singularité La singularité est un thème cher à Kierkegaard qui le développe amplement alors qu’il décrit le stade esthétique comme l’affirmation du singulier qui a lieu par le biais d’Eros. Tomber amoureux c’est, selon Kierkegaard, être une singularité. En effet, trouver son autre, c’est trouver quelqu’un qui, de part son contraste ou son altérité, réaffirme notre propre singularité. Autrement dit, c’est bien un apprentissage de la singularité que d’aimer l’autre. Lorsque l’on tombe amoureux, l’on se consacre à une altérité singulière. Certes, il en va aussi de la singularité dans le stade éthique. Ce stade consiste à chercher des normes pour qu’une société soit une véritable société et non pas une jungle. Ce qui est né dans l’amour, au moment du stade esthétique, doit pouvoir s’élever à un niveau plus général. Il s’agit de trouver des règles qui s’appliquent à un maximum de 1 singularités. Il s’agit de créer des sociétés non pas fermées et intolérantes mais constituées. Selon Kierkegaard, le niveau éthique rejaillit immédiatement sur la vie singulière. Certes, l’on peut imaginer l’homme qui « s’arrêterait » au stade esthétique. La figure de l’individu qui ne vit strictement que pour Eros pourrait bien être celle du dandy. Quant à savoir si l’on sert ou non le bien commun, dans ce cas ce n’est plus l’Eros qui joue ce type de relation mais bien plutôt la reconnaissance du semblable (et non pas de l’identique). C’est ce qui est en jeu dans l’éthique, à savoir que le sort d’autrui est toujours notre affaire. C’est qu’autrui est toujours mon semblable et le principe ultime de l’éthique est la non-indifférence. Si un être humain est attaqué dans son humanité, cela veut dire que l’on est aussi soi-même attaqué dans son humanité. Autrement dit, cela veut dire que l’humanité toute entière est à chaque fois en péril. C’est pourquoi l’homme ne peut pas vivre sa singularité en faisant abstraction des autres singularités. Il doit y faire attention et garder à l’esprit que le tout est lié par l’universalité. Chez Kierkegaard c’est donc le pluriel qui fonde l’unité, l’universalité qui fonde la singularité de chacun. En d’autres termes, il s’agit de cultiver son sens à la fois de la différence et à la fois de ce qui nous lie. Le troisième stade, le stade religieux implique, lui aussi, une prise en compte radicale de la singularité. Au niveau du stade religieux, il en va de ma singularité au-devant de Dieu. « Croire ou ne pas croire » c’est aussi la question à laquelle se trouve confronté l’homme du stade religieux. Mais pourquoi est-ce qu’il y a de la religion ? On peut proposer ici deux réponses contrastées. La première concerne le monde païen. La religion est l’admiration devant des forces qui nous dépassent, devant les forces de la nature. Et c’est aussi, dans ces forces, ce qui fait écho à l’âme humaine. C’est pourquoi les dieux grecs ont des traits humains. Il est d’essence même des dieux d’être multiples dans un monde enchanté. Depuis, l’on a réduit le monde de la nature à ce que la science en a dit et c’est pourquoi il n’y a plus véritablement de place pour les dieux anciens. Cette première forme de religion c’est donc l’enchantement où il n’y a pas de véritable opposition entre la nature (phusis) et la culture. Avec Pascal, Galilée, la révolution copernicienne, les choses changent et c’est l’effroi que nous ressentons face à l’univers infini qui vient prendre la place de l’enchantement. Le monde se fait effroyable là où il était enchanté. La terre n’est désormais plus ce lieu privilégié où les dieux, à la fois énigmatiques et familiers, vivaient avec nous. Il n’y a à la fois plus de mystère et plus de choses à habiter. La religion consiste dès lors à pleurer un Dieu qui se meurt. Ce que les Lumières avaient prévus — le progrès de la science, de la connaissance — ne s’est pas pleinement accompli. Les normes éthiques raisonnables que nous essayons de poser suffisentelles vraiment ? Ne vaut-il pas mieux obéir à d’autres normes que nous ne comprenons pas, qui restent mystérieuses et qui correspondent à l’expression de la volonté d’un Dieu ? Le Salut est-il indispensable à l’homme ? Ou au contraire faut-il qu’il y ait une humanité et, par conséquent des êtres singuliers ? Si nous sommes appelés par un être supérieur, par un Dieu, cela veut dire que l’humanité qui est en nous est sacrée, qu’elle est reconnue et sauvée. Tout cela s’oppose à la massification et à l’indifferenciation qui relèvent de l’opinion. Le véritable homme religieux est complètement en dehors de l’opinion, il fait comme si celle-ci n’existait pas. C’est que, pour lui, l’instance normative est supérieure à l’homme et donne en soi un sens à toute existence humaine. En résumé, ce que Kierkegaard cherche déjà à son époque à éviter et à épargner aux hommes c’est de devoir renoncer à leur singularité, si précieuse. C’est pourquoi selon lui, il faut devenir de plus en plus subjectif, unique moyen de ne pas être objectivable. Compte-rendu de la séance du 23 octobre 2012 2