La foi chrétienne : intériorité et engagement - Sainte Marie

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Cathédrale de Strasbourg
Eglise Sainte-Marie de Mulhouse
29 et 30 novembre 2011
LA DIFFERENCE CHRETIENNE
Entre intériorité et engagement: la spécificité du chrétien au cœur de
l’humanité
par fr. Enzo Bianchi, prieur de Bose
Être chrétien actuellement ne va plus de soi, il faut le reconnaître. Les
chrétiens, en effet, vivent aujourd’hui dans une condition de minorité en Europe, où
un pluralisme de croyances et de cultures caractérise désormais nos villes et nos
pays, et les caractérisera toujours davantage. Dans ce contexte, où l’Église n’est plus
considérée nécessairement comme une présence « naturelle », quelle est la spécificité
de la foi à laquelle nous restons attachés et qui continue à donner sens à notre vie ?
En d’autres termes, qui est le chrétien, en profondeur ? Quels sont les éléments
fondamentaux qui nous caractérisent en tant que disciples de Jésus Christ ?
Durant de longs siècles, en Occident, l’évidence que l’on était chrétien était
telle que la question : « Qui est le chrétien ? » ne se posait même pas. Mais depuis la
seconde moitié du siècle dernier, cette interrogation demeure ouverte et appelle une
réponse renouvelée pour chaque temps et chaque lieu… Et c’est là, il me semble, une
grande grâce du Seigneur ! Car se demander ce qui constitue la spécificité du
chrétien, cela signifie qu’il y a de la passion pour le Christ, qu’il y a une adhésion,
qu’il y a de la foi en lui ; cela signifie que ceux qui se réfèrent à Jésus Christ ne sont
pas installés, ne sont pas satisfaits, ne sont pas repus de la qualité chrétienne de leur
vie.
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Aujourd’hui, par ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent que le
christianisme est à un tournant, qu’il a besoin d’être compris derechef et d’être
renouvelé, voire même « refondé ». Ainsi, reposer aujourd’hui la question de la
spécificité du christianisme et y chercher une réponse est une opération bonne,
salutaire, nécessaire. Cela pourra peut-être apparaître comme un signe d’inquiétude,
mais pas nécessairement comme un manque de foi.
Certes, « Jésus Christ est le même hier, aujourd’hui et à jamais » – comme nous
en avertit la lettre aux Hébreux (13,8) – et tel est aussi son Évangile ; mais
l’incarnation de cet Évangile, sa cristallisation dans l’histoire d’hommes et de femmes
revêt toujours à nouveau des formes différentes et changeantes. Le même Évangile
peut parfois être mieux compris aujourd’hui qu’hier : « Ce n’est pas l’Évangile qui
change, affirmait Jean XXIII, c’est nous qui le comprenons mieux. » Nous avons donc
le droit, je dirais même que c’est pour nous un devoir, de nous poser la question :
« Qui est le chrétien ? », en cette époque que nous appelons post-moderne, mais qui
est également post-chrétienne au sens où elle ne connaît plus le régime de la
chrétienté, dans lequel la société était considérée comme entièrement et
uniformément chrétienne. En ces temps où les chrétiens sont minoritaires, cherchons
donc ensemble ce qui fait la différence, la spécificité de leur foi.
Je voudrais la caractériser par un double mouvement : l’intériorité et
l’engagement. La vie chrétienne repose en effet en premier lieu sur une rencontre
dans la foi avec le Christ Jésus, qui ouvre à une vie spirituelle ; c’est le mouvement de
l’intériorité. Mais cette vie intérieure – qui est fondamentale – ne suffit pourtant pas à
constituer le chrétien : la foi, pour ne pas s’enfermer dans une attitude repliée,
indifférente et stérile, doit aussi pouvoir s’exprimer par des gestes concrets. Il s’agit
de vivre ce que j’appelle la « différence chrétienne » dans la compagnie des hommes ;
c’est là le second pôle, celui de l’engagement.
Mais abordons, pour commencer, le premier versant, celui de l’intériorité.
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1. Vie intérieure
À la question de savoir qui est le chrétien, l’apôtre Pierre répond que c’est
« celui qui aime le Seigneur Jésus sans l’avoir vu, et sans le voir croit en lui » (voir 1P
1,8). C’est celui qui, en suivant Jésus comme disciple, en se tenant avec lui, se trouve
en Christ, demeure en lui. Le propre du chrétien est ainsi de se reconnaître greffé en
Christ.
Pour être authentique, cette vie en Christ qui naît de la foi doit connaître à son
début une transformation, que toutes les Écritures appellent conversion. La
conversion distingue un avant – caractérisé par l’idolâtrie, le péché, l’esclavage, les
situations de ténèbres et de mort – d’un après, qu’on peut définir comme la vie
chrétienne, l’expérience de libération, le service du Dieu vivant, la vraie vie, la
lumière (voir Rm 6,22 ; Ep 2,5 ; Tt 3,3-7…). Pour accéder à la vie chrétienne, il y a une
alternative rigoureuse, un choix discriminant à accomplir : ou bien le service aliénant
des idoles, ou bien la reconnaissance du Dieu qui conduit à la liberté et à la vie. Ce
n’est qu’alors que l’on accède à cette nouveauté que le Nouveau Testament appelle
« régénération » (Tt 3,5), « naissance d’en haut » (Jn 3,3-8), « nouvelle création » (2Co
5,17).
Pour être chrétien, pour pouvoir revêtir la vie même du Christ et mener une
existence chrétienne, il faut donc la conversion – que confirme le baptême –, et la
prise en compte d’une incessante dynamique de retour à Dieu, qui fait de l’existence
chrétienne une croissance continuelle vers la stature du Christ (voir Ep 4,13). Menant
cette vie chrétienne, on doit alors manifester la différence chrétienne par rapport à la
vie de ceux qui ne sont pas chrétiens. Non par volonté de se distinguer, mais parce
que, de fait, ayant son commencement, son principe en Jésus Christ, cette vie est
différente, autre par rapport à la vie mondaine. Le chrétien s’engage en effet dans
une lutte terrible (voir Ph 1,30 ; Col 3,5 ; He 12,4) contre le péché porteur de mort,
contre les tentations et les désirs qui l’habitent et ne le quitteront pas avant sa mort.
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C’est pourquoi, jusqu’à la fin, il devra combattre spirituellement (voir Ep 6,10-20 ; 1P
5,8-9), en se livrant tout entier : corps, âme et esprit.
Pour nous aujourd’hui, dans le monde chrétien occidental d’ancienne
christianisation, cette dimension prégnante de la conversion est plus difficile à
expérimenter. Le climat d’homologation culturelle et d’« indifférence » a conduit
notre société à perdre le sens du discernement rigoureux, du choix nécessaire, de la
capacité à prononcer des « non », et il alimente la liberté illusoire selon laquelle « tout
est possible et compatible ». Il devient ainsi réellement problématique de vivre cette
dimension élémentaire de la conversion qu’est la prise de distance « des fausses
idoles, pour servir le Dieu vivant et véritable » (1Th 1,9). Or la vie spirituelle
chrétienne doit être avant tout « une vie de conversion en acte » ; il s’agit de céder
continuellement à la grâce qui nous attire et nous sauve, il s’agit de nous relever
continuellement du péché qui nous domine. Le Saint-Esprit qui est en nous n’est pas
seulement le maître dans cette lutte, mais lui-même lutte en nous, en renouvelant
toujours notre personne afin qu’elle puisse être, en dépit de nos contradictions,
demeure de Dieu.
La vie chrétienne est donc d’abord une vie de conversion : un chemin de
retour incessant au Dieu vivant et vrai, à celui qui nous a donné la vie, qui nous a
aimés le premier, qui nous attire à lui…
Dans ce chemin de retour au Père, quelqu’un nous précède : c’est le Seigneur
Jésus. C’est lui qui a fait connaître tout ce qu’il a appris du Père et qui nous invite à le
suivre. « Suis-moi ! » : ces mots continuent de retentir dans le cœur de beaucoup de
chrétiens. Et dans la vie spirituelle, il s’agit d’écouter cette voix comme un appel tout
personnel ; il s’agit d’adhérer à elle avec amour et liberté ; il s’agit de l’entendre
comme une voix « pour moi », qui m’indique une forme de suivance attendue de moi
en particulier ! L’appel n’est jamais général, impersonnel, et moins encore légitimé
par l’utilité de l’Église et de l’humanité… C’est toujours un événement dans lequel la
parole toute personnelle du Seigneur Jésus demande que l’on se trouve là où lui est
(voir Mc 3,14 ; Jn 12,26), qu’on le suive « partout où il va » (Ap 14,4).
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De cette façon, la vie du chrétien « est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3),
parce sa vie est celle-là même de Jésus ; la vie du chrétien, lui fait adopter les pensées
et les sentiments du Christ (voir Ph 2,5), elle l’amène à « marcher comme lui-même a
marché » (1Jn 2,6), à se tenir dans le monde au milieu des frères « en faisant le bien »
(Ac 10,38), jusqu’à vivre et mourir comme lui-même a vécu et est mort. La vie
spirituelle consiste alors à vivre l’existence humaine comme Jésus l’a vécue, en parfaite
obéissance à Dieu et dans une extrême fidélité à la terre, c’est-à-dire dans l’amour
sans limite et sans condition. Voilà pourquoi tous les hommes, s’ils le veulent,
peuvent vivre pleinement la vie spirituelle : ce n’est pas une « autre » vie, elle n’exige
pas de sortir du monde, ni d’oublier la chair faible qu’est l’homme, marquée par le
péché ; non, elle consiste en ceci : vivre la vie humaine comme une œuvre d’art et
découvrir que c’est là le chef-d’œuvre chrétien que Dieu attend de nous et dont il
nous a indiqué la forme dans l’existence humaine de Jésus.
Il faudrait alors souligner aujourd’hui que l’existence humaine de Jésus a été
une existence bonne, vécue en plénitude et, qu’on me permette de le dire, une
existence « heureuse », où l’amour devient un chant de communion, l’espérance une
conviction jusqu’à la fin, la foi une adhésion jour après jour à son propre être de
créature en face du Créateur. Suivre Jésus, c’est aussi regarder le ciel et tenter d’en
lire les signes, c’est aimer les fleurs des champs, c’est s’asseoir à la table joyeuse des
amis et de ceux qui savent accueillir, c’est vivre avec les autres une aventure d’amitié
et un projet commun… Certes, à l’horizon de ce cheminement, il y a la croix, mais
apprenons à la considérer à travers celui qui y est monté, et non l’inverse ! C’est lui,
Jésus, qui dévoile sur la croix la gloire authentique : l’humilité de Dieu, son amour
fou pour nous, sa capacité à souffrir par amour pour nous.
Voilà pourquoi, dans la vie spirituelle, cette suivance exige qu’on l’assume
jour après jour, sans renier la fatigue et les pleurs parfois nécessaires, mais dans la
liberté et par amour, séduits, vaincus par l’amour de Dieu manifesté en Jésus. Parce
que celui qui ne vit pas la suivance en fils libre, mais en esclave, s’en va tôt ou tard et
ne demeure pas toujours auprès du Seigneur (voir Jn 8,35).
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Mais il ne faut jamais oublier non plus que la suivance ne peut être vécue que
dans la lumière pascale de la résurrection. Nous avons le droit, certainement, de nous
inspirer de Jésus dans son existence humaine et de toutes les étapes qu’elle a connue
dans son évolution, pour en recevoir enseignement et instruction, mais notre acte de
foi en lui ne peut trouver son fondement que dans la résurrection ! Une vie spirituelle
qui veut être un cheminement à la suite de Jésus doit veiller à ne pas devenir
« imitation des situations humaines » qu’il a vécues : on risquerait alors de chercher
parmi les morts celui qui est vivant ; ce serait une régression plutôt qu’une
communion avec lui.
C’est l’Esprit Saint, le « compagnon inséparable » du Christ durant toute sa vie
(selon l’expression de Basile de Césarée), qui reste, pour nous aussi, celui qui nous
accompagne dans la connaissance du Christ et à sa suite, non seulement en nous
rappelant les paroles, les actes et les événements de Jésus, mais en nous permettant
de les vivre dans la communion avec lui ; de cette manière le Christ prend forme en
nous (voir Ga 4,19) et devient vie en nous.
Le Saint-Esprit, qui vient habiter dans le cœur du chrétien et y former le
Christ, fait de lui le temple de Dieu (voir 1Co 3,16 ; 6,19), la demeure du Père, du Fils
et donc également sa propre demeure (voir Jn 14,17.23). Oui, c’est là le mystère de la
vie spirituelle : « Christ en vous, l’espérance de la gloire » (Col 1,27). Lorsque nous le
suivons, le Christ n’est plus extérieur à nous, il n’est pas seulement le maître à suivre,
ni seulement le « précurseur » (He 6,20) sur le chemin vers le Père, mais il est en
nous…
Assurément, nous suivons le Christ, nous le rencontrons, et le Christ vient à
nous et nous retournons à lui ; mais le Christ est aussi une présence continuelle en
nous, dans nos profondeurs, dans notre cœur. Sa parole écoutée qui demeure en
nous (voir Jn 5,38), son corps et son sang qui, dans le métabolisme mystique,
deviennent notre corps et notre sang (voir Jn 6,56) font de notre propre corps le
temple de Dieu. Sans doute, de cette présence fidèle et continue du Christ qui nous
visite, nous avons du mal à exprimer avec des mots humains ce que nous en
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percevons. Comment dire cette présence toujours fidèle et tout à la fois élusive ?
Comment dire qu’il est en nous – « plus intérieur que ma propre intimité », disait
saint Augustin – et qu’il nous visite cependant comme Verbe ? Comment dire qu’il
est l’Époux auquel nous nous donnons, et en même temps l’Époux que nous
cherchons en pleurant, dans la nostalgie de son visage ? Seul notre langage
contradictoire, le langage de l’amour peut l’indiquer, peut faire signe. Mais il ne peut
l’expliquer.
Le chrétien n’est donc pas seulement celui qui cherche à faire la volonté de
Dieu, à observer sa loi, mais il est avant tout celui qui mesure la qualité de sa foi en
reconnaissant la grâce de Dieu en lui. Paul demande ainsi à la jeune communauté de
Corinthe de se mettre à l’épreuve : « Examinez-vous vous-mêmes pour voir si vous
êtes dans la foi, éprouvez-vous vous-mêmes : ne reconnaissez-vous pas que Jésus
Christ est en vous ? » (2Co 13,5). Avoir la foi chrétienne, pour Paul, signifie opérer
cette reconnaissance, avoir cette conscience, et c’est donc là une chose essentielle
dans la vie spirituelle. Cette connaissance n’appartient pas qu’aux mystiques ou à
quelques chrétiens extraordinaires, mais il s’agit du « mystère » attesté dans le
Nouveau Testament de nombreuses manières, qui est constitutif de la simple foi
chrétienne. Oui, le Christ vit dans le cœur du chrétien (voir Ga 2,20), il parle dans le
cœur du chrétien (voir 2Co 13,3), et crée donc la communion avec Dieu, le Père (voir
Jn 14,20 ; 17,23).
Cette « incorporation dans le Christ » et cette incorporation du Christ dans le
chrétien est la grande œuvre du Saint-Esprit. C’est lui qui manifeste que Dieu habite
en nous et que nous demeurons en Dieu. On appelle cela l’« inhabitation » ; mais on
peut aussi le dire autrement : c’est l’agápe, l’amour. Oui, l’Esprit saint répandu dans
nos cœurs comme charité (voir Rm 5,5) fait du chrétien un buisson ardent, et les
autres hommes peuvent en percevoir la présence à travers l’amour que les chrétiens
savent vivre.
Cela m’amène au second versant de notre réflexion.
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2. Engagement avec tous les hommes
La vie intérieure du chrétien, qui se nourrit de la conversion au Dieu vivant, à
la suite du Christ et dans la communion du Saint-Esprit, est avant tout une existence
dans l’amour partagé avec ce Seigneur « qui nous a aimés le premier » (1Jn 4,19).
Mais cet amour doit pouvoir se traduire chez le croyant en charité vécue, en gestes
quotidiens d’amour partagé avec les autres hommes. La vie spirituelle n’est en effet
pas authentique si elle se transforme en une fuite du monde, loin des autres ; elle doit
au contraire impliquer une solidarité concrète avec tous les hommes qui peut
conduire le chrétien à l’engagement parfois même politique. Car c’est dans le vécu de
son existence que le chrétien doit manifester l’épiphanie de l’amour qui naît de sa vie
de foi. Cette agápe, cette charité – qui est l’action visible de l’Esprit qui l’habite –
donne son identité propre au croyant.
C’est vrai, nombre d’hommes qui ne connaissent pas le Christ ont été capables
d’amour dans l’histoire – et le sont aujourd’hui encore –, jusqu’à aimer leur ennemi,
jusqu’à pardonner à leur persécuteur. Mais pour le chrétien, cet amour est une loi,
une loi absolue : c’est le commandement nouveau et définitif que Jésus a laissé aux
siens (voir Jn 13,34) ! Cet amour, qu’a d’abord vécu Jésus lui-même avant de l’exiger
des chrétiens, n’est pas simple philanthropie, ce n’est pas qu’une éthique fraternelle,
mais c’est l’œuvre de la foi, une action engendrée par l’adhésion intérieure au Christ :
la foi vivante en demeure la source, l’inspiration, la justification, la force, et c’est la
grâce – qui accompagne la foi – qui le rend possible et non utopique.
C’est donc dans l’engagement auprès des hommes, à travers les situations
toujours changeantes de l’histoire, que le chrétien manifeste la plénitude de son
amour pour tous et qu’il construit ainsi progressivement sa spécificité, son identité,
qui est toujours à réinventer. Or on voit actuellement naître dans les Églises des
attitudes inspirées par la peur, la fermeture, la défense d’une identité considérée
comme rigide, définie une fois pour toutes, une identité fixe et immuable, comme si
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toute identité, personnelle ou nationale, ne se construisait pas dans l’histoire,
précisément à travers la rencontre avec d’autres.
La tentation présente aujourd’hui dans l’espace ecclésial, face à la condition de
minorité qui peut effrayer et faire craindre pour les lendemains de la foi et de
l’Église, semble celle de s’identifier avec l’Occident, de se présenter comme « religion
civile », utile à la société toujours plus fragmentée et égarée. Il se pourrait bien, qu’en
agissant de cette manière, l’Église réussisse à affermir sa présence et son influence
dans la société ; mais le prix qu’elle aurait à en payer serait extrêmement élevé : si
elle s’alliait aux pouvoirs civils, comment demeurerait-elle libre de ne répondre, en
dernière instance, qu’à l’Évangile ? Comment pourrait-elle, au nom de ce dernier,
assumer des positions courageuses ou proférer des paroles prophétiques, parfois
même désagréables pour l’ordre régnant ?
Surtout, cette attitude risquerait de vider l’Église de sa dimension eschatologique,
qui l’oriente toujours vers les temps derniers et relativise toute réalisation dans
l’attente du retour du Christ et de l’instauration de sa justice. Or ce « relativisme
chrétien » est fondamental à l’Église, afin qu’elle évite de se mondaniser, qu’elle ne
devienne pas l’aumônerie des puissants de ce monde, et qu’elle maintienne son
obéissance à l’Évangile : les chrétiens savent en effet que leur patrie est aux cieux,
qu’ils sont en chemin vers la cité future, qu’ils n’ont pas, ici bas, de demeure
permanente. Ceci leur permet, dans les dynamismes de la vie sociale, d’attester la
relativité de ce qui pourrait être considéré comme absolu, et d’affirmer toujours le
primat de la relation et de la personne.
La tâche des chrétiens dans la compagnie des hommes apparaît dès lors
claire : à l’Église il est demandé de rester dans le monde, mais sans être du monde
(voir Jn 17,14-16), en s’immergeant dans l’engagement et les problématiques, avec
humilité et intelligence, sans préjugés ni attachements idéologiques, et sans logiques
d’inimitié.
Assurément, dans l’œuvre d’édification de la cité, qui les réunit aux autres
hommes, les chrétiens n’ont pas de certitudes ou de recettes : l’Évangile ne fournit
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pas de formules magiques sur la base desquelles indiquer la voie menant
infailliblement à la réalisation des objectifs d’une société. Personne ne sera jamais
dispensé de porter, à ses risques et périls, des jugements pratiques sur les menaces
qui incombent, sur les situations à examiner et à affronter, sur les choix à faire parmi
les possibilités offertes. C’est ici que se situe la responsabilité historique de tout
croyant et son obéissance créative à l’Évangile éternel : le chrétien ne peut vivre sa foi
qu’en s’immergeant dans l’histoire et dans son opacité, dans ses contradictions, dans
ses problématiques, et jamais en s’évadant de l’histoire, qui est le domaine où se
manifeste la présence de Dieu.
Mais dans cette immersion, la communauté chrétienne est appelée à vivre une
différence par la qualité de ses relations : elle doit devenir cette communauté
alternative qui, dans une société marquée par des relations fragiles, conflictuelles et
consommatrices, exprime la possibilité de relations gratuites, fortes et durables,
cimentées par l’acceptation mutuelle et le pardon réciproque. Voilà la « différence »
chrétienne, une différence qui exige aujourd’hui des Églises qu’elles sachent donner
une forme visible et vivable à des communautés modelées par l’Évangile : à travers
cette capacité de façonner une communauté, le christianisme manifeste en effet son
éloquence et sa vigueur, et offre une contribution particulière à la société civile dans
sa recherche de projets et d’idées pour l’édification d’une cité véritablement à la
mesure de l’homme. On ne peut pas oublier non plus que c’est précisément par la
capacité de donner naissance à des formes de vie communautaire, en inventant des
structures de gouvernement inspirées par la coresponsabilité, la collégialité, et des
rapports d’autorité vécus comme service, que le christianisme montre sa vitalité
historique et qu’il déploie une importante diaconie pour la société civile.
La conception précisément de la communauté comme corps peut aider l’Église
à indiquer aux hommes et femmes de son temps des formes et des modalités de
communication qui soient humaines, humanisées et tendent au respect de l’autre, de
sa pensée, de sa diversité. Si, d’une part, la politique a besoin aujourd’hui de se
donner une épaisseur culturelle, elle a aussi la nécessité de se donner une dignité
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morale et éthique. Le propre de la communauté chrétienne dans les contingences
actuelles, sa tâche prophétique, consiste peut-être dans un travail de profondeur et
de longue haleine qui jette les bases d’une vie commune possible et praticable, qui
donne sens, qui ouvre à l’avenir et qui rende vivable l’aujourd’hui, en suscitant des
attentes et des projets.
La différence chrétienne devient ainsi un stimulant et un ferment dans la
société, car toute parole et tout geste prophétique ont des répercussions sur
l’ensemble du corps social. Toutefois, si les paroles de l’Église oubliaient leur qualité
d’écho de la parole de Dieu, si elles prétendaient fournir des indications techniques
sur le plan économique ou suggérer des formules politiques, elles risqueraient
d’introduire des germes d’opposition et de division au sein de la communauté
chrétienne même. Pour cette raison, la présence de l’Église et l’annonce prophétique
de l’Évangile exigeront toujours un témoignage inspiré par la douceur, mais capable
de fermeté et de rigueur.
Cette « différence chrétienne » pourra s’exprimer également dans l’attention
aux plus pauvres, aux derniers : Jésus a en effet affirmé sans équivoque que les
pauvres précisément seront le critère du jugement final (voir Mt 25,31-46). De plus,
pour nous chrétiens, les pauvres sont certes le sacrement du Christ, mais ils sont
aussi « le sacrement du péché du monde » (Giovanni Moioli), et dans notre attitude à
leur égard se mesure notre fidélité envers le Seigneur et notre capacité à vivre dans le
monde en tant que corps du Christ. De cette attention aux pauvres peut naître un
véritable engagement en faveur de la justice ; cette justice qui contient l’exigence de
la réconciliation et du pardon, et qui peut ouvrir le chemin à la paix.
Nous vivons ainsi en un temps qui peut être favorable à la collaboration entre
l’Église et les institutions politiques ou sociales ; nous vivons en Occident dans une
société qui n’est plus confessionnelle ni laïciste, ni caractérisée par la bipolarité entre
les chrétiens et les non-croyants : ceci permet une authentique collaboration, sans
asservissement ni abdication. Oui, dans l’œuvre de construction de la cité, le chrétien
collabore avec les autorités légitimes, mais il conserve sa capacité de parler vrai, de
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franchise, de dénonciation des illégalités, de l’injustice, de l’oppression, conscient
qu’il faut aujourd’hui être documenté, compétent et précis dans les analyses pour
discerner les processus qui sont à l’origine des injustices économiques, des négations
des droits humains, de l’inéluctabilité des guerres. Le chrétien doit donc être disposé
à collaborer et à fournir sa contribution positive, en se souvenant pourtant
absolument que la foi lui impose d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (voir Ac 5,29).
Dans les cas infinis et quotidiens où les choix se présentent sans être immédiatement
déchiffrables, le chrétien est appelé à agir en conscience, dans l’humilité et en
cherchant, avec les hommes et les femmes qui vivent, espèrent et souffrent à ses
côtés, le bien commun, ou tout au moins le mal mineur.
Oui, à mon sens, il est décisif que les chrétiens s’exercent aujourd’hui plus que
jamais, ensemble avec les autres hommes, à chercher des voies où la parité des droits
et de la dignité des personnes, la justice économique, l’égalité de tous les citoyens, à
quelque foi ou éthique qu’ils appartiennent, puisse trouver une réalisation dans la
cité : sur ce point se joue, une fois encore, leur fidélité à l’Évangile et dans cet
engagement se dessine l’identité spécifique qui est la leur et qui se manifeste dans
« la foi opérant par l’amour » (Gal 5,6).
Conclusion
Dans la situation actuelle, certains désireraient un christianisme qui trouve
son identité, sa spécificité dans une forme religieuse forte, qui s’incarne dans des
minorités actives et efficaces, capables d’assurer une identité et une visibilité qui
s’imposent, suivant une stratégie défensive ou de concurrence. De mon côté par
contre, je considère que ce n’est qu’en vivant la « différence chrétienne » dans la
compagnie des hommes que l’on engage une dynamique capable d’ébranler
l’indifférence face à la foi chrétienne et à ses exigences. Si l’on se contente en
revanche d’un christianisme « minimal », en renonçant à le fonder sur une vie
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intérieure authentique, on court le risque de se transformer en sel qui perd sa saveur
(voir Mt 5,13), de voir s’évanouir la force du Royaume qui, comme le levain, fait
fermenter toute la pâte (voir Mt 13,33).
En christianisme, la meilleure façon de servir Dieu est le service du frère, c’est
l’amour pour les autres, c’est la justice envers tous ; et le salut sera précisément
décidé, comme cela apparaîtra dans le jugement du Fils de l’homme à la fin de
l’histoire, suivant l’attitude que l’on aura eue à l’égard des autres hommes et des
autres créatures (voir Mt 25,31-46). Selon les paroles de Jésus, le Fils de l’homme
apparaîtra en s’identifiant aux victimes, aux vaincus de l’histoire : à ceux qui auront
eu faim, qui auront été prisonniers, sans vêtements ou sans maison. Ceux qui les
auront aidés l’auront aidé lui, ceux qui auront accompli des gestes d’amour envers
eux les auront accomplis envers lui. Voilà l’engagement auquel la foi appelle le
chrétien ! Et si le chrétien ne le pratique pas, il est menteur, schizophrène, comme l’a
écrit l’apôtre Jean : « Si quelqu’un dit : “j’aime Dieu” et qu’il déteste son frère, c’est
un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne
voit pas » (1Jn 4,20).
Selon les mots de Dietrich Bonhoeffer, Jésus Christ a été l’« homme pour les
autres » : il a vécu pour les hommes, ses frères, jusqu’au don de sa vie ; et c’est ainsi
qu’il a réalisé la volonté de Dieu, qu’il a « fait le récit de Dieu » à travers son
existence humaine. La vie chrétienne, celle que les chrétiens sont donc appelés à
mener, est cette existence-là, vécue avant tout et de manière exemplaire par le Christ.
La vie du chrétien ne peut dès lors qu’être une vie inspirée, modelée, façonnée par
l’amour du Christ, lui qui a vécu et raconté une fois pour toutes et de façon crédible
que Dieu est amour !
C’est en se conformant à son exemple que chaque chrétien pourra toujours
trouver et retrouver cette inspiration qui, dans la vie intérieure et dans les
engagements historiques, lui conférera sa spécificité et son identité dans la
compagnie de tous les hommes…
Traduction de l’italien par Matthias Wirz
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