Stations d’acteur avant l’entrée en scène Pierre Notte 1. pipi est-ce que j’ai fait pipi (je n’ai pas fait pipi) j’ai fait pipi j’ai fait pipi j’ai fait pipi trois fois ça brûle et ça pique et ça monte trois fois j’y suis allé (aux cabinets) j’y suis allé trois fois (allé c’est ça) mais qu’est-ce que j’y ai fait ? qu’est-ce que j’y suis allé faire je me suis d’abord déshabillé – en partie et je me suis assis (pantalons caleçon baissés les coudes sur les genoux le regard dans le vide) est-ce que j’ai fait autre chose que regarder dans le vide en oubliant pourquoi j’étais là 2. il y en a – c’est arrivé des comédiens sur le plateau (des comédiennes) et devant le public et face à leur partenaire et sous les lumières et dans le décor qui se mettent à vouloir faire pipi – dévorés assiégés assaillis par une envie brûlante (ça brûle) de faire pipi je veux y aller – je ne peux pas y aller ils vont m’appeler je préfère encore me pisser dessus que de rater mon entrée 3. j’y suis allé mais je ne sais plus (incapable de savoir) ce que j’y ai fait le théâtre c’est ça – tout à fait ça (et tout le temps ça) faire ce qu’on fait mais sans le faire être là mais sans être là oublier tout le temps ce qu’on est venu faire là et tout faire (faire tout) mais oublier ce qu’on est venu faire (du théâtre) et tout faire (sauf du théâtre) le pipi – c’est pareil j’y vais j’y suis mais je ne sais plus ce que j’y fait (pipi pareil) la grâce au théâtre c’est quand le théâtre finit par s’ignorer (être spectateur – pareil – la grâce ce serait oublier qu’on est spectateur) 4. je n’ai pas du tout envie de faire pipi j’ai envie d’aller aux toilettes pour m’éloigner des loges j’ai envie de m’éloigner des loges pour m’éloigner des coulisses m’éloigner des coulisses pour m’éloigner du plateau m’éloigner du plateau pour m’éloigner de la salle m'éloigner de la salle pour m’éloigner de ma frousse ma frousse qui me donne envie de vomir il faut que j’aille vomir aux toilettes ce sera la quatrième fois je n’ai plus rien à vomir (j’ai tout vomi jusqu’à la moindre chips) je me tiens je me maintiens je me contiens à l’intérieur je garde tout entier serré resserré raffermi (c’est du solide) je ne raterai pas mon entrée 5. le théâtre c'est pareil - jouer danser incarner interpréter c'est pareil tout tenir tout retenir et contenir les déchets les rejets les trucs et les machins mâchés mâchouillés avalés digérés broyés jouer c'est tenir - contenir - retenir cela va être à moi je ne vais pas laisser mon corps me dicter sa loi de corps je ne vais pas me laisser emmerder par un corps que je suis le seul (que je sache) à habiter (à nourrir à laver à entretenir à porter à supporter à soigner à chérir - à habiter quoi) ce n'est pas toi sac de vieille peau de vieille chair de vieux muscles qui va me dicter mes faits et mes gestes (non mais) 6. je prends le dessus je m'allonge et je me fais cinquante abdos ça va te calmer mon bonhomme répondre de son corps maîtriser la bête et la voix et les airs et les mouvements dans l'air et en faire quoi - quoi faire du corps - ça c'est mon métier comme danseur acrobate artisan du cirque ou nageur coureur tennisman acteur si moi (moi) je ne contrôle plus - perds tout contrôle sur le corps - c'est que le métier n'est pas rentré 7. cinquante abdos - cinquante pour commencer je m’allonge bras derrière la tête mains croisées dans le cou je lève – relève la tête menton bien droit – soulève le tout et la tête et les épaules et le cou et le torse et le ventre cinquante abdos et j’expulse d’un coup les vieilles peurs les vieux prouts des vieilles soupes de vieilles frousses intérieures je presse je compresse et je lâche et hop j’expulse j’extirpe hop hop hop je libère les sols occupés par l’ennemi (la peur l’anxiété et l’angoisse) le théâtre c’est bien ça (ce n’est que ça mais c’est bien ça) purger expurger vider le bouc de son sang moisi faire sortir (tout sortir) les bulles d’air de l’estomac comme les démons de la cité vidanger les corps des sacs de pus crever l’abcès là pareil (je contracte et tout le vieux monde des vieilles peurs dehors) 8. ah non pas ça - pas ça je vais faire exploser les coutures et les doublures (et déchirer le tissu de pantalon de costume cousu sur mesure) je déforme le costume (tu me déformes mon costume à gonfler comme ça) cela se voit (on ne voit que ça – le gonflement soudain – l’énormité gonflée à bloc un zeppelin dans la culotte) mais comment est-ce possible ne plus répondre à ce point de son corps n’en plus maîtriser le centre exact le nœud central la pompe à sang qui soudain se met à gonfler se durcit comme un ballon de rugby (personne ne va y croire – ils vont penser que c’est un accessoire – personne ne pourra ne voudra croire que j’entre en scène dans cet état) 9. le théâtre c’est ça tout le temps (ce qui est vrai fait faux ce qui est faux fait vrai) là c’est tellement vrai (tellement vrai de vrai jusqu’à l’obscénité) qu’ils diront (je les vois je les entends d’ici - mais qu’est-ce que tu es allé mettre dans ton pantalon) je ne peux pas comme ça tout dur tout raide et tout tendu entrer - faire mon entrée pense à quelque chose qui fait que tout reprend sa taille normale (sa taille d’avant l’énervement d’avant l’émerveillement d’avant l’excitation d’avant le rêve américain) 10. je les vois – les entends d’ici pas la peine de mettre du sang vrai ou faux pour signifier la violence pas la peine de se donner des coups pour signifier qu’on se fait du mal pas la peine de faire tomber de la pluie pour signifier qu’il pleut pas la peine de faire geler de l’eau pour signifier qu’il neige pas la peine de boire du vin pour signifier qu’on boit du vin pas la peine de boire jusqu’à la chute pour signifier qu’on est ivre mort pas la peine d’être mort pour signifier qu’on est mort pas la peine de mettre un faux truc (truc c’est le mot comme on dit « truc » de comédien) pour signifier la ferveur la force et la puissance d’un désir incontrôlable c’est ça le théâtre exactement quand c’est vrai c’est improbable quand c’est seulement probable c’est déjà vrai quand c’est faux c’est probable et quand c’est improbable c’est enfin vrai 11. et moi c’est passer de l’autre côté qui me fait tout bousiller à l’intérieur jusqu'au sang qui monte à la tête et tout en bas et me redresse et me durcit le truc comme le poing d’un militant communiste la scène – on voudrait y vivre tout ce qu’on dit qu’on y vit le sexe l’amour le vin le meurtre les drogues la souffrance la vengeance le pouvoir le savoir le diable les anges les bonheurs les riens le tout Dieu et les hommes les femmes et les trolls les métamorphoses les crânes les corps qui flambent les phrases qui fusent et les samovars qui fument tout y vivre- innocemment impunément absolument mourir aimer assassiner jouir venger détruire souffrir saisir et hop disparaître et recommencer le lendemain recommencer mais qu’est-ce que je fais et de quoi exactement est-ce que j’ai tellement peur tout ce que je dis ce n’est pas moi qui le dis tout ce que je fais ce n’est pas moi qui le fais ce n’est pas moi qui parle ce n’est pas moi qui bouge ce n’est pas moi qui pense qui agis ou qui danse et même mon corps ce n’est plus mon corps (costume postiche etcetera) et même ma peau ce n’est pas ma peau (fond de teint poudres lentilles et maquillage) la moindre épée (plastique polyester caoutchouc) le moindre cri est un faux bruit le moindre mot est écrit déjà dit mais de quoi est-ce que j’ai peur 12. je ne fais que passer (et les mots et les gestes et les idées) moi je n’ai rien rien d’autre à faire - que ça à faire (passer) est-ce que c’est pour cela que ça ne passe pas (à l’intérieur – tout part en vrille) est-ce que c’est pour cela que ça ne passe plus (que je me retrouve comme traversé de part en part par tout ce qui bouille bouillonne de liquides intérieurs) mais cela passe – cela passe et c’est passé (je suis là assis vivant je suis vivant et je le sais) je suis vivant je le sais je suis prêt enfin prêt prêt à tout – à tout vivre et à mourir ce soir - et pour demain recommencer