figures du sujet - Université Paris Nanterre

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FIGURES DU SUJET
LES CAHIERS DE L’ÉCOLE
Numéro 2
ÉCOLE DOCTORALE « CONNAISSANCE ET CULTURE »
UNIVERSITE PARIS-X NANTERRE
Séminaire interdisciplinaire du 8 avril 2005
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
1
COMITE DE LECTURE
KREUTZER (Michel) : éthologie
LEEMAN (Danielle) : sciences du langage
PAIN (Jacques) : sciences de l’éducation
TABLE DES COLLABORATEURS
BEAUD (Philippe) : sciences de l’éducation
BERNIER (Philippe) : sciences de l’éducation
BERTHOU (Benoît) : philosophie
BRY (Clémentine) : psychologie sociale
DARMAMME (Mohamed) : sciences de l’éducation
ISRAËL (Natacha) : philosophie
LEEMAN (Danielle) : sciences du langage
MERCIER (Carine) : philosophie
MILON (Alain) : philosophie
MIQUEU (Christophe) : philosophie politique
PAIN (Jacques) : sciences de l’éducation
PIRLOT (Gérard) : psychopathologie
VULBEAU (Alain) : sciences de l’éducation
PRISES DE NOTES
BELLONIE (Jean-David)
DESEILLIGNY (Orianne)
LAVIEU (Bélina)
VAGUER (Céline)
MISE EN PAGE
MOURLEVAT (François)
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
2
SOMMAIRE
FIGURES DU SUJET
Figures du sujet ? J. PAIN ……………………………………………………………..………. 5
Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale.
D. LEEMAN …………………………………………………………………...........................
6
PREMIERE PARTIE
Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme. A. MILON ……………..
8
Le sujet de l’art. B. BERTHOU ………………………………………………………………
13
Michel Foucault, une généalogie du sujet psychologique. C. MERCIER ……………………
18
Questions et réactions après les interventions, d’après les notes de :
C. VAGUER , B. LAVIEU, O. DESEILLIGNY ………………………………………………
27
Du sujet individué au sujet anthropologique : la perspective écoculturelle.
P. BEAUD ……………………………………………………………………………………..
32
DEUXIEME PARTIE
Figuration et défiguration des jeunes scolaires de banlieues télévisées.
M. DARMAME, A. VULBEAU ………………………………………………………………. 42
Stéréotype, concept de soi et performance à une tâche. C. BRY ………………………….…..
53
Le sujet grammatical : le cas des pronoms personnels. D. LEEMAN ………………..……….
60
« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » relevant du déni d’angoisses de mort
psychique issues de la perte précoce de la « rêverie maternelle : une interprétation
psychanalytique de l’advenue du Cogito chez Descartes, est-elle possible ?
G. PIRLOT …………………………………………………………………………………….
66
Questions et réactions après les interventions, d’après les notes de :
C. VAGUER, B. LAVIEU, J.-D. BELLONIE …………………………………………………. 90
TROISIEME PARTIE
Les figures du déni. N. ISRAËL ……………………………………………………….………
98
Le sujet japonais entre ombre et silence. P. BERNIER ………………………………………..
106
La transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza. De la sujétion volontaire à la
multitude libre. C. MIQUEU …………………………………………………………………
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
113
3
Figures du sujet
Jacques PAIN
FIGURES DU SUJET
Cette deuxième journée de l’École doctorale « Connaissance et Culture » est centrée par une
problématique particulièrement vivace « de Descartes à nos jours », qui travaille en profondeur la
philosophie mais aussi les sciences humaines plus généralement, citons Lévi-Strauss et bien sûr
Lacan, mais on pourrait invoquer Deleuze et Guattari, et rappeler les discussions structuralistes et
praxéologiques qui fondèrent ou désarticulèrent les corpus universitaires actuels. Quelle est la place
de la subjectivité dans la société postmoderne ? Et dans la recherche ? Car là aussi, l’idéologie et
l’inconscient opèrent leurs formulations. Décentration, excentration, sommes-nous en coïncidence
avec nous-mêmes dès lors que nous parlons et parlons en « société » ? Le sujet n’est pas donné une
fois pour toutes, il doit être construit. Sujet de la connaissance, du droit, de la conscience, de
l’inconscient ? Subjectité, subjectivité, sujétion ? L’Occident n’en finit pas de penser, mais le sujet a
plus ou moins de corps « suivant les langues ». On écrit aujourd’hui qu’il y a une désunion de
l’individu et du sujet. Et la difficulté est grande de fonder du collectif à partir d’un sujet
« déconstruit ».
En jouant sur les mots, nous pourrions dire que les voyages du sujet, dans la recherche des
sciences humaines, s’apparentent à une lente et irréversible nomadisation des « monades »,
désormais migrantes, interculturelles, et désocialisées, si l’on sollicite les sociologies
interactionnistes et l’ethnopsychiatrie.
Nous relevons à nouveau le défi de l’interdisciplinaire et nous allons cette fois-ci rassembler et
discuter ensemble cette thématique, à travers des interventions issues de la philosophie, des sciences
du langage, des sciences de l’éducation, de la psychologie sociale et de la psychopathologie.
Jacques PAIN
Consultez les Cahiers de l’École sur Internet :
http://www.u-paris10.fr/
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
4
Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale
Danielle LEEMAN
POUR LA PREMIERE FOIS, UN MODULE TRANSVERSAL
DISCIPLINAIRE
DE FORMATION DOCTORALE
DANIELLE LEEMAN
DIRECTEUR DE L’ECOLE DOCTORALE CONNAISSANCE & CULTURE
Nous inaugurons ici un mode nouveau de fonctionnement dans le domaine de la recherche
doctorale, consistant à organiser, selon les termes du Ministère, un « module transversal
pluridisciplinaire » entrant dans la formation des doctorants. L’idée est de se donner un objet
commun par la dénomination et de voir comment différentes sciences – ou divers sous-domaines
dans un même champ scientifique – l’appréhendent et l’investissent, lui donnant chaque fois une
identité différente : le chercheur en formation prend ainsi conscience qu’une même (en apparence)
thématique, comme celle du « conflit », n’existe pas en soi mais n’existe que selon l’identité que lui
confèrent un certain point de vue, une certaine conception, une certaine théorie. Il en va ainsi sans
doute de n’importe quel objet, ce qui nécessite en guise d’éclaircissement préalable à toute
recherche, l’explicitation et la justification du point de vue adopté, la conception que l’on a de l’objet
déterminant la méthode que l’on va prendre pour le décrire et l’expliquer, les problèmes que l’on va
se poser à son propos, et la représentation que l’on en fournira finalement.
L’instauration du module transversal pluridisciplinaire obéit ainsi à une double motivation : le
premier objectif est de donner au futur docteur une information sur le travail qui s’opère dans des
champs qui ne relèvent pas de son domaine, car le scientifique ne peut se cantonner à la seule
connaissance de ce qui se fait dans sa spécialité, encore moins dans le cadre d’un seul modèle
théorique, a fortiori dans le champ restreint du phénomène particulier qu’il a choisi de traiter. Le
second objectif est qu’il s’imprègne de ce qui est le propre de la démarche scientifique en général,
qui ressort de ce qui est commun aux diverses approches qu’il peut comparer en écoutant des
chercheurs d’horizons différents. Savoir ce que font les autres, quelles théories ils construisent,
quelles méthodes ils mettent en œuvre n’est pas perdre son temps mais au contraire s’ouvrir l’esprit,
apprendre à voir les choses différemment et à comprendre la logique des représentations d’autrui –
peut-être aussi avoir l’occasion de connaître des points de vue possibles auxquels on n’aurait pas pu
penser tout seul et en faire son profit pour sa propre recherche.
Le module transversal pluridisciplinaire est composé de trois journées (3 décembre 2004 en
salle des colloques au bâtiment B, 8 avril 2005 dans le même lieu, 13 mai 2005 dans la salle des
conférences du bâtiment K), chacune consacrée à une thématique traitée par des chercheurs relevant
de disciplines différentes ; ces thématiques ont été choisies parmi celles qui définissent la politique
scientifique de l’université, telle que déterminée par le Président Olivier Audéoud pour le prochain
contrat quadriennal : le 3 décembre « Conflit, coopération, négociation », le 8 avril « Les figures du
sujet », le 13 mai « Masculin/féminin ». Je remercie Jacques Pain d’avoir accepté la charge de
l’organisation et de la coordination de ces journées ainsi que la mise en ligne des communications et
échanges sur le site de l’école doctorale : son énergie, son dynamisme et son investissement sans
compter sont pour beaucoup dans la réussite de ces séminaires et la publication très rapide de leurs
actes.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
5
Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale
Danielle LEEMAN
En l’état actuel des textes officiels régissant les doctorats, rien n’oblige les étudiants à assister et
à participer activement à ces journées, mais tout montre que la nécessité va en devenir
incontournable de manière imminente : la logique du plan dit « LMD » – déjà en place pour les
niveaux Licence et Master – qui oblige les universités à plus d’attention aux étudiants et plus
d’encadrement des doctorants, les recommandations ministérielles réitérées d’organiser des
formations doctorales, la nécessité pour l’université française d’harmoniser son système avec ceux
qui sont déjà en vigueur ailleurs en Europe, et le devoir que nous avons de donner les moyens aux
doctorants d’une effective mobilité qui leur permette d’acquérir une culture plus vaste et plus
diversifiée, en même temps que des atouts supplémentaires pour leur insertion professionnelle future.
Or, ces échanges ne sont concevables que si nous avons nous aussi une offre de formation
susceptible d’intéresser nos interlocuteurs étrangers. De manière à ne pas être pris au dépourvu
lorsque ces projets ministériels se concrétiseront par des textes législatifs – et à ne pas se trouver
dans le cas, par exemple, de « rattraper » précipitamment d’ici deux ou trois ans des formations
rendues entre temps obligatoires –, les doctorants de l’école Connaissance & Culture sont donc
invités à profiter de cette occasion qui leur est donnée d’étoffer leur cursus (des attestations sont
délivrées aux présents et apparaîtront dans le descriptif de leur diplôme) et de se familiariser avec les
activités inhérentes à la vie de tout chercheur (présenter sa recherche, défendre ses hypothèses, le
choix de sa théorie, de sa méthode, la constitution de ses données, écrire un article scientifique, etc.)
– autant de lignes supplémentaires dans un curriculum vitae qu’il faut veiller à valoriser.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
6
Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme
Alain MILON
REFLEXIONS AUTOUR DE L’ECRITURE DU SOI :
LE REFUS DU PSYCHOLOGISME
ALAIN MILON
PHILOSOPHIE
POLE METIERS DU LIVRE
Cette réflexion sur les écritures de soi, leur nature, leur attrait et leur faiblesse s’inscrit dans une
question plus générale sur l’hospitalité littéraire à travers la question du qui l’écrivain accueille-t-il
dans son texte ? 1 Derrière cette question, c’est tout le problème de la finalité de l’acte d’écriture qui
est posée. Il ne s’agit pas ici de cerner la figure de l’auteur mais beaucoup plus de l’interroger sous la
catégorie de l’hospitalité littéraire, hospitalité dans l’écriture qui est tantôt un recueil de soi ou des
autres, tantôt un écueil pour les autres que soi. Il ne s’agit pas non plus d’enfermer l’écriture de soi
dans un modèle imposé par le diariste sous la forme du journal intime, de l’autofiction, de la
confession, de l’autobiographie, de l’écriture épistolaire ou du carnet personnel... En réalité, il n’y a
pas une écriture du soi au sens où toute écriture est en puissance écriture de soi, mais il y a une
écriture de soi qui pose la question de la nature réelle de l’acte d’écriture, et une écriture de soi qui se
complaît dans le récit de sa petite histoire personnelle, qu’il soit embarras affectif, émotif ou sexuel.
Contexte épistémologique
Notre intention n’est pas d’attribuer des bons points et dire ce que doit être la littérature, ou qui
est ou n’est pas écrivain, mais plutôt de réfléchir sur le problème que pose l’écriture de soi, à savoir
son refus de l’effet miroir, effet qui réduirait l’écrire à un se décrire ? Dans cette perspective, nous
garderons en mémoire l’avertissement de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? quand il montre
qu’il n’y a rien de plus tragique que de projeter « ses émotions sur le papier ». Cet avertissement sera
relayé par G. Deleuze quand il écrira que la littérature ne se résume pas à une petite affaire
personnelle. Si le cœur brisé engendre souvent des embarras sentimentaux, il ne conduit pas
nécessairement au Livre brisé ? Alors que certains réussissent à faire l’économie d’un
psychologisme, d’autres s’enlisent dans le factuel.
Nous partons du postulat selon lequel les écritures de soi comme le journal intime sont des
contre œuvres et qu’elles enferment l’écrivain dans une posture qui limite son écriture à la remise en
cause de son propre travail. Si nous allons chercher chez un grand diariste comme P. Valéry la
critique de ce type d’écriture, c’est justement pour montrer combien l’écriture de soi, quand elle se
limite à un effet miroir de soi, devient un obstacle à l’écriture elle-même. Que les grands spécialistes
de l’écriture autobiographique, les maniaques du soi-même, les logorrhées des auto-fictionnistes
réalisent des œuvres ou non ne nous importent pas. En réalité, le problème est ailleurs ; il porte sur
l’idée que l’on se fait de l’acte d’écriture. Si effectivement tous les écrivains écrivent sur eux, pour
eux et par eux, tous ne s’enferment pas dans les méandres de l’incomplétude. Il y a ceux qui
redécouvrent les fondements de l’humanité de l’homme, ceux qui font de l’accueil de soi un moyen
de recueillir les autres, et il y a ceux qui s’enlisent dans l’hypertrophie d’un ego, ceux qui ont tout
1
Cf. MILON A., L’Art de la conversation, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1999 ; L’écriture de soi : ce lointain
intérieur. Moments d’hospitalité littéraire autour d’Antonin Artaud, La Versanne, Encre marine, (septembre 2005), et
L’épreuve du temps dans l’œuvre de M. Blanchot, Hoppenot . (dir.), Paris, Complicités, (octobre 2005).
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme
Alain MILON
oublié de la réalité de la nature humaine. Lorsque P. Valéry affirme que « ces cahiers sont mon
vice », il reconnaît que cette écriture ne peut se substituer à son œuvre et que ces carnets sont même
des « contre-œuvres » 2. Ce parti pris est relayé par M. Blanchot quand il montre dans Le livre à
venir le double échec de ce genre d’écriture puisqu’on se rend très vite compte que l’on n’a ni écrit
ni vécu quand on écrit sa vie, et que l’œuvre est perdue.
Il y a d’abord une évidence avec l’écriture et le texte que l’écriture met en scène : c’est qu’elle
est à la fois un acte de perception — un auteur écrit —, un acte de représentation — l’auteur se
reconnaît comme auteur —, et un acte de désignation — les lecteurs disent de lui que c’est bien un
auteur —, le texte mettant en scène toutes ces variations. Mais tout cela suffit-il à définir un auteur,
une écriture, un texte ? Rien n’est moins sûr. Remarquons simplement que l’écriture de soi est
l’occasion de s’interroger sur la place du soi dans le sujet : le soi est-il un contre-sujet au sens où il
empêcherait le sujet d’exister ? Le sujet se suffit-il d’un soi ? Le soi implique-t-il un soi-même ?
Cette série de questions ne clarifie en réalité ni le sujet, ni le soi, ni le soi-même. D’ailleurs, ce sont
souvent les écrivains qui semblent réduire à première vue leur écriture à une petite histoire
personnelle, qui mettent le mieux en scène la condition humaine. Et ce sont les mêmes qui sortent
avec le plus de délicatesse de ces émotions projetées sur le papier. Il suffit de lire quelques pages de
Proust pour se rendre compte que, tout en posant la question du moi, Proust s’affranchit de toute
espèce de psychologisme. Il retrouve et se réapproprie l’avertissement de B. Gracian : parler des
autres en feignant de parler de moi afin de retrouver l’humaine condition de l’homme, au sens où
l’honnête homme est un homme désintéressé, avertissement que les plus grands écrivains n’ont cessé
de rappeler, de Cicéron à V. Woolf.
Les questions liées aux écritures de soi
Les écritures de soi permettent de poser plusieurs questions, mais nous n’en retiendrons que
trois :
— le soi, dans « écriture de soi », est-ce un à soi, un pour soi, un par soi, un de soi, ou tout
cela réunit ?
— l’accueil, dans les écritures de soi, est-il un recueil des autres et de soi ou un écueil pour les
autres ?
— y a-t-il un auteur derrière le moi qui écrit, autrement dit le moi fait-il le sujet ?
Au-delà de ces trois questions, c’est toute la problématique de la constitution du sujet que l’on
retrouve. Nous ne nous aventurerons pas ici sur le terrain miné de la question du sujet : sujet
individuel, sujet interpersonnel, sujet constitué ou non d’un noyau dur, sujet indéfinissable, sujet en
cours de constitution, sujet éclaté, sujet autonome, sujet invariant, sujet à venir… Nous ne
retiendrons du sujet que l’idée selon laquelle il est un ensemble de possibles et de potentialités et non
une entité fixe et limitée. C’est pourquoi nous nous bornerons simplement au contexte de cette
question, à savoir la posture que l’écrivain réclame quand il écrit sur lui-même.
Il semblerait que la question du soi se saisisse sous un double rapport. Dans le meilleur des cas,
il se présente sous la forme d’une ontologie indirecte qui se traduit par la formule suivante : « Je dis
l’énoncé par ses substitutions, et au soi, je substitue un soi-même » ; cette ontologie indirecte
consistant à formuler l’être sous des formes détournées, celles de l’étant par exemple. Dans le pire
des cas, elle s’exprime par une ontologie négative du genre : « Je dis l’énoncé par ce qu’il n’est pas ;
le soi-même n’est pas un soi », l’ontologie négative énonçant l’être par ses impossibilités. Ce jeu de
va-et-vient du soi entre une ontologie négative et une ontologie indirecte se trouve réactualisé dans la
2
VALERY P., Cahiers, tome XX, 1937 -38, Paris, éd. du CNRS, 1960, p. 678.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme
Alain MILON
page blanche qui, comme morceau de papier, nous affirme : « Tout le monde peut écrire », tout en
nous disant dans le même temps : « Attention à ce que vous allez dire ! »
Si la page blanche est un espace d’invitation qui s’offre à tous ceux qui veulent bien faire
l’effort d’écrire, elle est aussi un lieu d’interdiction qui alerte l’écrivain en lui glissant à l’oreille cet
avertissement : « As-tu seulement quelque chose à dire et à écrire ? » Heureusement, certains
écrivains réussissent à franchir le pas et à forcer la page pour s’inviter. Reste à savoir si cette
invitation est une mise en échec ou une mise en demeure de leur écriture ?
L’accueil comme recueil et comme écueil : du souci de soi à l’effet miroir
Des trois questions évoquées précédemment, nous ne retiendrons que la question de l’accueil
ressenti, soit comme un recueil, soit comme un écueil. Écrire sur soi, c’est poser en fait les deux
questions : « je m’accueille dans mon écriture, certes, mais cet accueil est-il l’occasion de recueillir
un autre que moi par moi, ou n’est-il qu’un prétexte pour faire de mon écriture un écueil à toute
présence étrangère à la mienne ? » L’écrivain se trouve alors confronté à l’alternative suivante : ou
bien le soi, qui s’accueille dans son journal intime par exemple, ne décrit qu’un double de lui-même,
mais dans ce cas il ne donne à voir que deux fois le même et l’on retrouve alors l’effet miroir de
l’écriture — écriture dont l’accueil de soi n’est qu’un prétexte pour n’accueillir personne et surtout
fermer la porte à toute présence étrangère ; ou bien, le journal intime ouvre la porte aux autres en
l’ouvrant à un soi qui ne peut s’exprimer autrement. Le journal intime devient alors le moyen de
convoquer un soi devant lui-même, non pour entendre ses complaintes mais pour lui permettre de
faire remonter à la surface, par son écriture, les figures en maturation de son œuvre.
L’hospitalité littéraire interroge en réalité l’attitude de l’écrivain, autant dans son rapport à
l’autre que dans son rapport à l’écriture. Les figures du souci de soi, du motif et de l’effet miroir,
éclaireront ce rapport bien particulier.
Le souci de soi
Lorsque l’acte d’écriture est recueil des autres, cela revient implicitement à pousser l’écrivain à
accepter sa condition de scribe, autrement dit le moment où il consent à n’être que le facteur d’une
lettre qu’il a juste retranscrite avec ses mots. C’est aussi reconnaître que l’écriture est un temps
d’accueil qui mène à l’écoute et qui garantit le souci des autres mais aussi de soi-même,
recommandations que Sénèque et Epictète ne cessaient de prodiguer. Le souci de soi ne se limite pas
à soi-même pour les stoïciens. Il correspond à un sentiment qui garantit un rapport de réciprocité
dans la mesure où il condamne les excès qui mettent en péril aussi bien l’autre que soi-même. Le
souci de soi, c’est d’abord le refus de toute l’instrumentalisation de l’autre. Et M. Foucault d’ajouter
sur la question de l’accueil dans l’écriture : « L’écriture, comme manière de recueillir la lecture faite
et de se recueillir sur elle, est un exercice de raison qui s’oppose au grand défaut de la stultitia
(agitation de l’esprit) que la lecture infinie risque de favoriser » 3. Il faut veiller alors à calmer cette
folle agitation du moi qui risque d’alourdir le texte, agitation que ces écritures du moi accentuent
jusqu’à se perdre dans leur propre écho.
Écrire pour recueillir, c’est aussi se rendre compte que l’on est d’autant plus perspicace qu’on
laisse à l’autre une place de choix : l’écriture devenant une lecture de l’autre. Recueillir, oui, mais à
condition que ce recueil ne transforme pas les ouvertures vers l’autre en autant d’écueils. Recueillir
en fait pour mettre un terme à l’accueil forcé comme le plagiat par exemple, autre forme d’écueil
puisqu’il revient, en fin de compte, à forcer l’accueil en s’introduisant dans un texte sans y avoir été
3
FOUCAULT M., « L’écriture de soi », in Corps Ecrit, nº 5 (« L’autoportrait »), Paris, PUF, 1983, pp. 9-10.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
9
Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme
Alain MILON
invité 4.
Le motif d’écriture
Qu’il s’agisse de S. Beckett ou de N. Sarraute dont les écritures affichent clairement leur retrait
à l’égard de tout épanchement, ou qu’il s’agisse des écritures engagées politiquement comme celle
de J.-P. Sartre ou poétiquement comme celle de R. Char, dans tous les cas on assiste au même refus
de tout mobile et histoire personnels. Ces écritures nous incitent à ne jamais oublier que les mots
sont des partis pris des choses et qu’elles donnent vie à ce qu’elles touchent, que l’exercice littéraire
soit politique, parodique, polémique ou simplement descriptif. Cette posture est lourde de
conséquences puisqu’elle invite l’écrivain à prendre parti tout en reconnaissant qu’il n’y a rien de
plus tragique que de projeter « ses émotions sur le papier » 5 quand celles-ci sont gouvernées par des
mobiles et non par des motifs. En ce sens, le motif d’écriture ne peut être un mobile d’écriture. Sur
ce point, il convient de reprendre la différence établie par Kant entre le motif comme principe
objectif du devoir et le mobile comme principe subjectif du vouloir. Si le motif exige des règles
générales et impose des fondements, le mobile, parce qu’il est une échappatoire, appelle alibis,
prétextes et excuses.
Le refus de l’effet miroir
Dire ou écrire : « Je me vois », c’est déjà faire un écart et réaliser l’importance de la distance qui
sépare le je du moi. L’écriture du moi, lorsqu’elle est annonciatrice de l’humanité de l’homme,
mesure la distance de cet écart. Elle devient alors un exercice à voix multiples, une écriture dans
laquelle le métissage n’est pas un artifice. Quand, au contraire, cette écriture efface la distance et
calque le je sur le moi, elle instrumentalise de manière ambiguë le je comme le moi pour n’être plus
que le pâle symptôme d’une hypertrophie : « Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être
où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit de lui » 6. Le miroir sert aussi à cela :
réveiller et dévoiler une conscience endormie par ses états d’âme, montrer non pas le reflet d’un sujet
qui se regarde, mais ce qu’il ne voit pas parce que trop présent.
Dire : « Je me vois », c’est aussi l’occasion d’envisager le reflet comme une représentation qui
appelle une ressemblance : je me vois comme les autres me voient. Mais le reflet comme
représentation peut aussi être le signe d’une différence : je me vois comme les autres ne me voient
pas. Ce jeu entre ressemblance et différence dans l’écriture de soi est évoqué par M. Leiris, quand il
s’interroge sur les vertus d’un regard sur soi : regard authentique, regard impossible, regard en
trompe-l’œil, regard faussé, regard incertain… regards cumulés qui ne sont qu’un ensemble de
suspicions, en fait, sur la nature réelle du moi. Ce souci de réduire l’écart entre ce que je suis et ce
que j’apparais serait éventuellement le signe de l’authenticité, authenticité vite mise en échec par le
fait même que le moi « a déjà bien du mal à se ressembler » 7. Comment donc pourrait-il savoir s’il
est fidèle à lui-même dès l’instant où il ignore tout de lui-même ?
L’écriture de soi présente un visage à double face dont aucune ne l’emporte sur l’autre. À la fois
miroir de soi se renvoyant sa propre image d’elle-même, à la fois espace d’ouverture acceptant
l’autre dans ses différences, l’écriture de soi joue sans cesse sur cette ambiguïté, mais il faut accepter
cette opposition que l’on retrouve implicitement dans l’acte d’écriture. Les écrivains sont, par nature,
mandataires d’eux-mêmes. Quelques-uns sont porte-parole. Reste à savoir quelles sont leurs
4
Le plagiat pose le problème complexe de l’auteur. Mais au-delà de cette question de l’auteur, le plagiat invite à réfléchir,
non pas sur un auteur qui a copié sur un autre, mais sur un auteur qui n’aurait copié sur personne.
5
SARTRE J.-P, Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003, p. 49.
6
ARTAUD A., Œuvres complètes. Tome IX, « Révolte contre la poésie », Paris, Gallimard, 1979, p. 123.
7
LEIRIS M., À cor et à cri. Paris, Gallimard, 1988, p. 93.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme
Alain MILON
intentions dans la mise en scène de leur parole : parole comme soliloque de soi-même, parole comme
interview des autres, ou parole comme art de la conversation authentique des autres et de soimême ?
Derniers ouvrages publiés :
MILON A., L’écriture de soi : ce lointain intérieur, La Versanne, Encre marine, 2005.
MILON A., Réalité virtuelle. Avec ou sans le corps, Paris, Autrement, coll. « Le corps plus que
jamais », 2005.
MILON A., Contours de lumière : les territoires éclatés de Rozelaar Green. 40 ans de voyages en
pastels et dessins. Paris, Draeger, 2002.
MILON A., L’Art de la conversation, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1999.
MILON A., L’Étranger dans la ville. Du rap au graff mural, Paris, PUF, coll. « Sociologie
d’aujourd’hui », 1999.
MILON A., La valeur de l’information : entre dette et don, Paris, PUF, coll. « Sociologie
d’aujourd’hui », 1999.
Ouvrages collectifs :
MILON A., L’épreuve du temps dans l’œuvre de M. Blanchot, Hoppenot E. (dir.), Paris, Complicités,
2005.
MILON A., Marzano M., « Le corps transgressé : du consentement au souci de soi », in La liberté
sexuelle, Lochak D. et Borrillo D. (dir.), Paris, PUF, 2005.
MILON A., « Transhospitalité. Le métro parisien », in Le Livre de l’hospitalité, Montandon A. (dir.),
Paris, Bayard, 2004.
MILON A., « De l’écriture écholalique d’Artaud au délire graphomaniaque. Hospitalité de soi à soi
pour chacun », in De soi à soi. L’écriture comme autohospitalité, Montadon A. (dir.), ClermontFerrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004.
MILON A., « Tag and graff : new type of urban communication » in Black, Blanc, Beur. Rap music
and Hip-Hop Culture in the Francophone World, Durand A.-P. (dir.), Lanham, Scarecrowpress,
2002.
MILON A., 2001 : « Territoires du corps : carte hystérique et corps sans unité », in Territoires sous
influence/2, Pages D. et Pelissier N. (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et
civilisation ».
MILON A., 2001 : « L’étranger dans la figure de l’hospitalité : rôle et place d’une anthropologie
pragmatique », in Espaces domestiques et privés de l’hospitalité, Clermont-ferrand, Presses
Universitaires Blaise Pascal.
MILON A., « Cartes inconnues : approche critique de la cartographie », in Territoires sous
influence/1, Pages D. et Pelissier N. (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et
civilisation », 2000.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
11
Le sujet de l’art
Benoît BERTHOU
LE SUJET DE L’ART
BENOIT BERTHOU
PHILOSOPHIE
Réfléchir sur « Les figures du sujet » m’intéresse particulièrement car la notion de « sujet » me
semble poser problème dans le champ de l’art, et notamment vis-à-vis du dispositif que représente
l’œuvre d’art. On pourrait en effet penser que tout, dans l’œuvre, relève et est organisé autour d’un
sujet. Ma communication tentera de montrer comment une autre notion, celle d’objet, nous amène à
revenir sur cette idée et à repenser le dispositif de l’œuvre. Je le ferais en évoquant essentiellement
l’œuvre littéraire.
On pourrait de prime abord penser l’œuvre comme un dispositif entièrement placée sous le
signe du sujet. Cette notion permet en effet de réunir les deux acteurs de l’œuvre littéraire : celui qui
produit l’œuvre et celui qui la reçoit, c’est-à-dire, et en l’occurrence, l’écrivain et le lecteur. Tous
deux semblent constituer des êtres responsables qui sont à même de se déterminer et de s’affirmer
comme « Je ». Le créateur esquisse et mène à bien un projet : il détermine les modalités et les
finalités de son action. Le lecteur choisit et entreprend la lecture de tel ou tel écrit : les modalités et
finalités de son action lui appartiennent également.
C’est ainsi que Jean-Paul Sartre définit l’œuvre dans Qu’est-ce que la littérature ? Celle-ci naît
de la rencontre de deux subjectivités : deux êtres libres et responsables s’y reconnaissent comme tels.
L’écrivain s’adresse à la liberté du lecteur ; le lecteur reconnaît et attend la liberté de l’auteur. Ceci
constitue le « pacte entre les libertés humaines » qu’évoque Sartre :
« D’une part, la lecture est reconnaissance confiante et exigeante de la liberté de l’écrivain,
et, d’autre part, le plaisir esthétique […] enveloppe une exigence absolue à l’égard d’autrui ;
celle que tout homme, en tant qu’il est liberté, éprouve le même plaisir en lisant le même
ouvrage » 1.
On ne peut imaginer définition plus « subjective » de l’œuvre littéraire : auteur et lecteur se
rejoignent autour d’une liberté. Tous deux reconnaissent et célèbrent une capacité à se déterminer, à
user de sa conscience et de sa volonté.
Deux sujets se rencontrent et se rejoignent. Tous deux donnent naissance à l’œuvre : celle-ci
acquiert un sens du fait de cette « reconnaissance », de ce « pacte entre libertés ». L’auteur crée et se
façonne. Le lecteur lit et se détermine vis-à-vis de l’œuvre qu’il lit. Le dispositif de l’œuvre montre
ainsi que le monde « est une tâche proposée à la liberté humaine » 2. Le monde est, pour l’auteur
comme pour le lecteur, quelque chose qu’il s’agit d’interpréter, de mettre en forme, quelque chose
qui est tout sauf fixe et « donné » : le monde s’offre à l’inverse à la liberté de l’homme qui est à
même de lui conférer forme et sens.
Qu’est-ce que la littérature ? expose par la suite les tenants et les aboutissants de cette
rencontre, mais l’essentiel est là : l’œuvre est « de quelque côté qu’on la prenne, un acte de confiance
dans la liberté des hommes ». Et cet acte engage les deux parties. L’œuvre est le fruit d’un contrat,
d’un « pacte entre libertés » : l’auteur et le lecteur ne doivent en aucun cas déchoir de leur statut de
1
2
Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 66.
Sartre J.-P., Ibid., p. 66.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Le sujet de l’art
Benoît BERTHOU
sujet et doivent sans cesse se maintenir dans le cadre de cette liberté. Ils doivent sans cesse être à
même de se déterminer et de dire « Je » : c’est cette possibilité qui confère à l’œuvre sa valeur. Il
s’agit donc de se garder de tout ce qui pourrait rogner sur leurs libertés, et notamment de la passion.
Si auteur ou lecteur étaient sous le coup d’un quelconque « paskein », s’ils étaient sous l’empire de
quelque force que ce soit, l’œuvre ne tirerait plus sa source de la « liberté humaine ».
L’œuvre est ainsi entièrement placée sous l’égide du sujet, et ce au sens le plus fort du terme : la
création relève du sujet et révèle le sujet ; elle est le fait d’une liberté et exhorte auteur et lecteur à
user de cette même liberté. Le sujet représente tout à la fois la modalité et la finalité de l’œuvre : il
est à l’origine et à la fin des objets que produit l’art, les œuvres. Et c’est précisément en ce sens que
cette conception de l’œuvre pose problème : la subjectivité semble éclipser toutes les autres
caractéristiques de l’œuvre d’art et notamment son objectivité, son caractère d’objet. À lire Sartre,
l’être de l’œuvre réside en effet tout entier dans cette relation intersubjective. L’œuvre n’a aucune
valeur en elle-même et par elle-même : elle n’acquiert une valeur que vis-à-vis du pacte que nous
avons évoqué plus haut. « L’objet littéraire n’a d’autre substance que la subjectivité du lecteur » 3,
écrit Sartre. L’objet littéraire est le fruit de la rencontre entre un projet (celui du créateur) et une
expérience (celle du lecteur). Sa seule et unique « substance » réside dans cette relation.
Semblable position mène donc à penser l’œuvre d’art à l’aune d’une communication : sa
substance réside toute entière dans une relation et elle ne possède aucune autre caractéristique. Et
c’est là que le bât blesse et que cette conception totalement subjective de l’œuvre prête le flanc à la
critique ainsi que le note de façon fort pertinente Theodor Adorno : Sartre « ne veut pas admettre que
toute œuvre d’art, du simple fait de son entreprise, confronte l’auteur, si libre soit-il, à des exigences
objectives qui sont celles de son agencement » 4. L’auteur est confronté à des « exigences
objectives », c’est-à-dire à des exigences qui ont trait à l’objet que constitue l’œuvre d’art, à des
exigences qui sont induites par le simple fait de « faire de l’art », de produire des objets. Le projet de
l’auteur devient un texte, un ensemble de mots et de phrases agencés qui devient ensuite un livre
(c’est-à-dire un texte encore plus « objectivé »).
Les « exigences objectives » de l’œuvre littéraire sont effectivement celles d’un agencement,
comme le dit Adorno. L’œuvre est à bien des égards un espace au sein duquel il s’agit d’associer, de
combiner et juxtaposer un ensemble d’éléments, et ce à plusieurs niveaux. Il y a d’abord agencement
au niveau structural du livre, ou plutôt du roman dans le cas dont traite Sartre au sein de Qu’est-ce
que la littérature ? Il s’agit, pour le romancier, de concevoir des personnages, d’imaginer leurs
mutuelles interactions, de les inscrire dans une temporalité, bref : de constituer un récit. L’œuvre
littéraire ne saurait exister sans construction : un roman n’est que l’agencement dans l’épaisseur (du
livre) et dans le temps (de la narration) d’un certain nombre d’événements et de caractères. André
Breton s’amuse d’ailleurs, dans le premier manifeste du surréalisme, avec les modalités de semblable
construction :
« Voici des personnages d’allure assez disparates : leurs noms dans votre écriture sont une
question de majuscules et ils se comporteront avec la même aisance envers les verbes actifs
que le pronom impersonnel il envers des mots comme : pleut, y a, faut etc. » 5.
Agencement ensuite au niveau de la langue que se propose d’utiliser le romancier. Ici aussi,
l’auteur est confronté à des « exigences objectives » : il se propose de manipuler des éléments qui
sont conçus pour un usage précis et qui doivent être associés selon des modalités définies. Une
discipline comme le vocabulaire définit les possibilités d’utilisation et d’association de mots :
l’auteur les utilise en se maintenant dans le cadre d’une intelligibilité. La syntaxe définit les règles de
construction de la phrase : l’auteur s’inscrit dans le cadre d’une combinatoire qui est propre à chaque
3
Sartre J.-P., Ibid., p. 52.
Adorno T., « Engagement », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1999, p. 290.
5
Breton A., Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1963, pp. 44-45.
4
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Le sujet de l’art
Benoît BERTHOU
langue. Dans tous les cas, le sujet qui crée ou reçoit l’œuvre littéraire est face à des éléments qui ne
sont pas indéfiniment plastiques : ils ne se prêtent pas à tous les usages et à toutes les combinaisons.
Libre à l’écrivain et au lecteur d’exploiter et d’explorer ce que Raymond Queneau nomme la
« malléabilité de la phrase », mais il le fait au sein d’un cadre défini.
Ces divers agencements nous placent ainsi dans une tout autre situation : l’auteur et le lecteur
sont effectivement confrontés à des « exigences objectives ». Ils ne sont pas aussi libres que le
prétend Sartre : s’ils se retrouvent, s’ils nouent et honorent un pacte, c’est à travers un objet, une
œuvre, un agencement organisé de lettres, phonèmes, mots, phrases, paragraphes, chapitres…
Quelque chose se dresse face au « sujet de l’art » : si sa liberté se déploie, c’est au sein d’un cadre
qui lui préexiste et sur lequel il n’a qu’une prise limitée. C’est précisément cette position que refuse
totalement Sartre :
« Si nous produisons nous-mêmes les règles de production, les mesures et les critères, et si
notre élan créateur vient du plus profond de notre cœur, alors nous ne trouverons jamais que
nous dans notre œuvre : […] les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier
ne nous semblent jamais objectifs » 6.
« Jamais objectifs », c’est-à-dire toujours subjectifs, toujours le fait d’un sujet. Adorno défend la
position exactement inverse :
« Poser la question “Pourquoi écrire ?”, comme le fait Sartre, et la rapporter à “un choix plus
profond” ne veut pas dire grand-chose, parce que les motivations de l’auteur n’ont pas grandchose à voir avec l’œuvre écrite, le produit littéraire » 7.
« Produit littéraire » et « motivations de l’auteur » ne coïncident pas : des « exigences
objectives » viennent s’immiscer entre eux. L’auteur ne peut « produire lui-même les règles de
production, les mesures et les critères » : il a affaire à des règles qu’il respecte ; il s’inscrit dans un
cadre défini. Il ne cherche parfois même pas à revisiter ces règles comme dans le cas de Sartre qui
semble se reconnaître parfaitement dans le fameux : « Paix à la syntaxe », de Victor Hugo.
Nous semblons donc être ici face à deux conceptions de la place et de la figure du sujet dans
l’œuvre d’art. La liberté qui est, selon Sartre, au fondement de l’œuvre est en fait, selon Adorno,
conditionnelle : si ces deux conceptions s’opposent, c’est bien sûr le terrain qu’occupe le « sujet de
l’art ». Le terrain et surtout la fonction, pourrions-nous ajouter, car les propos d’Adorno esquissent
une autre position et nous permettent de poser une question : tout l’intérêt de l’œuvre d’art ne résidet-il pas précisément dans cette volonté de créer un objet ? C’est le problème que soulève Adorno
dans la fort pertinente critique qu’il adresse à Jean-Paul Sartre et que nous avons déjà cité : « Il ne
veut pas admettre que toute œuvre d’art, du simple fait de son entreprise, confronte l’auteur, si libre
soit-il, à des exigences objectives qui sont celles de son agencement » 8. L’un des aspects les plus
intéressants de cette courte réflexion tient sans doute dans six mots : « du simple fait de son
entreprise ».
De quelle entreprise, de quelle tentative, l’œuvre d’art est-elle le produit ? Nous pourrions
répondre à cette question en reprenant les termes d’Adorno : une œuvre d’art est la rencontre d’une
subjectivité et d’une objectivité. Une subjectivité : une idée, intuition, réflexion, pensée, volonté qui
est le fait d’un sujet, d’une instance qui est à même de déterminer un projet et une fin. Une
objectivité : une matière, un « donné » qui est simplement et immédiatement offert à l’esprit comme
un phénomène naturel, qui n’est le produit d’aucune interprétation et intellection. L’œuvre d’art est
le fruit de ce qui est « désiré » (une fin à atteindre) et de ce qui est « donné » (une matière). Et l’art
représente en ce sens la discipline où s’opère semblable rencontre : c’est au sein de l’art que se
6
J.-P. Sartre, op. cit., p. 47.
T. Adorno, op. cit., p. 290.
8
T. Adorno, Idem.
7
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Le sujet de l’art
Benoît BERTHOU
mêlent matières et volontés, desseins et matériaux, que se rencontrent et se fécondent le sujet et
l’objet.
Nous sommes ici aux antipodes de la relation entre subjectivités qu’évoque Sartre. C’est une
tout autre relation qui se noue au sein de l’œuvre : le sujet rencontre quelque chose qui lui est
étranger, un matériau. Il s’empare de quelque chose qui lui est hétérogène et tente de le façonner, de
lui conférer une forme. L’œuvre d’art est en ce sens le fruit d’une « contradiction » : le sujet,
instance que caractérisent liberté et volonté, est face à quelque chose qui lui résiste, face à quelque
chose qu’il se doit de travailler et de s’approprier. Et l’œuvre est le fruit de ce travail : elle naît de la
volonté du sujet de s’incarner dans des mots ou dans toute autre matière. Elle est le fruit d’un
« devenir-objet » du sujet : celui-ci ne cherche pas à se conserver mais cherche au contraire à
s’objectiver, à se réaliser à travers ce qui lui est étranger.
Voilà sans doute le propre de « l’entreprise » de l’œuvre : faire appel à quelque chose
d’hétérogène pour s’exprimer ; tenter de faire valoir une « parole » et une « liberté » à travers
quelque chose qui leur soit étranger. C’est effectivement une autre rencontre qui s’opère au sein de
l’œuvre, et cette rencontre acquiert une tout autre valeur que celle qu’évoque Sartre. Ceci est
notamment sensible à travers la conception du matériau de l’œuvre littéraire. Pour Sartre, celui-ci est
le simple instrument d’une subjectivité : il a pour seule fonction d’être le vecteur de la relation entre
subjectivités qu’il s’agit d’instaurer. Ainsi, « le sens n’est plus contenu dans les mots puisque c’est
lui, au contraire, qui permet de comprendre la signification de chacun d’eux ; et l’objet littéraire,
quoiqu’il se réalise à travers le langage, n’est jamais donné dans le langage » 9.
« À travers le langage » : l’expression est on ne peut plus explicite. La langue est un simple
vecteur. Elle représente un médium, est l’instrument d’une communication et de la mise en relation
de deux subjectivités. La langue n’a aucun intérêt en soi : elle est seulement au service des libertés
qui se font jour dans l’œuvre. Comme l’écrit Sartre, « le mot passe à travers notre regard comme le
verre au travers du soleil ». Le mot est absolument transparent : il est, dans l’œuvre, quantité
négligeable et s’efface devant la « parole » de l’écrivain. Le sujet prend ici totalement le pas sur les
objets qu’il se propose d’utiliser : ceux-ci sont choisis, associés et agencés en fonction d’une
intention et d’un projet. Leur servilité sert les subjectivités qui se rencontrent au sein de l’œuvre.
L’autre conception de l’art que nous avons évoqué accorde un tout autre statut au matériau de
l’œuvre. À travers « l’entreprise » de l’œuvre, c’est une tout autre relation qu’il s’agit d’établir : il ne
s’agit pas de communiquer avec un autre sujet mais de rencontrer un matériau et de s’inscrire dans
les « exigences objectives » de l’œuvre. C’est semblable position qu’adopte, par exemple, Michel
Leiris lorsqu’il écrit :
« Ne pas me contenter d’user des mots comme de pierres dont l’assemblage prendra sens
selon des voies sensibles […], mais me porter à l’écoute de ces éléments eux-mêmes, leur
donner loisir de me parler, en négligeant toutefois ceux qui n’ont que le rôle ingrat d’articuler
logiquement ce que nous énonçons » 10.
La parole change de main : les mots ne sont plus de simples instruments, des éléments
susceptibles d’être agencés dans un quelconque discours. Eux-mêmes peuvent parler, ou plus
exactement « me parler », discourir avec l’écrivain qui entend les manipuler. Un dialogue, activité
qui nécessite des mots, s’instaure avec les mots. L’écrivain qui entend agir de la sorte se doit ainsi de
développer une nouvelle qualité : le sens de l’écoute, la capacité à entendre « parler » le matériau
qu’il se propose de manipuler, à prêter attention à leurs sonorités subtiles et diverses, à leurs
significations implicites et variées. Le « sujet » de l’œuvre d’art entend effectivement ici
« rencontrer » le matériau de l’art.
9
Sartre J.-P., op. cit., pp. 50-51.
Leiris M., Langage Tangage, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997, pp. 99-100.
10
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Le sujet de l’art
Benoît BERTHOU
Semblable volonté d’être « à l’écoute des éléments eux-mêmes », de nouer avec eux une
véritable relation, n’est pas sans effet sur la forme et la finalité de l’œuvre elle-même. Tout dans
l’œuvre ne relève pas d’une subjectivité. En laissant parler les mots, l’écrivain choisit de couper
cours au discours, de ne pas s’enivrer de sa propre « parole » :
« Partir des mots et faire en sorte qu’en quelque sorte ils pensent pour moi (me dictent au lieu
d’être par moi dictés) : condition, j’ose le croire, d’un dire qui ne serait pas discourir […],
mais qui s’imposerait à notre écoute en termes plus mordants » 11.
Le « sujet » de l’œuvre n’est plus l’unique instance qui soit à même d’organiser le discours : les
« objets » de l’œuvre prennent part à son élaboration. L’« écoute » dont il s’agit de faire preuve visà-vis des « éléments eux-mêmes » nous invitent à concevoir tout autrement le simple fait d’écrire. Il
ne s’agit plus d’opposer, comme le fait Jean-Paul Sartre, le prosateur et le poète, celui qui entend
« se servir » des mots et celui qui refuse de les cantonner à semblable servilité.
Une autre voie existe au sein de cette simpliste partition : il est possible de « se servir » des
mots tout en les écoutant, de les utiliser et les « dicter » tout en les laissant à leur tour dicter. Outils
de la pensée, ils peuvent eux-mêmes penser ; instruments de l’écriture, ils peuvent eux-mêmes écrire.
Le tout est de leur conférer semblable latitude, de tenter de nouer une relation avec eux. C’est
précisément le but de « l’entreprise » de l’œuvre d’art : une subjectivité se trouve confrontée à des
« exigences objectives » qu’elle est à même d’investir et de tenter de s’approprier. Une subjectivité
fait sienne une langue commune et qui est à tout le monde. Et cette rencontre-là permet de
renouveler les usages que nous pouvons faire du langage. Elle permet, comme l’écrit Mallarmé, de
« donner un sens plus pur aux mots de la tribu ».
11
Ibid., pp. 110-111.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
FOUCAULT : UNE GENEALOGIE DU SUJET PSYCHOLOGIQUE
CARINE MERCIER
PHILOSOPHIE
Même sans connaître beaucoup Foucault, on sait souvent qu’il a été très critique envers ce qu’il
a appelé les « disciplines psy- », à savoir la psychologie, la psychiatrie, la psychanalyse, mais aussi
toutes les disciplines dérivées comme la criminologie. Ainsi, on a peut-être à l’esprit Folie et
déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, paru en 1961, où Foucault mène une critique
virulente de la psychiatrie en montrant qu’elle n’a pas consisté en une libération et en une
reconnaissance des fous, mais plutôt en une nouvelle forme d’exclusion de la folie, d’autant plus
forte qu’elle s’est parée de l’autorité de la science.
Et on se souvient peut-être aussi de La volonté de savoir, paru en 1976, ouvrage dans lequel
Foucault démonte le discours freudo-marxiste d’une nécessaire libération de la sexualité en montrant
que ce discours fait partie d’une stratégie de constitution de la sexualité comme moyen
d’assujettissement des individus. Dans ce dispositif, Foucault montre que la psychanalyse a une
position centrale puisqu’elle vise à nouer, par un renouveau de l’aveu, le sujet à la prétendue vérité
de son sexe.
Mais si on sait que Foucault a mené une critique radicale de ces disciplines psy-, peut-être ne
connaît-on pas exactement le contenu et la forme de cette critique. On risque alors de confondre
celle-ci avec les autres critiques formulées à cette époque notamment par les marxistes et les antipsychiatres. Dans ces conditions, on peut supposer que la démarche de Foucault a consisté à montrer
que les disciplines psy- sont de fausses sciences dans la mesure où elles émanent d’une volonté
d’exclure ou de normaliser certaines catégories de la population – volonté qui trouve dans cette
autorité scientifique la possibilité de parvenir à ses fins. Les disciplines psy- seraient alors de faux
savoirs au service d’un vrai pouvoir : ce que Foucault a appelé le « pouvoir disciplinaire ». Du coup,
l’objet de ces disciplines – le « sujet psychologique » – ne serait qu’un mythe : une création
idéologique destinée à servir une politique de domination et d’exploitation.
Or, je voudrais montrer que cette représentation de la critique foucaldienne ne correspond pas à
la réalité de sa démarche : Foucault ne rejette pas la psychologie comme une idéologie servant à
travestir une politique d’assujettissement. Il montre au contraire de quelle manière les disciplines
psy- créent du réel plutôt qu’elles ne masquent une réalité. Et ce réel créé est justement ce que je
désigne comme le « sujet psychologique » – défini non comme une conception psychologique du
sujet mais, en un sens très général sur lequel je reviendrai plus loin, comme une expérience
spécifique du sujet : celle qui consiste pour le sujet lui-même ou pour les autres à chercher à
connaître sa vérité par une mise au jour de sa singularité profonde – que celle-ci soit cherchée dans
une psyché, un inconscient ou dans les caractéristiques de son comportement. En cela, le sujet
psychologique renvoie tout aussi bien à la psychologie qu’à la psychiatrie ou à la psychanalyse.
En ce sens, la critique foucaldienne me semble consister, plutôt qu’en une simple dénégation du
caractère désintéressé et scientifique des disciplines psy-, en une généalogie de ce sujet
psychologique moderne. Pour le montrer, je procéderai en trois étapes. Premièrement, je distinguerai
rapidement la critique foucaldienne d’une critique épistémologique et d’une accusation d’idéologie,
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
comme celle que l’on trouve chez Althusser. Deuxièmement, je présenterai les traits caractéristiques
de la critique de Foucault. Troisièmement, je retracerai les grandes lignes de sa généalogie du sujet
psychologique. Et pour finir, en conclusion, j’indiquerai quelques pistes de recherche qui montrent la
pertinence toujours actuelle de cette analyse.
I. Distinction de la critique foucaldienne par rapport aux critiques
épistémologique et marxiste
La critique qu’opère Foucault des disciplines psy- n’est ni épistémologique, ni d’inspiration
marxiste. Elle est généalogique. Tout d’abord, elle n’est donc pas épistémologique : c’est-à-dire
qu’elle ne consiste pas en une analyse de la psychologie en tant que connaissance scientifique. Ainsi,
Foucault n’opère pas une critique interne sur la méthode ou la constitution de l’objet comme a pu le
faire Politzer dans les années 20, en remettant en cause l’existence d’entités psychologiques
dénoncées comme mythiques, pour promouvoir au contraire comme seul objet légitime le drame
humain et son interprétation à partir du récit que peut en faire l’individu 1.
Mais il ne remet pas non plus en cause l’existence même d’une psychologie en tant que science
de l’âme comme le fait Kant, pour qui l’accès à l’âme, dans la mesure où il se fait par le sens interne,
interdit toute connaissance 2. La critique de Foucault ne porte donc pas directement sur la
psychologie comme science mais sur sa constitution et son existence au sein de la culture ou de la
société. Quelle place occupent et quel rôle jouent les disciplines psy- dans notre culture moderne ?
Voilà la question foucaldienne.
Avec une telle interrogation, Foucault semble très proche d’une critique de style marxiste
consistant à dénoncer les disciplines psy- en tant qu’idéologie. Idéologie dans la mesure où leur
véritable fonction ne serait pas de former une connaissance scientifique sur le sujet mais de masquer
la réalité de rapports d’exploitation et de domination.
C’est dans une telle perspective que Canguilhem critique la psychologie dans son fameux texte
« Qu’est-ce que la psychologie ? » 3 Dans cet article, il montre que le sens de la psychologie ne peut
pas se trouver dans son objet ou dans sa méthode mais dans sa fonction qui est « politique » : faire de
l’homme un outil pour le développement du capitalisme 4. Dès lors, la psychologie n’est pas une
science mais une idéologie.
La formulation la plus explicite de cette critique se trouve chez Althusser qui a notamment mis
l’accent, dans sa relecture de Marx, sur l’analyse de l’idéologie. Althusser développe le projet d’une
science de l’histoire centrée sur l’analyse des rapports de production. Selon lui, ce sont ces rapports
qui déterminent les places que les individus doivent occuper et les fonctions qu’ils doivent remplir
pour que le mode de production puisse exister et se perpétuer. Dans ce cadre, il redéfinit l’idéologie
comme ce qui a pour rôle d’amener les individus à occuper ces places par eux-mêmes, sans qu’il soit
nécessaire de les y contraindre par la force. Et pour ce faire, elle s’efforce d’amener les individus à
1
Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, PUF, Paris, 1967.
Cf. Kant E., Critique de la raison pure, Deuxième partie : Logique transcendantale, Deuxième division : Dialectique
transcendantale, Livre deuxième : Des raisonnements dialectiques de la raison, Chapitre I : Des paralogismes de la raison
pure.
3
Ce texte est issu d’une conférence donnée au Collège philosophique, le 18 décembre 1958. Il se trouve dans Canguilhem
G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1994.
4
Idem, pp. 377-379 : « Le principe de la psychologie biologique du comportement […] c’est la définition de l’homme luimême comme outil. […] Le psychologue contemporain est, le plus souvent, un praticien professionnel dont la « science »
est toute entière inspirée par la recherche de « lois » de l’adaptation à un milieu psychotechnique – et non un milieu naturel
– ce qui confère toujours à ses opérations de « mesure » une signification d’appréciation et une portée d’expertise ».
2
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
croire qu’ils agissent en sujets qui sont à l’origine de leurs choix quand, en réalité, ils sont
déterminés à faire ce qu’ils font par la structure des rapports de production. L’idéologie consiste
donc en un ensemble de pratiques et de discours qui ont pour point commun de conduire les
individus à se considérer comme des sujets en qui seuls réside le principe de leurs actes et de leurs
pensées 5.
Or, selon Althusser, la psychologie participe de cette fonction idéologique dans la mesure où –
avec sa thèse d’un « sujet psychologique » dont le comportement s’explique par des fonctions ou
instances psychologiques – elle contribue à masquer les rapports capitalistes de domination et
d’exploitation qui déterminent véritablement les individus. La psychologie est une idéologie parce
qu’elle substitue à la réalité des rapports de domination, le mythe de rapports et de déterminations
psychologiques. Elle projette dans une psyché imaginaire la réalité des contraintes et des conflits
sociaux 6.
On peut retrouver une critique semblable dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Ceux-ci
dénoncent en effet l’opération psychanalytique qui consiste à substituer à la complexité des rapports
et des conflits de l’individu avec le monde le petit drame familial du complexe d’Œdipe.
En un mot, donc, toutes ces critiques affirmant que les disciplines psy- ne sont pas des sciences
mais des idéologies reviennent à dire que « le sujet psychologique » n’est pas une réalité mais un
mythe servant à masquer, et donc à perpétuer, la vraie réalité : celle des rapports économiques et
politiques d’exploitation et de domination 7.
À première vue, la critique foucaldienne semble appartenir à cette catégorie de critiques : en
effet, il récuse bien la scientificité ou la positivité des disciplines psy- et il montre bien en quoi elles
sont profondément liées à des rapports de pouvoir. Pourtant, cette critique procède à une analyse
5
Cf. Althusser L., Sur la reproduction, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 1995. Althusser redéfinit
l’idéologie comme « le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (p. 296). Or, ce rapport
imaginaire n’est pas une simple croyance, il a une existence matérielle puisqu’il s’inscrit dans des actes qui sont prescrits
par des pratiques, elles-mêmes définies par les appareils idéologiques d’État : « Nous dirons donc, à ne considérer qu’un
sujet, (tel individu) que l’existence des idées de sa croyance est matérielle, en ce que ses idées sont ses actes matériels
insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels matériels eux-mêmes définis par l’appareil idéologique
matériel dont relèvent les idées de ce sujet » (p. 301). Ce rapport imaginaire induit par les pratiques selon lesquelles
l’individu agit, consiste, selon Althusser, en une « interpellation des individus en sujets ». Cette définition de l’idéologie
tient son sens de l’ambiguïté du terme sujet : le sujet c’est à la fois le sujet libre et conscient de soi de la philosophie, mais
c’est aussi le sujet soumis à un pouvoir souverain de la politique. Or, pour Althusser, l’idéologie consiste à assujettir les
individus en les interpellant comme des sujets libres et conscients de leurs actes : « l’individu est interpellé en sujet (libre)
pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement, donc pour
qu’il « accomplisse tout seul » les gestes et les actes de son assujettissement. Il n’est de sujets que par et pour leur
assujettissement. C’est pourquoi ils « marchent tout seuls » ». (p. 311)
6
Cf. Althusser L., Psychanalyse et sciences humaines, deux conférences (1963-1964), Paris, Le livre de Poche, coll.
« Biblio Essais », 1996, p. 107 : « Ce n’est pas un hasard si le sujet désigne celui qui est assujetti, alors que dans la fonction
classique de la psychologie, le sujet désigne celui qui est actif. C’est ce renversement, par exemple, qui fait tout le paradoxe
d’une psychologie dont l’origine est manifestement politique : le sujet est celui qui est soumis à un ordre, qui est soumis à
un maître, et qui est en même temps pensé dans la psychologie comme étant l’origine de ses actes ».
7
Il faudrait, en réalité, nuancer cette thèse concernant Althusser. Certes, celui-ci insiste sur le partage entre science et
idéologie, donc entre réalité et imaginaire – plus exactement fonction de « méconnaissance-reconnaissance ». Mais sa
redéfinition de l’idéologie brouille les cartes : comme je l’ai indiqué dans la note 5, l’idéologie ne consiste plus en un
ensemble d’idées fausses destinées à tromper la conscience, mais en des pratiques qui « dressent » l’individu dès son plus
jeune âge. L’idéologie crée donc à sa façon du réel : un individu adapté aux fonctions qu’il est destiné à remplir dans les
rapports de production. Par ailleurs, cet « imaginaire » qu’est le « sujet idéologique », se croyant libre et conscient quand il
est déterminé de manière inconsciente, peut être considéré lui aussi comme réel dans la mesure où il est irréductible.
Cependant, le fait de définir ce rapport à soi comme « imaginaire » maintient bien une différence avec Foucault. En effet,
dans la mesure où, pour Foucault, ce rapport à soi est une expérience réelle produite par des pratiques – et non pas une
structure de méconnaissance constitutive de tout sujet (comme chez Althusser qui en cela est proche de Lacan) – il peut être
modifié pas la mise en œuvre d’autres pratiques. Dès lors, le « sujet psychologique » est une réalité transformable, là où
« le sujet idéologique » (dont le « sujet psychologique » est un avatar pour Althusser) est une illusion constitutive.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
inverse : elle ne montre pas la véritable réalité des rapports de domination que l’invention d’un sujet
psychologique vise à masquer – mais elle fait apparaître, au contraire, de quelle manière le « savoirpouvoir » psy- crée cette nouvelle réalité qu’est le « sujet psychologique » comme condition et non
comme travestissement des rapports de pouvoir modernes.
En ce sens, la critique foucaldienne des disciplines psy- peut être lue comme une
« généalogie », c’est-à-dire comme une enquête sur les différents processus historiques concrets qui
ont contribué à la production du sujet psychologique. C’est de cette généalogie, comprise comme
mode de critique original des disciplines psy-, dont je vais maintenant vous présenter les principes
méthodologiques.
II. Présentation de la critique foucaldienne comme généalogie du
sujet psychologique
Cette modalité de critique que j’ai nommée « généalogique » possède donc plusieurs traits
caractéristiques qui la différencient notamment de la dénonciation en termes d’idéologie : un autre
mode de contestation de la scientificité des disciplines psy- ; une autre analyse des rapports entre le
savoir et le pouvoir ; une autre analyse de la constitution du sujet.
1. un autre mode de contestation de la scientificité des disciplines psyTout d’abord, Foucault conteste bien lui aussi la scientificité des disciplines psy-, mais non en
leur opposant une autre réalité qu’elles méconnaîtraient ou masqueraient. Sa critique consiste plutôt
à dénoncer leur prétendu « positivisme » pour faire apparaître leur véritable positivité qui tient au fait
qu’elles produisent cet objet qu’elles prétendent découvrir.
Dans un premier temps, Foucault dénonce donc leur « positivisme », autrement dit il conteste le
fait que ces disciplines se soient constituées par la seule vertu de l’observation objective et
méthodique d’une réalité donnée de tout temps. C’est ainsi qu’il rejette le « mythe » de l’origine de
la psychiatrie dans l’Histoire de la folie. La psychiatrie n’est pas née d’un regard enfin neutre et
bienveillant, porté par ses fondateurs, sur des fous jusqu’alors traités comme des animaux. Foucault
montre au contraire que la psychiatrie s’est constituée à partir d’une transformation des rapports et
des pratiques, mettant les hommes raisonnables aux prises avec les fous : le développement de la
connaissance a été rendu possible par une nouvelle forme de protection et de maîtrise de la folie
prenant la forme d’une objectivation :
« L’avènement historique du positivisme psychiatrique n’est lié à la promotion de la
connaissance que d’une manière seconde ; originairement, il est la fixation d’un mode
particulier d’être hors-folie : une certaine conscience de non-folie, qui devient, pour le sujet
du savoir, situation concrète, base solide à partir de laquelle il est possible de connaître la
folie. […] Formes de reconnaissance et structure de protection se sont superposées en une
conscience de n’être pas fou désormais souveraine. Cette possibilité de se donner la folie
comme connue et maîtrisée à la fois dans un seul et même acte de conscience – c’est cela qui
est au cœur de l’expérience positiviste de la maladie mentale » 8.
Ces nouveaux rapports entre l’homme raisonnable et le fou ont été à l’origine d’une nouvelle
expérience de la folie : celle d’une aliénation psychologique. C’est la moralisation et l’intériorisation
de la folie sous la forme d’une perte de soi sanctionnant l’excès des passions qui a donné naissance à
la psychiatrie. La constitution de ce « sujet psychologique » a été la condition de possibilité de la
psychiatrie. Autrement dit, si la psychiatrie n’est pas la science qu’elle prétend être, c’est donc parce
8
Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, pp. 572-573.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
20
Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
qu’elle a fabriqué cette « aliénation psychologique » ou maladie mentale qu’elle prétend dévoiler
comme la nature ou la vérité de la folie.
« L’internement classique avait créé un état d’aliénation qui n’existait que du dehors, pour
ceux qui internaient et ne reconnaissaient l’interné que comme Étranger ou Animal ; Pinel et
Tuke, dans ces gestes simples où la psychiatrie positive a paradoxalement reconnu son
origine, ont intériorisé l’aliénation, l’ont installée dans l’internement, l’ont délimitée comme
distance du fou à lui-même, et, par là, l’ont constituée comme mythe » 9.
2. Une autre analyse des rapports entre le savoir et le pouvoir
Mais que signifie cette affirmation d’une production du « sujet psychologique » ? Pour la
comprendre, il faut se référer à l’analyse que fait Foucault des rapports entre le savoir et le pouvoir.
Cette analyse se distingue de l’analyse marxiste. Autrement dit, à l’égard des rapports de pouvoir, le
savoir, selon Foucault, n’est pas placé devant l’alternative suivante : soit contribuer à leur
perpétuation en entérinant une fausse représentation des rapports sociaux, soit les dénoncer en
révélant la réalité de la domination. Le savoir n’est pas dépendant ou indépendant de rapports de
pouvoir préexistants qu’il travestit ou démasque. Il ne se contente pas de voiler ou dévoiler une
réalité déjà donnée.
Pour Foucault, au contraire, le savoir participe à la création du réel, et ce parce qu’il ne se
constitue pas sans mobiliser des techniques de pouvoir 10, qui, comme il l’a montré dans Surveiller et
punir notamment, ne sont pas tant répressives que productives. Le pouvoir-savoir produit du réel : il
produit des corps disciplinés, et il produit également une « âme » ou « psyché » qu’il projette
derrière ces corps pour mieux les contrôler et les normaliser.
« Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle
existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à
l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit –
d’une façon plus générale sur ceux qu’on surveille, qu’on dresse et corrige, sur les fous, les
enfants, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu’on fixe à un appareil de production et qu’on
contrôle tout au long de leur existence. […] Cette âme réelle, et incorporelle, n’est pas
substance ; elle est l’élément où s’articulent les effets d’un certain type de pouvoir et la
référence d’un savoir, l’engrenage par lequel les relations de pouvoir donnent lieu à un savoir
possible, et le savoir reconduit et renforce les effets de pouvoir » 11.
Autrement dit, pour prendre le cas de la constitution de la psychiatrie, le rapport de savoir que
les psychiatres ont institué avec les fous a nécessité l’usage de techniques d’objectivation qui étaient
en même temps des techniques de pouvoir. La constitution du fou en objet possible pour une
observation et une connaissance a nécessité, entre le psychiatre et le fou, la mise en place d’un
rapport d’autorité, de non-réciprocité, et de surveillance. Corrélativement, cette objectivation a
suscité, du côté du fou, un certain rapport à soi : il a été appelé à s’observer lui-même, à se surveiller
et à se sentir responsable et coupable de sa folie.
9
Idem, p. 597.
Cf. Résumé du cours de 1971-1972, « Théories et institutions pénales », repris dans Dits et écrits, tome I, 1954-1975,
Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1257 : « Pouvoir et savoir ne sont pas liés l’un à l’autre par le seul jeu des
intérêts et des idéologies : le problème n’est donc pas seulement de déterminer comment le pouvoir se subordonne le savoir
et le fait servir à ses fins ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des limitations idéologiques.
Aucun savoir ne se forme sans un système de communication, d’enregistrement, d’accumulation, de déplacement qui est en
lui-même une forme de pouvoir et qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux autres formes de pouvoir ».
11
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 38.
10
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
« L’asile de l’âge positiviste, tel qu’on fait gloire à Pinel de l’avoir fondé, n’est pas un libre
domaine d’observation, de diagnostic et de thérapeutique ; c’est un espace judiciaire où on
est accusé, jugé et condamné, et dont on ne se libère que par la version de ce procès dans la
profondeur psychologique, c’est-à-dire par le repentir » 12.
Selon Foucault, c’est cette nouvelle modalité de rapport entre l’homme raisonnable et le fou,
impliquant pour le fou un nouveau rapport à soi, qui a produit réellement la subjectivité comme le
lieu possible d’une aliénation psychologique. C’est l’objectivation – rapport de savoir tout autant que
de pouvoir – qui a suscité cette nouvelle expérience du fou appelé à se considérer et se constituer
comme une intériorité psychologique où se joue le conflit entre sa raison vacillante et sa folie.
3. une autre analyse de la constitution du sujet
Cette généalogie du sujet psychologique à laquelle procède Foucault suppose donc également
une nouvelle conception du sujet. Pour pouvoir dire que le « sujet psychologique » est une
expérience récente qui s’est constituée avec la production des disciplines psy-, il faut considérer le
sujet comme une réalité historique. Et, en effet, à l’encontre justement des disciplines psy- et
notamment de la psychanalyse, Foucault définit le sujet comme une certaine forme de rapport à soi
qui n’est pas universelle mais historiquement variable. Et si ce rapport à soi peut varier, c’est qu’il ne
se constitue pas à partir de conflits psychiques ou d’un ordre symbolique qui sont universels (comme
le complexe d’Œdipe pour Freud, ou le stade du miroir pour Lacan), mais à partir de techniques de
pouvoir ou de techniques de soi qui changent selon les cultures et les époques.
Ainsi, Foucault explique dans un entretien réalisé en 1984 :
« Ce que j’ai voulu essayer de montrer, c’est comme le sujet se constituait lui-même, dans
telle ou telle forme déterminée, comme sujet fou ou sujet sain, comme sujet délinquant ou
non délinquant, à travers un certain nombre de pratiques qui étaient des jeux de vérité, des
pratiques de pouvoir, etc. Il fallait bien que je récuse une certaine théorie a priori du sujet
pour pouvoir faire cette analyse des rapports qu’il peut y avoir entre la constitution du sujet
ou des différentes formes de sujet et les jeux de vérité, les pratiques de pouvoir, etc. […] Le
sujet n’est pas une substance. C’est une forme, et cette forme n’est pas surtout ni toujours
identique à elle-même. Vous n’avez pas à vous-mêmes le même type de rapports lorsque
vous vous constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une
assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle. Il y a
sans doute des rapports et des interférences entre ces différentes formes du sujet, mais on
n’est pas en présence du même type de sujet. Dans chaque cas, on joue, on établit à soi-même
des formes de rapport différentes. Et c’est précisément la constitution historique de ces
différentes formes du sujet, en rapport avec les jeux de vérité, qui m’intéresse » 13.
Ainsi, lorsque les psychiatres – armés d’une nouvelle conception de la folie comme aliénation
psychologique – incitent les fous à s’observer et à se considérer eux-mêmes comme le lieu d’un
conflit intérieur entre leur raison affaiblie et leurs accès de folie, ils induisent réellement un nouveau
rapport à soi et partant une nouvelle expérience subjective.
La création d’une nouvelle réalité subjective est particulièrement sensible dans la psychanalyse :
dans La volonté de savoir, Foucault a montré comment la pratique consistant à formuler chaque
pensée et chaque image pour y débusquer les signes de possibles traumatismes sexuels – contribuait
12
Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 623.
Foucault M., « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et écrits, tome IV Paris,, Gallimard,
1994, pp. 718-719.
13
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
en fait à disséminer et à créer la « sexualité » comme axe central et vérité de l’expérience subjective
moderne.
Reste maintenant à comprendre quel sens peut avoir la constitution du sujet moderne comme
« sujet psychologique » par l’intermédiaire des disciplines psy-. C’est ce que je vais m’efforcer
d’éclairer rapidement dans une dernière partie.
III. Le sujet psychologique comme effet-instrument des rapports
de pouvoir moderne
Les disciplines psy- ne sont donc pas pour Foucault des idéologies visant à masquer et à
perpétuer le mode de production capitaliste – et pourtant, elles ont bien pour lui un rapport
fondamental avec les relations de pouvoir modernes. Si les disciplines psy- sont au cœur de ce
pouvoir moderne, ce n’est pas parce qu’elles permettent de le travestir mais parce qu’elles
constituent un instrument et une grille d’analyse essentiels pour ce pouvoir.
Foucault a analysé ces rapports de pouvoir, notamment dans Surveiller et punir. Pour expliquer
la genèse de la prison comme mode de punition exclusif, il met en lumière la constitution au XVIIIe
siècle d’un ensemble de techniques de pouvoir qu’il nomme « disciplines ». Ces techniques ont ceci
de spécifique qu’elles ont pour objectif, non de prélever des biens ou des services ni d’instituer un
ordre juridique et politique en posant des règles et en sanctionnant leur violation, mais d’investir le
corps et la vie de l’individu pour les organiser et les gérer, et ceci pour prélever les forces de
l’individu et optimiser sa vie tout en diminuant son pouvoir de résistance.
Ce pouvoir moderne est un pouvoir individualisant et normalisateur : autrement dit, il procède à
un double mouvement de constitution des identités singulières et d’évaluation de ces identités au
regard d’une entité collective : la population. Chaque individu est particularisé au regard d’une
norme qu’est censée représenter la population. Ces rapports de pouvoir procèdent donc à la fois à
une normalisation, c’est-à-dire à une homogénéisation de l’individu au regard d’une norme, et à une
individualisation, i.e. une spécification de sa différence au regard de cette norme. Cette différence –
ou anormalité – est ce qui permet à ce mode de pouvoir de se donner prise sur l’individu pour opérer
une normalisation toujours incomplète.
Le pouvoir disciplinaire est individualisant parce qu’il ajuste la « fonction-sujet » à la
« singularité somatique ». Autrement dit, il fait du corps individuel l’élément qui est assujetti dans la
relation de pouvoir. Et ceci par un système de surveillance-écriture qui, en consignant tout
comportement dans un dossier, fait de chacun un « cas ». Ainsi, on projette derrière cet ensemble
disparate de « faits et gestes » un noyau de virtualités, une psyché à travers laquelle le corps peut être
identifié et connu en vérité. C’est cette psyché qui est la cible du jugement normatif et fait du corps
un « sujet psychologiquement normal ».
« […] C’est parce que le corps a été « subjectivisé », c’est-à-dire que la fonction-sujet s’est
fixée sur lui, c’est parce qu’il a été psychologisé, parce qu’il a été normalisé ; c’est à cause de
cela que quelque chose comme l’individu est apparu […] l’individu est d’entrée de jeu et par
le fait de ces mécanismes, sujet normal, sujet psychologiquement normal » 14.
14
Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France de l’année 1973-1974, Paris, Gallimard, Seuil, coll.
« Hautes études », 2003, pp. 57-58. Foucault entend par « fonction-sujet » ce qui tient la fonction de sujet du pouvoir, au
sens de ce sur quoi s’exerce son autorité. Or, selon Foucault cette fonction-sujet n’est pas toujours occupée par le même
élément : ce n’est que depuis les XVIIe et XVIIIe siècles que le corps (la singularité somatique) est devenu en son entier et
continûment la cible essentielle du pouvoir, formant un nouveau type de pouvoir que Foucault appelle « discipline » et qui
a pour caractéristique d’être individualisant et normalisateur.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
23
Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
Selon Foucault, les sciences humaines et particulièrement les disciplines psy- sont donc les
instruments de ce double processus d’individualisation-normalisation. En effet, ce sont elles qui
permettent de constituer une connaissance des singularités ou anormalités de l’individu sur le fond
d’une science des normes de développement et de comportement du sujet. Le « sujet
psychologique » est le corrélat réel de ces rapports de pouvoir modernes qui ont besoin de coder
chaque infraction aux disciplines comme anormalité pour pouvoir opérer et justifier un travail de
normalisation du comportement.
En effet, le pouvoir juridique ne permet pas d’intervenir sur l’ensemble des comportements des
individus : son pouvoir se limite à définir les conduites qui sont proscrites ou éventuellement
prescrites. Il se contente de déterminer les règles d’exercice d’une liberté sur laquelle il n’a pas prise.
Or, en définissant les normes de développement de l’individu, les disciplines psy- permettent d’agir
sur ces comportements qui échappent au domaine juridique.
Foucault montre ainsi – dans deux de ses cours au Collège de France, Le pouvoir psychiatrique
et Les anormaux – comment la psychiatrie et la psychologie se sont érigées au XIXe siècle en
science de l’hygiène sociale parce qu’elles codaient comme anormaux, en dehors du champ des lois,
des comportements nuisant à l’ordre social.
« Vous avez donc jointure – à l’intérieur de ce champ organisé par […] la psychiatrie
nouvelle qui prend la relève de la médecine des aliénistes –, vous avez ajustement, et
recouvrement partiel […] de deux usages de la norme, de deux réalités de la norme : la norme
comme règle de conduite et la norme comme régularité fonctionnelle ; la norme qui s’oppose
à l’irrégularité et au désordre, et la norme qui s’oppose au pathologique et au morbide. […]
La psychiatrie devient à ce moment-là – non plus dans ses limites extrêmes et dans ses cas
exceptionnels, mais tout le temps, dans sa quotidienneté, dans le menu de son travail –
médico-judiciaire. Entre la description des normes et règles sociales et l’analyse médicale des
anomalies, la psychiatrie sera essentiellement la science et la technique des anormaux, des
individus anormaux et des conduites anormales » 15.
Le « sujet psychologique » est donc la cible et le produit réel de ce pouvoir moderne qui ne se
contente plus d’exiger ou d’interdire certains comportements de la part de ses sujets, mais qui
cherche à gérer, directement par les disciplines du corps ou indirectement par les politiques
d’intervention sur la vie (fécondité, alimentation, maladie, etc.), l’ensemble de sa conduite.
IV. Conclusion
Pour finir, je voudrais indiquer quelques pistes concernant la pertinence que peut avoir
aujourd’hui cette analyse de la production par le pouvoir et le savoir psy- de ce « sujet
psychologique » comme instrument et relais des rapports de pouvoir modernes. Peut-être pourrait-on
objecter que cette analyse ne vaut guère que pour les XVIIIe et XIXe siècles où des théories
aujourd’hui contestées comme celle de la dégénérescence, par exemple, ont effectivement servi à
promouvoir cette « hygiène sociale » dont parlait Foucault. Mais, poursuivrait-on, la psychiatrie ou
la psychologie ne servent plus guère aujourd’hui de caution à une telle politique de normalisation.
Il est vrai que Foucault a mené des enquêtes historiques et il s’est intéressé essentiellement à la
constitution de ce pouvoir-savoir psy- aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais il me semble néanmoins que
cette idée d’un gouvernement des individus à partir de leur constitution comme sujet psychologique
est toujours d’actualité. Et ce, dans au moins trois domaines que je me contenterais d’indiquer.
15
Foucault M., Les anormaux, Cours au Collège de France année 1974-1975, Paris, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes
études », 1999, pp. 150-151.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Foucault : une généalogie du sujet psychologique
Carine MERCIER
1) Tout d’abord, dans le domaine pénal : Foucault a montré quelle place fondamentale avaient
conquise les experts psychiatres aux XVIIIe et XIXe siècles. Or, cette place est peut-être encore plus
importante aujourd’hui. Chaque criminel, que son crime soit sexuel ou non, est envisagé comme un
malade mental potentiel. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter ou de lire les journaux. Sans doute
les conceptions invoquées ne sont plus les mêmes – la notion psychanalytique de « loi symbolique »
étant aujourd’hui à l’honneur 16 – mais le criminel est toujours considéré comme un sujet
psychologique, autant sinon plus que comme un sujet juridique.
2) Autre domaine, lui aussi juridique : celui des rapports de parenté. Les débats sur le PACS, le
mariage et l’adoption par des parents homosexuels ont vu proliférer les références psychologiques ou
psychanalytiques aux conditions d’un développement normal de l’enfant. Là encore, le domaine
juridique et politique du droit conjugal et familial est colonisé par la référence au sujet
psychologique 17.
3) Enfin, dernier domaine où la référence au sujet psychologique se substitue au sujet politique
ou social : les nouvelles techniques de management. Des études récentes ont montré que les
nouvelles formes de gestion et d’organisation des rapports de pouvoir au sein de l’entreprise se
fondaient sur l’interpellation de l’employé ou du cadre en « sujet psychologique ». On fait, en effet,
de plus en plus appel à une responsabilisation de l’employé qui doit se constituer en sujet capable de
gérer et d’optimiser ses ressources psychologiques pour être le plus performant possible. A ce
propos, on peut se référer au numéro de mars 2005 de la revue Sciences humaines qui porte sur les
nouvelles formes de domination au travail, et notamment à l’analyse de Valérie Brunel qui a publié à
La Découverte en 2004 un ouvrage intitulé Les managers de l’âme. Le développement personnel en
entreprise, nouvelle forme de pouvoir ?
Ainsi donc, dans tous ces domaines, et peut-être dans d’autres encore, l’analyse de la
constitution de l’individu en sujet psychologique comme nouvelle modalité d’exercice du pouvoir
semble toujours d’actualité.
16
Cf. Chaumon F., Lacan. Le loi, le sujet et la jouissance, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2004.
Cf. Borrillo D., Fassin E., Iacub M. (dir.), Au-delà du PACS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris,
PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 1999.
17
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Questions et réactions après les interventions de Alain MILON et Benoît BERTHOU
QUESTIONS ET REACTIONS APRES LES INTERVENTIONS DE
ALAIN MILON ET BENOIT BERTHOU
CELINE VAGUER
TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE
BELINDA LAVIEU ET ORIANE DESEILLIGNY
Orianne DESEILLIGNY (sciences de l’information et de la communication) : votre exposé est
consacré aux « écritures de soi » en littérature, mais pourriez-vous préciser un peu plus ce que vous
entendez par là ? Je sais que Michel Foucault a employé également le terme « écriture de soi » au
singulier pour désigner cette écriture régulière relevant d’un « art de vivre » chez les Anciens.
Comment situez-vous votre propos par rapport à cela et par rapport à ce que l’on appelle parfois un
peu rapidement les « écritures de soi » pour désigner les écritures biographiques et
autobiographiques. Autrement dit, quelle définition peut-on donner de ce terme, et quel usage en est
possible ?
Alain MILON (philosophie) : mon intervention est la synthèse de deux livres à paraître sur l’écriture
de soi et l’hospitalité littéraire, et sur l’épreuve du temps chez Blanchot. En réalité, la question posée
sur la figure du sujet n’est pas propre à Michel Foucault. Il suffit de remonter aux présocratiques
pour s’en rendre compte. Dans le cadre de cette analyse sur l’écriture de soi, ce sont les questions :
qu’est-ce qu’écrire ? et pourquoi écrire ? qui m’intéressent. Je ne suis ni littéraire, ni historien. Ma
formation est philosophique. À ce titre, c’est le traitement philosophique de ces questions qui
conditionne ma lecture des textes de Sarraute, de Beckett ou d’Artaud. À partir des questions de
l’écriture de soi se pose une autre série de questions autour de la fonction même d’écrire : qu’est-ce
qu’écrire ? Qui écrit ? L’auteur est-il un anonyme ou un pseudonyme ? Qui l’auteur accueille-t-il
quand il écrit sur lui ? L’accueil de soi est-il un recueil ou un écueil ? etc. C’est de ce point de vue
que les écritures de soi sont significatives, car elles nous invitent à réfléchir sur la nature du « qui »
dans qui écrit, et elles sont d’autant plus significatives au fur et à mesure que l’on creuse la question
du processus d’écriture. Par rapport à ce problème, je me suis particulièrement intéressé aux liens
entre la souffrance et l’écriture, autrement dit le rapport de réciprocité qui existe entre le « je
souffre » et le « j’écris ». Cette formule « j’écris parce que je souffre » est particulièrement
symptomatique d’un certain type d’écriture contemporaine qui finit par faire de l’écriture une sorte
de mesure de la souffrance. L’écriture devient alors un symptôme. Si on renverse le rapport : « je
souffre — j’écris », l’écriture devient un point de départ qui consiste à faire remonter, non pas à la
surface, mais en profondeur, la folie de l’écrivain. Si je n’écris pas, je meurs et tant pis si mon
écriture est ma folie. Je pense là à la formule de Nietzsche dans le Zarathoustra : « avec du sang,
écris ». Écrire avec son sang, cela veut dire aussi que l’écriture est avant tout un acte de résistance,
un acte par lequel l’écrivain refuse l’anecdotique, l’événementiel, le contingent, tout ce qui réduit
l’écriture au vague énoncé de sa petite histoire personnelle. Sur la question plus générale de la figure
du sujet, on observe qu’en philosophie, cette question du sujet est un concept aventureux et creux,
non pas qu’il soit vide, mais simplement qu’il sonne creux au sens où il résonne différemment selon
les oreilles de chacun.
Orianne DESEILLIGNY : votre communication m’intéresse tout particulièrement, car je fais une
thèse justement sur les « journaux intimes » et le journal intime révèle une écriture de soi
particulière, écriture qui contient beaucoup de dolorisme et de psychologisme. Mais le journal
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
26
Questions et réactions après les interventions de Alain MILON et Benoît BERTHOU
intime peut atteindre une forme d’art. Il y a une réflexion sur l’autobiographie, la fiction… j’écris
parce que je souffre, je souffre parce que j’écris. Il faut aller plus loin, la réflexion sur l’écriture
peut dépasser cette réflexion binaire. L’idée d’une écriture de soi comme refus de l’effet miroir est
très intéressante, mais ne pensez-vous pas qu’une forme esthétique peut naître en creux du journal
intime ?
Alain MILON : j’ai cité l’analyse de Blanchot dans L’espace littéraire sur le double échec du
journal intime et celle de Valéry quand il parle de son journal comme une « contre-œuvre ». Tous
deux portent en effet des jugements très durs sur le journal intime. Il suffit de voir comment certains
« écrivains » contemporains font des écritures de soi un simple segment de marché à exploiter le plus
longtemps possible ; sorte d’ouvrage qui n’est qu’un simple miroir de son propre ouvrage. Quitter la
ville d’Angot est symptomatique de cette dérive. Mais il y a aussi des écritures de soi qui sortent le
moi de son moi-même (comme un moi qui s’aime) et qui racontent toutes les histoires de l’homme à
travers la sienne. Cela me paraît plus intéressant que celui qui « projette ses émotions sur le papier »,
parce que dans le cas où l’écrivain écrit la vie de l’homme en feignant de parler de lui-même comme
Gracian, il fait de l’écriture un espace d’accueil. C’est le parti pris du travail que je fais actuellement,
voir comment l’écrivain s’accueille dans sa propre écriture, dès lors qu’il évite l’écueil du « j’écris
parce que je souffre ».
Benoît BERTHOU : je rebondis sur les journaux intimes et reviens sur le pacte autobiographique
(cf. P. Lejeune, Le Pacte autobiographique) que j’ai évoqué dans les écritures de soi, il y a un pacte
qui repose sur l’identité entre auteur, narrateur, lecteur. En littérature, il peut y avoir de la perversion
lorsque, justement, le personnage et l’auteur sont identiques. Je pense à plusieurs œuvres : par
exemple, lorsqu’auteur et personnage sont identiques, et les personnages sont des souvenirs (cf. M.
Leiris : La règle du jeu). C’est important d’investir cet espace narratif, quitte à aller jusqu’au
mensonge. Le propre de l’art, c’est le mensonge.
Alain MILON : Existe-t-il des sujets qui ne mentent pas ?
Orianne DESEILLIGNY : je suis tout à fait d’accord sur le refus de l’identification du moi. Le
journal intime et l’autobiographie permettent justement le mensonge et il n’y a pas d’écriture sans
mensonge.
Aline MARCHAND (lettres modernes) : chez Lejeune, le mensonge permet de renforcer le pacte
autobiographique.
Alain MILON : l’authenticité, c’est ce qui permet d’agir de sa propre autorité. Au-delà de cela, c’est
la question du consensus qu’il faut aborder (i.e. l’absence de distinction entre l’écriture de soi et celle
qui n’est pas de soi). Certains critiques littéraires, Lejeune par exemple, définissent un cadre quasi
éthique duquel il ne faut pas sortir, le pacte reposant sur une sorte de contrat qui sous-tend un
consensus qu’il faut accepter, sorte de reformulation du consensus d’Habermas.
Danielle LEEMAN (sciences du langage) : cette question s’adresse à Alain Milon. Quand vous
parlez d’autobiographie, pensez-vous essentiellement à la personne qui dit « je » ? Que faites-vous
des auteurs qui parlent d’eux-mêmes à la deuxième personne du singulier, « tu » comme G.
Apollinaire : « A la fin tu es las de ce monde ancien », ou à la deuxième personne du pluriel « vous »
(je pense à un collègue, Michel Arrivé, qui a écrit un roman Les remembrances d’un vieillard idiot
où le personnage (auteur ? narrateur ?) se raconte à la 2e personne du pluriel).
Alain MILON : je pense à tout le monde : au « je », au « tu », au « il », au « nous », au « vous ». Cet
ensemble de pronoms est un moyen de réagir sur l’acte d’écriture. Blanchot reprend et commente
une remarque de Kafka : comment passer de « j’écris » à « écrire ». Pour Kafka, on est un véritable
écrivain quand on passe de « j’écris » à « écrire ». L’acte d’écriture est significatif quand il y a écrire
(quel que soit le pronom).
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
27
Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER
QUESTIONS ET REACTIONS APRES L’INTERVENTION DE
CARINE MERCIER
CELINE VAGUER
TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE
BELINDA LAVIEU ET ORIANE DESELLIGNY
Cecilia Marie DI BONA (philosophie) : une réflexion qui s’adresse à Alain Milon. Un poème de
Jorge Luis Borges qui s’intitule « Bienheureux » – parodie du Discours de la montagne de Jésus
(Matthieu X) – dit : « Seront bienheureux ceux qui se reconnaîtront comme auteur, car ils auront
menti/Seront malheureux tous ceux qui cherchent la vérité… ». La conclusion serait que personne
n’a raison ou que tout le monde a raison. Une réflexion sur l’intervention de Carine Mercier. Par
rapport à la construction du sujet psychologique, je suis tout à fait d’accord que la psychologie et la
psychiatrie ont souvent été utilisées comme ouverture culturelle des rapports de pouvoir maintenus
comme tels, et cette relation est bien représentée dans le paramètre freudien (par exemple dans la
relation entre le médecin et le patient). Mais je crois qu’il y a encore le problème du rôle de la
conscience, même dans la société marxiste, dans le rôle de l’intellectuel et/ou du psychiatre, il faut
connaître la conscience avant de connaître la société. Peut-on vraiment lire la conscience tout court
comme rapport de pouvoir, comme reflet des rapports économiques ou reste-t-il quelque chose qui
échappe à la relation (par exemple, la relation patient/thérapeute) ?
Carine MERCIER (philosophie) : la question repose-t-elle sur l’analyse de Foucault ou sur
l’idéologie, le marxisme ?
Cecilia Marie DI BONA : quel rôle a la conscience, ont les intellectuels, dans les procès de
libération pour faire face à des rapports de pouvoir que personne ne peut contester ?
Carine MERCIER : je voulais distinguer l’analyse de Foucault d’une analyse qui fait de la
conscience le reflet de rapports de pouvoir. Althusser redéfinit l’idéologie comme ce qui interpelle
les individus en sujets : dès lors, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes en tant que sujet
est toujours une représentation imaginaire induite par les pratiques idéologiques. Foucault montre
que les individus, dans les rapports de pouvoir modernes, sont constitués comme des sujets
psychologiques. Mais cette constitution n’est pas inéluctable, comme c’est le cas chez Althusser,
pour qui il n’y a de sujet qu’idéologique. En effet, pour Foucault, il y a plusieurs modes de
subjectivation possibles. Le sujet, comme le disait A. Milon, est un concept vide pour Foucault : il
peut donc désigner plusieurs formes de conscience de soi ou de rapports à soi. Le sujet
psychologique n’est donc qu’une des formes possibles de rapport à soi. Il est donc possible de
concevoir d’autres formes de constitution de soi comme sujet, d’autres formes de conscience de soi
et du monde. Et c’est bien là en effet que Foucault va chercher à penser la possibilité d’une
résistance dans la dernière partie de son parcours : contre un mode d’exercice du pouvoir qui
consiste à transformer les individus en sujets psychologiques, il faut promouvoir d’autres formes de
subjectivation. C’est donc là, dans cette possibilité d’autres modes de subjectivation, que se trouve la
distance critique qui permet de dénoncer le rapport à soi psychologique comme potentiellement
dangereux (notamment en ce qu’il fixe une identité jugée en termes de normalité ou anormalité). Dès
lors, il n’y a pas de cercle vicieux chez Foucault qui rendrait impossible de penser la possibilité
d’une critique, comme c’est le cas dans la conception d’un sujet nécessairement idéologique : en
effet, si tout le monde vit dans l’idéologie, comment peut-on avoir conscience que l’on vit dans cette
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
28
Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER
idéologie ? Même si, pendant un temps, Foucault a mis l’accent sur une seule forme de subjectivité
(le sujet moderne assujetti à une identité psychologique), il y a une multiplicité de formes de
subjectivité. (Pause)
Jacques PAIN (sciences de l’éducation) reprend le débat et fait une présentation bibliographique de
la notion de figures du sujet (cf. le Vocabulaire européen de la philosophie, le Dictionnaire de la
philosophie et de la morale, l’ouvrage d’Hélène Védrine Le sujet éclaté, entre autres). Jacques Pain
recentre la discussion autour de la problématique sartrienne et autour du débat marxiste : il existe
tout un jeu entre l’individu et le sujet. Du point de vue lacanien, l’individu, c’est du vide, le sujet
étant derrière, à l’horizon de l’individu. Par ailleurs, Marx, dans la 6e thèse, présente l’essence de
l’homme comme située dans les rapports sociaux ; cette essence, ce n’est pas l’ensemble des
relations sociales et la psychologie des individus, c’est l’ensemble des rapports structurels — famille,
classe sociale, études et métier… l’ensemble des rapports sociaux « internes ».
Michel KREUTZER (éthologie) : ma spécialité me conduit à être assez étranger aux disciplines et
aux propos évoqués ce matin. Cependant, mon attention a retenu que dans la première intervention
d’Alain Milon et de Benoît Berthou, il y avait une absence de propos sur l’aliénation du sujet et que
dans celle de Carine Mercier, en revanche, il en était beaucoup question. Alain Milon et Benoît
Berthou nous ont plutôt présenté l’œuvre comme un acte de liberté, ou bien contrainte par sa
conception et son mode de fabrication. Cependant, il y a un aspect « profondeur » de l’individu dont
ils n’ont pas parlé. En effet, beaucoup d’artistes ne savent pas d’où ça vient, ils sont même étonnés
des analyses qui sont faites de leur œuvre. L’acte « dit » de liberté est donc contraint par un certain
nombre de choses liées à la psychologie inconsciente du sujet. Si l’on prend la métaphore de
« l’encre marine » que j’empreinte à l’édition du dernier ouvrage d’Alain Milon, on ne sait pas où
cette encre s’attache (car l’encre, ça tâche !) dans les profondeurs marines. Le sujet est aliéné, car il
ne sait pas de quelle profondeur vient sa propre parole. À propos de Foucault et de la deuxième
intervention, je dirais qu’il avait su lui-même se mettre en scène dans un des lieux les plus aliénants
du savoir : le Collège de France. Plaisanterie mise à part, vous avez souligné le système d’aliénation
que créent les disciplines psy-, la psychologie qui arrive à un moment donné de l’histoire pour se
mettre au service d’un pouvoir qui aliène le sujet… pourquoi pas, mais je pense qu’à tout moment de
l’histoire, il y a eu des pouvoirs qui ont cherché à aliéner le sujet. En disant que la psychologie est au
service d’une aliénation du sujet, ne confond-on pas un objet (une discipline) et l’un des usages que
certains désirent lui voir jouer ? La vérité est plus complexe, sans doute, je ne saurai jeter « la
pierre » à ceux qui ont commencé à casser des cailloux sous prétexte qu’ils auraient permis à certains
de tuer efficacement leurs voisins grâce à cette nouvelle technique. Quelles étaient leurs
motivations ? Peut-être tout simplement de mieux attraper du gibier pour nourrir leur famille. À mon
sens, il n’y a pas plus de lien simple et univoque entre la pierre taillée et la guerre qu’entre la
psychologie et l’aliénation des sujets au pouvoir.
Carine MERCIER : il me semble que pour Foucault, il n’y a pas de sujet aliéné opposé à un sujet
libre car le sujet est toujours constitué : il y a donc seulement différents modes de constitution du
sujet qui laisse un espace de liberté plus ou moins grand pour l’individu. La subjectivité est un mode
de rapport à soi et les disciplines psy- constituent un certain rapport à soi. Pour Foucault, il y a une
interaction entre la constitution de savoirs et la constitution de rapports de pouvoir. Toute production
de savoir implique la mobilisation de techniques qui sont de l’ordre du pouvoir, mais qui ne sont pas
forcément aliénantes. Dans ma communication, j’ai plutôt mis l’accent sur un type de rapports entre
les disciplines psy- et un certain type de pouvoir : un pouvoir normalisateur qui s’est constitué au
XVIIIe siècle. Or, selon Foucault, ce pouvoir a mobilisé des disciplines psy- pour opérer cette
normalisation : en codant des comportements constituant un trouble pour l’ordre public en troubles
du comportement, c’est-à-dire en pathologies relevant de la psychiatrie. Foucault dénonce donc cette
psychologisation et psychiatrisation de l’individu en ce sens qu’elle constitue une caractérisation de
l’individu qui donne prise à des relations de pouvoir. Et je crois que nous voyons encore aujourd’hui
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
29
Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER
les effets politiques de la psychologisation ou de la psychiatrisation des comportements : que ce soit
dans le monde du travail, dans la justice, et même dans les relations sociales. Cependant, sans doute
peut-on penser que la psychologie ou la psychiatrie peuvent avoir au contraire un effet bénéfique,
voire libérateur pour des individus. Je crois que Foucault ne s’opposerait pas à cela. Au contraire, il a
mis l’accent dans La volonté de savoir, sur ce qu’il a appelé la « polyvalence tactique des discours ».
Autrement dit, un savoir psy- peut aussi bien servir à une stratégie d’identification et de
normalisation, qu’à une stratégie de résistance et de lutte contre des modalités de pouvoir. Ainsi, on
peut envisager des cas où la psychologie et la psychanalyse peuvent aider véritablement un individu
à se défaire d’une situation où il subit des rapports de pouvoir assujettissant : je pense, par exemple,
au harcèlement dans le cadre du travail que les psychologues peuvent permettre d’identifier et de
dénoncer, ou encore à des relations familiales étouffantes et aliénantes qu’une psychanalyse pourrait
aider à repérer et à refuser. Bref, si Foucault a surtout mis l’accent sur l’assujettissement auquel les
disciplines psy- participent, c’est parce qu’il concevait le travail de l’intellectuel comme devant
consister à mettre en lumière les rapports de pouvoir – surtout ceux qui se parent d’une caution
scientifique – et à constamment rester vigilant face aux dangers multiples.
Alain MILON : plutôt que de traiter du sujet aliéné ou non, l’idée était de partir du sujet comme s’il
était un lieu de possibles, ce qui permettait d’échapper à cette dichotomie et à ces querelles
byzantines sur la notion de sujet. Pour répondre à la question qui m’a été posée par Cécilia Marie Di
Bona (en lien avec la référence au poème de Borges), il s’agit de rendre compte du passage de
l’anonyme au pseudonyme. La perspective de Borges, dans Fictions par exemple, est de nous dire
que l’anonyme pose la question : quel nom doit porter l’auteur ? Autrement dit, tous les auteurs ne
sont-ils pas le pseudonyme d’un autre ? Le Quichotte de Ménard, de Cervantès, de Borges… et cela,
sans lien chronologique. Et de ce fait, pour répondre à Michel Kreutzer, tout cela ne peut pas
satisfaire l’éthologie !
Benoît BERTHOU : permettez-moi de rebondir là-dessus. Dans l’art, il y a toujours un sujet aliéné,
sujet qui devient tout le temps autre, qui s’écarte sans cesse de lui-même, dont le but est de s’altérer
par le biais d’une représentation, par le biais d’un matériau, d’une écriture. Et ce qui m’intéresse,
c’est la façon dont le sujet s’écarte de lui-même : qu’est-ce que produit ce travail d’aliénation,
qu’est-ce que cela permet d’espérer ? Leiris parle de « spéculer sur le principe d’identité », principe
que l’on va tordre, on va lui donner tous les états, toutes les torsions et toutes les tensions
possibles… Que reste-t-il de moi après toutes ces torsions et toutes ces tensions ? Qu’est-ce qui fait
que je reste identique ?… Le principe consiste à ne pas s’encombrer d’une narration : on est un
souvenir, un instant, un jouet, un instrument de langage. La narration comme valeur de possible.
Jacques PAIN : je pensais au body art, à Gina Pane, aux travaux qui ont été faits sur la Joconde,
travailler sur son propre corps pour déplacer le problème, l’image de l’individu. Cette forme d’art,
cette manière de faire pose-t-elle ou non le problème de l’aliénation ?
Alain MILON : on est en train de faire, avec une amie et collègue du CNRS, Michela Marzano, un
dictionnaire critique sur « le corps » à paraître aux PUF en 2007, et l’on s’est demandé s’il y avait
lieu d’intégrer ce type de travaux sur le corps (i.e. les gens qui travaillent de cette manière sur le
corps et la question du sujet qu’ils présupposent). Du point de vue épistémologique, on a pris le parti
de dire non. Ce sont en fait des travaux plus polémiques que scientifiques. On ne peut entrer dans le
détail de notre position, car ce n’est pas l’objet de cette journée d’étude et nous n’avons pas le temps.
Mais il serait intéressant d’approfondir les raisons pour lesquelles ces travaux ne posent ni la
question du corps, ni celle du sujet, mais correspondent plutôt à une certaine manière d’occuper un
« segment de marché ».
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
DU SUJET INDIVIDUE AU SUJET ANTHROPOLOGIQUE,
LA PERSPECTIVE ECOCULTURELLE
PHILIPPE BEAUD
SCIENCES DE L’ÉDUCATION
Résumé
En quoi le cadre théorique de la niche écoculturelle du développement proposé par Dasen en
2003 permet-il d’accéder au sujet anthropologique ? Nous allons tenter de répondre à cette question à
partir d’un travail de thèse que nous effectuons sur la réussite scolaire et l’acculturation d’enfants
amérindiens quechuas des Andes du Pérou. L’objectif de notre recherche est d’analyser l’impact des
figures éducatives ou guidantes dans le vécu des Amérindiens étudiants ou diplômés de
l’enseignement supérieur. Les données issues des récits d’enfance de ces adultes nous ouvrent une
première perspective : celle du sujet individué. Pour accéder à la seconde perspective : le sujet
anthropologique, il nous semble indispensable de prendre en compte le contexte écoculturel dans
lequel le sujet se développe en tant que membre d’une histoire collective, en interaction avec les
différentes sphères de l’intimité, du social et des cultures en présence.
Mots clés :
Anthropologie, images guidantes, figures éducatives, récits de vie, niche de développement,
acculturation.
Les diplômés amérindiens quechuas du Pérou
Notre recherche s’intéresse aux déterminants familiaux de la réussite scolaire et de
l’acculturation des enfants autochtones amérindiens quechuas 1 qui vivent dans les Andes du Pérou.
Ce travail de thèse repose sur plusieurs recherches précédentes sur l’éducation familiale dans les
Andes, les stratégies de scolarisation des parents amérindiens et les vécus de maîtresses d’école
d’origine urbaine et autochtone exerçant en milieu rural (Beaud, 2004). L’approche que nous avons
choisie pour la collecte des données est celle de l’ethnobiographie. Nous avons demandé à vingt
sujets de s’exprimer librement sur leur vécu éducatif et scolaire à partir d’un canevas thématique
ouvert. Les sujets étaient d’origine quechua, titulaires d’un diplôme universitaire ou professionnel,
étudiants ou adultes en reprise d’études en fin de cycle. Le panel comprenait dix-neuf sujets, huit
hommes âgés de 21 à 57 ans, neuf femmes âgées de 18 à 33 ans et deux hommes de 73 ans. Nous
avons opté pour cette démarche rétrospective de la construction du sujet, car nous souhaitons
analyser l’impact des figures éducatives, au travers des images guidantes, sur la motivation à réussir
l’école et sur les modes d’acculturation et les stratégies d’acculturation.
1
Actuellement, parmi les Amérindiens du Pérou, quatre millions pratiquent le quechua comme langue première dans vingt
départements sur les vingt-quatre que compte le pays.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
31
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
Réussite scolaire, éducation implicite, images et figures guidantes
Plusieurs recherches en Occident montrent l’impact implicite de l’investissement parental sur la
réussite scolaire des enfants défavorisés à l’école (Pourtois & Desmet, 1993, 1992, 2004 ; Ravoisin,
1998 ; Laurens 1992 ; Montandon & Kellerhals, 1991, 1999 ; Lahire, 1995). Les recherches sur la
réussite scolaire en contexte de migration confirment aussi l’importance du soutien familial et
l’impact (positif ou négatif) de la fratrie sur la trajectoire scolaire (Sabatier & Holveck, 2000 ;
Sabatier, Arboscelli, Paul, Rocha, 2001 ; Quiminal, Timera, Fall, Diarra, 1997). Si, pour Léger et
Tripier (1987), l’attitude parentale se comprend à partir d’une logique de l’efficacité qui organise les
attentes à l’égard de l’école, dans le cas des Amérindiens du Pérou, cette logique doit prendre en
compte l’ambivalence acceptation – rejet vis-à-vis de la culture de l’élite blanche et métisse née du
processus de colonisation et de discrimination ethnique (Gashé, 2004). Pour les populations
quechuas qui vivent de la terre et de l’élevage dans des conditions difficiles, l’école est ainsi devenue
pour certaines familles un synonyme de mobilité sociale et culturelle, une porte d’accès au travail en
« col blanc » (Beaud, 2005).
S’il existe une universalité des processus dans le développement des individus, les cultures
génèrent une grande diversité de comportements (Dasen, Ogay, 2000). On retrouve ainsi au sein des
foyers amérindiens des comportements spécifiques : apprentissage par observation du faire, par le
voir et au travers du dire, par imprégnation et par un compagnonnage silencieux ; cette pédagogie
« informelle » est socialement et culturellement construite, elle n’est donc pas la simple
émancipation de comportements « naturels » (Chamoux, 1986). Ces pratiques éducatives sont aussi
l’expression silencieuse de croyances hiérarchiquement constituées (Marcel, 1986) ; ce sont les
ethnothéories que l’anthropologue se doit de mettre à jour.
Dans un quotidien souvent banal et répétitif, certaines attitudes ou comportements particuliers
des éducateurs restent gravés dans le vécu de l’enfant. Ces expériences souvent brèves et intenses
constituent pour le sujet des images guidantes (Goodman, 1988). Ces images évoquent des souvenirs
dominants (Bergson, 1896) qui restent sémantisés dans la mémoire des sujets et qui imprègnent le
sujet (Schütz, 1975). Ces images, associées à des figures guidantes, possèdent une forte teneur
affective. Elles influenceront durablement l’individu et sa conception du monde, (Pourtois &
Desmet, 2004). Ces images, situées dans la prime enfance, constituent pour le sujet un ancrage
contre les tempêtes de la vie, une boussole pour ne pas perdre le cap, un support pour réussir envers
et contre tout.
Acculturation en situation de discrimination ethnique
L’enfant quechua qui tente de réussir à l’école doit nécessairement assimiler les éléments de la
culture alter. Ce passage implique une transformation du sujet dans une situation de discrimination
qui, bien plus qu’un rejet franc, est une forme de mise à l’écart, une distanciation qui empêche une
intégration participative. Pour Bourhis (1994, 1999), les préjugés sont intimement liés au racisme,
instrument qui légitime pour certains groupes la domination sur d’autres groupes considérés comme
différents ou inférieurs. Ce sont justement les préjugés mis en acte qui constituent les discriminations
ou comportements discriminatoires, tous deux étant fondés sur la reconnaissance d’indices (accent,
couleur de peau, habillement, etc.). Les stéréotypes concernent l’aspect cognitif des préjugés qui,
eux, seraient plus de l’ordre des attitudes vis-à-vis des membres d’un groupe (Vinsonneau, 1999), les
préjugés reposent sur une généralisation erronée (Allport, 1954), ils sont aussi l’expression d’une
personnalité collective (Villain-Gandossi, 2001). L’ensemble discriminations/stéréotypes/préjugés
influence donc nécessairement les stratégies d’acculturation des sujets, de la société d’accueil et des
gouvernements.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
32
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
Berry (2003, pp. 17-37) distingue quatre orientations d’acculturation des migrants :
Assimilation, Intégration, Séparation/Ségrégation, Marginalisation. Berry, Trimble et Olmedo (1986)
notent cependant que les migrants volontaires éprouveraient moins de difficultés et des attitudes plus
positives à l’égard de l’autre culture que les réfugiés ou les autochtones pour lesquels le contact est
imposé. À partir des travaux de Berry, Bourhis, Moïse, Perreault et Senécal (1997, 1998) proposent
dans leur Modèle d’Acculturation Interactif (MAI) une orientation supplémentaire : Individualiste.
Dans cette orientation les caractéristiques personnelles priment sur l’identité culturelle première ou
seconde. Le MAI tente d’intégrer dans un même cadre théorique les orientations d’acculturation des
groupes de migrants, les orientations de la communauté d’accueil et les politiques d’immigration et
d’intégration des États (Ogay, Bourhis, Barrette, Montreuil, 2001).
POLITIQUE D’INTEGRATION DE L’ÉTAT
Idéologie pluraliste
Idéologie Civique
Idéologie
Assimilationniste
Idéologie Ethniste
Orientations d’acculturation de la
majorité dominante du pays d’accueil
Orientations d’acculturation des
communautés d’immigrées
Intégrationnisme, Intégrationnisme
transformation, Assimilationnisme,
Ségrégationnisme, Exclusionnisme,
Individualisme
Intégration, Assimilation, Séparation,
Marginalisation, Individualisme
RELATIONS AVEC LES MIGRANTS
Consensuel
Problématique
Conflictuel
Les orientations d’acculturation des populations citadines au Pérou vis-à-vis des populations
amérindiennes sont clairement assimilationnistes (patriote et catholique), la politique de l’État
péruvien est plus complexe à cerner, elle est à la fois civique, assimilationniste et ethniste, une
politique qui se reflète inévitablement dans l’école, car on peut difficilement détacher la politique
d’un ministère de l’Éducation du projet de société du groupe au pouvoir (Bourque, Terrisse,
Kurtness, 2000). Le modèle de Berry et le MAI de Bourhis proposent un cadre relativement simplifié
qui met en relation les différentes stratégies d’acculturation (individus, population d’accueil et État) ;
c’est pourquoi nous avons aussi basé nos analyses sur la théorie des Stratégies Identitaires (SI) de
Camilleri. Cette théorie a l’avantage d’introduire de nombreuses variantes dans les stratégies
d’acculturation individuelle (Dasen, Ogay, 2000). Elle a aussi été élaborée à partir de données issues
d’entretiens et de documents personnels, ce qui correspond plus à notre orientation méthodologique,
alors que Berry et Bourhis travaillent plus à partir d’échelles d’attitudes. Sans développer ici la
théorie des SI, nous retiendrons que le modèle de Camilleri, élaboré principalement à partir de sujets
d’origine maghrébine, place l’individu en situation de dévalorisation et de déstructuration. Les
stratégies sont orientées vers le rétablissement de la valeur du soi (par des identités dépendantes ou
réactionnelles) ou vers le rétablissement d’une unité de sens ou cohérence (simple, complexe ou de
modération des conflits) entre la fonction ontologique et la fonction pragmatique. Pour développer
l’analyse des récits de vie dans le cadre de ces théories de l’acculturation et de l’empreinte éducative
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
33
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
par des images et des figures guidantes, nous avons choisi comme support la niche de
développement écoculturelle de Dasen (2003).
Macrosystème
Exosystème
Mésosystème
(processus)
Microsystème
Niche développementale
Processus
d’apprenTissage
Comportement
observable
(performance)
Caractéristiques inferrées
(compétence)
La niche de développement écoculturelle de Dasen
Pour Bruner (1991), étudier l’individu dans son contexte culturel, c’est comprendre comment
est constitué le monde auquel il doit s’adapter mais aussi appréhender les moyens qu’il utilise pour y
parvenir. La niche de développement ou niche d’apprentissage de Dasen (2003) a été forgée
initialement par Super et Harknes (1986). Pour Dasen, la niche de développement participe d’une
perspective constructiviste. Elle engendre une nécessaire collaboration entre la psychologie et
l’anthropologie culturelle pour interpréter les interactions entre facteurs externes et internes du
développement, en somme, une approche dynamique du développement de l’être humain et des
cultures en contact. Au niveau interne, nous parlerons d’un sujet individué, d’un Moi résultant d’une
histoire de vie et, au niveau externe, d’un sujet en contexte, contexte sur lequel ce dernier a peu de
prise.
Ce cadre théorique permet une analyse interactive des processus d’apprentissage et
d’acculturation dans le microsystème familial tout en ne négligeant pas la prise en compte des
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
34
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
influences émanant du macrosystème. Au centre, dans la niche de développement ou microsystème,
nous trouvons l’enfant quechua dans son environnement familial. C’est à ce niveau (de la zone
proximale) que les parents et les autres éducateurs mettent en œuvre des pratiques éducatives
spécifiques. Ces pratiques reposent sur des ethnothéories majoritairement implicites, mais
socialement et culturellement significatives pour ces derniers. La prise en compte des interactions
entre les paramètres internes et externes qui participent au processus de développement de l’enfant et
qui nous permettent de mettre à jour les rouages de l’éducation implicite sur la construction du sujet
anthropologique dans le cadre de la réussite scolaire et de l’acculturation.
La reconstruction de la trajectoire éducative
Pour Halbwachs (1994), les souvenirs sont des reconstructions à partir de notre identité
présente ; cependant, même si les émotions peuvent influencer nos pensées, ces dernières sont
modulées par des mécanismes généralement implicites et peu contrôlables. L’analyse des récits de
vie reflète bien ces émotions difficilement contrôlables. Quand les sujets évoquent leurs souvenirs,
leur histoire, on ressent, et ceci dans l’ensemble des témoignages, un profond mal-être, une
souffrance psychologique, particulièrement chez les sujets issus de familles pauvres. Cette
souffrance a différentes origines, principalement l’instabilité ou la recomposition familiale (décès,
séparation des parents, abandon ou rejet de l’enfant, division de la fratrie) mais aussi des
discriminations de tous ordres, sociales, économiques ou culturelles. Ces discriminations à l’encontre
des sujets ne se développent pas seulement dans le contact avec la culture scolaire ou citadine, mais
proviennent aussi de certains membres appartenant à la communauté d’origine, voire de la propre
famille du sujet. Ceci nous rend attentif au fait que réduire l’origine des discriminations au seul
groupe culturel alter évacue la discrimination endogène qui est le résultat, entre autres, de la
différence de classe sociale dans les communautés andines. Nous pensons ici plus spécifiquement au
fonctionnement implicite des systèmes culturels et des mouvements politiques qui agitent la société
traditionnelle faite de prestige formel (chef de la communauté), informel (familles influentes mais ne
détenant pas un pouvoir politique ostentatoire) et technique (guérisseur, maître d’ouvrage, leader
technique). La discrimination dans le groupe concerne surtout la fille par rapport au garçon qui est
perçu comme l’avenir de la famille (et de sa future famille en tant que père). Dans leurs contacts
avec la société citadine, l’aspect physique du sujet est ressenti comme un obstacle à l’intégration
dans la société citadine. La lutte des sujets contre la discrimination et les stéréotypes de la société
péruvienne à l’encontre des populations amérindiennes commence à l’école, se poursuit au collège et
dans la vie professionnelle, véritable barrière pour la réussite scolaire et l’intégration (au sens d’un
équilibre consensuel entre les cultures première et seconde). Elle peut aussi, dans certaines
conditions, représenter une indéniable motivation pour réussir envers et contre tout.
Pratiques éducatives et styles éducatifs des familles
Au travers des discours, nous avons accès aux attitudes éducatives des parents et des membres
de la famille, plus particulièrement à celles de la mère et du père. Suite à une précédente recherche
sur l’éducation familiale dans les Andes, nous avions mis en avant que la mère était le référent
principal de l’éducation des enfants. Cette situation s’explique d’une part par l’absence du père
durant la journée, et d’autre part par le pouvoir implicite dont la mère dispose sur ses enfants et qui
cherche à préserver ces derniers des travers du machisme andin comme la violence ou l’alcool. Nous
tenons à préciser à ce propos que si les violences familiales sur les enfants sont plutôt rares, par
contre, les violences entre parents sont fréquentes. Le soutien des parents aux tâches scolaires est
surtout moral et dans l’ensemble, leurs exigences de résultats ne semblent pas très strictes. Les
parents, eux-mêmes peu ou pas scolarisés, ne se sentent pas capables d’aider directement leurs
enfants dans la réalisation des tâches scolaires. On retrouve ce type de soutien implicite chez les
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
35
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
sujets issus de familles ouvrières qui étudient à l’École Polytechnique en Belgique (Pourtois &
Ravoisin, 2001). Dans le quotidien familial, certaines mères amérindiennes augmentent leur charge
de travail afin de laisser plus de temps aux enfants pour étudier. Le type de relation entre les parents
et école est généralement significatif de l’intérêt que portent les parents à l’école : en effet, chez ceux
qui nourrissent des ambitions scolaires pour leurs enfants, la mère et plus rarement le père
entretiennent avec l’école des contacts réguliers, mais souvent empreints d’un net sentiment
d’infériorité vis-à-vis des enseignants. Il n’est pas rare de voir non plus des parents vendre tout leur
capital (animaux) pour investir dans l’avenir d’un enfant prometteur. Ces sacrifices sont souvent
extrêmes et mettent parfois en péril les chances scolaires des autres enfants de la fratrie, voire la
survie de la famille. L’enfant qui fait l’objet de cet investissement est très conscient de l’enjeu et fera
tout pour réussir. L’échec n’est pas envisageable. Il faut réussir, c’est un devoir de réciprocité et ceci,
quel que soit le nombre d’années nécessaires à l’obtention du diplôme convoité.
Les trajectoires scolaires sont donc généralement longues et souvent interrompues, du moins
temporairement pour des raisons économiques, mais aussi à cause des nombreuses grèves
professorales et de la corruption qui règne dans le système scolaire. Pour les femmes, les trajectoires
scolaires sont souvent stoppées par le mariage ou la naissance d’un enfant. La femme s’en remettra
alors à son mari pour soutenir le foyer. La situation économique de ces dix dernières années a
pourtant changé cette donne et nombre de femmes reprennent des études pour pallier au chômage de
leur mari. Parfois, la lutte pour soutenir la scolarité des enfants oppose la mère au père ou le
contraire ; signalons également l’opposition de certains grands-parents qui désirent maintenir leur
domination sur les jeunes mariés démunis pour les maintenir sous leur dépendance et à leur service.
Certaines unions sont encore de nos jours le résultat d’arrangements entre familles, et la femme ou
plutôt la fille est unie de force à un homme. Ces pratiques concernent surtout les familles les plus
pauvres et au statut social peu éminent dans la communauté quechua. Les frères et sœurs ne semblent
pas s’entraider directement sur le plan des tâches scolaires, ou du moins les sujets ne l’expriment pas
ainsi. Le soutien au sein de la fratrie est d’un autre ordre. En effet, l’aîné qui part à la ville servira
d’exemple et surtout de relais aux autres membres de la fratrie. On constate ainsi des lignées
familiales scolairement et socialement ascendantes et par ailleurs relativement homogènes dans
certains domaines professionnelles : enseignement, médical, agricole, etc.
La famille, le sujet individué et les figures guidantes
Ce qui caractérise tous les sujets de notre panel, c’est leur goût pour les études ou du moins pour
certaines matières, souvent les lettres, rarement les mathématiques. Le concept de réussite scolaire en
contexte amérindien est pourtant très éloigné de la vision occidentale de l’excellence scolaire. En
effet, comme nous l’avons déjà dit précédemment, on ne constate que peu de parcours rectilignes.
Les redoublements sont fréquents et leurs causes variées. On trouve, par ordre de fréquence dans
notre panel : les changements familiaux (décès, séparation des parents, placement des enfants dans la
famille élargie), le désintérêt des parents pour l’orientation scolaire, la pauvreté des familles, mais
aussi le désintérêt (temporaire) des sujets pour les études ou une maladie grave. L’estime de soi est
plutôt positive chez les hommes et plutôt négative chez les femmes, malgré leur réussite. Mais ils ont
en commun leur extrême combativité face à l’adversité. Si certains sujets expriment leur sentiment
de se sacrifier ou d’être sacrifiés pour ou par leur famille. D’autres, surtout les hommes, considèrent
leur réussite comme étant une réussite personnelle par rapport à leur milieu familial et ethnique.
Chez les sujets, le discours des mères est généralement centré sur la nécessité de sortir de la misère et
de la souffrance qu’engendre le mode de vie rustique et communautaire, des contraintes du travail de
la terre et de l’élevage. Pour les familles pauvres de faible statut social, le mode de vie
communautaire est souvent ressenti comme une oppression sociale où l’ascension sociale est
improbable. La ville semble représenter aux yeux de ces familles un espace de possibles qui
contraste avec la vie communautaire. Cette vision contraignante de la vie communautaire n’est pas
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
36
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
ressentie par les sujets de familles de statut élevé qui regrettent le mode de vie de leur enfance, mais
qui en même temps n’envisagent à aucun moment de vivre de nouveau dans les mêmes conditions.
On repère aisément les images guidantes dans les récits. Ce sont des situations à forte teneur
affective, elles impliquent surtout les mères, plus rarement les pères, et parfois d’autres figures
éducatives comme des enseignants ou des voisins. On constate presque toujours une ou plusieurs
figures guidantes hiérarchisées dans l’intensité de leur apport implicite mais systématiquement
situées dans le milieu familial proche et dans la prime enfance du sujet. Il faut aussi préciser que
nombre de sujets ont été confiés à d’autres parents (oncle, tante) et ont ainsi eu des relations
irrégulières avec leurs parents naturels. Nous remarquons aussi que si les figures guidantes servent
indéniablement de pilier à la motivation des sujets pour réussir l’école, l’action quotidienne
d’éducation est difficilement perceptible au travers des récits de vie qui, forcement, sont sélectifs
dans le choix des événements. Les figures éducatives n’expliquent pourtant pas à elles seules la
réussite scolaire ou le style d’intégration des sujets. La personnalité du sujet mais aussi les contextes
sont à prendre en compte. Whiting (1997) met ainsi en avant l’influence des contextes naturels et
historiques sur l’imprégnation de l’enfant par des pratiques éducatives durables.
Entre macro et microsystème
L’enfant n’est donc pas le seul à réussir, il est un acteur certes, mais aussi un agi. L’influence
éducative implicite des figures guidantes, les circonstances émanant du contexte de vie et plus
largement de l’histoire sociale se conjuguant nécessairement dans le processus de développement.
Ainsi, le cas de Rosa, 30 ans, professeure des écoles, abandonnée en bas âge par le père et élevée par
la mère qui décédera très jeune, est révélateur. À la mort de sa mère, Rosa sera recueillie par la sœur
du père et fréquentera l’école dans des conditions de pauvreté extrême (pieds nus, sous-alimentée).
Dans les années 90, elle profitera de la carence d’enseignants en milieu rural et d’une loi particulière
qui permettait à des Amérindiens de devenir professeurs avec pour seul bagage un cursus d’école
primaire complet. Actuellement en poste, elle reste profondément marquée par son enfance, le
machisme dont a été victime sa mère et l’oppression des grands-parents. Elle a pourtant réalisé le
projet de sa mère, sa figure guidante, dont elle garde un souvenir grave et affectueux, teinté de
fatalisme. Même en situation d’apparente réussite sociale, elle se sent toujours dévalorisée d’un point
de vue ethnique et sexuel. Si une majorité des sujets issus de familles pauvres ont su profiter des
circonstances, des opportunités favorables du moment historique, social et politique, nous ne voulons
pas dire par là que ces circonstances ont été les seules déterminantes, mais que les sujets ont su
développer une compétence certaine pour utiliser les moindres failles du système pour se placer.
Comme on le voit, il est difficile de considérer les seules qualités intrinsèques de l’individu
comme facteur indéfectible de la réussite scolaire en contexte de grande pauvreté et de
discrimination culturelle. C’était pourtant l’avis majoritaire des enseignants interrogés lors d’une
précédente recherche (Beaud, 2001). Acquérir un diplôme n’est pas tout, le contexte offre des
possibles, ouvre les portes ou les ferme (plus rapidement encore quand on est Amérindien). De plus,
actuellement, le diplôme ne constitue plus comme dans les années 70 à 90 une garantie d’emploi
pour les plus jeunes : nombre d’Amérindiens brillants et diplômés se retrouvent sans travail et
exercent de petits emplois mal payés. La relation à l’identité première des sujets reste difficile en
public, en ville devant les Blancs et les Métis, l’identité quechua est souvent niée. En privé par
contre, elle reste forte et souvent revendiquée, mais ressentie comme une cause perdue. La majorité
des sujets expriment là une souffrance de l’identité amérindienne face à la discrimination de la
société citadine. Le terrorisme qui a sévi dans les années 90 a aussi profondément marqué la vie
communautaire, et même si les parents ne perçoivent plus actuellement l’école comme la seule porte
de sortie de la misère, elle reste malgré tout une chance d’accéder à un mode de vie moins rude en
l’absence de fonds pour investir dans un commerce quelconque par exemple. Le projet de réussir à
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
l’école n’est pas nécessairement né du milieu familial, mais appartient parfois en propre à l’enfant.
Dans ce cas, l’enfant élabore lui-même son projet de réussite en s’appuyant sur des figures
éducatives qui ne sont pas les parents (voisins, enseignants). Du point de vue des stratégies
identitaires, tous les sujets de notre panel sont caractérisés par une identité plutôt consensuelle. Ils
adoptent en majorité l’assimilation culturelle comme stratégie d’intégration principale ou
ostentatoire, un seul sujet qui vit encore en milieu rural se considère comme intégré aux deux
mondes. Reprenant la classification de Bourhis, nous pouvons globalement qualifier les sujets
comme plutôt individualistes, tout en remarquant que les figures guidantes ont une vision plutôt
positive de la culture alter.
Le modèle écoculturel
Conformément à l’appel à la collaboration entre la psychologie et l’anthropologie culturelle de
Dasen et Ogay, nous avons tenté d’analyser les interactions entre facteurs externes et internes du
développement des sujets. Nous distinguons pour les facteurs externes les relations du sujet au
monde dans la communication interculturelle (perception et émission), et pour les facteurs internes
les motivations du sujet portées par les implicites et les explicites éducatifs et jalonnées par les
figures guidantes sous forme d’images récurrentes. Pour nous, le modèle écoculturel s’inscrit
clairement dans une approche dynamique des cultures en contact. Ce cadre théorique ouvre en effet
la porte à une analyse systémique des conditions de construction des figures du sujet dans la relation
réflexive qu’entretient le sujet avec les groupes sociaux et culturels, dans des contextes historiques,
politiques et écologiques précis. Il permet d’étudier le développement de l’individu à l’intérieur d’un
réseau d’interactions entre le sujet et le milieu (Drevillon, 1996). Nous dépassons ainsi largement
l’objection de Lévi-Strauss qui disait à propos des récits de vie « qu’ils font plus revivre qu’ils
n’apprennent », et « l’illusion biographique » contre laquelle Bourdieu nous avait mis en garde.
La niche écoculturelle est aussi un cadre général qui accepte d’autres apports théoriques. La
prise en compte des interactions entre le macrosystème et le microsystème et leur impact sur le sujet
en construction nous permet dans une certaine mesure de voir au-delà de ce que le sujet perçoit de sa
propre éducation, et de replacer ce dernier au sein d’une histoire collective. L’approche écoculturelle
est généralement utilisée de manière partielle car la complexité de l’analyse multifacteurs suggère de
la part des chercheurs de maîtriser simultanément plusieurs domaines et branches scientifiques. Nous
retiendrons tout de même la difficulté de déterminer avec précision la durée et la profondeur des
alliances éducatives entre l’enfant et les figures guidantes, et cela surtout quand ces figures ne font
pas partie de la vie familiale au quotidien. Les influences du contexte sur le développement des
sujets sont diffuses dans les récits ; bien souvent, rien n’indique que tel ou tel événement ait eu un
impact déterminant sur l’enfant à un moment donné, et il faut effectuer un travail parallèle pour
retracer l’histoire sociale, politique et économique.
En conclusion
Si le modèle écoculturel est un outil particulièrement intéressant pour l’analyse du
développement des personnes, l’utilisation extensive des différentes possibilités d’analyse offertes
par ce cadre théorique nous fait dire qu’il est plutôt destiné à une analyse qualitative fine de quelques
trajectoires de vie. L’analyse quantitative peut aussi mettre à profit ce cadre, pour autant qu’elle
choisisse un axe de travail développant certains éléments du cadre. Nous dirons en conclusion
temporaire, avant l’examen complet des données d’une recherche en cours, que le sujet
anthropologique est un construit social et historique, que son développement ne se réalise pas en
dehors d’un milieu humain spécifique, de contextes variés solitaires ou partagés, et d’une époque.
Les images guidantes issues du quotidien mettent en scène des figures guidantes ; ces images
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
38
Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle
Philippe BEAUD
constituent un ensemble de schèmes (Schutz, 1954) ou un ensemble d’habitudes (Kauffman, 2000).
Tels des piliers, ces images influencent implicitement nos réactions au monde. La perception
anthropologique du soi au travers des récits de vie se construit fondamentalement dans le rapport aux
autres, elle est constituante de l’identité de chacun. L’importance des mondes vécus de l’enfant va
ainsi de pair avec l’assimilation des « codes » et « schémas de typification », un univers symbolique,
culturel et subjectif issu du microsystème familial (Berger & Luckmann, 1986). Ces mondes vécus
nous rappellent aussi que l’individu n’est ni autonome, ni isolé dans la société, et qu’il se construit
grâce au croisement de procédures d’extériorisation et d’intériorisation (Pourtois & Desmet, 2003).
La réussite scolaire et les modes d’acculturation sont tributaires de parcours éducatifs qui, à notre
sens, ne peuvent être analysés et interprétés sans que l’on prenne en compte les influences implicites
et les circonstances de vie pouvant expliquer le déclenchement d’une transformation (Dominicé,
1990), et ceci, dans le cadre des possibles offerts par l’histoire de la vie de chaque sujet.
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Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
40
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
FIGURATION ET DEFIGURATION DES JEUNES SCOLAIRES
DES BANLIEUES TELEVISEES
MOHAMMED DARMAME, ALAIN VULBEAU
SCIENCES DE L’EDUCATION
Nous avons considéré le terme « figures du sujet » de façon très littérale. Nous avons pris en
compte le terme « figure » en nous intéressant à la « tête » que faisaient certains acteurs sociaux ou
plutôt à la tête qu’on leur faisait, au travers de mises en scène et de figurations. Quant au « sujet »,
nous allons nous intéresser à une catégorie de population qui est pratiquement indéfinissable et
invisible si l’on applique des critères « républicains », mais en revanche, bien ciblée et hypervisible
si l’on regarde le moindre film consacré à la violence en banlieue. Notre propos va donc concerner
les représentations des « jeunes des banlieues » tels que nous les montrent les reportages d’actualités
télévisées, en particulier dans le cadre de la thématique de « la violence à l’école ».
Cet article prolonge des recherches déjà initiées par chacun des co-auteurs ; il se situe dans le
cadre des travaux du secteur « Crise, École, Terrains sensibles » du CREF dont une part importante
des recherches, notamment sous la direction de Jacques Pain, concerne les violences à l’école et leurs
réponses institutionnelles. D’une façon plus générale, ce travail concerne des thèmes relevant des
champs suivants : la socialisation des jeunes (en ville et à l’école), la violence en ville et en milieu
scolaire et ses réponses, les représentations des jeunes dans l’action publique, l’imagerie des
banlieues et l’hétérogénéité des situations, la télévision et ses images d’actualités (de la production à
la réception). Il n’est pas possible de développer dans ce cadre les références théoriques et les
terrains concernés, et nous renvoyons à la bibliographie de fin de texte.
Enfin, notre démarche propose un regard sur la télévision qui se veut critique, mais attentif,
ciblé mais non réducteur ; bref, il s’agit d’un travail de chercheurs qui ne contient pas de dimension
normative, car, pour reprendre un terme de Everett Hugues, nous ne sommes pas des « entrepreneurs
de morale ». Loin de nous l’idée que regarder la télévision, « c’est mal parce qu’elle nous
manipule » ; bien au contraire, notre recherche souhaite contribuer à la formation d’un regard et à
mettre en débat quelques questions vives que les intervenants du monde éducatif n’ignorent pas ou
ne pourront pas ignorer très longtemps.
Figuration et défiguration : définitions
Nous employons le terme de « figuration » pour décrire un processus de mise en scène
individuel et social. La figuration, selon le terme de Goffman, c’est tout ce qu’entreprend une
personne pour ne pas perdre la face et ne pas la faire perdre aux autres (Goffman, 1974). Dans le
langage courant, le terme « figuration », c’est aussi une façon de parler du travail des figurants,
personnages sans grande importance dans un film et surtout, sans autonomie puisque leur
comportement est entièrement guidé par le metteur en scène.
La mise en regard de ces deux sens peut apparaître incohérente puisque nous faisons référence à
des définitions donnant une part soit déterminante, soit nulle à l’autonomie de l’acteur. En fait, ce qui
nous intéresse, ce sont les ajustements auxquels se livrent les acteurs et la part de compromis et de
négociation que permet d’envisager le terme de figuration. Nous pensons que les jeunes filmés à la
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
41
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
télévision peuvent faire plus ou moins « bonne figure » au moment de la prise de vue, mais qu’ils ne
peuvent rien sur les opérations ultérieures de postproduction ni sur les conditions de passage sur
l’écran.
Le processus principal de figuration concerne le masquage des visages dans les émissions
d’actualités télévisées, en particulier les visages de jeunes filmés dans des établissements scolaires.
Ce masquage est la conséquence de l’application d’un principe déontologique et/ou légal qui permet
soit ne pas exposer des témoins à des représailles, soit d’anonymiser les mineurs délinquants. Ce
procédé est systématiquement employé dans la problématique qui nous concerne et, plutôt que de le
laisser dans la catégorie des phénomènes techniques sans importance, nous souhaitons l’interroger en
décrivant ses diverses formes et en questionnant ses usages sociaux.
Une construction théorique est nécessaire afin de ne pas rester au stade de la polémique ou du
mouvement d’humeur. C’est pourquoi afin de compléter notre proposition, nous questionnons aussi
la réversibilité du processus en nous intéressant aussi à la défiguration qui serait tout ce qu’une
personne entreprend pour faire perdre la face aux autres, ou pour elle-même perdre la face. Ici, nous
nous intéresserons à des procédés qui concernent un ou plusieurs individus typiques de groupes plus
ou moins emblématiques que l’on appelle « les jeunes des cités » ou « les jeunes des banlieues ».
Ainsi, les processus de figuration et de défiguration prendront des dimensions collectives, voire de
masse.
Nous introduisons le concept de « banlieues télévisées » pour rendre compte d’un contexte
paradoxal d’altérité sociale. Bon nombres des situations de violences survenant dans les
« banlieues » ne sont connus par la majorité de la population que grâce à la télévision. Cette donnée
technique suppose, en simultané, la mise à distance du réel et la proximité des images. Ainsi, les
reportages donnent aux images sur la banlieue à la fois une grande vraisemblance, et à la fois un
exotisme total pour ceux qui n’iront jamais « là-bas ».
Ainsi, à l’aide des concepts de figuration et de défiguration, nous allons pouvoir faire quelques
constats sur des « points de vue » que la télévision donne sur des populations. À partir de l’étude de
quelques reportages, nous allons donc rendre compte de la mise en images de situations, engageant
des dimensions fondamentales des relations sociales comme l’autonomie, le respect, la violence et la
destruction.
La figuration accomplie
La figuration des jeunes existe et il ne faut pas penser que la télévision ne ferait que de la
défiguration. Ce processus apparaît quand les jeunes ne sont pas masqués et présentés à l’égal
d’autres acteurs, générationnels et/ou institutionnels.
La figuration de l’équipe de tournage
Le processus peut concerner les auteurs mêmes du reportage qui vont apparaître à l’image et
enfreindre la règle de la non-réciprocité presque toujours en vigueur. Ainsi, la présentation des deux
équipes de tournage de John-Paul Lepers est un fait relativement rare de figuration des auteurs du
reportage.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
42
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Image 1 : équipe J.-P. Lepers
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
Image 2 : équipe J.-P. Lepers
Nous estimons que l’exemple ci-dessus constitue le niveau ultime de la figuration. La
production d’un reportage est le fruit d’une interaction. Or, les procédés utilisés depuis longtemps
par les professionnels accréditent l’idée d’une objectivation du traitement liée à la mécanisation du
procédé. L’absence du cadreur, du journaliste et parfois, quand il existe du preneur de son, supprime
du cadre de l’interaction, le hasard des rencontres et son corollaire de subjectivité où les
protagonistes sont sur un pied d’égalité. L’énonciateur principal (le journaliste) disparaît
physiquement mais n’en reste pas moins maître de la mise en scène (cadrage, montage, post
production, placement dans le « conducteur » c’est-à-dire dans le déroulement du journal ou de
l’émission). Ces procédés ne sont aucunement mécaniques : ils obéissent aux logiques du discours,
c’est-à-dire d’un parti pris.
L’exemple de J.-P. Lepers est à contre-courant. Ici, le reportage intitulé « Jusqu’ici tout va
bien », produit par CAPA et diffusé par Canal Plus dans la cadre de l’émission « 90 minutes »,
débute par une présentation du dispositif mis en place. Le reportage est bien une œuvre collective.
Les deux équipes de tournage se filment mutuellement, s’appliquant ainsi la méthode d’investigation
d’abord à elles-mêmes.
Ce sont donc des visages qui sont derrière les caméras. Des hommes, entre 30 et 40 ans, équipés
de matériel léger. L’un des témoins clés du reportage est filmé avec l’équipe. Ce témoin, Momo,
présenté par J.-P. Lepers comme un ami, est une ancienne « tête dure » du quartier précédemment
condamné à cinq ans de prison pour un braquage. J.-P. Lepers assume d’emblée une posture
militante et subjective dans le reportage qu’il consacre à ce quartier des Mureaux. Cette posture est
unique à notre connaissance dans le paysage télévisuel, tout au moins dans les différents reportages
consacrés à la banlieue depuis 2000.
Dans un entretien à l’Humanité, J.-P. Lepers réaffirme que « l’objectivité n’existe pas. Il n’y a
que des vérités multiples et variées. En ce sens, je revendique une subjectivité, mais aussi une
honnêteté dans mon travail d’investigation. Nous sommes des militants de la démocratie. Je ressens
un besoin d’agiter des idées, de voir des gens qui s’engagent et qui discutent. Jusqu’ici tout va bien
est une émission politique et sociale » 1.
1
L’Humanité du 9 juin 2003.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
43
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
La figuration de Oumar et les indicateurs de cadrage et
d’agencement
Comment J.-P. Lepers traite-t-il les témoins dans
son reportage ? Il commence par la visite d’un collège
Jean Vilar aux Mureaux. On ne verra pas les clichés
usuels : portail qui se ferme, grilles, cour filmée en
contre-plongée prise à partir d’un « mirador ». Ce collège
de banlieue est filmé comme les autres établissements de
France quand on y parle de programmes ou d’examen (le
bac par exemple).
image 3 : JP Lepers et Oumar Soumar
la figuration accomplie (C+)
C’est le jour de la rentrée à Jean Vilar. La scène se déroule dans le couloir. Un élève pressé
passe, regarde la caméra et dit : « bienvenue à la prison Jean Vilar ». J.-P. Lepers, l’interpelle :
« pourquoi une prison ? “. Mais l’élève se presse pour aller en cours. Il ne peut entrer en classe,
renvoyé pour retard. L’élève revient et se confie au journaliste : « vous voyez monsieur on me laisse
pas entrer ». J.-P. Lepers, assumant son rôle d’adulte militant, lui répond : « tu es en retard ».
L’élève explique dans la scène ci-dessus qu’ils ont mis de la graisse sur les murs pour les
empêcher de sortir. Le cadreur met la caméra au niveau de l’élève qui est identifié. Il s’agit de
Oumar Soumare, élève de troisième. La figuration est ici totale. L’élève n’est pas utilisé comme
simple sujet interchangeable, mais comme une personne bien distincte, reconnaissable par sa civilité
et son métier. Le traitement réservé au jeune Oumar n’est en rien différent de celle réservée à un
adulte ou un responsable politique.
J.-P. Lepers est dans le cadre, regardant Oumar, lui tendant le micro. Ce dernier est filmé seul et
non pas en groupe (ce qui évoquerait la meute), en plan américain (et non en gros plan sur le visage
ou sur les chaussures de marque), la perspective derrière lui est ouverte et lumineuse, le cadre est
agréable est rassurant.
Les procédés de défiguration
À l’opposé, on trouve les pratiques des journalistes reporters d’image 2. Ces derniers utilisent
des modes de défigurations multiples quand ils montrent les jeunes. Le premier niveau est celui de la
disparition de la civilité. Pas de noms, rarement des prénoms sauf dans les cas des victimes
notamment de pédophilie, de violences sexuelles ou de rédemption (racketteur qui témoigne et
s’amende). Sur le plan du traitement de l’image, on peut repérer plusieurs procédés de masquage.
Modalités et inventaires
2
JRI : journaliste spécialisé dans la prise de vues d’images animées, apte à recueillir, à apprécier et à exploiter des éléments
d’information audiovisuelle. Il doit unir aux capacités techniques de l’opérateur de prises de vues les qualités d’initiative et
de jugement du journaliste reporter. Il est responsable de la qualité technique de la prise de vues et coresponsable avec le
rédacteur reporter du contenu informatif des images du sujet prêt à diffuser
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
44
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
On peut repérer deux grandes modalités de masquage qui peuvent être effectuées au montage ou
au tournage. Le masquage au montage est le plus facile techniquement, car il n’exige pas une
intervention en postproduction. Quand il s’agit de reportages « chauds» (hot news) tournés le jour de
leur diffusion, les journalistes n’ont pas de temps à consacrer au traitement numérique de l’image.
Image 4 : le jeu du foulard, protection par
synecdoque (M6)
Image 5 : violence au collège J. Zay à Bondy,
protection par déni (TF1)
Image 6 : une victime d’un pédophile,
protection par synecdoque (TF1)
Image 7 : des victimes d’un pédophile,
protection par contre plongée et contre-jour
(TF1)
Image 8 : des victimes d’un pédophile témoignent,
protection par le média (TF1)
Ce premier procédé est utilisé au moment du tournage. Il indique que l’équipe de tournage et
notamment le JRI s’est interrogé pendant la préparation du reportage sur les modalités pratiques de
protection des témoins face aux conséquences d’une exposition médiatique. Lors de l’entretien ou
pour les plans de coupe, ces images permettent de monter le commentaire du journaliste ou réduire la
durée d’un entretien par juxtaposition de deux passages.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
La défiguration par l’image implicite
C’est la marque de la chaussure qui construit l’identité du jeune. Ici, nous voyons trois jeunes
qui sont des collégiens. Dans d’autres passages, on les montre avec leurs cartables sur le dos.
Image nº 9 : la marque comme identifiant des
jeunes (TF1)
Mais l’information que retient le journaliste est la
présence des marques chez une population scolaire
caractérisée par sa grande pauvreté, le reportage étant
consacré au collège Jean Zay à Bondy où, d’après le
journaliste, « les parents sont semble-t-il très peu
préoccupés » par ce qui se passe dans ce collège. L’usage de
cette image conduit vers le couplage entre les thèmes de la
pauvreté et deux stéréotypes du discours médiatique
consacré à la banlieue : l’enfant-roi et la « démission » des
parents
et/ou
l’existence
de
circuits
illicites
d’enrichissement. À l’opposition tête/pied correspond celle
de l’autorité/démission et du licite/illicite.
Défiguration à la postproduction
Au cours de la réunion du matin, le rédacteur en chef, le présentateur et les différents
journalistes se répartissent les sujets. Le script, seul maître du temps, répartit les secondes entre les
journalistes. Tout est calculé à la seconde près. Cela nécessite comme nous l’avons signalé un
contrôle du temps. La plupart des reportages ont une durée moyenne d’une minute trente secondes.
Présentateur et reporters passent donc leur temps à se chronométrer. Une seconde, c’est un mot. Et
dans un journal télévisé, chaque mot compte. Ainsi, la plupart des reportages factuels tournés le jour
même sont montés vers 16 ou 17 heures pour l’édition du 20 heures, ce qui laisse peu de temps au
traitement numérisé.
Celui-ci se fait donc hors événement chaud. Il constitue ainsi un choix délibéré parfois
idéologique, obéissant à une triple préoccupation. Il y a d’abord le respect de la loi dans le cadre de
la présomption d’innocence. Interdit, donc, de montrer à l’écran des justiciables aux prises avec la
loi. Les forces de l’ordre qui les escortent jouent d’ailleurs ce rôle en les protégeant des journalistes,
en cachant leur tête sous les vestes. La pratique est également utilisée pour les prisonniers de droit
commun. Ensuite, est également pris en compte le respect de la convention de Genève à propos des
soldats faits prisonniers. Enfin, il y a le souci de protéger des victimes au comportement citoyen qui
acceptent de témoigner mais pour lesquels le journaliste n’a pas eu le temps de recourir aux procéder
de protection directe au tournage. C’est également pour protéger des membres des forces de l’ordre,
filmés dans des opérations « coup de poing » : descente chez un trafiquant, démantèlement de
filières... Ces opérations sont de plus en plus fréquentes à la télévision, se présentant comme une
forme de docu-réalité, mais qui n’est en fait qu’un publireportage où le reporter est « embarqué» par
l’institution. On se souvient du terme « embedded» que les Américains ont employé pour désigner la
mise en place, pendant la guerre du Golf, du contrôle de l’information.
Le disque et l’auréole
L’usage de cette forme de défiguration appliquée aux jeunes se décline sous les formes du
disque ou de l’auréole, utilisées par toutes les chaînes. Il figure une sorte de voile qui entoure le
visage. C’est une intervention qui dilue les traits caractéristiques du visage. Dans le cas que nous
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
46
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
présentons ci-dessous, il s’agit d’un extrait de l’émission Envoyé Spécial consacrée au racket. Cet
extrait a été présenté dans le journal télévisé de France 2 le même jour.
Image nº 10 : Farida la raquetteuse,
floutage du visage et défiguration par
l’origine ethnique (FR2)
Si le visage est « flouté », la présence sur l’écran du
nom de celle qui se présente volontiers comme
raquetteuse reconstruit le discours. Le prénom renvoie
au stéréotype de la nouvelle fille maghrébine « chef de
bande » dans la cité. Le fait d’avoir sélectionné cet
extrait-là plutôt que d’autres, alors que le reportage dure
vingt-six minutes, et de le présenter dans le journal
télévisé de 20 heures, n’est pas dénué d’arrières pensées.
La délinquance dans les cités n’épargne même plus les
filles qui étaient jusque-là un argument utilisé par les
journalistes pour montrer que l’intégration était possible.
La pixellisation ou le mosaïcage
Le procédé, beaucoup moins utilisé que le floutage,
consiste à délimiter le pourtour de la face, et décaler les pixels
du visage.
Image nº 11 : le jeu du foulard,
témoignage (M6)
Le gommage
Image nº 12 : le gommage reconstruit un sens
idéologique (TF1)
Le procédé du gommage est rare. Nous l’avons
trouvé dans un reportage de TF1 consacré à une grève
causée par de la violence dans un collège de Bondy en
Seine-Saint-Denis. Les jeunes montrés ici sont filmés de
loin. Le plan à lui seul n’est pas sursignifiant. Il le
devient quand, d’une part, il succède à un autre montrant
une voiture de police, et que, d’autre part, une
intervention technique le transforme. Le procédé utilisé
ici n’est pas le floutage mais le gommage. Certains
visages sont totalement effacés. Le procédé s’apparente
plus à une éponge qu’on passe à plusieurs reprises de
haut en bas sur la partie supérieure de l’image.
Pour quelles raisons le journaliste et le reporter ont-ils choisi de « masquer » leurs visages ? Les
jeunes montrés dans ce plan ne sont pas interrogés. La présence n’ajoute rien au contenu du
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
47
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
reportage puisque la grève a été déclarée pour des motifs de violences internes et non pas pour des
intrusions par exemple.
L’usage du gommage obéit ainsi à une lecture idéologique. L’image du groupe, composé de
plusieurs jeunes adossés à un poteau d’autobus, construit le sens recherché par le journaliste.
L’image illustre la thématique de la jeunesse dangereuse (une bande qui évoque inévitablement les
termes dealers, racket…). La mise en scène de l’attroupement n’est pas sans rappeler ici l’émergence
de la notion d’incivilité et la stigmatisation des groupements des jeunes dans les halls des
immeubles.
Exemples de défiguration
Les journalistes et les reporters ne sont pas les seuls à utiliser des procédés de défiguration. Les
acteurs peuvent s’en servir dans leur propre mise en scène. Ce processus est illustré par deux
exemples tirés d’un reportage diffusé par M6 dans le cadre de l’émission Zone Interdite consacrée au
lycée Romain Rolland de Goussainville.
L’auto défiguration
Le reportage présenté dans un numéro de l’émission Zone Interdite diffusée sur M6 est consacré
au lycée Romain Rolland à Goussainville. Le tournage a duré plusieurs semaines pendant lesquelles
la réalité du lycée a été appréhendée. Les responsables de l’établissement, ayant joué la transparence,
reconnaissent que le reportage est de qualité. Ce dernier montre sans complaisances comment le
lycée est exposé aux intrusions répétées d’éléments extérieurs, souvent suivies d’agressions visant
autant le personnel que les élèves dont certains sont originaires des villes proches de Garges ou de
Gonesse.
Le lycée étant équipé de caméras, les intrus se
cachent le visage afin de ne pas être identifiés. L’image
montrée ci-dessus est extraite d’une scène d’intrusion sous
le regard défait et les paroles désabusées du Conseiller
principal d’éducation. Les intrus ayant aperçu l’équipe de
tournage reviennent vers les journalistes, leur demandent
les raisons du tournage et leur enjoint de cesser de filmer.
Par la suite, ils les invectivent.
Image nº 13 : les intrus à R. Rolland
Goussainville, Zone Interdite (M6)
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
La défiguration n’est pas ici le résultat d’un procédé
journalistique mais d’une attitude mise en place par des
acteurs qui ne veulent pas être reconnus par l’institution.
C’est une auto défiguration. Chez la personne à gauche de
l’image, la posture rappelle celle que les forces de l’ordre
adoptent pour protéger les personnes mises en examen au
cours de leur transfert au bureau du juge d’instruction ou
au tribunal.
48
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
La défiguration en cascade
Le même groupe d’intrus que nous avons vu dans
l’image précédente est de nouveau présent dans
l’établissement. Cette fois, ils agressent le caméraman. On
aperçoit l’un des membres du groupe avec l’index
(symbolique de l’arme ?) alors que le second vient de
donner un coup à la caméra. Celle-ci vacille sur son axe.
L’image, filmée presque en caméra subjective, transfère
l’agression au-delà de l’écran. C’est la vision qui est
défigurée, la rétine du téléspectateur qui est touchée, phase
ultime de la violence puisqu’il n’y a plus d’écran.
image nº 14 : coup de poing sur la caméra
(M6)
La défiguration symbolique collective
Image nº 15 : collège André Chénier. La
défiguration collective : un acte, mais pas de
sujet (FR3)
Ce procédé se concrétise par l’exposition de l’acte
sans faire référence à son auteur. Il s’agit ici d’un extrait
d’une émission consacrée par la rédaction nationale de
France 3, au quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie.
Comme pour le reportage des Mureaux diffusé sur Canal
plus, celui de France 3 débute par une visite du collège
André Chénier, avec les premières images consacrées à la
grille d’entrée. Suit le constat de l’agent d’accueil sur
l’absence, le jour du tournage, de six professeurs, de la
documentaliste et d’un emploi-jeune, tous absents parce
que le collège est très dur. On suit le Principal qui est
appelé d’urgence. En sa compagnie, le journaliste et le
téléspectateur découvrent ce spectacle d’urinoirs saccagés.
Le principal rappelle qu’il s’agit de la troisième
dégradation depuis la rentrée.
Qui ? Pourquoi ? Ces deux questions, si elles ont été posées au Principal ou aux élèves, n’ont
pas été retenues dans le montage final. Ce qui est montré, c’est la destruction volontaire et répétitive
d’un lieu que seuls les élèves fréquentent. L’absence de référence à l’auteur ou aux auteurs supposés
reporte la responsabilité sur l’ensemble des élèves du collège. Le lieu choisi n’est pas neutre. Il s’agit
des toilettes, renvoyant à l’hygiène et à la scatologie.
Ces images montrent le niveau de « civilité » de ces élèves. L’absence de contextualisation,
l’insistance sur la récurrence des faits, l’absence de paroles des élèves étendent à l’ensemble des
jeunes de la cité la caractéristique d’un instinct de destruction qui n’épargne même pas les lieux
indispensables aux jeunes eux-mêmes.
Conclusion
En conclusion, plutôt que de formaliser des résultats systématiques qui restent à produire, nous
souhaitons plutôt rappeler les pistes que ce travail a souhaité ouvrir. Tout d’abord, même sur un sujet
aussi ciblé que celui de la violence des jeunes en milieu scolaire, le message de la télévision n’est pas
homogène et n’est pas seulement centré sur la défiguration. D’autre part, les procédés de figuration
et de défiguration sont multiples, ne produisent pas tous les mêmes effets et n’autorisent pas tous les
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
49
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
mêmes usages, selon qu’ils sont produits au tournage ou au montage. Les jeunes acteurs disposent
d’une marge de manœuvre pour faire face et l’idée d’un monopole de sens que seule la télévision
posséderait n’est pas avérée. Cependant, l’étude des situations et des figures de cet article renvoie à
des questions lancinantes :
— Peut-on être un sujet dans ce type d’images et quelles sont les conséquences subjectives et
sociales du floutage (être soi ou l’ombre de soi-même) ?
— Quelles sont les conditions de possibilité de la maîtrise de soi (ou de la mise en image de la
maîtrise de soi) pour chaque partie concernée ?
— Quelles sont les figurations des institutions concernées : école, police, justice, chaîne
télévisée ?
— Quels usages l’école en général et les écoles concernées font-elles des images dans leurs
stratégies de lutte contre les violences ?
Autant de pistes pour des recherches ultérieures dont nous aurons tenté de montrer ici la bande
annonce.
Bibliographie sélective
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du Département Recherche Étude Développement, du Centre National de Formation et d’Études, de
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Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
50
Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées
Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU
Crédits images
— Images n°1, 2 et 3 : « Les Mureaux : jusqu’ici tout va bien », émission 90 minutes, Canal Plus,
journaliste J.-P. Lepers.
— Image n° 4 : « Le jeu du foulard », 6 minutes, M6, 19 octobre 2000.
— Image n° 5 : 20 heures, TF1, 20 janvier 2000, L. Hauben et P. Leroux.
— Images n° 6, 7 et 8 : 20 heures, TF1, 14 février 2001, suite de l’arrestation de l’instituteur de
Cormeilles dans l’Eure, journalistes F. Shaal et D. Jassin.
— Image n° 9 : 20 heures, TF1, 20 janvier 2000, L. Hauben et P. Leroux.
— Image n° 11 : « Le jeu du foulard », M6, 6 minutes, 19 octobre 2000.
— Image n° : 13 : extrait d’Envoyé Spécial, France 2, 20 heures, 11 janvier 2001.
— Images n° 13 et 14 : les intrus à R. Rolland Goussainville, M6, Zone Interdite.
— Image n° 15 : « Ma société est violente », France 3 nationale, 2 mars 2001.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
STEREOTYPE, CONCEPT DE SOI
ET PERFORMANCE A UNE TACHE
CLEMENTINE BRY
PSYCHOLOGIE SOCIALE
Si l’on demande à un individu de se définir, il peut selon le contexte présenter de nombreuses
facettes de lui-même. Par exemple, je m’appelle untel, je fais tel métier, je suis parent de deux
enfants, je joue de la guitare, je suis généreux, j’ai les cheveux bouclés, j’aime la purée et les
gâteaux, etc. Pour ce faire, il puise dans ce qu’on nomme le Concept de Soi, où sont organisées
toutes les informations le concernant.
L’objectif de notre travail est d’étudier l’influence du Concept de Soi dans les effets des
stéréotypes sur le comportement. En effet, comme nous le verrons plus loin, les stéréotypes peuvent
influencer nos comportements (i.e. un comportement de performance). Aussi, nous nous interrogeons
sur la place du Concept de Soi et notamment des conceptions du Soi, dans ces effets. Nous
exposerons tout d’abord la notion des conceptions du soi, puis nous développerons ce que sont les
effets des stéréotypes sur le comportement. Enfin, en présentant notre recherche, nous tenterons de
répondre à la question de la place du Soi dans les effets des stéréotypes sur le comportement.
Les conceptions du Soi
D’après la littérature, certaines personnes ont tendance à penser à elles d’abord en termes de
relations avec les autres, tandis que d’autres ont davantage tendance à penser à leurs propres et
uniques caractéristiques. En d’autres termes, certains vont d’abord dire d’eux qu’ils sont parents,
qu’ils font partie d’une équipe sportive, qu’ils font tel métier, alors que d’autres diront spontanément
qu’ils sont généreux, compréhensifs, blonds, grands, etc. Les chercheurs ont développé de nombreux
construits pour décrire cette distinction, comme le Soi collectif et le Soi individuel (Trafimow,
Triandis, & Goto, 1991), ou les conceptions interdépendante ou indépendante de Soi (Cross &
Madson, 1997 ; Markus & Kitayama, 1991). Ces construits ont en général été utilisés pour décrire les
différences entre les cultures « occidentales » et « asiatiques ». En effet, les Occidentaux se
définissent généralement par leurs traits de personnalité, valeurs, attributs personnels, donc comme
des individus indépendants. Les asiatiques, quant à eux, se définissent généralement par leurs
appartenances groupales et rôles sociaux, comme interdépendants. Les différences interculturelles
seraient dues à des normes culturelles favorisant une conception indépendante ou interdépendante de
Soi.
Markus et Kitayama (1991) nous proposent un schéma résumant les deux conceptions
indépendante et interdépendante de Soi.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
52
Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Conception indépendante de Soi
Clémentine BRY
Conception interdépendante de Soi
Figure 1 : schéma des conceptions du Soi (Markus et Kitayama, 1991).
Dans la conception indépendante de Soi, les représentations de Soi et d’Autrui ne se
chevauchent pas, elles sont bien distinctes. Dans la conception interdépendante, les représentations
de Soi et d’Autrui se chevauchent. Ces conceptions, bien que déterminées de manière chronique par
la culture, cœxistent chez un même individu. Ainsi, l’individu peut tour à tour se référer aux
informations personnelles ou sociales pour se définir, selon les exigences ou les contraintes de
l’environnement. Plusieurs études ont utilisé la perméabilité du système cognitif aux effets de
contexte (techniques dites d’« amorçage ») pour amener les individus à être plutôt indépendant ou
interdépendant de manière temporaire (Brewer & Gardner, 1996 ; Gardner, Gabriel & Hochschild,
2002 ; Kühnen & Oyserman, 2002).
Les conceptions du Soi influencent de nombreux processus de traitement de l’information tels
que la comparaison sociale, la similarité avec autrui, la prise de décision, la dépendance au contexte,
l’attribution causale et la source de l’estime de Soi (Markus & Kitayama, 1991 ; Kühnen &
Haberstroh, 2004 ; Kühnen & Oyserman, 2002 ; Kühnen & Hannover, 2000). Nous allons
développer l’un de ces processus : la dépendance au contexte. En effet, la dépendance au contexte a
des effets sur l’imitation sociale automatique (van Baaren, et al., 2003) et pourrait également être
responsable en partie des effets des stéréotypes sur le comportement.
La dépendance au contexte
La dépendance au contexte correspond à la façon dont l’individu va être plus ou moins sensible
au contexte lors du traitement de l’information (e.g., explications causales, mémorisation,
perception). Certaines illusions d’optique sont expliquées par la dépendance au contexte. Selon cette
dernière, nous ne percevons que les éléments d’une image globale ou bien l’ensemble de l’image
sans percevoir des détails. Ou encore, la perception d’une configuration de l’image nous empêche de
percevoir son autre configuration ; l’environnement visuel influence la perception des lignes, etc.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
53
Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
Figures 2 et 3 : exemples d’illusion d’optique faisant jouer la dépendance au contexte 1.
Si l’individu a une conception indépendante de lui-même, il sera moins dépendant du contexte.
À l’inverse, si l’individu a une conception interdépendante, il est davantage dépendant et sensible au
contexte (Kühnen & Oyserman, 2001 ; Kühnen, Hannover & Schubert, 2001). Les conceptions du
Soi peuvent avoir une influence jusque sur l’imitation sociale automatique de mimiques et postures
via la dépendance au contexte (van Baaren et al., 2003).
L’imitation sociale
L’individu va adapter son comportement en fonction du contexte dans lequel il est inséré. Cette
adaptation concerne notamment les mimiques et postures (Chartrand & Bargh, 1999). Les mimiques
et postures peuvent être « copiées » sur l’individu avec lequel nous sommes en interaction. Ceci est
vrai notamment avec des individus que nous connaissons car l’imitation sociale permet de maintenir
une relation positive avec autrui. Mais des travaux montrent que l’imitation sociale est également
présente lors d’interaction avec des inconnus dans un but adaptatif (Chartrand & Bargh, 1999).
Le taux d’imitation sociale peut être augmenté ou diminué selon la conception du Soi (van
Baaren et al., 2003). L’individu indépendant, autocentré, indépendant du contexte, est moins sujet à
l’imitation automatique de mimiques (i.e., bouger son pied, toucher son visage ou jouer avec un stylo
comme le partenaire) que l’individu interdépendant, connecté avec autrui et dépendant au contexte.
En effet, la dépendance au contexte ou conception interdépendante du Soi rend pertinents pour
l’adaptation sociale les éléments de l’environnement dont le partenaire fait partie, tandis que
l’indépendance les rend non pertinents.
Nous venons de voir que les conceptions du Soi ont une influence sur nos comportements
d’imitation sociale, via le processus de dépendance au contexte. Nous allons maintenant revenir aux
effets des stéréotypes sur le comportement et développer comment les conceptions du Soi peuvent
modifier ces effets.
Le comportement automatique
Depuis une décennie, des recherches expérimentales ont montré des effets automatiques de
stéréotypes sur nos comportements. L’exposition consciente ou non consciente à un stéréotype
modifie nos comportements à notre insu (pour une revue de la question, voir Wheeler & Petty,
2001). On parle de comportement automatique.
1
Dans la figure de gauche, les lignes ne paraissent pas parallèles à cause des carrés blancs et noirs, pourtant elles sont
parallèles. Dans la figure de droite, les deux segments ne paraissent pas être de la même taille en raison de leur distance
respective avec les deux droites.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
54
Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
Par exemple, le fait d’exposer des individus jeunes au stéréotype des personnes âgées les
amène, immédiatement après, à marcher plus lentement, à avoir davantage de problèmes de mémoire
que des individus jeunes non exposés au stéréotype (Bargh, Chen & Burrows, 1996). De la même
manière, l’exposition au stéréotype des « professeurs » ou des « mannequins » augmente ou diminue
respectivement les performances à un questionnaire de culture générale (Dijksterhuis et al., 1998).
Ainsi, il apparaît que, suite à l’exposition à un stéréotype, on se comporte temporairement de
manière congruente avec les informations contenues dans le stéréotype.
Cependant, ces effets ne sont pas systématiques. De nombreux facteurs viennent diminuer, voire
inverser les effets « automatiques » des stéréotypes sur le comportement. On parle donc
d’automaticité conditionnelle. Un des facteurs susceptibles de modifier les effets des stéréotypes sur
le comportement est le concept de Soi. Plusieurs recherches ont mis en évidence une facilitation ou
une inhibition des effets des stéréotypes sur le comportement via le Soi (Dijksterhuis & van
Knippenberg, 2000 ; Wheeler, Jarvis & Petty, 2001 ; Hull, Slone, Meteyer & Matthews, 2002 ;
Schubert & Häfner, 2003). C’est notamment la façon dont le Soi est rendu saillant et quelle partie du
Soi est activée qui va déterminer la facilitation ou l’inhibition du comportement automatique.
Les conceptions du Soi pourraient-elles également moduler les effets des stéréotypes sur le
comportement ? Nous avons décrit plus haut l’influence des conceptions du Soi sur l’imitation
sociale (van Baaren, et al., 2003) via la dépendance au contexte. Nous postulons que de la même
manière, les conceptions du soi, via la dépendance au contexte, peuvent moduler les effets de
comportement automatique. Plus précisément, nous attendons que l’interdépendance permette les
effets d’un stéréotype sur le comportement tandis que l’indépendance diminue ces effets.
Méthode
Ces hypothèses ont été testées de manière expérimentale auprès d’une population de 76
individus. Nous avons tout d’abord manipulé les conceptions du Soi chez nos participants. La moitié
des participants a été amenée à avoir une conception de Soi plutôt interdépendante et l’autre moitié à
avoir une conception plutôt indépendante.
La passation s’effectuant sur Internet, nous avons sélectionné un stéréotype véhiculé par ce
média et associé à de mauvaises performances intellectuelles : le stéréotype des « blondes ». Les
participants du groupe expérimental ont donc été exposés à des photos de femmes blondes. Les
participants du groupe contrôle étaient, quant à eux, exposés à autant de photos d’individus, mais
aucun d’entre eux n’était une femme blonde (i.e. hommes en majorité bruns).
Tous les participants ont ensuite répondu à un questionnaire à choix multiple de culture générale
(type trivial poursuit), de difficulté intermédiaire, prétesté auprès de six mille internautes. Nous
étudions les effets de nos manipulations (stéréotypes et conceptions du Soi) sur le nombre de bonnes
réponses.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
pourcentage de
bonnes réponses
Résultats et discussion :
45
Conception du Soi :
30
indépendante
interdépendante
15
négatif
neutre
stéréotype
Figure 4 : moyenne des bonnes réponses selon le stéréotype et la conception du soi
Il apparaît que l’effet du stéréotype des « blondes » sur le comportement de performance est
différent selon la conception du Soi. Lorsque la conception de Soi est interdépendante, synonyme de
dépendance au contexte, on assiste à une diminution des performances vis-à-vis du groupe contrôle.
La conception interdépendante du Soi ne constitue apparemment pas une charge mentale puisque les
participants interdépendants du groupe contrôle ont des performances au test similaires à celles des
indépendants du groupe contrôle. Mais si cette conception du Soi est associée à un stéréotype négatif
et pertinent vis-à-vis du comportement, l’individu voit ses performances diminuer. Lorsque la
conception de Soi est indépendante, synonyme d’indépendance au contexte, le stéréotype des
« blondes » n’a pas diminué les performances au test de culture générale (i.e. pas de différences avec
le groupe contrôle).
Ces résultats vont dans le sens de nos hypothèses : la conception indépendante de Soi inhibe les
effets des stéréotypes sur le comportement alors que la conception interdépendante les permet. Les
effets des stéréotypes sur le comportement sont donc modérés par la façon dont l’individu se perçoit.
Selon la « conception » qu’il a de lui-même, l’environnement social a ou n’a pas d’influence sur son
comportement, et ce, sans qu’il en ait conscience.
Une question reste en suspens. La dépendance au contexte est-elle responsable de ces effets
différenciés du stéréotype selon la conception du soi. Si la dépendance au contexte est responsable
de ces effets, alors deux explications sont possibles.
La première explication repose sur l’activation du stéréotype. Le stéréotype des « blondes »
n’aurait pas été activé chez les indépendants et n’aurait donc pas influencé leurs comportements. Les
interdépendants quant à eux, sensibles au contexte, auraient été sensibles à l’exposition au stéréotype
des « blondes », lequel une fois actif aura influencé leur comportement. N’ayant pas mesuré le
niveau d’activation du stéréotype, nous ne pouvons conclure sur cette possibilité.
La seconde explication s’appuie sur la pertinence du stéréotype pour l’individu. L’activation du
stéréotype aurait été efficace chez les deux groupes, indépendants et interdépendants. Mais les
indépendants n’utilisent pas le contexte pour s’adapter puisqu’il est non pertinent pour eux (cf. van
Baaren et al., 2003). Aussi, ils n’auraient pas utilisé un élément non pertinent du contexte pour
guider leur comportement, ici le stéréotype des « blondes ». Les interdépendants, quant à eux,
utilisent les éléments du contexte qu’ils estiment pertinents pour adapter leur comportement. Ainsi,
le stéréotype des « blondes » aurait été un élément pertinent du contexte et utilisé pour guider leur
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
comportement de performance. Des recherches ultérieures devront s’attacher à expliquer ces effets
différenciés des stéréotypes sur le comportement selon les conceptions du Soi.
Des recherches en cours suggèrent que l’influence du Soi sur les effets des stéréotypes sur le
comportement pourrait être expliquée en termes de similarité avec autrui et d’intégration des attributs
du stéréotype au Soi (Wheeler, Demarree & Petty, 2004). Nos travaux de doctorat devraient apporter
de nouveaux éléments de réponses.
Bibliographie :
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Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
57
Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche
Clémentine BRY
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Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
58
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
LE SUJET GRAMMATICAL :
LE CAS PARTICULIER DES PRONOMS PERSONNELS
DANIELLE LEEMAN
SCIENCES DU LANGAGE
Je situerai d’abord brièvement les différents types de prise de position des linguistes, de manière
à expliciter mon propre point de vue théorique et méthodologique : selon, en effet, comment on
conçoit l’objet, on n’adopte pas les mêmes outils ni les mêmes critères pour rendre compte de son
fonctionnement, et l’on ne se pose pas les mêmes problèmes à son propos. La théorie que l’on se
donne au départ détermine la description que l’on va mener, et donc l’identité que l’on va attribuer à
l’objet.
En gros, les linguistes s’entendent sur une distinction entre langage, langue et discours. Le
langage concerne la faculté même, proprement humaine, de communiquer verbalement, et la
linguistique se décline alors par exemple en neurolinguistique, psycholinguistique, acquisition ou
pathologies du langage. La langue est ce système mental, largement inconscient, qui nous permet de
communiquer, c’est-à-dire aussi bien de comprendre les autres que de produire soi-même des
énoncés. Et le discours concerne précisément tout ce qui relève de la concrétisation, de
l’actualisation par les individus de ce savoir mental qu’est la langue. Si l’on s’intéresse à la langue,
on s’attache à construire par hypothèse ce système abstrait, commun à tous, qui permet la
communication effective. Si l’on s’intéresse au discours, on s’attache à rendre compte du
fonctionnement des textes oraux ou écrits : conversations, monologues ou dialogues, textes
littéraires, ou politiques, etc.
Je fais partie des linguistes qui se donnent la langue pour objet et qui essaient donc de saisir les
règles qui président au discours : quelles sont les unités constitutives de cet ensemble ? Comment les
définir ? Quelles sont leurs règles de combinaison ? Pourquoi peut-on construire telle association et
non telle autre : par exemple, pourquoi peut-on dire aussi bien Paul a les cheveux blonds/Paul est
blond, Paul a les cheveux frisés/Paul est frisé, mais non Paul a les cheveux noirs/Paul est noir (car
alors, on comprend que c’est sa peau qui est noire et non ses cheveux), ni Paul a les cheveux
raides/Paul est raide ? Cette question ne m’intéresse pas en tant qu’on pourrait se demander qui
emploie telle ou telle autre formulation, dans quelle situation, dans quelle intention – ce qui relève de
l’analyse du discours : ce que je cherche à découvrir, c’est simplement pourquoi la langue rend ou
non possible telle formulation avec tel sens, indépendamment de ses actualisations effectives par les
locuteurs.
Si maintenant, donc, on se concentre plus particulièrement sur l’objet « langue », il y a
évidemment à nouveau diverses théories en concurrence, en particulier en ce qui concerne le statut à
attribuer au sens. Les unités linguistiques, en effet, sont en quelque sorte doubles : il s’agit de formes
– matérialisables par des sons à l’oral, par des lettres à l’écrit –, mais de formes qui évoquent
quelque chose. Si je dis oiseau, vous reconnaissez cette forme comme un mot du français, si j’écris
seauoi, vous ne la reconnaissez pas comme mot du français : elle n’a pas de sens, c’est une simple
juxtaposition de sons ou de lettres, non un mot.
Selon l’intuition banale – mais c’est aussi l’un des choix théoriques possibles en linguistique –,
le sens est la correspondance qui s’établit entre une forme et un objet du monde. C’est la conception
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
59
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
qui préside le plus souvent aux définitions des dictionnaires : la définition de oiseau sera quelque
chose comme « animal ovipare, muni de plumes et apte au vol »… Ce faisant, on ne définit pas le
mot oiseau, mais l’oiseau lui-même, l’entité du monde objectif : ce n’est pas le mot qui pond des
œufs, est couvert de plumes et a la capacité de voler… Cette conception du sens relève de ce que
l’on appelle le « paradigme objectiviste » ou « référentialiste », dont la base est que la langue décrit
la réalité.
Un autre postulat possible est que la langue est le reflet non pas du monde objectif, mais de la
façon dont l’homme se le représente, le conceptualise. Le sens du mot est alors conçu comme un
ensemble de propriétés qui rassemble ou sépare des entités sans que cela coïncide nécessairement
avec le monde objectif : ainsi, on a longtemps rangé la baleine dans les poissons ou les chauvessouris dans les oiseaux à partir de propriétés définissant les poissons ou les oiseaux qui ne
correspondent pas entièrement aux classifications objectives. Et de même, à l’heure actuelle, on
corrigerait un enfant qui, désignant un poussin par exemple, dirait : « Regarde le petit oiseau ! » :
bien que, référentiellement, le poussin appartienne à la catégorie des oiseaux, le mot oiseau paraît
inapproprié pour le désigner parce que le concept auquel ce mot renvoie dans la langue ordinaire ne
se superpose pas exactement à sa définition objective. Cette conception du sens relève de ce que l’on
peut appeler le « paradigme cognitiviste », dont le postulat est celui d’un lien fort entre pensée et
langue.
Le troisième choix théorique, défini et justifié par Ferdinand de Saussure au début du XXe
siècle, est celui de l’autonomie du sens linguistique, qui n’est assimilable ni à une correspondance
entre le mot et un objet du monde, ni à une correspondance de la langue avec la pensée. Dans cette
perspective, c’est le jeu des formes dans le système linguistique qui institue le sens des mots les uns
par rapport aux autres, et ce sens ne se confond ni avec la désignation d’objets du monde objectif, ni
avec la désignation de représentations mentales. Par exemple, le mot oiseau peut certes servir à
nommer un petit animal qui a des plumes et qui pond des œufs, mais si je vous dis que Paul a épousé
un drôle d’oiseau, ce n’est pas pour signifier qu’il s’est marié avec une mésange ou une autruche
(évidemment, il a pu épouser une poule, mais ce n’est pas en tant que ce mot désignerait un animal
ovipare pourvu d’ailes lui permettant de se déplacer dans les airs). Dans cette perspective, le sens du
mot oiseau est autre chose que sa désignation d’un certain animal : certes, cette désignation existe,
mais elle ne correspond qu’à l’un des emplois, en discours, du mot ; ce n’est pas sa définition en
langue, en tant qu’elle préside à tous les emplois observables en discours. Ce troisième paradigme,
que résume le principe saussurien de « l’arbitraire du signe », on peut l’appeler « paradigme
autonomiste » par allusion à la conception de la langue comme système autonome. C’est dans ce
cadre que se situent mes recherches, et que va illustrer l’exemple des pronoms personnels.
Si l’on part du postulat que la langue est autonome, cela a méthodologiquement pour
conséquence qu’on ne peut tenter de saisir son fonctionnement qu’à partir d’elle-même. Mais seules
les formes sont matérialisables, donc observables : le sens que l’on attribue aux énoncés reste de
l’ordre de l’association mentale. On ne peut donc accéder au sens linguistique que par les formes qui
le véhiculent – je dis bien « sens linguistique » : bien sûr que, spontanément, on attribue un sens aux
mots ; mais, comme on l’a vu tout à l’heure, il peut s’agir d’une mise en correspondance avec le
monde objectif ou avec le monde conceptuel, ce que rejette le paradigme saussurien. Dans le cadre
autonomiste, le travail du linguiste va donc consister à observer et manipuler les formes, car c’est
seulement à partir de ce que révèlent les similitudes et les différences de forme qu’il peut construire
une hypothèse sur le sens linguistique. Prenons par exemple le mot enfant : je présume qu’à l’instant
où j’ai prononcé ce nom, vous l’avez associé à une certaine interprétation, mettons « très jeune
personne ». On peut dire Paul est un enfant très sage, Léa est une enfant très douée : le nom enfant
peut s’employer au masculin (un enfant) ou au féminin (une enfant). Mais si je dis que Léa attend un
enfant, je ne peux plus l’employer aussi bien au féminin : même si je sais que Léa est enceinte d’une
petite fille, je ne dirai pas Léa attend une enfant. Cette différence dans les propriétés formelles attire
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
60
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
l’attention sur une différence de sens : enfant dans Paul est un enfant très sage n’a certainement pas
la même identité que dans Léa attend un enfant.
Donc, en résumé, adopter le cadre autonomiste conduit méthodologiquement à partir de
l’observation des formes et à tâcher d’interpréter les propriétés formelles pour construire par
hypothèse l’identité sémantique des unités linguistiques, à partir du principe heuristique qu’une
similitude de forme est corrélable à une similitude de sens, et qu’une différence de forme est
corrélable à une différence de sens. Le simple fait de se situer dans ce cadre théorique et
méthodologique conduit à se poser certains types de problèmes, et a fortiori à procurer de la langue
une description différente de celles à laquelle on aboutit si l’on adopte un autre paradigme.
Si l’on prend l’exemple du pronom personnel, les grammaires, comme d’ailleurs les
dictionnaires et la plupart des travaux linguistiques, les classent selon trois grandes catégories selon
l’expression de la personne : je, me, moi relèvent de la « première personne » et désignent « celui qui
parle » ; tu, te, toi relèvent de la « deuxième personne » et désignent « celui à qui l’on parle » ; il, le,
lui au masculin et elle, la, lui au féminin désignent « la personne ou la chose dont on parle ». Ces
définitions correspondent parfaitement à l’intuition référentielle ou conceptuelle : dans Je dois partir
à 5 heures, on comprend que c’est celui qui parle qui doit partir à 5 heures. Dans On me regarde, on
ne me dit rien, il est clair que c’est celui qui parle que l’on regarde et à qui on ne dit rien, comme
C’est pour moi signifie qu’il y a quelque chose pour la personne qui énonce la phrase. Donc, les
formes je, me, moi sont présentées comme les variantes d’une même unité linguistique : le pronom
personnel de première personne, sur la base de leur définition sémantique semblable : toutes trois
désignent le locuteur. Il en va de même de tu, te, toi : dans Tu dois partir à 5 heures ou On te
regarde, on ne te dit rien ou C’est pour toi, les trois formes tu, te, toi désignent l’interlocuteur et sont
considérées comme les variantes de la même unité linguistique, ici le pronom personnel de deuxième
personne.
Les variantes, considérées comme des alternances purement formelles, donc sans incidence
sémantique, sont rapportées aux fonctions occupées par le mot dans la phrase, ce que résument des
tableaux du type (Riegel et al. (19995 : 199) :
FORMES CONJOINTES
Complément direct
FORMES DISJOINTES
Personne
Sujet
Complément indirect
1ère
je
me
moi
2ème
tu
te
toi
Tableau 1
L’appellation « formes conjointes » désigne le fait que je, tu, me, te sont étroitement solidaires
du verbe, et l’appellation « formes disjointes » au contraire le fait que moi, toi sont séparés du verbe :
on ne pourrait pas énoncer On moi regarde ni C’est pour me.
Cette description paraît adéquate tant que l’on reste dans le paradigme objectiviste : je, me, moi
désignent le même objet du monde donc forment une même unité ; tu, te, toi désignent le même objet
du monde (mais différent du précédent), donc forment une même unité (mais différente de la
précédente). En revanche, d’un point de vue conceptuel, on peut se poser la question : est-ce que la
personne est conçue d’une manière aussi unitaire ? En fait, non : un poncif dans la manière de se
représenter la personne est de dire qu’elle est matière et esprit, qu’elle a un corps et une âme. Un
linguiste cognitiviste américain (Lakoff, 1996) remarque ainsi que des expressions telles que Je suis
hors de moi ou Je n’étais plus moi-même ne sont possibles sans contradiction que si l’on admet que
je et moi ne désignent pas exactement la même entité, et de même Je me méprise ou Je suis
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
61
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
maintenant réconcilié avec moi-même supposent que les pronoms je et me dans le premier cas, je et
moi-même dans le second, réfèrent à deux aspects différents de la personne, donc ne reçoivent pas la
même définition. Selon son analyse, dans tous les cas, on a un « subject » – c’est-à-dire la partie
intellectuelle, morale, psychologique de la personne – qui se situe par rapport à un « self » – c’est-àdire la partie concrète, physique, sociale de la personne. Ainsi, dans Je me méprise, je porte un
jugement (c’est la personne en tant que « subject ») sur me en tant qu’il a mal agi (c’est la personne
en tant que « self »).
Le problème que pose cette hypothèse, c’est que l’on a deux conceptualisations seulement (la
personne comme « subject », la personne comme « self ») pour trois formes linguistiques : I, me,
myself. Et a fortiori en français où l’on a quatre formes : je, me, moi et moi-même 1. De plus, elle se
heurte au fait que la distinction entre « subject » et « self » n’a rien de systématique ; ainsi, frapper
quelqu’un peut avoir un sens physique « cogner » et un sens psychologique « impressionner » : Paul
me frappe avec un bâton/Pierre me frappe par son intelligence. Dans les deux cas, on a la forme me,
alors que, selon les termes de Lakoff, la personne a statut de « self » dans le premier énoncé et statut
de « subject » dans le second. De même, je n’est pas dévolu à l’expression du « subject » puisque
l’on a aussi bien J’ai été frappée au visage que J’ai été frappée par l’intelligence de Pierre.
Conformément aux choix théorique et méthodologique annoncés, je procéderai différemment :
d’une part, contrairement au paradigme objectiviste, on ne se hâtera pas de conclure que je, me, moi
constituent une même unité linguistique sur la base de leur identité référentielle ; certes les trois
termes désignent la personne qui parle, mais on a trois mots différents, et qui n’entrent pas dans les
mêmes constructions : cette dissimilitude formelle laisse présager une différenciation sémantique.
D’autre part, contrairement au paradigme cognitiviste, on ne partira pas de conceptualisations a
priori pour en rechercher les réalisations linguistiques : on commence par rassembler les formes puis
on tente d’interpréter ce qu’elles peuvent révéler sur le plan du sens.
On a vu avec le tableau emprunté à la grammaire de Riegel et coll. (op. cit.) que les trois formes
morphologiques je, me, moi étaient réparties selon leurs fonctions syntaxiques : je n’est que sujet, me
n’est que complément, et moi, forme disjointe, est laissé en suspens. Or, cette même grammaire
analyse me comme le sujet du verbe à l’infinitif dans des phrases comme On me regarde travailler,
et moi comme le sujet du participe dans des phrases telles que Moi parti, les souris dansent. On parle
aussi de fonction sujet pour moi lorsque le verbe est sous-entendu comme dans les réponses à des
questions : Qui a cassé le vase de Soissons ? – Moi ! ou dans les coordinations : Paul achètera le
fromage et moi le dessert. Ce sera encore le cas dans Moi seul te comprends ou dans C’est moi qui
l’ai fait. En conclusion, par conséquent, si la forme je ne peut occuper que la fonction sujet, elle n’est
pas la seule à le faire, donc ce n’est pas la fonction en elle-même qui peut constituer la base d’une
différenciation sémantique 2.
Ce qui apparaît pertinent en revanche, c’est que jamais je, me, moi ne peuvent être sujets dans
les mêmes conditions : on peut dire Paul me regarde travailler, mais non Paul je regarde travailler,
et inversement Je travaille, mais non Me travaille. Autrement dit, me ne peut être le sujet que d’un
infinitif tandis que je ne peut être le sujet que d’un verbe conjugué.
Si l’on compare maintenant je et moi, on observe aussi qu’ils ne sont jamais sujets dans les
mêmes constructions : moi peut être le sujet d’un participe, mais non je (Moi parti, les souris dansent
1
Contrairement à ce qu’on lit dans les grammaires, moi-même n’est pas seulement une variante « renforcée » de moi car les
deux ne s’emploient pas dans les mêmes conditions : on dira plutôt Je parle de moi (Je parle de moi-même), J’ai honte de
moi (J’ai honte de moi-même) et en revanche Je parle à moi-même (Je parle à moi), Je bavarde avec moi-même (Je
bavarde avec moi), J’ai la haine de moi-même (J’ai la haine de moi), etc. Cf. à ce sujet Zribi-Hertz (1996).
2
On peut en dire autant de la fonction complément : me est complément d’objet dans On me voit sur la photo et de même
moi dans On dirait moi sur la photo ; ce n’est pas pour autant que les deux ont un sens identique, comme le montre la
comparaison entre Je me préfère dans cette robe (= plutôt que dans une autre tenue) et Je préfère moi dans cette robe (=
plutôt qu’une autre personne).
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
62
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
vs Je parti, les souris dansent) ; moi peut être le sujet d’un verbe absent, mais non je (Qui a cassé le
vase de Soissons ? – Moi ! vs Qui a cassé le vase de Soissons ? – Je ! ou Paul achètera le fromage et
moi le dessert vs Paul achètera le fromage et je le dessert) ; moi peut être modifié par seul, mais non
je (Je seul te comprends), il peut être mis en valeur par c’est… qui et non je (C’est je qui l’ai fait), il
peut être coordonné à un nom, mais pas je (Paul et moi achèterons le dessert vs Paul et je achèterons
le dessert). En résumé :
sujet
sans verbe
exprimé
d’un verbe à
l’infinitif
d’un verbe
conjugué
modifié/mis en emphase/coordonné
je
-
-
+
-
me
-
+
-
-/+ 4
moi
+
+3
+
+
Tableau 2
On a donc démontré que les trois mots je, me, moi, différents morphologiquement, s’opposent
aussi de manière systématique, sur le plan syntaxique : ils n’entrent jamais dans les mêmes
constructions. Conformément aux principes théoriques et méthodologiques adoptés, la conséquence
est que je, me, moi n’ont pas la même identité sémantique : il s’agit maintenant d’interpréter les
propriétés formelles observées de manière à avancer une hypothèse sur le sens que chacun peut avoir
en langue.
Première observation : je et me nécessitent la présence d’un verbe, tandis que moi peut exister
de manière autonome. Le verbe exprime un état, un événement, une action. Donc, première
hypothèse : je et me présentent la personne en tant qu’elle est inscrite dans un procès, c’est-à-dire en
tant qu’elle existe à travers ce qui lui arrive ou ce qu’elle fait. En revanche, moi présente la personne
vue indépendamment du procès qui peut la concerner, donc en tant qu’être en soi.
Deuxième observation : je nécessite la présence d’un verbe conjugué, c’est-à-dire en particulier
inscrit dans le temps, dans l’histoire ; tandis que me exige, lui, un infinitif, c’est-à-dire un procès
abstrait, virtuel, simplement envisagé. Donc, deuxième hypothèse, je montre la personne en tant
qu’entité concrète à qui il arrive effectivement quelque chose, et inscrite dans le temps. En revanche,
me la montre en tant qu’entité non engagée dans la réalité ; mais qui plus est, me sujet d’un infinitif
n’apparaît que dans des constructions subordonnées, soit après un verbe comme faire ou laisser : Il
me fait travailler, Il me laisse dormir, soit après un verbe de perception : Il me regarde travailler, Il
me voit rougir, Il m’entend chanter, Il m’écoute parler. Autrement dit, me ne fait exister la personne
qu’à travers la volonté ou la perception d’un tiers : le comble de l’aliénation, en somme !
Troisième observation : moi n’a pas besoin d’un verbe pour apparaître en position de sujet ; il
est donc indépendant du procès. On peut en déduire que moi présente la personne en tant qu’être
autonome dont l’existence n’est pas, donc, subordonnée à un événement, à une action, à l’état dans
lequel elle se trouve. C’est le premier point qui l’oppose aussi bien à je qu’à me. Et le second, c’est
que c’est l’unique forme à être modifiée : Moi seul te comprends, ou mise en emphase : C’est moi
qui l’ai fait. Or, du point de vue du sens, quel est le point commun à ces deux constructions ? C’est
que moi y est situé par rapport à d’autres, et plus précisément moi est exhibé par opposition à
d’autres : C’est moi qui l’ai fait – et nul autre –, Moi seul te comprends – et nul autre. Ainsi peut-on
3
La forme moi sera dite sujet de l’infinitif dans des énoncés tels que Et moi de rire ! ou (construction fréquente dans le
Nord de la France) J’ai acheté du jarret de bœuf pour moi faire un pot au feu.
4
On peut admettre une coordination comme Paul me et te regarde travailler.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
63
Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels
Danielle LEEMAN
avancer l’hypothèse que moi montre la personne dans sa singularité, l’être en lui-même
indépendamment de ses déterminations particulières et en tant qu’il ne se confond avec personne
d’autre.
En résumé, les trois formes, en position de sujet, donnent bien une identité différente de la
personne qui parle : je ne la montre qu’à travers ce qu’elle est, ce qu’elle fait, ce qui lui arrive dans
l’histoire (le temps) ; me la montre hors de l’inscription temporelle et seulement en tant qu’elle peut
exister à travers la volonté ou la perception d’un tiers ; moi la montre dans sa plénitude, telle qu’elle
est en elle-même hors de ce qu’elle peut faire ou être et hors de la vision qu’en a autrui, en tant
qu’elle est, en soi, à nulle autre pareille.
Lorsque l’on écoute les chercheurs d’autres disciplines parler du « sujet » en tant que personne
(certains disant « le je », d’autres « le moi », voire « le soi », mais jamais « le me »), on ne peut
s’empêcher d’établir une relation avec l’hypothèse ici défendue, car, qu’il s’agisse de littérature, de
philosophie, de psychologie ou de sciences de l’éducation, ce n’est pas l’évidence unitaire qui est
exhibée mais l’être en tant qu’il est « ondoyant et divers » – pour reprendre les termes de Montaigne.
Il resterait cependant, du point de vue du linguiste, à définir la position syntaxique elle-même : ce
que les grammaires appellent « le sujet de la phrase ».
Traditionnellement – mais cette idée est la plus largement représentée aussi dans la linguistique
moderne –, le sujet est défini comme le mot désignant l’entité qui « fait l’action », rôle qu’il est
difficile de déceler dans le cas du il de Il pleut, Il faut du sel, mais aussi lorsque l’on compare par
exemple Le PSG a infligé sa loi à Auxerre et Auxerre a subi la loi du PSG : dans les deux cas, le
statut relatif de le PSG et Auxerre est le même, cependant dans le premier, le sujet est le PSG et dans
le second Auxerre. La question est de savoir ce qu’ont en commun le PSG et Auxerre, correspondant
à leur commune fonction de sujet. A la suite de S.C. Dik (1989), on admettra que le sujet est le point
de vue auquel est énoncé le reste de la phrase : dans l’exemple précédent, le même événement est
présenté du point de vue du PSG lorsque le PSG est sujet, et du point de vue d’Auxerre
lorsqu’Auxerre est le sujet. En français, le sujet est obligatoire (on ne peut pas dire par exemple Suis
un homme sincère comme en espagnol Soy un hombre sincero ni Ne suis pas d’ici comme en italien
Non sono del luogo), ce qui signifie que, pour cette langue, un point de vue préside nécessairement à
tout énoncé même si l’on ne peut l’affecter à une entité quelconque : le rôle du il dans Il pleut ou Il
faut du sel est de signaler qu’il y a bien un point de vue (ce que réclament les règles linguistiques en
français), mais non attribuable (Leeman, 2005).
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ZRIBI-HERTZ A., (1996), L’anaphore et les pronoms, Lille, Septentrion, 1996.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
64
« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
« COGITO ERGO SUM », FETICHE DE PENSEE OU
« VERTEX » RELEVANT DU DENI D’ANGOISSES DE MORT
PSYCHIQUE ISSUES DE LA PERTE PRECOCE DE LA
« REVERIE MATERNELLE ? »
UNE INTERPRETATION PSYCHANALYTIQUE DE L’ADVENUE
DU COGITO CHEZ DESCARTES, EST-ELLE POSSIBLE ?
GERARD PIRLOT 1
PSYCHOPATHOLOGIE
« Et il y a justement huit ans, que ce désir me fit résoudre à m’éloigner de tous les
lieux où je pouvais avoir quelques connaissances »…
« j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré comme dans les déserts les plus reculés ».
Descartes R. (1637) : Discours de la Méthode, Troisième partie
Introduction : méthode et problématique
Il est acquis pour l’histoire de la philosophie que Descartes est à l’origine de l’invention
philosophique qui a consisté à considérer le Moi comme le seul « sujet » dont l’existence et la réalité
soient indubitables. Or, c’est ici notre hypothèse, nous faisons un lien direct entre la proposition de
Descartes d’un « je pense » — cogito — intrinsèquement lié au « sum », au fait d’exister/d’être, et
d’autre part au fait qu’il fut un créateur qui « mit au monde » une œuvre tout à fait singulière, et à
l’absence très tôt chez lui de sa mère : il fut en effet orphelin de mère à seize mois. Pour ce qui
concerne la notion de sujet, remarquons que si pour Aristote est « subjectif » ce qui appartient à
quelque chose en tant que cette chose est sujet d’attributs ou de prédicats, est sujet le support des
qualités ou accidents 2.
Descartes emploie quant à lui rarement le mot « sujet » et lorsqu’il le fait, c’est le plus souvent
dans le sens traditionnel de sujet des accidents ou des qualités, ou encore de substance ; par exemple,
dans les Réponses aux troisièmes objections (AT, IX, 136) : « ... car les sujets — subiecta — de tous
les actes sont bien à la vérité entendus comme des substances — substantivai — ». Ainsi, le Moi
n’est un sujet que parce qu’il est aussi une substance ». L’inventeur de la philosophie du « sujet
pensant » n’a donc pas modifié le sens traditionnel du concept de « sujet ». L’identification du Moi
pensant et du concept de substance a, de plus, signifié à ses yeux un lien réciproque entre la pensée et
l’homme, le Moi pensant et l’existence – le sentiment d’être —, le Cogito et le Sum. Il a en découlé
que l’homme peut se poser « comme maître et possesseur de la nature » et qu’il s’assure de la vérité
de ses jugements à partir de sa certitude dans les règles de ses pensées.
1
Professeur de psychopathologie, Paris X-Nanterre, psychanalyste inscrit à l’Institut de psychanalyse, Psychiatre, ancien
psychiatre temps-plein des Hôpitaux.
2
Ong-Van-Cung K. S., « Introduction : la question du sujet », in Descartes et la question du sujet, Ong-Van-Cung K. S
(dir.), Paris, PUF, 1999, pp.1-10.
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
Il reste que cette affirmation du « je pense, donc je suis » qui est, pour Descartes, « si ferme et
assurée », n’est pas sans soulever quelques interrogations chez le psychanalyste, surtout lorsqu’il
détient quelques éléments biographiques sur celui qui a proféré cette sentence.
« En remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assuré... puis
examinant avec attention ce que j’étais... je connus de là que j’étais une substance dont
l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être n’a besoin d’aucun lieu, ni ne
dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce
que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que
lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait d’être tout ce qu’elle est ». 3
L’essence du Moi réside donc dans sa pensée, dans le « je » de sa pensée, la pensée étant pour
Descartes « ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nousmêmes » (Principes I, art. 9),
« … l’esprit humain, faisant réflexion sur soi-même, ne se connaît être autre chose qui pense,
que sa nature ou son essence ne soit seulement que de penser » (Discours de la Méthode,
Préface au lecteur).
Remarquons ici le mouvement réfléchi de la pensée sur elle-même par le biais de la structure
narcissique du moi (le « moi-même »), instance ô combien réflexive et, via la duplication
narcissique, « réfléchissante » si ce n’est « réfractante » pour ce qui concerne la « lumière de la
pensée » 4. L’énoncé du Cogito pour Descartes se fait donc sur le mode d’une position
« autovérifiante » 5. Dans les Méditations Secondes, ni la séquence cogito ergo sum, ni le terme de
substance n’apparaissent. On note toutefois que la pensée est définie à partir de la res cogitans et des
divers actes comme des modes ou attributs de cette pensée.
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ?
C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas,
qui imagine aussi, et qui sent... N’y a-t-il aucun de ces attributs qui puissent être distingués de
ma pensée, ou qu’on puisse être dit séparé de moi-même » (AT, IX, 22 6).
« Or comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi ? si ce n’est
peut-être que je me compare à ces insensés (…) » (Première Méditation) ; « La méditation
3
Descartes R. (1641), Médiations métaphysiques, Méditation seconde.
« Ta parole est une lampe qui éclaire mes pas, une lumière qui rayonne sur ma route » est-il écrit dans le Psaume, CXIX,
105. Avec le prophète, la lumière originelle créée le premier jour est de nature spirituelle » (A. Abecassis (1988) : La
lumière dans la pensée juive, p. 31). Descartes, réfléchissant sur ce qui allait devenir des siècles plus tard avec F. de
Saussure le rapport signifiant/signifié des mots, associe mots et lumières : « Or si des mots, qui ne signifient rien que par
l’institution des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance,
pourquoi la Nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien
que ce signe n’ait en soi rien qui ne soit semblable à ce sentiment ? » (Le Monde ou Traité de la lumière, chapitre premier).
La parole est la lumière du psychisme en ce sens qu’elle l’anime de son énergie (sa pulsion). Aussi, là où est la parole
vivante du poète, de la mère, on fait défaut, l’écriture, le discours mystique, le Pharmakon, le toxique, la douleur,
chercheront à substantifier, totémiser le logos du père mort (Pirlot G., Les passions du corps, Paris, PUF, 1997, p.32).
L’écrivain J-M. Maulpoix résume cette problématique : « Un écrivain est un homme dont quelqu’un s’en est allé ».
(L’écrivain imaginaire, Paris, Mercure de France, 1994).
5
Cf. Pariente J.C., « La première personne et sa fonction dans le Cogito », in Descartes et la question du sujet, op. cit., pp.
11-48. Qualifier l’emploi chez Descartes du « je » — ego — dans ses écrits, de la Méthode aux Méditations, de même que
le « cogito ergo sum » et de diverses propositions concernant Dieu ou au Malin génie, chez Descartes relève du concept
linguistique de « propositions autovérifiantes » (faute de la présence d’une mère pour attester de la véracité des pensées de
l’enfant ?) — ; une proposition autovérifiante ne peut par définition être fausse mais elle ne forme pas pour autant une
tautologie car sa vérité ne repose pas sur des lois logiques. Une proposition autovérifiante ne se confond pas avec un
performatif car elle ne concerne pas une action qui s’accomplit du seul fait qu’elle est énoncée, comme une promesse se
donne du seul fait qu’on dise « je promets de faire ceci ou cela ». Mais un énoncé de ce genre n’a de statut performatif que
pour la première personne : « Il promet de faire ceci ou cela » n’est pas un performatif alors que les propositions
autovérifiantes peuvent s’énoncer à la troisième personne. Elles se rapprocheraient plutôt de ces propositions qui
contiennent un prédicat autologique, c’est-à-dire un prédicat qui peut s’appliquer au mot ou à la formule qui l’exprime,
comme il arrive quand on dit de l’adjectif « bref », qu’il est, effectivement, bref.
6
Descartes R., Œuvres, édition de Charles Adam et Paul Tannery (A.T.), Paris, Vrin, 1974, p. 455.
4
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma
puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je le pourrai résoudre ; et
comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau profonde, je suis tellement surpris, que je
puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager, pour me soutenir dessus » (Seconde
Méditation) ; « … ce que j’ai principalement à faire, est d’essayer de sortir et me débarrasser
de tous les doutes où je suis tombé ces jours passés, et voir si l’on ne peut rien connaître de
certain touchant les choses matérielles » (Cinquième Méditation).
Avouons que ce questionnement métaphysique sur les questions de l’existence et de la pensée
est proprement vertigineux à entendre pour un psychiatre qui imagine tout à fait que celui qui se les
pose puisse avoir eu un jour de sérieuses angoisses de dépersonnalisation et d’effondrement de
pensée. Or, Adrien Baillet, le premier biographe de Descartes, rapporte que ce dernier souffrit plus
d’une fois de ces angoisses de dépersonnalisation. Ici, une remarque. Est-il « naturel » en effet, et
propre à un Moi adapté et pragmatique, de se demander si ce qu’il voit, touche, etc., existe ? Comme
de s’interroger sur la réalité de l’espace où il se situe, du temps qu’il vit, et de se demander si luimême existe ?
Cela ne suppose-t-il pas, non seulement le souvenir d’un passé où l’extérieur a pu perdre de sa
consistance, où sa propre assise identitaire a pu devenir problématique, mais aussi le sentiment
confus qu’au moment présent les anciennes angoisses sont encore sur le point d’affleurer ? « Ne
faut-il pas supposer que l’ambition métaphysique n’est pas seulement mue par l’épistémophilie, le
désir de maîtrise, la soif de pouvoir intellectuel, une sorte de mégalomanie, mais aussi par un besoin
plus essentiel, plus urgent même que de conjurer la peur de sa propre disparition », comme l’avance
F. Pasche 7 ? En un mot, on peut se demander, encore une fois avec F. Pasche, « si ce que le
métaphysicien s’efforce de conjurer, n’est pas une angoisse de type archaïque, psychotique, angoisse
que chacun de nous recèle en lui, plus ou moins profondément enfouie ». En plus de ce type
d’angoisses, des cauchemars dont on a du mal à sortir, Descartes en eut toute sa vie, nous dit son
biographe, et jusqu’à un âge avancé. Lui-même a raconté deux de ses rêves d’angoisse.
De plus, tout au long de son existence, il ne parvenait pas à s’arracher du lit, il restait attaché à
ces états entre la veille et le sommeil, états à la fois érotisés et générateurs d’apparitions effrayantes
et de réflexions sur la réalité du Moi et du monde. Toute sa philosophie de la lumière, des idées
claires et distinctes se trouve être, « après-coup » en effet, le contrepoint de cette vie crépusculaire,
entre chien et loup, fourmillante de tentations, de péchés délectables et d’angoisse. Si l’on s’en tient
aux définitions que Freud donne de la névrose et de la psychose, à savoir que la première résulterait
d’un conflit également angoissant entre le Moi et le Ça, et la seconde, la psychose, d’un conflit
angoissant et précoce entre le Moi et le monde extérieur, on conviendra que toute personnalité dite
normale vit ou a vécu, peu ou prou, ce genre de conflits avec les manifestations qu’ils entraînent.
Pour une « psychanalyse appliquée »
L’emploi de la psychanalyse – ici appliquée 8 – apparaît encore plus fondé si l’on considère que
la personnalité, le caractère, les comportements, les actes, les œuvres sont pour une part les résultats
d’un long travail inconscient de défense pour que le sujet conquiert et garde son autonomie face au
7
Pasche F., « Métapsychique et inconscient », in Le sens de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1988,
pp.71-97, et « L’ordre de l’inconscient, » in idem, pp.231-255.
8
Pour ce qui concerne la psychanalyse appliquée, cf. les travaux de S. Freud lui-même, Freud S. (1906), Délire et rêve
dans la Gradiva de Jensen, G.W., 7, S.E. 9, Paris, Gallimard, 1971 ; (1908), Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da
Vinci (Un souvenir d’enfance de Léonard.), G.W., 8, S.E., 1, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Bilingue », 1991 ; (1908), « La
création littéraire et le rêve éveillé », G.W. 7, S.E. 9, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971 ; (1911),
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (dementia paranoïdes) », G.W. 8, S.E. 12, Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1970 ; (1914), « Le Moïse de Michel-Ange », G.W.10, S.E. 13, Essais de psychanalyse
appliquée, Paris, Gallimard, 1971.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
monde extérieur, et résiste aux pressions intempestives de son propre Ça. Parmi les œuvres de
créations, les productions de la pensée abstraite en particulier la philosophie qui a la prétention
d’embrasser la totalité de notre monde intérieur comme de l’univers, est, plus que d’autres activités
mentales, tributaire quant à son origine de ces expériences d’angoisse psychotique d’annihilation, de
perte de substance, de vide, d’effondrement, de perte de limite.
La méthode analytique semble ici légitime lorsque l’on remarque que Descartes se met
volontiers en scène dans ses écrits, y compris scientifiques, comme Le discours de la Méthode.
« Qu’est-ce donc que je lis dans le Discours de la Méthode ? », écrit G. Rodis-Lewis dans
l’introduction qu’elle en fait aux éditions GF Flammarion :
« Ce qui attire mon regard, à partir de la charmante narration de sa vie et des circonstances
initiales de sa recherche, c’est la présence de lui-même dans ce prélude d’une philosophie.
C’est, si l’on veut, l’emploi du « Je » et du « Moi » dans un ouvrage de cette espèce, et le son
de la voix humaine ; et c’est cela qui s’oppose le plus nettement à l’architecture
scholastique » 9.
Toujours dans Le discours de la Méthode (2e partie), Descartes présente ses travaux théoriques
comme faisant partie de « l’histoire de son esprit », comme une aventure exemplaire : « Nous avons
tous été enfants avant que d’être hommes, et… gouvernés par nos appétits et nos précepteurs »
(ibid.).
La démarche de Descartes qui consiste à l’unification du corps des sciences de son époque
(spécialement les mathématiques avec la physique) et de trouver des règles pour correctement diriger
son esprit en ajustant la connaissance « au niveau de la raison » (ibid.), est en effet indissociable de
son parcours et de ses expériences d’homme. Mettre en lumière les véritables richesses de notre
esprit, de ses règles de raisonnement et de jugement, devint ainsi pour lui le modèle de toute
connaissance certaine : ainsi, « chacun voit par intuition que le triangle est défini par trois lignes
seulement », écrivait-il déjà dans cette œuvre inachevée de l’homme jeune qu’il fut et intitulée les
Règles pour la direction de l’esprit (Chap. III). Sans aucun doute, cette œuvre de jeunesse puis
l’engagement philosophique qui fut celui de Descartes de construire une pensée scientifique et une
pensée individuelle sur les vertus de la logique et de la raison, repose-t-elle en partie tout au moins
que les réminiscences de l’enseignement jésuitique et des « exercices spirituels » apportés par Ignace
de Loyola – lui-même orphelin de mère vers 3 ans — appris au Collège de la Flèche 10.
À propos d’une possible « psychanalyse appliquée » aux œuvres littéraires, voire
philosophiques, relevons que Freud lui-même, évidemment, nous a initié à cette méthode (Cf. note nº
7). Par la suite, les travaux de K. Abraham sur le peintre Giovani Segantini ou AménhotepAkhénaton, de M. Bonaparte sur E. Pœ, de J. Delay sur Gide, de Marthe Robert sur Cervantes, Kafka
et Van Gogh, des psychanalystes comme J. Chasseguet-Smirgel sur Strinberg, O. Wilde et Sade, de
D. Anzieu sur Pascal, Robbe-Grillet ou Beckett, d’A. Green sur Proust, H. James, Sartre,
9
Rodis-Lewis G., « Préface », Discours de la Méthode, Paris, GF. Flammarion, 1966, p.1.
Descartes R., Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Vrin, p.15. À propos des « Exercices spirituels » d’Ignace de
Loyola, chemin le plus sûr pour accéder à la vie spirituelle, remarquons qu’ils furent le fruit, là encore, d’un orphelin de
mère élevé par une nourrice – et dont le père se remaria lorsqu’Igniacio eu sept ans — et qu’ils décrivent des « Règles du
discernement de l’esprit : règles pour sentir et connaître, en quelque manière les motions variées qui dans l’âme sont
causées : les donnes pour les recevoir et les mauvaises pour les repousser ». Le terme de « règles » doit être compris dans
un sens très large. Il s’agit de directives et de principes généraux d’analyse spirituelle. « On admirera la finesse de cette
étude psychologique : elle est chargée de toute l’information d’un homme qui a commencé par s’examiner lui-même avec
le plus grand soin au cours de son avancement spirituel et qui n’a cessé d’enrichir cette expérience le long de sa carrière de
pasteur d’âme », écrit le biographe Guillermou A., Ignace de Loyola, Paris, Club Éditeur/Seuil, 3eme Partie, 1957, p.18. À
noter également le terme de synderese qui apparaît dès la première Règle d’Ignace de Loyola et qui apparaît dans les
commentaires du premier rêve de Descartes. Pour une approche psychanalytique de l’œuvre et la personnalité d’Ignace de
Loyola, on lira l’ouvrage du jésuite et universitaire américain : Meissner W.W., Ignace de Loyola ; La psychologie d’un
saint, Paris, Ed. Lessius, 2002. Ainsi, on peut dire que d même que le Cogito qui apparaît dans les confessions de Saint
Augustin, l’œuvre de Descartes reprend, dans une vaste synthèse spirituelle, philosophique et scientifique des données,
concepts et expériences préexistantes.
10
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
Shakespeare ou L. de Vinci, de Laplanche sur Hölderlin et de J. Kristeva sur H. Arendt, M. Klein ou
Colette...
Mon propos est ici assez proche de celui de D. Anzieu sur Pascal (1623-1662), « le génie
effrayant » (Chateaubriand) 11. On se souvient en effet que D. Anzieu inféra l’intérêt pour le vide et
pour « l’équilibre des liqueurs » chez Pascal à une organisation hystérophobique résultant d’un
évitement d’angoisses psychotiques, d’anéantissement et de vide précisément survenus pendant la
petite enfance chez Pascal. Nous allons tenter de montrer que certaines de ces problématiques furent
aussi celles de Descartes. On pourrait ajouter enfin, concernant Descartes, ce que nous avons déjà
écrit ailleurs, à savoir qu’il n’est nul besoin d’allonger Descartes sur un divan pour tenter de
reconstruire quelques éléments de sa réalité psychique sous-jacents à ses intérêts scientifiques et
philosophiques : les textes et la biographie suffisent. Comme l’a écrit A. Green d’une part, « le
lecteur-analyste est l’analysant du texte », car « un texte a un inconscient qui le travaille » 12, ce à
quoi répond la phrase de J. Derrida : « Il n’y a pas de psychique sans texte » 13, Freud ayant depuis
longtemps montré la voie selon laquelle « le mécanisme de la création poétique est le même que
celui des fantasmes hystériques » (lettre à Fliess du 31 mai 1897).
« L’ectopie psychique » qu’est l’œuvre de création
Ce qui paraît tout à fait singulier dans l’aventure intellectuelle de Descartes est le fait d’avoir
fait un acte créatif, d’abord scientifique puis philosophique, même si, à l’époque, les deux corpus
étaient à peine séparés. Or, « créer (…) toute œuvre est avant tout une expression de soi au Soi…
l’objet esthétique se déploie et s’incarne dans une matérialité objective » 14. L’œuvre matérialise
« quelque chose » de psychique, rend « objectif » des impressions, des sentiments, des sensations,
des pensées qui, sans cela, ne resteraient qu’excitations diffuses et « lettre morte », comme on dit.
Lettre morte… Remarquons à ce propos que ce sont souvent ceux qui précisément ont eu affaire très
tôt à la mort, à un être mort, qu’échoient le besoin, la « pulsion », la poussée à créer, parfois
quasiment « malgré eux ».
Comme si « L’être mort » en eux ne pouvait rester « lettre morte » sous peine, sans doute, d’une
effroyable perception d’absence et de vide dans leur vie 15. Vies qui, sans la création, seraient restées
en déséquilibre, de ce déséquilibre comme celui justement dont se voit affecté Descartes dans un des
trois rêves qui inaugure, en 1619, son choix d’avoir une vie consacrée à la quête d’une
« philosophie universelle ». Bref, Descartes s’engage en 1619 dans la philosophie pour sortir d’un
11
Anzieu D., « De l’horreur du vide à sa pensée : Pascal », in Le corps de l’Œuvre, Paris, Gallimard, 1981, pp.322-339.
Green A., La déliaison, Paris, Belles-Lettres, 1992, p.58.
13
Derrida J., L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 297.
14
Chouvier B., in Guillaumin J., Le Moi sublimé : psychanalyse et créativité, Paris, Dunod, 1998, p.6.
15
Pour ce qui est des créateurs touchés précocement par la mort, citons sans que cette liste soit exhaustive : Descartes (dont
la mère décéda alors qu’il n’avait que seize mois), Pascal (orphelin de mère à trois ans), Léonard de Vinci (père absent,
puis absence de la mère), Michel-Ange (orphelin de mère à six ans), Hölderlin (orphelin de père à deux ans), Gérard de
Nerval (orphelin de mère à deux ans), Baudelaire (orphelin de père à six ans, sa mère étant elle-même une orpheline de
mère), E. Pœ (orphelin de père à un an, puis de mère à trois ans), S. Mallarmé (orphelin de mère et de sa sœur), F.
Nourrissier (orphelin de père à 8 ans), F. Pessoa (orphelin de père à six ans), E. Renan (orphelin de père à cinq ans), Cesare
Pavese (orphelin de père à six ans), Virginia Woolf (orpheline de mère à 3 ans, de père à 20 ans), Saint-Exupéry (père
absent et perte d’un frère à six ans), R. Gary (père absent), J. Green (père absent puis orphelin de mère à treize ans),
Georges Perec (orphelin de mère), Samy Frey (orphelin de père et mère) R. Barthes (orphelin de père à un an), M.
Yourcenar (orpheline de mère à la naissance), M. Duras (orpheline de père), J.-B. Pontalis (orphelin de père à 8 ans), R. M.
Rilke (perte d’une sœur à sept ans), Thérèse d’Avila (orpheline de mère à quinze ans), Jean de la Croix (orphelin de père à
deux ans), Ignace de Loyola (mère morte dans la petite enfance), Karol Wojtila (Jean-Paul II : mère morte à 7 ans), Thérèse
de Lisieux (orpheline de mère à quatre ans) et le Père de Foucauld (orphelin de mère à six ans, de père à sept ans), sans
oublier les configurations particulières chez deux des plus grands peintres de tous les temps : Vincent Van Gogh et
Salvador Dali qui, tous deux, furent des « enfants de remplacement » de frères morts un an avant eux et qui portaient le
même prénom qu’eux ou encore René Magritte orphelin de mère à 13 ans.
12
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sentiment, proche de la dépression ou de la confusion qui visiblement le déséquilibre (après qu’il ait
quitté son ami Beeckman à Breda pour suivre l’armée du Prince d’Orange).
Qu’elle soit littéraire, scientifique ou artistique, l’œuvre réifie, rend ainsi présent, l’absent,
l’impensé (élément b de W.R.Bion) en nous. Elle ob-jectivise littéralement le « jette devant », cet
absent ou cet « inconnu » en nous en lui donnant une nouvelle topique : systématisant la géométrie
analytique, Descartes s’efforça le premier de classer les courbes d’après le type d’équations qui les
produisent, contribuant par là à la naissance de la théorie des équations. En mathématiques, on lui
doit aussi l’usage qui consiste à utiliser les dernières lettres de l’alphabet pour désigner des valeurs
inconnues et les premières pour les valeurs connues, ainsi que la notation en exposant pour exprimer
la puissance d’un nombre.
« L’acte créateur, écrit encore J. Guillaumin, a vocation à représenter au dehors, ce qui
demeure informe et secret à l’intérieur du moi. L’œuvre fonctionne non seulement comme un
double mais comme un double que le Moi construit consciemment pour y déposer et y
travailler ce qui demeure encore inconsciemment inopérable ou intraitable en lui. “Objet
transnarcissique” (Green), qui a comme but de souder un tissu narcissique trop tôt déchiré,
l’œuvre incarne ainsi pour l’artiste sa propre étrangeté à lui-même 16».
L’étrangeté, « l’objet étrange », « l’attracteur étrange » comme on dit dans les sciences du
Chaos, peut ainsi être très tôt déposé dans le psychisme à la fois par la présence d’un mort, d’un nondit, d’un secret de famille, d’une culpabilité de survivant, voire d’une séduction précoce. Nous
verrons que certains de ces éléments sont repérables dès le plus jeune âge chez Descartes. Le génie
fut chez lui, à partir d’une compréhension précoce et remarquable des mathématiques, d’avoir pu
donner un statut de représentation à cet « inconnu », cet « énigmatique » en nous. Il fut, nous l’avons
dit, le premier à désigner des « quantités inconnues » par des lettres de l’alphabet, celle de « x, y,
z,… », les quantités connues étant dénommées « a, b, c, », etc.
L’œuvre (cartésienne),
effondrements précoces ?
antidote
de
l’effroyable
et
des
Bref, l’œuvre « fonctionne » du point de vue psychique comme un « pare-excitation », une
« peau-commune » biface au sens de D. Anzieu permettant de donner au psychisme une
représentation, un « double » d’une partie de lui-même, une topique qui serait comme une
« ectopie psychique ». Mère-enfant ou enfant-mère qui « engendre » son double, le créateur « crée »
l’œuvre mais est aussi « créé » par l’œuvre ». « La valeur de réorganisation topique d’urgence au
travail créateur apparaît bien dans le caractère pressant et souvent compulsif que prend le « besoin de
créer », reliable (…) aux pulsions du Moi dites d’autodéfenses autant qu’aux pulsions « de
reproduction (lesquelles, probablement, font le lien entre narcissisme et libido d’objet, dans
« l’Éros » comme ensemble des pulsions de vie » 17.
Me revient ici cette admirable et effroyable formule de Fernando Pessoa et qui, de mon point de
vue, sous-tend tout notre propos sur Descartes : « J’écris en me berçant, comme une mère folle
berçant son enfant mort » 18. Descartes aurait-il pu dire quant à lui : « J’écris, en me berçant dans
mon œuvre comme un orphelin berce en lui sa mère morte » 19 — ou la partie de son psychisme parti
avec la mère morte et qu’il fallait absolument « réifier », « présentifier », que ce soit sous la forme de
« reflexa », de pensées provenant d’un esprit pouvant se retourner, se réfléchir, sur lui-même ? À
16
Guillaumin J., Le Moi sublimé : psychanalyse et créativité, Paris, Dunod, 1998, p.7.
Guillaumin J., op. cit., p.10.
18
Pessoa F., Le livre de l’intranquilité (I), Paris, Bourgois, 1988, p. 152.
19
Pour ce qui est de l’identification de Descartes à sa mère, se référer à ce qu’il dit de sa santé : « une toux sèche et une
couleur pâle que j’ai gardée jusque à l’âge de plus de vingt ans et que tous les médecins qui m’ont vu ces ce temps-là me
condamnaient à mourir jeune » (lettre à Élisabeth de mai ou juin 1645).
17
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
inscrire ainsi le psychique sous le travail intellectuel, cognitif, chez l’enfant désemparé et déprimé
qui demeurait chez l’adulte René Descartes, on perçoit combien son intérêt pour les recherches sur
les lois de réflexions ou de réfractions selon les milieux (air, eau, bois ; Cf. « De la réfraction », in
Discours de la Méthode 20) furent sans doute des « analogons » de la quête du regard du nourrisson
qu’il fut pour le « plan » du miroir qu’avait été celui le regard de sa mère… « milieu psychique »
qui, seul, eût pu lui « renvoyer », sur le mode « réfléchi », ses propres pensées, « proto-pensées » de
nourrisson…
Quant au fameux « Je pense, donc que je suis », ce fut sans doute « la » formule qui donna
l’assurance du sentiment d’être en vie parce que précisément sa pensée – et donc son corps – avait pu
surmonter dès le plus jeune âge une dépression précoce, un « impensé » (éléments b ? de Bion, infra)
celui de « l’effondrement », du déséquilibre total, des « tourbillons » — tourbillons auxquels
Descartes s’intéressa d’ailleurs beaucoup – bref, autant d’éléments terrifiants psychiquement pouvant
tout à fait relever de l’absence de sa mère pour un très jeune enfant.
Ainsi, n’est-ce point « le hasard » d’avoir perdu très tôt sa mère et « la nécessité » de survivre
psychiquement à cette perte, survie largement permise par la permanence de sa nourrice, qui ont
forgé cette force d’autonomie de sa pensée et ce développement précoce des capacités cognitives
chez le jeune Descartes, ceci conjugués plus tard à la curiosité et l’éducation scolaire jésuitique qui
fut la sienne. Cet enfant orphelin de mère n’avait-il pas dû compter très tôt seul – ou presque puisque
son environnement avait été aimant et confortable — sur la force et les ressources de son esprit ?
Plus tard, une fois adulte, c’est également dans la solitude qu’il put surmonter les « apories », les
incertitudes, les questions que lui posaient la physique, l’optique, les mathématiques ou la
métaphysique et cela en développant sa méthode qui était celle d’utiliser les ressources de
raisonnement propre de l’esprit, ses « certis régulis ».
L’appareil psychique comme appareil optique
Avant d’en venir à la biographie de Descartes et à une approche psychanalytique de certaines de ces
expériences de pensée, arrêtons-nous sur cette singulière proximité entre l’appareil psychique et
l’appareil optique. Rappelons tout d’abord que Freud, plongé dans ses rêves et dans l’écriture de ce
qui devait être L’interprétation des rêves, décrit, dans ce dernier l’appareil psychique comme un
appareil d’optique :
« Cependant je crois utile et possible de continuer à représenter les deux systèmes [conscient
et inconscient] de cette manière concrète. Évitons seulement tout malentendu, en rappelant
que les représentations, les pensées, les formations psychiques en général ne sauraient être
localisées dans des éléments organiques du système nerveux, mais en quelque sorte entre
eux, là où se trouvent des résistances ou des « frayages » qui leur correspondent. Tout ce qui
peut devenir comme objet de perception interne est virtuel, un peu comme l’image produite
par le passage des rayons dans une longue-vue. Nous pouvons comparer nos systèmes, qui ne
sont point psychiques par eux-mêmes et que notre perception psychique ne saurait atteindre,
aux lentilles qui projettent l’image. La censure entre les deux systèmes correspondrait à la
réfraction lors du passage des rayons dans un nouveau milieu » 21
20
« Tandis que l’optique est la science générale des lois de la lumière et de la vision, la catoptrique traite de la lumière
réfléchie et la dioptrique de la lumière réfractée », précise Descartes dans le Discours sixième du Discours de la Méthode.
Nous mettons ici un exemple de schéma qu’utilisait Descartes pour donner un modèle mathématique – géométrique — aux
lois de la réfraction pour montrer combien c’est le « tain » du miroir qu’est le regard de la mère qui sous-tend,
inconsciemment, les recherches du savant qu’il fut : un « tain » qu’est le regard de la mère qui renverrait quelque chose du
regard de l’enfant….comme une balle projetée sur le sol… « DE LA RÉFRACTION » : (…) Pensons donc qu’une balle,
étant poussée d’A vers B, rencontre, au point B, la superficie de la terre CBE, qui, l’empêchant de passer outre, est cause
qu’elle se détourne… ».
21
Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p.518.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
71
« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
Dans Le visible et l’invisible22, comme dans L’œil et l’esprit 23, Merleau-Ponty nous a appris à
remarquer cette ressemblance de la chose perçue et son image spéculaire dans la pensée (L’œil et
l’esprit, p. 38). On pense avec son corps : l’esprit a besoin du corps pour voir… l’invisible, et sans
doute que les souffrances solitaires que s’inflige l’exilé – que fut Descartes — ou l’anachorète, leur
permettent de « sentir » la résistance et la « chair du vide » qui les habitent. Le corps est ainsi
voyant : il est « reflet du monde ». En ce sens, le désert, « en ne montrant rien », est comme le
punctum caecum, le point aveugle de la conscience, ou plus, avec sa surface plane, le « tain » d’un
miroir qui est celui de l’esprit. Ce « tain », blanchi par le soleil, et la vacuité de la chose, permettrait
la réflexion de l’essence même de l’essentiel : l’Autre comme néant : « ce que la conscience ne voit
pas, c’est ce qui fait qu’elle voit, c’est son attache à l’Être, c’est sa corporéité, les existentiaux par
lesquels le monde devient visible, c’est la chair où naît l’objet », écrit Merleau-Ponty dans Le visible
et l’invisible (p. 302).
La perception de notre vide, de notre Être, a ainsi sa « contre-perception » dans « la relation
d’absence » que l’orphelin, le « veuf, « l’inconsolé » (Nerval) entretient avec la figure de l’autreabsent. L’Être touche son « étant » dans le « non-être » ou le « désêtre », l’extension atopique du
Moi/Je. Ce « désêtre » est pour le psychotique ou, dans une moindre mesure pour l’hystérique, ce qui
le protège de l’attraction de mort qu’exerce son « noyau » mélancolique24. Perception/« contreperception », être/non-être, il y a là un chiasme par où le feuillet interne de l’esprit et sa
représentation du vide colle au feuillet externe qu’est la perception sensible du désert.
Biographie : les débuts de la vie
Rénatus Des Cartes, dont la tombe est en l’église de Saint-Germain des Prés, est issu d’une
famille de Touraine. Relevons dès maintenant, pour rester dans le « fil rouge » qui est le nôtre, que le
prénom lui-même, Rénatus-René, après la mort de la mère et de l’enfant dont elle accoucha, ne put,
« après-coup », que devenir chargé de sens : Rénatus, qui était un prénom latin, vient de
« Rénascor » qui signifie « renaître » ce que phonétiquement rend bien le français « Re-né ». Le
verbe « Renato » signifie, quant à lui, ce qui n’est pas innocent pour celui dont la mère est morte,
« revenir à la nage » 25.
Il est né le 31 mars 1596 à La Haye, en Touraine, – La Haye qui sonne encore comme la ville de
Hollande dans laquelle il fit un séjour assez long (retour à la mère ?). Son père, Joachim, devenu
conseiller au Parlement de Bretagne en 1586, eut de sa femme Jeanne Brochard trois enfants : Pierre,
l’aîné, né en 1591, qui succéda à son père ; Jeanne, la fille née entre 1590 et 1595 ; puis René, notre
philosophe. Le destin et le drame s’annoncent très tôt dans la vie de René Descartes : en effet,
comme Pascal, il devient orphelin de mère dès l’âge de seize mois puisque sa mère mourra le 13 mai
1597 en mettant au monde un autre fils qui mourut trois jours plus tard. René avait à peine un an. Il
22
Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.
L’intérêt actuel, et depuis quelques années déjà du fait du grand nombre de sujets « états-limites » en thérapie, de la
psychanalyse à l’égard de la perception (cf. le rapport de S. et C. Botella « La figurabilité » lors du Congrès de
Psychanalyse de Langue romane (juin, 2000), montrerait assez la pertinence de « l’angle d’attaque » qui était celui de
Merleau-Ponty concernant les rapports entre chair, sensible, perception et inconscient : angle d’attaque qui fut d’abord
celui d’une « philosophie de la perception » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 531), même
si, comme le remarqua A. Green, ce fut celle de la perception extérieure alors que la psychanalyse s’intéresse à la
perception intérieure (rêve, fantasme). Aujourd’hui sa « philosophie de la corporéité » (cf. « Le problème de
l’intentionnalité corporelle » et « La réflexivité du sensible » in Le psychique et le corporel, Ed. Aubier, 1988) montre
assez la nécessité de relire l’œuvre inachevée de Merleau-Ponty dont « l’attitude interrogative » (A. Green, p.1049)
reste pour nous un modèle de pensée pas uniquement philosophique. Cf. Pontalis J.-B. (1961), « La position du
problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty », Les temps Modernes (numéro spécial Merleau-Ponty) et dans Après
Freud, Paris, Gallimard, coll. « Idée NRF », pp.76-97 ; Cf. également Green A., « Du comportement à la chair », Revue
Critique, Les Éditions de Minuit, n° 211, décembre1964, pp. 1017-1049.
24
Rolland J.C., Guérir du mal d’aimer, Paris, Gallimard, 1998, p. 70 sq.
25
Gaffiot F., Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p.1342
23
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
faut préciser qu’il fut d’emblée confié à une nourrice, selon la coutume : on commençait à peine à
prôner l’allaitement maternel à cette époque, précise G. Rodis-Lewis. On ignore si l’enfant fut confié
totalement à cette nourrice qui lui survécut et à qui il versa une pension jusqu’à la fin de sa vie, ou si
celle-ci vint vivre chez la grand-mère maternelle.
À propos de la mort de la mère, il faut relever que René a toujours ignoré le petit frère aussitôt
disparu. Comment a-t-on pu lui laisser croire que c’était sa naissance à lui qui avait coûté la vie à la
mère ? En pleine maturité, Descartes écrit :
« Étant né, écrit-il à la princesse Élisabeth, d’une mère qui mourut peu de jours après ma naissance
d’un mal de poumon, causé par quelque déplaisirs, j’avais hérité d’elle une toux sèche et une couleur
pâle (…) qui faisait que tous les médecins (…) me condamnaient à mourir jeune » 26.
Ce « non-dit » a, semble-t-il, plusieurs conséquences :
— l’existence donc d’un sentiment (inconscient) de culpabilité d’être ainsi la « cause » de la
mort de la mère, ce qui permet de comprendre à la fois l’exil et le rattachement « à vie » à cette mère
via ses rentes, « cause » et culpabilité inconsciente par la suite projetées dans un mouvement œdipien
sur la figure du père, et ceci d’autant plus que celle qui éleva avec la nourrice le petit René fut une
grand-mère maternelle qui n’aimait pas son gendre qu’elle tenait pour responsable dans la mort de sa
fille.
— le maintien dans la « psyché » de l’enfant Descartes d’un « endroit » — une crypte 27, un
« attracteur étrange » disions-nous plus haut — où le « fantôme » de l’autre enfant a sa place, cet
autre étant confondu à soi-même 28 ;
— l’existence vraisemblable d’angoisses de mort importantes chez le jeune enfant Descartes
que les médecins de l’époque craignent continuellement voir mourir ! Nous sommes ici dans une
configuration proche de celle de Pascal : épreuve de séparation précoce d’avec la mère, épreuve
tempérée par la présence d’une grand-mère (chez Pascal une grande sœur) et d’une nourrice. La
présence vraisemblable chez cet enfant, d’un développement précoce du Moi, puis de la pensée pour
combattre une dépression véritable.
26
Rodis-Lewis G., Descartes : biographie, Paris, Calmann-Levy, 1995. Comme le dit G. Rodis-Lewis dans une interview
dans Le magazine littéraire (nº 342, avril 1996) et à qui l’on doit une biographie récente de Descartes (1995), Descartes :
biographie, op. cit. : « Il y a une grande biographie de Descartes qui date de la fin du XVIIe siècle, très précieuse. Elle a
été récemment réimprimée : celle d’Adrien Baillet (Vie de Monsieur Descartes, Ed. La Table Ronde). Il a sauvé des textes
qui depuis se sont égarés. Par exemple, le très important récit des songes dont on ne connaîtrait rien sans sa biographie.
Mais Baillet avait un défaut : sur les nombreux points sur lesquels il avait une incertitude ou une ignorance, il inventait.
Ainsi a-t-il commis un certain nombre d’erreurs : sur la noblesse de la famille de Descartes, il a été abusé par les petitsneveux ; il a confondu le grand-père qui était médecin avec un autre Pierre Descartes qui avait libéré Poitiers assiégé par
les protestants. Il a affirmé que, cadet d’une grande famille, Descartes était destiné à l’armée, ce qui est faux. Il s’est
trompé sur les dates de la scolarité (il donne : Pâques 1604 à 1612), ce qui a une certaine importance parce qu’en dépend le
nom de son professeur de philosophie ».
27
Abraham N. & Torok M., L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978. Pour ces auteurs, le monument où gît
un « cadavre exquis » est liée à un refoulement qu’ils qualifient de « conservateur », à la différence de celui,
« dynamique », de l’hystérique.
28
Les travaux des psychiatres et psychanalystes d’enfants au sujet de la transmission transgénérationnelle de « non-dit » et
secret par rapport à des enfants « mort-nés » nous on apprit combien la « place de ces morts » pouvait parfois s’exprimer
dans des symptômes psychiques – comme les délires —, des symptômes somatiques voire des actes de création ; Cf.
Diatkine G., « Chasseur de fantôme : inhibition intellectuelle, problèmes d’équipe et secret de famille », in Psychiatrie de
l’enfant, 27, (1), 1984, pp.223-248 ; Rouchy J.C., « Réceptacle d’un secret : jeux interdits », in Connexions, 60, 1992,
pp.59-78 ; Aulagnier P., La violence et l’interprétation : Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1975 ; L’apprentihistorien et le maître sorcier, Paris, PUF, 1984 ; Penot B., Figures du déni, Paris, Dunod, 1989 ; Faimberg M., « Le
télescopage des générations : à propos de la généalogie de certaines identifications », in La transmission de la vie
psychique entre générations Paris, Dunod, 1993, pp.59-81 ; Pirlot G. & Lefrançois E., « Le compagnon imaginaire :
nouvelles hypothèses psychopathologiques en rapport avec la transmission psychique transgénérationnelle », in Évolution
Psychiatrique (Dunod), n°4, 1999, 779-789.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
Cette santé fragile amène René à avoir un précepteur pour apprendre à lire et écrire. De 1597 à
1606 (donc jusqu’à l’age de 10 ans), Descartes est ainsi élevé à La Haye chez sa grand-mère
maternelle et par sa nourrice qu’il n’oubliera jamais financièrement et qui lui survivra. Ajoutons ce
que nous écrivions plus haut, à savoir que cette grand-mère maternelle chez qui il a été élevé avant
son entrée au collège n’avait pas beaucoup d’affection pour son gendre, le père de Descartes, sensé
avoir été la cause de la maladie de sa fille morte après l’accouchement.
Nous serions assez enclins à voir une forme de fidélité à la mémoire de cette grand-mère
maternelle, et à celle de la figure maternelle, les motifs inconscients de cette « révolte » envers
l’autorité du père et de ses pairs chez Descartes : une fois le bac obtenu, Descartes refusa en effet les
offres du père à prendre une charge judiciaire. Par la suite, sa volonté de construire une méthode
scientifique et philosophique nouvelle répondit au désir de s’affranchir également de l’autorité de ses
pairs en scolastique. N’est-ce ces imagos de ces pères/pairs, « mauvais pères » qui devaient revenir,
des années plus tard, sous la forme de « Mauvais Génie » .
Lorsque René a quatre ans, son père se remarie vers 1600 avec une Bretonne, Anne Morin, dont
il eut un autre fils et une fille. Tandis que les relations avec son frère aîné furent toujours tendues,
René maintient avec sa sœur et son beau-frère d’excellents rapports (Rodis-Lewis, p. 21). Du fait de
sa mauvaise santé, René n’est envoyé au collège des jésuites de La Flèche qu’à l’âge de dix ans,
lorsqu’un parent de la famille (du côté maternel), le Père Charlet, se trouve y être nommé. Le Père
Charlet lui a obtenu un régime particulier qui a beaucoup contribué à favoriser son développement
intellectuel et l’amélioration de sa santé et de son teint pâle : il pouvait rester la matinée dans son lit
à lire et à méditer. « Vous m’avez tenu de père pendant tout le temps de ma jeunesse », lui écrira-t-il,
reconnaissant de « l’affection » que celui-ci lui a toujours fait la faveur de lui témoigner » 29 .
La Flèche, fondée trois années avant que Descartes y arrive, inaugurée par Henri IV et confiée
aux pères jésuites avait la mission de former et de sélectionner les meilleurs esprits de ce temps.
Malheureusement, les dons d’observateur de la nature dont il avait fait preuve lors de ses années
d’enfance dans la campagne furent bien mal utilisés à son grand regret. Descartes y aime cependant
les mathématiques, les sciences et la philosophie, de même que les épopées et la poésie, plus que la
rhétorique ou la théologie. Les maîtres de Descartes à La Flèche ont été frappés des dons
exceptionnels de leur jeune élève en mathématiques 30. Par la suite, Descartes n’a pas cessé de
souligner la valeur exemplaire de cette science pour donner à l’esprit le sens de la rigueur et le goût
29
Descartes, lettre du 9 février 1645, citée par Rodis-Lewis, pp.27-8.
Jusqu’au moment où il rédige le Discours de la méthode (dont l’un des essais est La Géométrie, et, auparavant Les règles
pour la direction de l’esprit (publié seulement en 1908), Descartes a pratiqué avec ardeur et bonheur les mathématiques. Sa
correspondance avec les plus grands mathématiciens de ce temps — qui en compte beaucoup (Fermat, de Beaune, Petit,
Hardy, Mydorge, Roberval, Desargues, et plus tard le jeune Pascal) témoigne de son incessante activité en cette matière.
Son apport principal consiste dans l’application des méthodes de l’algèbre (réformée par Viète au début du siècle) aux
problèmes traditionnels de la géométrie tels qu’ils ont été pratiqués sans changement majeur depuis l’antiquité grecque
(Apollonius et Archimède notamment). C’est parce qu’il veut épargner une inutile fatigue à l’imagination que Descartes
invente le moyen d’exprimer les relations géométriques (entre les droites et les courbes) en équations algébriques, fondant
par là ce que l’on appellera la géométrie analytique. Il est le premier à « topologiser » « l’espace géométrique » en utilisant
le système des coordonnées rectangulaires qui permettent de rapporter les différents points d’une courbe à deux axes ayant
même origine (coordonnées dites depuis cartésiennes).
30
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
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de l’exactitude. Sans les mathématiques, comment cet esprit, trop tôt touché par le déséquilibre et
l’amputation de la figure maternelle, aurait trouvé la mesure, l’ordre et donc la quiétude 31 ?
Grand lecteur, il s’était trouvé embarrassé de doutes et d’erreurs ; certes, les mathématiques
l’avaient séduit par l’évidence de leurs raisons, mais la philosophie et les sciences qui en dépendent
n’atteignaient, estimait-il que le vraisemblable et n’étaient par conséquent d’aucune utilité pratique.
Aussi, aima-t-il par-dessus tout l’indépendance de sa pensée par rapport aux idées reçues : « jeune
encore, je m’efforçais de trouver par moi-même » 32- N’entend-on pas dans cette affirmation l’aveu
de solitude d’un enfant ayant dû se développer sans les pensées maternelles ? – « Dès mes premières
années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables », écrira-t-il dans la première partie
du Discours de la méthode.
Comme le note F. Alquié 33, l’enseignement que reçu Descartes à La Flèche fut un
enseignement sans unité : d’un côté, une philosophie qui « ne donne aucune assurance » dans les fins
à poursuivre et qu’il décrit comme « les écrits des livres anciens païens qui traitent des mœurs à des
palais forts superbes et forts magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et de la boue », et de
l’autre une mathématique qui « lui plaisait à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons »,
mais essentiellement orientée vers des applications pratiques : arpentages, cartographie, architecture.
Descartes s’étonne alors qu’on n’ait « rien bâti depuis de plus élevé », c’est-à-dire qu’on n’ait pas
essayé de fonder sur elle une science permettant à l’homme de se conduire en la vie, de résoudre les
problèmes que pose chaque jour la recherche du bonheur, et ceci d’autant plus que les jésuites de La
Flèche ne sont pas insensibles aux succès de Galilée, qu’on célèbre dans le collège en 1611.
Relation mère-nourrisson et théorie de la pensée chez W.R. Bion
Abordons maintenant quelques aspects de la relation précoce mère-enfant qui peuvent nous
aider à comprendre combien l’intelligence de Descartes put servir de défense contre certains
effondrements. Si la mère est bien un « appareil à penser les pensées » de l’enfant, posons-nous aussi
la question de savoir si le « Cogito », « Les règles de directions de l’esprit », « La Méthode » ne
furent pas dès lors autant « d’appareils à penser les pensées » pour celui qui, précisément, fut privé
très tôt des pensées de celle qui, pour le nourrisson, offre le premier « écran de réflexion » puisque se
trouvant être le premier miroir comme l’a dit Donald W. Winnicott 34? Rappelons, en ce qui
concerne la fonction maternelle, qu’il s’agit d’une fonction de support que le Moi de la mère assure
auprès de son enfant. Winnicott désigne cette relation entre la mère et le bébé par le terme de
« relation au Moi » (ego-relatedness), littéralement « relation que le Moi entretient avec lui-même »
et qui, singulièrement, relève de « la capacité d’être seul en présence de la mère ».
Venons-en à la relation mère-nourrisson et la théorie de la pensée chez W.R. Bion. Wilfred
Ruprecht Bion est né aux Indes en 1897. Il fait des études d’histoire puis de médecine et de
psychiatrie, et devient disciple de Mélanie Klein. Pendant la seconde guerre mondiale, il travaille
31
Le début de La Géométrie montre bien en quoi consiste cette nouvelle méthode de réduction des problèmes géométriques
à ceux, plus simples et plus faciles, de l’algèbre : après avoir comparé les opérations de l’arithmétique à celles de la
géométrie « touchant les lignes qu’on cherche », Descartes ajoute : « Ainsi, voulant résoudre quelque problème, on doit
d’abord le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire,
aussi bien à celles qui sont inconnues qu’aux autres. Puis, sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et
inconnues, on doit parcourir la difficulté selon l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en quelle sorte elles
dépendent mutuellement les unes des autres... ». On reconnaît là la méthode des équations algébriques pour lesquelles
Descartes propose une notation qui sera retenue par la suite (a, b, c, x, y, z). Il montre, « la relation et la convenance
mutuelle de l’arithmétique et de la géométrie ». On peut ainsi prendre appui sur l’une pour résoudre les problèmes de
l’autre, et réciproquement. Par la suite, l’idée de relations entre mathématiques, géométrie et physique (voire physiologie)
lui viendra des conversations avec Beeckman à Bréda en 1618.
32
Descartes : Discours de la Méthode, op. cit.
33
Alquié F., Descartes, Pais, Hatier, 1956, pp.16-26.
34
Winnicott D.W., « L’angoisse associée à l’insécurité », in De la pédiatrie à la psychanalyse, P.B.Payot, 1952, pp.126130.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
comme directeur du secteur de rééducation à l’hôpital psychiatrique militaire. Il y expérimente les
petits groupes, puis, après guerre, continue ses études sur les groupes à la clinique Tavistok de
Londres. Après avoir été pendant deux ans Président de la Société britannique de psychanalyse, il
fait des séminaires en Amérique du Sud, puis s’installe à Los Angeles de 1968 à 1979. Il meurt en
Angleterre en 1979. Outre ses premiers travaux sur les groupes, Bion établit une théorie basée sur la
relation contenant/contenu et le rapport entre la pensée et « l’appareil à penser » 35. Il présente un
modèle de la pensée basé surtout sur celui de la digestion qui sera repris par plusieurs auteurs
français (McDougall, Green, Anzieu - les « enveloppes psychiques »).
Bion pose comme postulat qu’à l’origine, il existe une pensée sans appareil à penser, c’est-àdire une pensée sans capacité de penser. C’est une pensée primitive, primaire, une pensée-acte dont
les produits font retour sur elle-même, détruisant sa capacité d’établir des liens. Cette pensée ne sert
pas à penser mais éclate, morcelle et éparpille. Elle ne signifie pas, ne représente pas. Elle est faite de
choses en soi. Bion appelle cela les « éléments Bêta », ou « l’impensant ». Ces protopensées sont des
sentiments de dépression, de persécution, de culpabilité, des éléments hallucinatoires liés par le
sentiment d’une catastrophe, d’une mort physique. Ce sont des impressions sensorielles, des
vivances émotionnelles dont le nourrisson doit se libérer en les expulsant par identification
projective.
Il y a une fonction Alpha (a) qui transforme les éléments Bêta (b) en contenu psychique, c’est-àdire qui donne des formes au pensable. Cette fonction provient du Moi, de l’environnement maternel.
La fonction (a) est un contenir (à la fois contenant et contenu) des sensations, des affects, des
angoisses primordiales, des morceaux de pulsion. Les éléments (b) sont alors transformés en
éléments (a) susceptibles de subir de nouvelles transformations (souvenir, refoulement...) et servent à
former la pensée onirique, le pensé inconscient de la veille, les rêves, les souvenirs. Ce sont des
modèles sonores, visuels, olfactifs, etc. qui permettent une symbolisation primaire. Cette fonction
donne la possibilité de se représenter ses propres contenus psychiques.
« L’appareil à penser » a ainsi pour but de décharger le psychisme de l’excès de stimuli qui
l’accable. La fonction (a) suit des règles de survie (le plaisir premier). Les éléments (b) sont moins
l’impensable que « l’impensant » (ils pourraient être formulés mais ne fabriquent rien). Pourtant, les
rêves, les pensées oniriques de même que l’interprétation analytique permettent une transformation
des éléments Bêta en éléments Alpha.
L’ensemble formé par la prolifération des éléments a donné la « barrière de contact » qui
assume la fonction d’une membrane semi-perméable, divisant les phénomènes mentaux en deux
groupes : endormi/éveillé, inconscient/conscient, passé/futur. Cette barrière peut être comparée à
l’acte de rêver, protecteur du sommeil. Elle empêche que les fantasmes et les stimuli endopsychiques
ne soient perturbés par la perception de la réalité. Elle protège le contact qu’on peut avoir avec la
réalité en évitant que celle-ci soit déformée par les émotions d’origine interne. Si la barrière de
contact est détruite, les éléments (a) sont dépouillés de leurs caractéristiques et se convertissent en
éléments (b) auxquels se joignent des vestiges du Moi et du Surmoi. C’est ce qui forme les « objets
bizarres » de la psychose. La fonction (a) peut-être détériorée ou insuffisamment développée. Les
patients psychotiques ne sont ni endormis, ni éveillés. Ils ne sont pas capables de rêver. Ce qu’ils
produisent sont des phénomènes hallucinatoires. Chez eux ou chez l’être humain ayant construit une
relation à l’autre de type psychotique, il y a des éléments (b) encore bruts, jamais liés, et d’autres qui
ont été élaborés mais qui sont désormais détruits.
35
Bion W. R. (1954), « Notes sur la théorie de la schizophrénie » ; « Le développement de la pensée schizophrénique » ;
« Différenciation des personnalités psychotiques et non psychotiques » ; « L’hallucination » ; « Attaques contre la liaison ».
in Réflexion faite, Paris, Presses Universitaires de France, 1983. Bion W. R. (1970), Attention et Interprétation, Paris,
Payot, 1974. Bion. W.R., (1973), Entretiens psychanalytiques Paris, Gallimard, 1980. Bion W.R., Aux sources de
l’expérience, PUF, 1979.
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
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La Mère est, dans ce contexte, le contenant, métaboliseur des sensations projetées en elle par
l’enfant. Elle fait que la faim devienne satisfaction, la souffrance plaisir, la solitude compagnie, la
peur de mourir tranquillité. Cette aptitude est la capacité de rêverie, la Mère sachant accueillir les
projections, les besoins du bébé. Elle permet à l’enfant d’entrer dans la position dépressive, celle-ci
étant une phase de réintégration de tout ce qui a été projeté à l’extérieur. Si l’enfant n’y accède pas, il
n’aura que des éléments fragmentés et ne pourra vivre que des situations de dispersion. W.R. Bion
relativise la causalité entre mauvais environnement et maladie (mère schizophrénogène, Cf. l’œuvre
de P.C. Racamier à cet égard), ne voyant dans cet environnement qu’un effet aggravant, la cause
première étant plutôt constitutionnelle. L’un de ses thèmes de prédilection est le lien entre psychique
et physique. Cependant, inspiré par ses expériences sur les groupes il décrit alors l’importance de la
relation (link), et ses ouvrages les plus accessibles sont précisément ceux qu’il écrit sur les groupes,
dans lesquels il voit trois modes de relations :
— parasitaire (au détriment d’un partenaire) ;
— symbiotique (enrichissement mutuel) ;
— commensale (les deux existent sans s’influencer)
Ces liens peuvent être de trois ordres : connaître l’autre, l’aimer, le haïr :
Il décrit par des signes ces trois formes de « liens » :
— K (Knowledge) : connaissance, au sens de désir de savoir par l’expérience de certaines
choses, découverte de l’inconnu, du mystère. C’est la pulsion épistémophilique de M. Klein en
moins négatif, moins intrusif (c’est le seul lien auquel doit répondre l’analyste). À côté de K, existe
un K négatif : — K, qui revêt deux aspects :
— la connaissance définitive, l’omniscience, l’omnipotence, illusion du tout savoir des
théoriciens qui croient être « en possession » du savoir, « puissance du connaître en moi »,
Descartes, Méditation Quatrième).
— l’attaque de la connaissance (connaissance psychotique) : chez Descartes cette « attaque » est
représentée par le « Dieu trompeur » de la Troisième Méditation et le Malin génie.
— L (Love) et L (faux amour) : sentimentalisme, déni de la haine de Winnicott.
— H (Hate) et H (hypocrisie).
La relation se met ainsi en formules (exemple : xKy).
Dès lors peut-on avancer que cet enseignement reçu à La Flèche, pourtant riche et divers, offrit,
du fait de son « manque d’unité » comme nous l’a dit F. Alquié, une forme de « souffrance
psychique » a minima chez le jeune Descartes, celle, vraisemblablement, de laisser certains (b) en
lui, certaines « inconnues » dispersées et à la périphérie de lui-même. Le désir, l’intuition, la volonté
d’aller vers une union des éléments dispersés des différentes sciences de son temps permirent donc
de « réunir » un Moi-sujet menacé subrepticement de dislocation.
Plusieurs mères, deuil non fait de la mère, « loucherie psychique »
et amour pour les femmes qui louchent
Descartes eut donc plusieurs mères, de là peut-être ce goût pour aimer les femmes atteintes de
« loucherie ». Au titre d’une association un peu scabreuse, nous l’avouons, on peut se poser la
question de savoir si l’aspect « dédoublé » des figures maternelles dans son psychisme (sa mère, sa
nourrice, sa grand-mère maternelle) ne déterminèrent pas une forme de « loucherie psychique » qui
ne se « dévoila » pas dans son premier sentiment amoureux, qui se « cristallisa », comme dit
Stendhal, chez une jeune fille présentant une loucherie c’est-à-dire quelqu’un « qui voit double » et
qui, chez l’autre — ici Descartes — peut suscite le même « trouble » : À 51 ans, Descartes, livrant
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
une émotion personnelle « analysée » par lui par la suite, écrit dans une lettre à Chanut (6 juin 1647,
AT, 56-57) :
« J’aimais, une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l’impression qui
se faisait par la vue de mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement
à celle qui s’y faisait pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en
voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres,
pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas que ce fut pour cela. Au
contraire depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai
plus été ému ».
Revenons au couple mère-bébé, puisque comme l’a dit Winnicott, « le bébé seul n’existe pas »
(« la situation qui précède les relations à l’objet se présente de la façon suivante : ce n’est pas
l’individu qui est la cellule mais une structure constituée par l’environnement et l’individu » 36). En
fait, quand le bébé au sein regarde le visage de la mère, il se voit en quelque sorte « en reflet » dans
le visage maternel. Cela correspondant au stade de l’identification primaire 37. La répétition de cette
expérience que l’enfant vivra, notons-le, lui permettra de voir dans le regard maternel tantôt son
propre visage, tantôt celui de la mère. A. Green précise qu’à partir de cette expérience perceptive, le
bébé passera de la projection à la perception de la réalité, celle de son intérieur et celle extérieure 38 :
cela correspondra au processus de séparation du non-Moi et du Moi, processus qui s’opère selon un
rythme variable en fonction de l’environnement et qui aboutit à l’élaboration de l’idée de la personne
de la mère 39.
Est-ce de cette expérience de la relation précoce à la mère et de la perception de son
absence/présence dont il s’agit, au-delà des arguments philosophiques, dans l’expérience, par la
pensée, de la perception d’un morceau de cire changeant de forme ? Relevons en effet que dans les
six méditations des Méditations métaphysiques 40, Descartes, qui ne cite ni ne mentionne personne et
ne s’appuie sur aucune autorité (pas même celle de ses Maîtres scolastiques et des vérités logiques),
chemine seul, pas à pas, relatant son expérience comme s’il la formulait à haute voix au fur et à
mesure qu’elle se déroule. Ce tête-à-tête que Descartes a avec lui-même s’apparente à ce que Platon
appelle, dans le Théétète (189e, 263e), le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même 41, sauf que
36
Funk-Brentano I., « Donald W. Winnicott (1896-1971) », in Le développement affectif et intellectuel de l’enfant, B.
Golse (dir.), Paris, Masson, 1992, pp.78-92.
37
Winicott D.R. (1967), « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », in Jeu et
réalité, Paris, Gallimard, 1971, pp.203-214.
38
Green A., « La royauté appartient à l’enfant », in D.W.Winnicott, L’ARC, Paris, 1990, pp.4-12.
39
Frith U., L’énigme de l’autisme, Paris, O. Jacob, 1992 ; Fonagy P., « La compréhension des états psychiques,
l’interaction et le développement du self », in Devenir, 1, 4, 1999, pp.7-22. Rappelons que celle-ci, en vogue actuellement
dans le champ de développement normal et de la pathologie autistique, vise à rendre compte du fait qu’au cours de son
développement précoce, le bébé doit peu à peu accéder à l’idée que l’autre à un monde de représentation qui lui appartient,
c’est-à-dire qu’il peut avoir des pensées, des désirs, des projets, et que ces différents contenus de pensée peuvent être
différents des siens. Récemment le psychanalyste anglais P. Fonagy a montré qu’il existe des précurseurs de cette théorie
de l’esprit, en particulier ce qu’il appelle « la capacité réflexive » qui correspond à l’intégration par l’enfant que lui-même
et l’autre fonctionne en terme « d’état mentaux ».
40
Descartes R. (1641), Méditations métaphysiques (bilingue), Paris, GF. Flammarion, 1979, pp.89 sq.
41
La vie de l’âme, est la manière dont « l’âme » garantit l’unité du mouvement, par exemple celui d’un « appareil
psychique » dont elle serait la métaphore totalisante, enjambant sans vergogne la différence entre « esprit », appareil
psychique et corps. À la différence de psyché, elle n’accepte pas la coupure de la langue, de la subjectivité, et cherche son
double. Il y a en elle quelque chose d’une subjectivité qui se résout mal à la « sexion » du symbolique/sexuel puisqu’au
fond d’elle, Éros, l’« amour » veut toujours déborder le sexuel-génital. L’âme est, dans sa nature mystique et sentimentale.
En tant qu’union du corps et de l’esprit, l’âme serait, en ce sens, mieux que la pulsion qui nécessite la frontière entre le
somatique et le psychique, la pointe « émue » de celle-ci, sans séparation entre le corps et l’esprit (la psyché). Elle serait
solidaire de la pulsion, de son origine excitationnelle somatique à ses résultantes, affect et représentations confondus. Naît
d’une séparation avec un être cher par exemple, l’âme ne peut se résoudre à la perte « corps et âme » de celui-ci. En
d’autres termes, « membrure de l’intersubjectivité », comme dirait Merleau-Ponty*209 l’âme serait le lieu d’appel de cet
autre ignoré en nous que le travail psychique tenterait de retrouver. Au plus banal, cet appel est un simple appel d’amour.
L’âme naît d’amours malheureuses et de leurs nostalgies. Autant de nostalgies, autant d’âme (s) pourrions-nous écrire.
Déception d’un amour jamais comblé. L’âme serait ainsi le témoignage de l’émotion que suscitent la perte et la souffrance
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
chez Descartes s’y ajoute la conversation avec d’autres personnes – Cf. Les « Réponses » et
« Objections » aussi bien aux Méditations métaphysiques que les Lettres dans le Discours de la
Méthode.
Les Trois rêves de Descartes et le besoin d’un contenant de pensée
pour des contenus « explosifs »
En 1619, après un an en Hollande, René Descartes se rend au Danemark, assiste au
couronnement du roi Ferdinand de Bohême et s’engage dans les troupes du duc catholique
Maximilien de Bavière qui rassemble ses soldats pour la guerre de Trente ans. Il s’installe pour
l’hiver dans un petit village d’Allemagne, probablement près d’Ulm, au début de novembre 1619 et
serait allé à la recherche des Rose-Croix — sans les avoir rencontrés — déclinant toujours toutefois
son appartenance à cette confrérie. À Neubourg sur le Danube, Descartes trouve un endroit où il peut
travailler dans la solitude. S’est-il engagé au printemps ? Il a sans doute dû approcher certaines
batailles car il donne des petits détails pittoresques comme celui du soldat qui se croit blessé alors
que c’est sa ceinture qui le gêne, ou l’aventure du soldat dont la cuirasse a été touchée par un boulet
et qui n’a pas été blessé. Il a donc vu des batailles. Mais s’est-il vraiment engagé dans l’armée de
Bavière ? Nous n’en savons rien car dès ce moment, il trouve son « chemin », celui déjà approché
dans les discussions avec Beeckman de l’explication de la nature selon un modèle mathématique.
Les nuits 10 et 11 novembre 1619, seul devant son poêle, Descartes est visité par trois songes
qui le bouleversent, lui révèlent le « fondement d’une science admirable » et déterminent en lui des
décisions qui engagent son avenir entier. La source latine du texte de ces rêves est un document
autobiographique latin de René Descartes rédigé peu après la nuit du 10 au 11 novembre 1619, soit à
la fin de 1619 ou au début de 1620. Ce document était contenu sous le titre « Olympica » dans un
cahier comprenant sept séries de notes ou d’exposés sommaires. Apparemment, le titre devrait se
comprendre comme le « chemin vers l’Olympe », soit la voie vers la connaissance. L’original latin
qu’utilise Baillet a été consulté par Leibniz qui en a pris quelques notes, notes qui indiquent que le
biographe est fidèle au document original (dont les notes relatives au pèlerinage de Lorette puis du
projet de traité semblent toutefois dater du 23 septembre 1620).
Descartes nous apprend ainsi que le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s’étant couché
tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour-là les fondements
de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir
être venus que d’en haut 42. Relevons que Descartes reprit plus tard, en partie, le « contexte » dans
lequel apparu ces rêves, dans l’ouverture de la seconde partie du Discours de la méthode (1637,
1966, p.41) »...
« Enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre
lesquelles, l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant
de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, fait de la main de divers
maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé ».
Premier rêve :
d’avoir perdu l’amour originel. À leur manière les sujets état-limite dont nous avons vu les angoisses d’abandon, les
individus post-modernes dont nous avons souligné la dépression masquée et/ou essentielle, seraient des êtres en quête
d’âme (…) Car née de la séparation, de la mort, confrontée au vide, voire synonyme de ce vide, l’âme est
fondamentalement amoureuse, ce qui explique sa propension au voyage, à l’impossibilité de résidence : « l’âme n’a pas de
maison » comme l’écrit Laurence Kahn, in La petite maison de l’âme, Paris, Gallimard, 1993, pp. 31-105).
42
Cart. Olymp. inuit. Ms. Référence abrégée au début des Olympiques, soit la section intitulée les Olympiques d’un petit
cahier manuscrit. Il s’agit du « petit registre en parchemin » inventorié sous la lettre C au moment du décès de Descartes.
Le texte qui suit, à l’alinéa, est rédigé à partir de ce cahier.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
« Après donc s’être endormi, son imagination se sentit frappée de la représentation de
quelques fantômes qui se présentèrent à lui 43, et qui l’épouvantèrent de telle sorte que,
croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir
avancer au lieu où il voulait aller, parce qu’il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il
ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser,
mais il sentit un vent impétueux qui, l’emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire
trois ou quatre tours sur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l’épouvanta. La difficulté
qu’il avait de se traîner faisait qu’il croyait tomber à chaque pas, jusqu’à ce qu’ayant aperçu
un collège ouvert sur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite et un remède à
son mal.
Il tâcha de gagner l’église du collège où sa première pensée était d’aller faire sa prière, mais
s’étant aperçu qu’il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut
retourner sur ses pas pour lui faire civilité et il fut repoussé avec violence par le vent qui
soufflait contre l’église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre
personne qui l’appela par son nom en des termes civils et obligeants et lui dit que s’il voulait
aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner 44.
M. Descartes s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger.
Mais ce qui le surprit davantage fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne
autour de lui pour s’entretenir étaient droits et fermes sur leurs pieds, quoiqu’il fût toujours
courbé et chancelant sur le même terrain et que le vent qui avait pensé le renverser plusieurs
fois eût beaucoup diminué. Il se réveilla sur cette imagination et il sentit à l’heure même une
douleur effective qui lui fit craindre que ce ne fût l’opération de quelque mauvais génie qui
l’aurait voulu séduire45. Aussitôt il se retourna sur le côté droit, car c’était sur le gauche qu’il
s’était endormi et qu’il avait eu le songe. Il fit une prière à Dieu pour demander d’être garanti
du mauvais effet de son songe et d’être préservé de tous les malheurs qui pourraient le
menacer en punition de ses péchés, qu’il reconnaissait pouvoir être assez griefs pour attirer
les foudres du ciel sur sa tête, quoiqu’il eût mené jusque-là une vie assez irréprochable aux
yeux des hommes ».
Second rêve :
« Dans cette situation, il se rendormit après un intervalle de près de deux heures dans des
pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. Il lui vint aussitôt un nouveau songe
dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un coup de tonnerre. La
frayeur qu’il en eut le réveilla sur l’heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup
d’étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en
d’autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit
43
Fantômes : fantasmes (latin phantasma. « spectre » et « représentation imaginaire »). Désigne les personnages qui seront
représentés dans le récit qui suit, et plus généralement les images ou représentations constituant le rêve. Cette
interprétation se trouve confirmée par l’analyse d’Adrien Baillet lui-même, dans son abrégé de la Vie de Descartes en
1693. En effet, s’il n’y reproduit pas les récits de rêves, le biographe les évoque précisément ainsi : « il eut trois songes
consécutifs, mais assez extraordinaires pour s’imaginer qu’ils pouvaient lui être venus d’en haut. Il crut apercevoir à
travers de leurs ombres les vestiges du chemin que Dieu lui traçait... » (les « Olympiques », p. 39).
44
Ce « Monsieur N » est-il un nouveau personnage ou la personne que Descartes a négligé précédemment de saluer ? Sans
doute un nouveau personnage. Par ailleurs, la phrase de Baillet est ambiguë : « [il] lui dit que s’il voulait aller trouver
Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner » ; cela peut vouloir dire : « il a quelque chose à vous donner » ; ou
encore : « j’ai quelque chose à lui donner ». C’est la première interprétation qui est bonne, car par la suite on verra que
c’est bien à Descartes qu’on voulait donner un melon. Ainsi le fait de savoir spontanément de quoi il s’agit — d’un melon
– rend compte de la conscience spontanée du rêveur à propos du symbole qu’est le melon et qu’il voudra expliquer.
45
Descartes croit d’abord que ce premier songe ne lui est pas « venu d’en haut », mais bien d’un « mauvais esprit »,
« malus Spiritus », que Baillet traduit en « mauvais Génie », et ceci à la faveur d’une douleur au côté gauche sur lequel il
était couché.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
d’avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui.
Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il
en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en
fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi, sa
frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme ».
Troisième rêve :
« Un moment après, il eut un troisième songe, qui n’eut rien de terrible comme les deux
premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table sans savoir qui l’y avait mis. Il
l’ouvrit et, voyant que c’était un dictionnaire, il en fut ravi dans l’espérance qu’il pourrait lui
être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main qui ne lui était
pas moins nouveau, ne sachant d’où il lui était venu. Il trouva que c’était un recueil des
poésies de différents auteurs, intitulé Corpus pœtarum etc.46 . Il eut la curiosité d’y vouloir
lire quelque chose et à l’ouverture du livre il tomba sur le vers ‘Quod vitae sectabor iter ?
Etc. ‘ (« Quelle voie suivrais-je dans la vie ? ») 47.
Au même moment il aperçut un homme qu’il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une
pièce de vers, commençant par ‘Est et non’, et qui la lui vantait comme une pièce excellente
48
. M. Descartes lui dit qu’il savait ce que c’était et que cette pièce était parmi les idylles
d’Ausone qui se trouvaient dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la
montrer lui-même à cet homme et il se mit à feuilleter le livre dont il se vantait de connaître
parfaitement l’ordre et l’économie. Pendant qu’il cherchait l’endroit, l’homme lui demanda
où il avait pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu’il ne pouvait lui dire comment il
l’avait eu, mais qu’un moment auparavant il en avait manié encore un autre qui venait de
disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris.
Il n’avait pas achevé qu’il revit paraître le livre à l’autre bout de la table. Mais il trouva que
ce dictionnaire n’était plus entier comme il l’avait vu la première fois. Cependant, il en vint
aux poésies d’Ausone, dans le recueil des poètes qu’il feuilletait et, ne pouvant trouver la
pièce qui commence par ‘Est et non’, il dit à cet homme qu’il en connaissait une du même
poète encore plus belle que celle-là et qu’elle commençait par ‘Quod vitae sectabor iter ? ‘.
La personne le pria de la lui montrer et M. Descartes se mettait en devoir de la chercher
lorsqu’il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce, ce qui lui fit dire que ce livre
était fort beau, mais qu’il n’était pas de la même impression que celui qu’il connaissait. Il en
était là, lorsque les livres et l’homme disparurent et s’effacèrent de son imagination, sans
néanmoins le réveiller.
Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe
ou vision 49, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore
l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire
46
À côté du titre abrégé (Recueil des poètes), Baillet donne l’indication suivante : « Divisé en 5 livres, imprimé à Lyon et
à Genève ». Il s’agit de l’ouvrage de Pierre de Brosses, Corpus omnium veterum pœtarum latinorum (« Recueil de tous les
anciens poètes latins »), Lyon, 1603, et Genève, 1611.
47
« Quelle voie suivrai-je dans la vie ? », incipit de l’Idylle 15 d’Ausone intitulée « Ex graeco Pythagoricum de
ambiguitate eligendae vitae » (« Du grec, des propos de Pythagore sur l’ambiguïté d’un choix dans la vie »). Le poème se
trouve à la page 655 de l’ouvrage.
48
L’idylle 17 d’Ausone est intitulée « Nai?kai?ou?pytagorikon » (« Le oui et le non des pythagoriciens »), comme le dira
explicitement plus bas Baillet. Ses premiers mots sont bien « Est, & non ». Le poème commence au bas de la seconde
colonne de la page 655, celle que Descartes vient d’ouvrir au hasard et qu’il ne peut retrouver. On peut voir la photocopie
de cette page dans l’étude de Sophie Jama, La nuit de songes de René Descartes, Paris, Aubier, 1998, p. 72.
49
Le terme de « vision » n’est pas pris par Baillet au sens théologique, mais dans son sens courant, celui précisément
évoqué plus haut à la suite du premier songe d’une création onirique et maligne de l’imagination apparue sous l’effet
d’une douleur au côté gauche ou sous l’effet de l’alcool).
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autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé
Corpus pœtarum marquait en particulier et d’une manière plus distincte la philosophie et la
sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu’on dût s’étonner si fort de voir que les
poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus
sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il
attribuait cette merveille à la divinité de l’enthousiasme et à la force de l’imagination, qui fait
sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l’esprit de tous les hommes comme les
étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant
même que ne peut faire la raison dans les philosophes.
M. Descartes, continuant d’interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de
vers sur l’incertitude du genre de vie qu’on doit choisir, et qui commence par « Quod vitae
sectabor iter ? », marquait le bon conseil d’une personne sage ou même la théologie morale.
Là-dessus, doutant s’il rêvait ou s’il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux
ouverts, l’interprétation de son songe sur la même idée.
Par les poètes rassemblés dans le recueil il entendait la révélation et l’enthousiasme, dont il
ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers ‘Est et non’, qui est ‘Le oui et le
non’ de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines et
les sciences profanes. Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien à son
gré, il fut assez hardi pour se persuader que c’était l’esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir
les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que
les petits portraits de taille-douce qu’il avait trouvés dans le second livre, il n’en chercha plus
l’explication après la visite qu’un peintre italien lui rendit dès le lendemain.
Ce dernier songe, qui n’avait eu rien que de fort doux et de fort agréable, marquait l’avenir
selon lui et il n’était que pour ce qui devait lui arriver dans le reste de sa vie. Mais il prit les
deux précédents pour des avertissements menaçants touchant sa vie passée qui pouvait
n’avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. Et il crut que c’était la
raison de la terreur et de l’effroi dont ces deux songes étaient accompagnés. Le melon dont
on voulait lui faire présent dans le premier songe signifiait, disait-il, les charmes de la
solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines. Le vent qui le poussait
vers l’église du collège, lorsqu’il avait mal au côté droit, n’était autre chose que le mauvais
génie qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d’aller volontairement
(« A malo Spiritu ad Templum propellabar »).
C’est pourquoi Dieu ne permit pas qu’il avançât plus loin et qu’il se laissât emporter même
en un lieu saint par un esprit qu’il n’avait pas envoyé, quoiqu’il fût très persuadé que ç’eût
été l’esprit de Dieu qui lui avait fait faire les premières démarches vers cette église.
L’épouvante dont il fut frappé dans le second songe marquait, à son sens, sa syndérèse, c’està-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu’il pouvait avoir commis pendant
le cours de sa vie jusqu’alors (la Syndérèse est un mot emprunté au grec, dont la définition
est ‘remords de conscience’. Nous l’avons noté comme faisant parti du vocabulaire des
« Règles d’exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, cf. note nº 9). La foudre dont il entendit
l’éclat était le signal de l’esprit de vérité qui descendait sur lui pour le posséder.
Cette dernière imagination tenait assurément quelque chose de l’enthousiasme et elle nous
porterait volontiers à croire que M. Descartes aurait bu le soir avant que de se coucher. En
effet, c’était la veille de Saint Martin, au soir de laquelle on avait coutume de faire la
débauche au lieu où il était, comme en France. Mais il nous assure qu’il avait passé le soir et
toute la journée dans une grande sobriété, et qu’il y avait trois mois entiers qu’il n’avait bu de
vin. Il ajoute que le génie qui excitait en lui l’enthousiasme, dont il se sentait le cerveau
échauffé depuis quelques jours, lui avait prédit ces songes avant que de se mettre au lit et que
l’esprit humain n’y avait aucune part.
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Quoi qu’il en soit, l’impression qui lui resta de ces agitations lui fit faire le lendemain
diverses réflexions sur le parti qu’il devait prendre. L’embarras où il se trouva le fit recourir à
Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté de vouloir l’éclairer et le conduire dans la
recherche de la vérité. Il s’adressa ensuite à la Sainte Vierge pour lui recommander cette
affaire qu’il jugeait la plus importante de sa vie. Et pour tâcher d’intéresser cette bienheureuse mère de Dieu d’une manière plus pressante, il prit occasion du voyage qu’il
méditait en Italie dans peu de jours pour former le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame De
Lorette. Son zèle allait encore plus loin et lui fit promettre que, dès qu’il serait à Venise, il se
mettrait en chemin par terre pour faire le pèlerinage à pied jusqu’à Lorette, que si ses forces
ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l’extérieur le plus dévot et le
plus humilié qu’il lui serait possible pour s’en acquitter. Il prétendait partir avant la fin de
novembre pour ce voyage. Mais il paraît que Dieu disposa de ses moyens d’une autre
manière qu’il ne les avait proposés. Il fallut remettre l’accomplissement de son vœu à un
autre temps, ayant été obligé de différer son voyage d’Italie pour des raisons que l’on n’a
point sues et ne l’ayant entrepris qu’environ quatre ans depuis cette résolution [Descartes
visitera l’Italie de 1623 à 1625].
Son enthousiasme le quitta peu de jours après et, quoique son esprit eût repris son assiette
ordinaire et fût rentré dans son premier calme, il n’en devint pas plus décisif sur les
résolutions qu’il avait à prendre. Le temps de son quartier d’hiver s’écoulait peu à peu dans la
solitude de son poêle et, pour la rendre moins ennuyeuse, il se mit à composer un traité qu’il
espérait achever avant Pâques de l’an 1620. Dès le mois de février, il songeait à chercher des
libraires pour traiter avec eux de l’impression de cet ouvrage. Mais il y a beaucoup
d’apparence que ce traité fut interrompu pour lors et qu’il est toujours demeuré imparfait
depuis ce temps-là.
On a ignoré jusqu’ici ce que pouvait être ce traité qui n’a peut-être jamais eu de titre. Il est
certain que les Olympiques sont de la fin de 1619 et du commencement de 1620 et qu’ils ont
cela de commun avec le traité dont il s’agit, qu’ils ne sont pas achevés. Mais il y a si peu
d’ordre et de liaison dans ce qui compose ces Olympiques parmi ses manuscrits qu’il est aisé
de juger que M. Descartes n’a jamais songé à en faire un traité régulier et suivi, moins encore
à le rendre public ».
Digressions et essai de (sur) interprétations sur les trois songes de
Descartes
Que dire de plus qui n’ait déjà été dit sur ces trois rêves tant par les philosophes, les
psychanalystes et les anthropologues ? Nous essaierons quant à nous de reprendre quelques éléments
des rêves afin d’étayer notre thèse d’un Descartes qui, après une quête intellectuelle importante qui
mit en danger les certitudes sur lesquelles il basait son savoir et son existence, et au moment où il
pense pouvoir franchir et transgresser l’ordre établi dans les sciences et la philosophie scolastique, se
trouve en proie à des sentiments d’angoisse et de culpabilité qui raniment des conflits psychiques
anciens au risque de faire « chavirer » son esprit. Car, dans les trois rêves, s’exprime une vacillation
dans la certitude avec, pour corollaire, l’apparition d’un champ des possibles, plusieurs chemins à
choisir (« Quod vitae sectabor iter ? Etc., Quelle voie suivrais-je dans la vie ? »).
Or, nous pourrions dire que d’une certaine manière « l’enveloppe psychique » offerte par les
trois rêves fut synonyme d’une enveloppe psychique maternelle satisfaisante et sécurisante qui
permit ensuite à Descartes d’adhérer et de croire avec conviction à ses nouvelles idées et sa nouvelle
science : la preuve en est qu’il fit le vœu après ces trois rêves de faire pèlerinage à Notre Dame de
Lorette, figure de la bonne Mère s’il en est ! Avant de développer notre point de vue, rappelons que
l’historien Maxime Leroy (1873-1957), lors de sa préparation d’un ouvrage sur Descartes, avait
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
83
« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
soumis au jugement de Freud lui-même ces trois rêves. Dans sa réponse, Freud 50, très prudent,
avoue son angoisse de travailler sur des rêves sans pouvoir obtenir du rêveur lui-même des
indications sur les relations qui peuvent les relier entre eux ou les rattacher au monde extérieur, les
rêves de personnages historiques donnant de plus le plus souvent que de maigres résultats. S. Freud
indique tout de même des choses précieuses 51 : ce sont des « rêves d’en haut » (Träume von oben),
c’est à dire des formations d’idées qui auraient pu être crées aussi bien pendant l’état de veille que
pendant l’état de sommeil et qui, en certaines parties seulement, ont tiré leur substance d’états d’âme
assez profonds. (Donc ces rêves relèvent de fantasmes et d’émotions/sentiments assez violents).
— les entraves qui empêchent Descartes de se mouvoir avec liberté « représentent un conflit
intérieur. Le côté gauche est la représentation du mal et du pêché et le vent celle d’un « mauvais
génie » (animus) » ;
— « le melon d’un pays étranger » le rêveur y a trouvé sans doute l’idée (originale) de figurer
de la sorte « les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines ».
« Ce n’est certainement pas exact, écrit Freud, mais ce pourrait être une association d’idées […] en
corrélation avec son état de pêché, cette association pouvant figurer une représentation sexuelle qui a
occupé l’imagination du jeune solitaire ».
Reprenons ici quelques éléments. Dans le second rêve, le bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un
coup de tonnerre, puis la frayeur qu’il en eut et qui le réveilla sur l’heure, et, ayant ouvert les yeux, la
perception des d’étincelles de feu répandues par la chambre — chose qui lui était souvent arrivée en
d’autres temps — mais qui là, avec la perception au milieu de son sommeil des objets les plus
proches de lui qui le rassurent, paraissent traduire une certaine violence dans le conflit psychique qui
l’animait au point, pourrions-nous dire, que le « contenant psychique » se trouva presque « déchiré »
— ce que figure le « bruit de tonnerre » — par les forces et le désir prométhéen en jeu. Or, le
contenant psychique pour l’enfant ou le rêveur en pleine régression psychique est le psychisme
maternel. Si celui-ci vient à manquer, ce contenant reste « lâche » au point d’être sur le point de se
déchirer, plier lors des « pressions » procurés par de forts conflits psychiques – les « contenus »
psychiques. L’intensité du contenu du rêve (le tonnerre et les éclairs) venant à empiéter sur le
contenant psychique — le déroulement du rêve lui-même —, le rêveur, ici Descartes, se réveille et
c’est la perception que tout autour de lui était bien en place qui alors le rassure et lui permet de se
rendormir.
Établir « des vérités éternelles »
Après ses rêves et le désir prométhéen de fonder « une science totale » où il s’agit, entre autres
choses, de dominer la (mère) — Nature par le recours aux Sciences mathématiques, à la vision d’une
nature vivante fonctionnant comme un « automate » et au raisonnement hypothético-déductif comme
moyen d’arriver à la certitude, Descartes, dans son entreprise de défi à toutes les autorités savantes,
philosophique et, pourquoi pas même à Dieu, fait alors vœu d’un pèlerinage en Allemagne pour
honorer la Vierge Marie — incarnation de l’imago maternelle comme il se doit et protectrice du
« contenant psychique » — , à Notre Dame de Lorette. C’est ainsi de la Vierge Reine-Mère du Christ
qu’il tient sa vocation... de penseur. Ensuite, les choses restent obscures : on ne sait s’il assiste à la
bataille près de Prague où Frédéric V, Roi de Bohème, perdit son trône. De 1620 à 1621, encore des
voyages en Europe. Entre 1622 et 1623, séjour en France dans sa famille où Descartes vend ses biens
50
Freud S. (1929), « Brief an Maxim Leroy uber einen Traum des Cartesius », G.W., 14, pp.558-560 ; S.E., 21, Œuvres
Complètes, Vol. XVIII, Paris, PUF, pp.1926-1930.
51
Freud S. (1929), « Brief an Maxim Leroy uber einen Traum des Cartesius », G.W., 14, pp.558-560 ; S.E., 21, Œuvres
Complètes, Vol. XVIII, Paris, PUF, pp.1926-1930
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
pour s’assurer de l’aisance et de la tranquillité. 1623-1625, voyage en Italie puis, de 1625 à 1628,
séjour en France, particulièrement à Paris.
C’est à cette époque qu’il rédige, en latin, les Règles pour la direction de l’esprit, inachevées, et
qui ne seront publiées qu’en 1701. Départ à l’automne 1628 pour la Hollande où Descartes restera
fixé jusqu’en 1649 mais en changeant constamment de résidence (sauf pendant les cinq dernières
années). Ayant séjourné plus longtemps en Hollande qu’en France, Descartes a pu profiter, comme
plus tard Spinoza, de la tolérance des Hollandais — liberté de conscience liée à la liberté du
commerce, chacun ne s’occupant que de ses affaires et non de celles du voisin. Il y eut quand même
une fille, Francine, qui fut baptisée au Kalverbœck (ou registre des veaux), vécut 5 ans et mourut en
en 1640. Il y eut aussi des ennemis et eut maille à partir avec les universités d’Utrecht et de Leyde.
Mais c’est encore en Hollande qu’il trouva refuge en 1648, abandonnant en France la pension du Roi
et la réaction de la Fronde.
Descartes publia en 1637, à Leyde, le Discours de la méthode suivi de La Dioptrique, Des
Météores et de La géométrie, qui est à la fois la narration de son propre itinéraire intellectuel et le
manifeste, rédigé en français, de la révolution cartésienne. Controverses, surtout avec le toulousain
Fermat, autour des mathématiques de la Géométrie. Après cet ouvrage qui trouva une large audience,
Descartes revint à la langue « technique » de la philosophie, le latin, dans Meditationes de prima
philosophia (1641) destiné aux théologiens, et Principia philosophiae (1644) destiné à
l’enseignement. Puis, espérant sans doute convaincre plus aisément les « honnêtes gens » que les
« doctes », il fit paraître en 1647 la traduction française des Méditations et celle des Principes. Son
dernier ouvrage, le Traité des Passions, fut publié en 1649. 1640 : mort de sa fille naturelle Francine
âgée de 5ans et de son père Joachim. En 1641, publication à Paris en latin puis en français des
Méditations. Je passe sur les polémiques, surtout en Hollande, autour de l’œuvre de Descartes, ainsi
que sur ces derniers voyages en France et celui en Suède auprès de la Reine Christine chez qui il
mourra en 1650.
La cire, nostalgie du corps maternel
Un exemple de cet entretien solitaire ou de conversation à une voix tout à fait « typique » chez
Descartes est ainsi celui de la célèbre analyse dite du morceau de cire où le philosophe, revenant sur
le Cogito et s’avouant à lui-même qu’il n’est pas convaincu que cette vérité soit bien plus certaine
que celle de l’expérience sensible, fait varier en pensée l’aspect d’un morceau de cire de telle sorte
que toutes les propriétés que l’on perçoit soient changées les unes après les autres. Pourquoi, se
demande-t-il alors, dit-on que la même cire demeure alors qu’aucune des propriétés perçues n’est
restée la même ?
Les propriétés de la chose perçue – la cire, la mère — peuvent changer, voire disparaître à la
perception, sans que cela n’entame le sentiment d’existence, de « going on going » de cette « chose »
(cire, mère, « Das Ding ») en nous ! Tout est dans l’esprit, substance intimement bâtie dans la
nostalgie d’une autre substance pensante et, en ceci, éternelle. Curieusement, rappelons que c’est sur
le chemin qui le mène du Cogito à Dieu qu’apparaît « ce morceau de cire ». La raison que Descartes
donne à cette rencontre insolite est manifestement une rationalisation : les sensations nous assaillent,
se pourrait-il qu’elles aient plus de réalité que mon existence pourtant indubitable ? Suit un texte
d’une poésie tout à fait inhabituelle chez Descartes. Encore une fois, il perdit sa mère à l’âge de seize
mois.
« Prenons par exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche, il n’a pas encore
perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il
a été recueilli ». Et plus loin : « Mais voici que cependant que je parle, on l’approche du feu, ce qui y
restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur
augmente, il devient liquide, etc. » « Il ne demeure que quelque chose d’étendu, de flexible et de
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
muable ». Les sensations sont éphémères, l’imagination s’y perdrait, seule « l’inspection de
l’esprit », le jugement peut affirmer qu’il s’agit de la même cire ».
Certes, ces considérations ont pour but de mettre en évidence avec l’existence de mon être la
puissance de mon jugement qui peut affirmer la permanence, sous le changement, de ce monde qui
semble m’être apporté de dehors — « ainsi je le connais », « je comprends par la seule puissance de
mon esprit, ce que je croyais voir » — mais cela ne fait-il pas du même coup apparaître la réalité de
cet objet de pensée ?
Il y a quelque chose à comprendre et qui n’est pas de l’ordre de mon Moi : ce qui demeure c’est
le corps de la mère, ou plutôt, comme le remarque F. Pasche :
« l’hallucination négative du contenant de pensée qu’est le corps de la mère, et la place prise
par ce corps à tout jamais, fût-elle morte ; ce vide qui n’est pas le néant mais l’étendue,
s’interposera désormais entre le Cogito et le Malin Génie, avant Dieu, c’est-à-dire avant le
Surmoi, avant le Père ».
La mort, certes, est vaincue, mais surtout la fugitivité du dehors est abolie car, en réduisant les
choses matérielles à leur essence géométrique puis intellectuelle – cognitive —, l’écoulement
continu du temps et son glissement si angoissant sont convertis en un ou plusieurs segments de durée
cette fois… spatialisable.
L’expérience du morceau de cire ressemble ainsi étrangement à celle de l’objet et du
phénomène transitionnel chez le nourrisson selon D.W. Winnicott :
« (...) d’où je voudrais presque conclure, que l’on connaît la cire par la vision des yeux et non
par la seule inspection de l’esprit, si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui
passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout
de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des
chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se
remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends,
par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux ».
(Deuxième méditation).
Bref, le « regard de l’esprit » — nous dirions « l’insight », la « réalité psychique » — permettent
seuls de dépasser les angoisses dues à l’incertitude relevant des choses perçues du monde externe —
toujours possiblement appelées à disparaître…
On est ici dans un monde « intermédiaire », « transitionnel » entre réalité externe et réalité
interne, comme celui constitué par l’espace situé quelque part entre la mère et l’enfant. Le morceau
de cire paraît en effet ressembler à un « objet transitionnel » qui, dans le développement de l’enfant
de quatre mois et deux ans, est un progrès puisque se situant au-delà de l’hallucination pure et ayant
bien une réalité propre. L’objet transitionnel est en effet fait pour être tripoté, sucer, lait, abîmer,
aimer, témoignant d’un « me not me possession », de quelque chose à moi et pas tout à fait à moi
mais à l’autre : la mère 52.
Relevons encore que ces objets transitionnels sont sous-tendus par le fantasme de réunion
nostalgique avec la mère ayant quelque valeur symbolique avec celle-ci. Encore une fois, ce morceau
de cire investi si positivement, si nostalgiquement, a toutes les caractéristiques d’un échantillon
maternel mais ses qualités, ses charmes sont éphémères, fragiles, à la merci non seulement du temps
mais de la moindre intervention étrangère. « Ainsi, le corps délicieux d’une jeune mère, sa saveur,
son odeur, sa couleur, sa figure peuvent passer, disparaître en un. Instant » (F. Pasche).
52
Winnicott D. W. (1951), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels : une étude de la première possession nonmoi », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, P.B. Payot, 1969, pp.109-125.
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« Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex »
Gérard PIRLOT
Étant donné que le passage de l’Être au Non-Etre n’est tolérable pour personne, pour Descartes
peut-être moins que pour d’autre, ce que ce dernier invente est radical. Ce qui reste selon lui, c’est la
place qu’elle occupe, son étendue, laquelle étendue n’est pas nécessairement perceptible car
« l’action pour laquelle on l’aperçoit n’est ni une vision, ni un attouchement, ni une imagination, ni
ne l’a jamais été quoiqu’il le semble ainsi auparavant, mais seulement une simple inspection de
l’esprit ». Ainsi, seul mon esprit peut juger de la réalité de la cire qui se réduit en somme à la réalité
de l’espace, comme il décide de la présence d’une âme dans les hommes qu’il voit, lesquels
« pourraient être des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts » : seule
compte la réalité psychique ! « C’est l’âme qui voit et non pas l’œil » écrit Descartes en 1637 dans
son essai sur « L’œil », in Le Discours de la Méthode.
Conclusions
La différence entre Descartes et les savants de son temps (Huygens, Mersennes, etc.) fut qu’il fit
une « œuvre » — comme Pascal — à partir de ses travaux scientifiques et de ses réflexions
philosophiques. Gageons que ce « travail de l’œuvre » eut comme « moteur » essentiel de
« combler » l’absence trop précoce de la figure maternelle. Et si intellectualisées que furent ses
rationalisations, son entreprise métaphysique — dans le choix de ses thèmes de recherche
mathématico-physiques et physiologiques puis philosophiques — paraît se dérouler au plus près de
son inconscient, de ses angoisses, et des fonctionnements archaïques des parcelles primitives de Moi
en lui.
Le Cogito comme assurance du sentiment d’exister (« Je suis, j’existe : cela est certain ; mais
combien de temps ? À savoir autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je
cesser de penser, que je cesserais en même temps d’exister », Seconde Méditation), la cire comme
nostalgie du corps maternel à toujours « recréer » dans son esprit, semble procéder d’une régression
ou d’une fixation au stade dyadique Mère-nourrisson, et en constituer le mode de défense. Le Malin
Génie est le retour — conflictualisé par l’imago du mauvais père/mauvais pairs — du « refoulé »,
voir du « forclos », du « jamais advenue » de la « présence maternelle », l’Autre dyadique.
Pour conclure nos réflexions sur cette « aventure spirituelle » que fut l’œuvre de Descartes,
citons ces réflexions de Francis Pasche :
« Qu’il s’agisse d’une cosmologie mythique, d’un système philosophique, ou d’un monde
d’ordinateurs, il est tentant pour ceux qui les créent de se donner la facilité de s’y intégrer,
quitte à se récupérer à la fin en s’identifiant à la force qui meut le tout. Descartes ne s’est
[cependant] donné ni cette facilité, ni cette promotion. Il a suspendu son jugement. À partir
de là, de cet acte libre, il devient sujet en même temps que le corps de la mère est évoqué et
perdu, laissant en creux l’autre substance, la chose étendue, la res extensa ; puis c’est la
découverte du père, avec celle de la castration, père immédiatement idéalisé, où tous les
fantasmes autour de l’idée de Dieu sont mis à jour, sauf toutefois l’incorporation, enfin c’est
l’aporie de l’union de l’âme et du corps. On peut trouver cet Œdipe exacerbé et quelque peu
inversé, condamner ce refus de donner une âme à la Nature (la mère), et cette résolution d’en
devenir maître et possesseur (il en a d’ailleurs bien rabattu à mesure qu’il avançait en âge). Il
faut le louer d’avoir reconnu et montrer l’hétérogénéité » de l’être, d’avoir refusé tout
idéalisme et matérialisme et d’avoir, en subordonnant la pensée et les mots à la réalité
première, de l’instance qui les reçoit, les dormes et en use : je du « je pense » (lequel doute,
veut, ne veut pas, imagine) ».
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
87
Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT
QUESTIONS ET REACTIONS APRES LES INTERVENTIONS DE
MOHAMMED DARMAMME ET ALAIN VULBEAU, DE
CLEMENTINE BRY, DE DANIELLE LEEMAN, ET DE
GERARD PIRLOT
CELINE VAGUER
TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE
BELINDA LAVIEU ET JEAN-DAVID BELLONIE
Alain MILON (philosophie) : remarques adressées à Gérard Pirlot. Je regrette que notre collègue
soit parti. J’aurai préféré lui poser directement ces questions. On a appris des choses assez étranges
sur la manière dont les psychanalystes lisent la philosophie. Comme je ne peux pas poser ma
question, je ferai juste quelques petites précisions. D’abord, Descartes n’invente pas le Cogito ;
l’affirmation d’un cogito existe déjà chez Saint Augustin, même si les présupposés philosophiques
sont différents. Petite parenthèse historique, le Discours de la méthode est écrit en français alors que
les Méditations sont écrites en latin et que le Cogito latin ne pose pas les mêmes questions que le « je
pense » français. De plus, il n’y a pas de « je pense donc je suis » dans les Méditations, mais un « je
pense, je suis ». Le « je pense donc je suis » repose sur l’antériorité du présupposé logique sur le
présupposé ontologique. Pour affirmer l’existence de la pensée, il faut admettre l’existence d’un
principe de causalité antérieur à celui du « je pense ». À cela s’ajoute le fait que l’ordre analytique de
Descartes des Méditations n’est pas l’ordre synthétique des Principes. À vouloir aller trop vite, on
arrive à un amalgame qui laisse planer quelques ambiguïtés. Lire psychanalytiquement les
Méditations oblige au moins le lecteur à respecter l’ordre analytique, autrement dit, tenir compte de
ce que démontre la première méditation (je doute) pour commencer à lire la deuxième, l’affirmation
d’un « je pense ». Quant au morceau de cire, il est là pour montrer en premier lieu que le matériel ne
peut être plus connu qu’une partie de soi-même, et en deuxième lieu la permanence de la substance.
Ce ne sont pas les sens qui sont trompeurs, mais l’usage qu’on en fait. Tout ça pour dire que si la
lecture psychanalytique est intéressante, elle ne peut faire l’économie d’une lecture philosophique et
historique du texte de Descartes. Sinon, on risque de tomber dans le factuel et l’anecdotique que
Descartes condamnait fortement.
Jacques PAIN (sciences de l’éducation) : à propos de l’intervention de Gérard Pirlot, je trouve la
démarche intéressante (et c’est forcément provocant !). J’ai lu de telles analyses de Kant,
Schopenhauer. Anzieu a fait un certain nombre de portraits de cet ordre, et c’est vrai que Lacan y
compris s’y est risqué. Je ne suis pas un spécialiste, tu as parfaitement raison, Alain, dans tes propos.
Mais je ne sais pas si ça touche à ce que dit Descartes. Peut-on faire une analyse psychanalytique de
Descartes ? Jusqu’à quel point peut-on appliquer une analyse psychanalytique au génie ? Ça, c’est
une vraie question, ancienne certes. Je suis plutôt d’accord, mais c’est vrai qu’il faut prendre des
précautions. Il faut pouvoir discuter !
Carine MERCIER (philosophie) : j’avais une question à propos de l’intervention de Gérard Pirlot,
et c’est dommage de ne pas avoir de réponse. Ma question porte sur le statut et l’objectif de ce
discours. Il me semble qu’ils sont problématiques. Si l’objectif est de proposer une explication des
raisons pour lesquelles Descartes a été amené à formuler le cogito, alors cette explication est très
contestable. Le cogito peut s’expliquer à partir de l’histoire de la pensée, de la logique et des
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Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT
objectifs propres à la philosophie de Descartes, mais non à partir de l’enfance et des traumatismes
psychiques de Descartes. Sinon, comment expliquer que les nourrissons qui, avant Descartes, ont
perdu leur mère et ont été élevés par leur grand-mère ou une nourrice, n’aient pas eux aussi conçu
une telle pensée ! Certes, on pourrait dire à juste titre que les œuvres ont de multiples déterminations,
et peuvent s’inscrire dans plusieurs types d’histoire. Mais il me semble que la psychanalyse, à moins
de devenir une simple association d’idées ou l’énoncé de simples intuitions, doit, comme toute autre
discipline, proposer son explication ou son interprétation d’une œuvre à partir de données solides et
suffisantes. Peut-on donner un sens psychanalytique à l’œuvre de Descartes sans connaître la
manière dont lui-même vivait la perte de sa mère ? L’explication psychanalytique ne repose-t-elle
pas sur un matériel précis ? Celui que peut fournir une cure justement, c’est-à-dire non pas quelques
faits biographiques mais des rêves, des pensées, des associations d’idées que l’analysant confie à son
psychanalyste – ou tout au moins qu’il aurait couché sur le papier. En un mot, il me semble que le
discours psychanalytique doit répondre à certaines conditions pour s’exercer, sans quoi il risque de
commettre ce que le langage commun dénonce, à juste titre, comme de la « psychanalyse sauvage ».
Il me semble qu’il s’agit d’une question de rigueur, et plus encore d’éthique. Il est sûr que cette
interprétation du cogito de Descartes ne peut guère lui faire de mal, mais il n’en est pas ainsi lorsque
des psychanalystes proposent, à partir de quelques données, une interprétation des conflits
psychiques qui déterminent un individu à son insu ! Enfin, peut-être la psychanalyse ne trouve-t-elle
sa pertinence qu’au regard d’un domaine d’objets limités – celui qui la constitue justement comme
une discipline distincte de toute autre : celui des névroses et des psychoses. Peut-être est-il alors
problématique de proposer une explication psychanalytique de n’importe quel phénomène humain,
de n’importe quelle création, à moins de les considérer comme des symptômes, mais cela est encore
plus contestable !
Michel KREUTZER (éthologie) : la psychanalyse ne doit-elle traiter que des névroses ? Doit-elle
s’imposer un objet d’étude dont le périmètre serait bien défini et pour toujours circonscrit ? Je dis
souvent à mes étudiants, de manière un peu provocatrice, que les théories (toutes les théories) sont
hégémoniques et totalitaires et qu’elles ont raison de l’être. Imaginez-vous un auteur qui dirait :
« voilà, j’ai une théorie et des concepts pour expliquer le comportement de X ou de Y, mais je ne
sais pas si je peux les généraliser à d’autres individus ? ». On ne va pas construire autant de théories
qu’il y a de sujets singuliers ou de situations particulières. Les théories doivent avoir l’ambition
d’être les plus générales possible. De plus, elles doivent montrer qu’elles sont meilleures que leurs
concurrentes qui ont l’ambition d’analyser, d’expliquer et de donner du sens aux mêmes faits. C’est
en cela qu’elles sont « totalitaires » : elles cherchent à exclurent les autres théories, d’où les débats,
voire les polémiques entre « écoles de pensée ». Les théories et ensembles conceptuels sont
« hégémoniques » au sens où, partant d’un champ restreint d’applications, elles s’étendent vers
d’autres objets ou sujets d’études qui n’étaient pas forcément imaginables au début de la construction
théorique. Je pourrais fournir de multiples exemples en biologie (darwinisme, béhaviourisme…), ici,
pour la psychanalyse, bien que n’étant pas un spécialiste, je perçois légitimement les mêmes
mouvements. Partons du constat freudien qu’une méthode et une théorie, la psychanalyse, peut
s’appliquer à une maladie mentale comme l’hystérie, l’auteur généralise aux névroses, peut-être à
toutes les névroses. Puis, quand il dispose d’un outil théorique qui permet d’expliquer l’ordre ou le
désordre des choses dans le monde du mental, pourquoi ne pas passer des névroses aux psychoses,
puis passer du pathologique au normal et montrer une certaine continuité ? C’est alors, pour
reprendre les titres d’ouvrages freudiens tels que « le mot d’esprit dans ses rapports avec
l’inconscient », « la psychopathologie de la vie quotidienne » et « la science des rêves ». Ensuite,
pourquoi ne pas essayer de comprendre l’origine de la civilisation et d’autres événements liés à la
culture ? Imaginerait-on une théorie qui dirait : « je suis une petite théorie limitée au champ restreint
de l’observation qui m’a vu naître » ?
Carine MERCIER : je voudrais répondre en disant deux choses. Tout d’abord, sur l’aspect
« totalitaire » de toute théorie, c’est-à-dire sur sa tendance à s’étendre au maximum et à dominer
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Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT
autant que possible les autres théories. Je crois que sur ce point, il faut distinguer le mouvement de la
recherche et l’extension réelle d’une science : sans doute est-il légitime pour un chercheur d’essayer
d’étendre ses hypothèses au maximum pour les tester et essayer de trouver d’autres champs
d’application. Mais c’est autre chose que de prétendre à la validité scientifique de cette extension à
propos d’une hypothèse au départ liée à des conditions particulières. Certes, quelquefois, l’apport
scientifique peut être réel, mais il y le risque de produire ainsi ce que Canguilhem appelait des
« idéologies scientifiques », c’est-à-dire des discours qui cherchent à étendre de manière injustifiée
des résultats scientifiques, parce qu’ils sont appelés par une demande sociale de fournir des
explications et des moyens d’action. Canguilhem donne en exemples l’idéologie de l’hérédité, ou
encore l’idéologie de l’évolutionnisme. Or, à chaque fois, ces idéologies ont pu cautionner des
politiques sociales ou juridiques qui étaient indéniablement contestables : l’eugénisme, l’hygiène
sociale, etc. C’est justement ce genre de phénomènes que Foucault cherche à analyser et à critiquer !
Or, je crois que cette vigilance critique n’est pas une manière de faire la loi à la recherche
scientifique, c’est une mise en lumière nécessaire des effets de pouvoir qu’emporte avec elle une
telle extension idéologique (pour reprendre le terme de Canguilhem) du savoir. Deuxième élément
de réponse concernant cette fois la psychanalyse. Je ne sais pas si on peut appliquer directement le
raisonnement précédent à la psychanalyse, parce que celle-ci se présente tantôt comme une science,
tantôt comme une réflexion à partir d’une pratique. Dans le cas où elle prétend à la scientificité,
alors, comme pour toutes les autres sciences, je crois que son extension doit répondre à certains
critères. Si on veut se parer de l’autorité que confère le statut de science, alors il faut plier son
discours à des règles de production et de légitimation. Aucun scientifique, sans doute, ne pourrait
contester cette nécessaire rigueur ! Mais, dans le cas où la psychanalyse se présente comme une
réflexion à partir d’une pratique (la cure), alors cette réflexion doit être cette fois référée à cette
pratique. Évidemment, la psychanalyse peut tout à fait former, à partir de cette expérience de la cure,
une théorie générale sur la constitution du sujet, sur le fonctionnement de la conscience dans son
rapport à l’inconscient, etc. Mais il me semble que la prétention à expliquer la vie et l’œuvre d’un
individu à son insu, à partir de quelques éléments biographiques, est beaucoup plus problématique.
Et ce, pour deux raisons. D’une part, une raison interne au champ de la psychanalyse : comme je le
disais tout à l’heure, n’est-il pas nécessaire, pour expliquer les formations inconscientes d’un
individu, de disposer d’autres éléments qui ne sont accessibles que dans une cure justement ? Les
rêves, ou les souvenirs tels qu’ils sont racontés par l’individu lui-même, les associations d’idées, etc.
D’autre part, et c’est la raison qui est pour moi la plus importante : une raison « éthique ». La cure
est un contrat passé entre deux sujets, l’un acceptant dans certaines conditions de livrer sa vie et ses
pensées les plus intimes à l’autre pour que celui-ci puisse l’aider. Or, ce contrat qui, à mon avis, est
le seul qui puisse légitimer l’interprétation psychanalytique d’une vie singulière (et non plus du
développement général de tout sujet), n’est pas présent dans tous les cas où le psychanalyste, de son
propre fait, propose une interprétation de ce qui détermine cette vie à son insu, à partir de quelques
éléments qui ne sont pas livrés volontairement par le sujet. Il me semble qu’il y a là une certaine
violence.
Michel KREUTZER : je ne suis pas psychanalyste, donc je ne peux pas avoir un discours sur la
psychanalyse et la place des psychanalystes. Maintenant sur un des premiers points : personne ne
livre sa vie. L’interprétation, c’est ce qui se substituerait à l’individu et à ce qu’il connaîtrait de luimême. Il me semble avoir perçu quelque chose de ce type dans vos propos. Je ne pense pas que les
animaux par exemple (puisque c’est ma spécialité !) soient capables de comprendre les raisons pour
lesquelles ils se comportent ainsi. Donc oui, on pourrait essayer de leur expliquer, mais ils ne
comprendraient même pas.
Carine MERCIER : effectivement, on peut dire que l’interprétation que donne un psychanalyste ne
se substitue pas à ce que l’individu ressent et sait de lui-même. Mais pourtant, cela a un effet sur
l’individu parce que cette parole ne vient pas de n’importe qui mais de quelqu’un qui, comme le
disait Lacan, est perçu par l’individu comme « supposé savoir ». Et puis, il y a une autorité de la
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Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT
psychanalyse, dans notre société, qui est incontestable. Je crois qu’une interprétation
psychanalytique n’est pas équivalente à une explication sociologique ou autre parce qu’elle prétend
livrer, expliquer le plus intime de l’individu. C’est en cela que je parle de violence. Il y a, je crois, de
nombreuses analyses, notamment des antipsychiatres, qui montrent l’effet sur l’individu d’un
diagnostic ou d’une interprétation : c’est un effet d’objectivation, de chosification qui épingle
l’individu à une certaine identité, qui peut transformer complètement le rapport qu’il a à lui-même et
la manière dont les autres le considèrent. Là, est la violence : et c’est une violence proprement
humaine qui ne peut pas affecter les animaux.
Jacques PAIN : alors moi j’ai envie de vous dire deux ou trois mots là-dessus. Je suis attaché à
plusieurs groupes analytiques, enfin plus particulièrement aux groupes de psychothérapie
institutionnelle et sur Paris, il y a « Espace analytique », un groupe lacanien qui était présent la
dernière fois d’ailleurs. Donc, je connais un peu, par éclectisme, et il ne faut pas dire « la »
psychanalyse, ni « la » méthode psychanalytique car il y a peut-être trente écoles différentes
aujourd’hui. Un peu comme la philosophie. Ainsi, si l’on peut dire cela et soulever des hypothèses
lacaniennes ou postlacaniennes, nous sommes loin de Freud. Par contre, ce qui subsiste, c’est la
question que vous posez ici – c’est d’ailleurs le titre d’un livre de Piera Aulagner que vous pouvez
lire La violence de l’interprétation paru il y a trente ans – et que l’on retrouve aussi bien dans les
sciences exactes qu’en philosophie. Alors, savoir si cela apporte quelque chose ou pas ? Avoir des
connaissances sur le vécu d’un homme (cf. Wittgenstein) même s’il y a des choses frappantes,
flagrantes, ça a toujours apporté quelque chose, ça permet de mieux comprendre et de mieux situer la
problématique. Est-ce que l’on doit le savoir ou ne pas le savoir ? Vous avez raison sur le contrat.
Normalement, dans la psychanalyse, il y a un contrat qu’on décide d’un commun accord. Mais quand
vous tombez dans le champ du politique ou du culturel, est-ce qu’il faut s’interdire l’interprétation ?
Je pense à une analyse de Pasche, un grand psychanalyste parisien des années 60, qui, au premier
congrès de Deauville, ça devait être en 53, le premier grand congrès français sur l’angoisse, est allé
chercher chez Hegel ce qui tient de la psychose pour expliquer l’angoisse. On peut se demander à
quoi ça sert ? Et c’est assez passionnant ce qu’il développe, sur la manière dont cette psychose à
dimension un peu paranoïaque est consubstantielle à l’œuvre. Bon, on sait déjà que Hegel pense la
fin de l’histoire, désormais ça y est, tout s’arrête avec cette philosophie « retournée » sur elle-même.
Il y a quand même un truc qu’on ne peut pas appeler autrement que mégalomaniaque. Alors, ça
n’enlève rien à tout ce que je peux éprouver en lisant La phénoménologie de l’esprit et en travaillant
sur la dialectique. Mais ça explique aussi certaines caricatures que vont entreprendre des éléments
marxistes mal contrôlés, etc. et ce qui se passe sous Staline, il y a des aspects comme ça qui nous
viennent de Hegel. Autrement dit, choisissons l’ouverture, pourquoi pas, parce que c’est vrai que ça
fait partie des sciences humaines. La psychanalyse et la psychologie sont récentes, les sciences
humaines ont un siècle. La psychologie se constitue depuis une dizaine d’années, donc c’est une
discipline dont on connaîtra beaucoup plus de choses d’ici cent ans par rapport à la philosophie qui a
toujours été la reine-mère, et en France, vous le savez bien, la philosophie s’est quand même permis
de contrôler et de tenir le monopole, y compris dans les Écoles Normales. J’ai fait de la philo, j’ai
fait une maîtrise de philo, tout en faisant d’autres choses, mais c’est vrai que je me souviens encore
maintenant de discussions à propos de l’école, entre les républicains et les autres, ou les pédagogues.
Mais il y a quand même quelque chose en philosophie de particulier : penser la philosophie, c’est
souvent dans l’exclusion des sciences humaines. Je le dis pour provoquer un peu, mais cela s’est fait
tout un temps dans cette idée-là.
Cécilia Marie DI BONA (philosophie) : le sujet est dans la langue. C’est Freud qui a écrit que « les
psychotiques nous révèlent quelque chose de nous », et P. Ricœur que c’est « quelque chose de ce
monde que nous ne voyons plus, le vrai monde, le monde en soi-même, ne le voyant qu’à travers la
modélisation linguistique et le conceptuel ». Les hystériques, en perdant les mots, les idées,
retombent dans le monde des choses. Beaucoup de travaux montrent que du point de vue
anthropologique, l’existence des archétypes est bien présente et qu’elle présiderait à toutes formes de
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société, de discours politiques, de niveau linguistique, au niveau des idées. Est-ce qu’il y a un
déterminisme dans ce procès-là ? Est-ce que les disciplines psychologiques ne conçoivent pas cette
interprétation comme un reflet, une interprétation de la réalité ou peut-être n’y a-t-il pas tout un
monde à découvrir que la méthode analytique, la vraie psychiatrie, peut nous aider peut-être à
découvrir, à chercher. Une réflexion sur la langue. Un penseur philosophe indien disait que « l’enfant
qui se trouve pour la première fois en présence d’un passereau est enchanté, et au moment où sa
mère lui dit que c’est un oiseau, tout enchantement est perdu ». La question est encore : est-ce que le
niveau langue/pensée est fondamental ? Est-ce que ce chemin-là est irréversible ? Est-ce qu’il y a un
déterminisme ? Y a-t-il quelque chose à découvrir ? La mort, c’est la muse de la philosophie depuis
toujours. Saint Augustin, dans ses Confessions, disait que s’il n’y a pas directement la mort en face,
il existe quand même cette enquête troublante des conditions de son existence. La vie, c’est une
échelle qu’il faut jeter au dernier moment (Wittgenstein). La mort d’un être est conçue comme une
dimension qui peut disparaître complètement, la source de toute recherche philosophique doit être
trouvée dans cette possibilité radicale. Et alors, on voit bien qu’un manque d’amour, un manque
d’affectivité dans l’existence, tout comme la mort elle-même, peut être à l’origine d’une recherche,
d’une existence. Je pensais aux études de Freud sur Léonard même s’il y a des doutes que l’on peut
démontrer de façon directe, la réflexion de la psychiatrie apporte des éléments intéressants à la
condition de ne pas les considérer comme déterminisme. Il n’y a pas aucun déterminisme, mais en
même temps, la mort est un des éléments à l’origine de la recherche philosophique.
Danielle LEEMAN (sciences du langage) : remarques adressées à Carine Mercier. Vos questions
me posent problème, car vous avez l’air de douter de la légitimité d’une discipline quelconque à
prendre l’objet d’étude qu’elle souhaite choisir. Sous prétexte que Descartes est philosophe, je
n’aurais pas le droit en tant que linguiste de dire des choses sur son discours, parce qu’Apollinaire
est poète, je ne pourrais pas analyser ses textes poétiques ? C’est une position que je n’adopterais
pas : l’analyse des discours prend les discours comme objets et on ne voit pas comment prétendre
rendre compte du fonctionnement des discours si l’on exclut d’étudier ce que les gens ont dit ou
écrit. En rapport avec votre communication et la critique analytique de Foucault : ce que Foucault
reprochait à la psychiatrie (et aux disciplines psy), c’est de créer l’objet qu’elle prétend décrire, mais
c’est ce que l’on fait aussi en linguistique. L’objet n’est tel qu’à partir de ce que l’on en fait. Je
voulais donc savoir si vous êtes d’accord avec Foucault ?
Carine MERCIER : sur le premier point, je ne conteste pas le droit, pour une discipline, de prendre
l’objet qu’elle veut : bien sûr, un linguiste peut traiter en linguiste le texte du philosophe Descartes !
Je dis seulement que ce traitement doit répondre à certaines conditions puisque justement l’objet de
toute discipline est construit, et donc doit être analysé selon certaines règles. Dans le cas de la
psychanalyse, il me semble que l’interprétation d’une vie et d’une œuvre singulières nécessite deux
choses : un matériel analytique (celui que fournit la cure : rêves, souvenirs rapportés par le sujet,
association d’idées, etc.) et un accord de la part de l’individu. Évidemment quand celui-ci est mort
depuis longtemps, un tel accord n’est pas possible : dans ce cas, la seule contrainte, c’est d’avoir un
matériel suffisant. Et je ne suis pas sûr que ce puisse être le cas avec Descartes ! Quant à Foucault et
sa critique des disciplines psy-, ce qu’il leur reproche ce n’est pas de construire leur objet, puisque
lui-même explique que tout objet est historiquement construit à partir de règles de production qu’il
s’efforce, en archéologue, de mettre en lumière. Mais il leur reproche de faire passer cet objet
construit – le sujet psychologique – pour un objet donné, pour la nature même de l’homme. Sans
doute est-ce la tendance de toute science de dire que son objet est la réalité même ? Mais, dans le cas
des disciplines psy-, cela a des conséquences qui peuvent être très dangereuses : ce que Foucault
analyse et dénonce, ce sont ces effets de pouvoir démesurés attachés à des discours qui n’ont pas
toujours une grande rigueur scientifique et qui appartiennent souvent à la catégorie de ce que
Canguilhem appelle « idéologie scientifique ». Ainsi, il montre les effets sociaux et politiques d’une
théorie comme celle de la « dégénérescence ». Ou encore, le rôle politique et juridique qu’ont joué et
que jouent encore les expertises psychiatriques, dont il montre que le contenu scientifique est très
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disproportionné par rapport à leurs effets de pouvoir. Alors sur ce point, je suis d’accord avec
Foucault, quand on prétend dire une vérité sur un individu singulier et que cette vérité va avoir des
effets pour lui-même, pour son entourage, et au-delà des effets politiques et juridiques, dans ces
conditions, je crois que la vigilance critique est un devoir et non une censure imposée par une
philosophie qui voudrait faire la loi dans le champ des sciences humaines.
Danielle LEEMAN : à l’adresse de Cécilia Marie Di Bona. Une réponse à propos de votre réflexion
sur l’enchantement. Votre affirmation revient à dire que la nomination même détruirait
l’enchantement automatique que crée la perception, la confrontation avec la réalité. C’est possible,
mais il faudrait dire à la décharge de la langue qu’elle permet aussi la connaissance et donc la
maîtrise du réel et de la réalité, à quoi ne peut prétendre sa seule perception.
Jacques PAIN : si vous permettez juste un mot, on ne va pas repartir sur la psychanalyse, mais pour
Lacan, à partir de la Spaltung, l’être humain est clivé, l’histoire du sujet, etc., c’est ce qu’il appelle la
« fente » et la « refente ». La fente traduit le fait que justement la naissance et le passage à l’état
humain nous coupent de quelque chose auquel on n’aura plus accès. Mais ce qu’il appelle la
« refente », c’est exactement ça : c’est-à-dire qu’il faut nommer les choses, et c’est ça qui nous fait
accéder au statut du symbolique. Mais plus on nomme, plus on travaille dessus et plus on s’éloigne
de ce qu’est l’objet, de ce qu’il y avait avant le clivage.
Danielle LEEMAN : on s’éloigne de la première dénomination, c’est tout.
Jacques PAIN : non, même avant la nomination, il n’y a pas de nomination du tout.
Danielle LEEMAN : là, tu ne connais pas l’objet...
Jacques PAIN : oui, mais justement, l’enfant il est déjà nommé, mais il ne le sait pas. De toute
façon, Lacan a lu en long et en large Hegel, et il parle de choses comme ça... au départ.
Alain VULBEAU (sciences de l’éducation) : une question qui va peut-être s’adresser un peu à nos
deux interlocutrices (Danielle Leeman et Clémentine Bry). C’est une question quelque peu
intéressée. En introduction de notre communication, nous évoquions le fait que notre travail n’était
pas stabilisé. On vous a passé les images du générique de l’émission Ma société est violente.
Première partie de ma question : que veut dire ce ma ? À qui renvoie ce ma ? Qui parle à travers ce
ma ? Est-ce que cela renvoie à une personne plutôt qu’une autre ? Une personne qui parle dont la
suite du titre pourrait être : « Ma société est violente, j’aimerais qu’elle ne le soit plus, je n’en veux
plus parce que j’en souffre » donc, peut-être un adulte qui souffre de la violence éventuelle des
jeunes si c’est d’elle dont il s’agit. Ou bien est-ce que c’est « Ma société est violente », et puis un
tour de parole avec les adultes, les enseignants, et peut-être les jeunes eux-mêmes qui veulent parler
d’une violence institutionnelle ou de quelque chose comme cela ? Autre aspect concernant les effets.
Les jeunes qui parlaient dans ce générique comme vous avez pu le constater n’étaient pas blonds.
C’était plutôt des… comme le petit Paul qui est frisé et noir. Est-ce que l’on pourrait tester les effets
de cette non-blondeur ? Je pose vraiment la question sérieusement parce que l’on pourrait se dire
« c’est un générique qui ne dure que vingt-deux secondes, qu’est-ce que cela peut faire ? » Mais estce que cela a des effets sur le traitement, sur l’organisation de toute l’image et sans doute sur la
compréhension ?
Mohammed DARMAMME (sciences de l’éducation, à Danielle LEEMAN) : le réalisateur a coupé
le générique en deux parties : il y a « viol » comme on le voit, et puis, par un effet de zoom « ente »
qui occupe l’ensemble de l’écran. Est-ce que cela a une incidence ?
Danielle LEEMAN (à Alain VULBEAU) : je prends la parole parce que vous m’interpellez, mais je
suis incapable de répondre au quart de tour, j’ai toujours besoin d’un temps de réflexion ! Ce que les
linguistes disent tout à fait banalement, c’est que « ma », bien qu’adjectif possessif, n’indique pas
nécessairement la possession : dans l’énoncé « mon bus est en retard », le bus ne m’appartient pas.
De même, quand je dis « mon pays c’est Paris », Paris ne m’appartient pas. Le possessif n’indique
que la relation avec la personne qui énonce la phrase, qui énonce ce « ma », ce « mon ». La relation
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peut être de n’importe quel ordre. Ce qui est stable, c’est que « ma », en rapport avec « je », ne peut
être interprété qu’avec la personne qui dit « ma ». Or, sur le générique, « ma » est ininterprétable
puisqu’on ne sait pas qui parle, qui l’a écrit. Mais il crée un effet d’exclusion : si c’est « ma », ce
n’est pas la tienne, la nôtre, d’où l’étrangeté quand on parle de « société » ; la société est forcément
collective : dire la société, notre société, nos sociétés est naturel, mais ma société oblige à rechercher
une autre interprétation. La langue ouvre des tas de potentialités (abstraction faite de la situation
d’énonciation) : « ma société » peut renvoyer à la société dans laquelle je vis, mais aussi à la société
en tant qu’entité commerciale ou encore aux relations interindividuelles : « la société de Paul n’est
pas agréable »… il y a donc d’une part des interprétations virtuelles en langue, d’autre part ce qui est
énoncé : si on contextualise, on réduit le nombre des interprétations possibles. Pour ce qui concerne
l’écriture en viol-ente, elle est bien sûr destinée à faire surgir une association qui n’est peut-être pas
immédiate, comme lorsque l’on joue sur connaissance/co-naissance.
Wajih GUEHRIA (sciences du langage) : j’ai été interpellé par le terme « jeune » que vous
employez et que les médias emploient. Est-ce que le terme « jeune » lui-même ne contribuerait-il pas
à la défiguration ? Parce que l’appellation de ces individus par un seul caractère est un stéréotype qui
renvoie, entre autres, à « jeune étranger », « beur », « voyou », « délinquant ». En fait, je pense que
« jeune » contribuerait à cette déformation que vous avez mise en évidence, et joue un rôle dans la
défiguration aussi bien par l’image (que vous venez d’expliquer), mais aussi par la linguistique. Et je
crois que l’on ne peut pas nier la contribution des médias par rapport à cela : ils utilisent souvent le
mot « jeune » en le mettant entre guillemets pour dire que c’est un discours dialogique, qu’ils
l’empruntent à la classe politique pour bien signifier que ce n’est pas le leur.
Clémentine BRY (psychologie sociale, à Alain VULBEAU) : les recherches que j’effectue mettent
en évidence les effets des stéréotypes d’autres groupes sociaux sur notre propre comportement. Mais
il existe tout un pan de recherche appelé « la menace du stéréotype». Il s’agit cette fois des effets du
stéréotype du groupe auquel on appartient. Cela a notamment été mis en évidence sur les
performances. Par exemple, aux USA, les Noirs sont stéréotypés comme moins intelligents que les
Blancs. Or, le simple fait de demander à une personne de noter son ethnie sur une feuille de test
l’amène à craindre de confirmer le stéréotype dont il fait l’objet. Il est « menacé » par son stéréotype,
ce qui augmente l’anxiété et baisse les performances. C’est le cas également pour les femmes qui
sont associées à de mauvaises performances en mathématiques. La menace du stéréotype chez les
femmes pourrait en partie expliquer le faible effectif des femmes dans les filières scientifiques. Mais
si le genre ou l’ethnie n’est pas rappelé aux personnes, elles ont alors d’aussi bonnes performances
que ceux ne faisant pas l’objet d’un tel stéréotype. C’est tout le paradoxe de la menace du stéréotype,
l’individu ne veut pas confirmer le stéréotype. Cette anxiété vis-à-vis de la confirmation du
stéréotype amène l’individu à « réaliser la prophétie »… Pour le moment, à ma connaissance, la
menace du stéréotype n’a été mise en évidence que sur les performances. Mais elle pourrait être à
l’origine d’autres comportements.
Mohammed DARMAMME : là, c’est ce que Goffman a montré, c’est un stigmate, à savoir la
posture qu’ils intériorisent en terme de production de l’information. Par rapport à la question du
vocabulaire, il faut savoir que l’éventail du vocabulaire journalistique est très limité. Ils ont quoi :
jeunes, adolescents, collégiens, lycéens. Finalement, collégiens et lycéens, ça renvoie à un univers
bien identifié, une situation scolaire. On remarque que l’on dit parfois, « un collégien a été tué » ou
« un lycéen a été agressé » et que l’acte lui-même n’a rien à voir avec... et ça prête à confusion. Et
deuxièmement, peut-être que le terme jeune est chargé, mais c’est le moins nocif. Je parle sous votre
contrôle, c’est le terme qui caractérise le moins une population, quelle qu’elle soit.
Alain VULBEAU (à Wajih GUEHRIA) : juste un mot pour vous dire, suite à votre remarque, que
d’une part la question de la figuration et de la défiguration relève des concepts. Or, on a prévenu au
début de notre intervention qu’on n’est pas dans les concepts. Donc, il ne s’agit pas, que ce soit des
jeunes, des vieux ou de n’importe qui, de savoir si la défiguration c’est quelque chose de négatif,
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Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT
parce que ce serait une sorte de jugement moral sur éventuellement des journalistes qui ne feraient
rien que défigurer des jeunes, et que nous, en employant le terme de « jeune » on ferait un peu
comme les journalistes. D’une part, on espère avoir présenté des journalistes qui faisaient un travail
infiniment supérieur à ce que pourraient faire des fois un certain nombre de sociologues ou autre ; et
d’autre part, évidemment on ne pouvait pas le faire ici, mais je pourrais vous citer les références dans
lesquelles on puise, pour effectivement travailler sur cette question de la jeunesse.
Mouna BEN-AMOR JEDDI (sciences du langage) : j’ai trois petites remarques à faire à propos de
la communication. Sur le plan linguistique, on peut s’interroger sur la question de savoir pourquoi
c’est « ma » qui a été utilisé et non pas « notre », surtout le « notre » inclusif. Est-ce qu’il y a une
volonté de dissociation : chacun a sa société, donc c’est déjà un refus de communauté ? Deuxième
remarque : il y a deux « o » dans la phrase « ma société est violente » et dans les deux mots
(« société » et « violence ») la lettre a été noircie. Une troisième remarque : est-ce que vous avez eu
l’occasion de rencontrer un autre type de traitement de l’image ? Parce que lorsque l’on fait un
communiqué et que l’on se trompe, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, on peut raturer, on peut arracher.
Est-ce que ça vous est arrivé de rencontrer, non pas un traitement de défiguration, mais de
destruction, de démenti, de gommage… L’autre jour, j’ai entendu Arlette Chabot sur France Culture
qui veut que l’on retire la diffusion de l’image du jeune Palestinien qui s’est fait tuer, parce que c’est
une image qu’il faut absolument oublier. Qu’est-ce que c’est comme traitement ?
Mohammed DARMAMME : par rapport à la question de reconnaître une erreur et de la corriger, il
n’y a qu’une réponse : ça ne se corrige pas, car on est dans un flux continu. Nous sommes dans un
courant qui emporte tout, et quand on est emporté par ce courant, on n’a pas le temps de s’arrêter et
de regarder en arrière. Quand cela arrive, il faut toujours s’interroger sur les raisons. Et dans le cas en
question, il s’agit plus d’une opération de lobbying qui est explicable ailleurs que dans le fait d’une
déontologie journalistique. Loin de moi là encore de vouloir stigmatiser, mais ils sont pris dans un tel
enchaînement notamment depuis un certain temps, depuis que l’aspect commercial a pris le dessus,
que pour eux, se tromper... Et j’ai un exemple tout simple, ça va prendre trois ou quatre minutes :
janvier 2000, Mantes-la-jolie, dans un collège, tous les médias ont annoncé qu’un gosse a été balancé
d’une rambarde parce qu’il avait refusé de faire les devoirs des autres (version officielle qui a fait la
une des journaux). Le jour même, à 16h, l’AFP sort une dépêche en disant que ce n’est peut-être pas
aussi simple (la proviseure avait mis des réserves sur cette accusation). Mais à 15h57, le Ministre de
l’Intérieur fait savoir qu’il fallait punir les jeunes qui ont osé faire cela, qu’il fallait les réprimer de
manière exemplaire. Et le soir, paraît dans les journaux : « un jeune gamin de 6e a été balancé par
dessus une rambarde parce qu’il refusait de faire ses devoirs ». Le lendemain, un journal comme Le
Parisien a montré que l’histoire était un peu plus compliquée, on a continué pendant des jours et des
jours à raconter la même chose, et pourtant tout le monde savait que c’était faux. Mais ça casserait
une atmosphère qui s’était installée. Trois mois après, la police a fini par faire son enquête et
effectivement, les trois jeunes qui ont été mis en cause pour tentative de meurtre, ce qui n’est pas
rien, ont été innocentés : ça a pris quinze secondes dans le journal de France 2, alors que pendant une
semaine c’était au moins 25 à 30 minutes, rien sur TF1, rien sur France 3, rien sur M6, petit encart
dans Le Parisien, une dépêche dans l’AFP. Alors, j’ai demandé pourquoi à la directrice de l’AFP :
« Mais Monsieur, si on doit rappeler l’histoire, si on doit recommencer, mais ça n’intéresse plus
personne, vous savez ».
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
LES FIGURES DU DENI
NATACHA ISRAËL
PHILOSOPHIE
« Et si tu n’existais pas, je ne serais qu’un point de plus.
Dans ce monde qui vient et qui va, je me sentirais perdu ! », Jœ Dassin
« Le concept ni l’extase ne sont opérants », Cioran
La mise en intrigue du sujet est telle qu’un privilège a été longtemps consenti ou bien au sujet
rationnel, souverain, éclairé, actif, lancé dans le monde dont le contenu lui est peu ou prou
subordonné, à « la subjectivité comme lumière », ou bien à la « subjectivité comme nuit » 1, à la
figure de l’homme enlisé dans le monde et s’ignorant. Il existe pourtant au moins deux complications
de ce rapport du sujet à la raison et à l’Être (à tout ce qui « est »), autrement dit de la manière dont un
sujet se compose au sein du rapport, qui sont l’attitude stoïcienne et celle de l’extase 2. Cette
contribution propose une brève et incomplète généalogie du rapport pour partie rêvé et dramatisé,
relevant de la promesse et de l’orthopédie (jusque dans l’attitude stoïcienne), de l’individu au
« sujet », lequel ne naît pas armé, prêt à en découdre, mais vient à nous en créant une scène et, par
conséquent, des lignes de fuite et d’égarement. Ce qui demeure secret, mystérieux ou dérobé fonde la
dignité humaine. « L’homme est un être fini qui prend conscience de la limite et sort ainsi de sa
prison… tout en y demeurant captif. Comprenne qui pourra ! » 3. L’être et le sujet s’évadent hors des
définitions et concepts ; tout se découvre inappariable. Le « redevenir étranger » du sujet n’est pas
nihilisme béat, ni extase, ni énervement, ni haine, ni surveillance du « soi » 4, ni stoïcisme, ni
mélancolie, ni déterritorialisation ou schizophrénie. Sur ce nouvel équinoxe, le sujet, l’éthique et la
liberté sont trouvés ensemble en un même et seul trajet. Tels sont les temps forts du propos 5.
1
Merleau-Ponty M., Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1960, p. 249.
Nous soulignons, avec et contre Foucault à la fois, que la manière dont l’identité ou le « sujet » est constitué (e) via
certaines techniques de soi et certains rapports de domination ou de pouvoir (via des technologies politiques), a peu varié
depuis l’Antiquité ; ou plutôt, les mêmes résultats semblent produits (Epictète, Shakespeare, Bataille, Cioran, décrivent des
individus déchirés par les mêmes tourments et leur cherchant des remèdes souvent comparables). Foucault parle cependant
de continuités en surface et de discontinuités en profondeur, là où nous sommes tentés, pour l’heure, de considérer plutôt
l’inverse. Quoi qu’il en soit, essayer de savoir comment quelqu’un comme un sujet est constitué, apparaît (ou non !), permet
de poser la question du pouvoir et des libertés, le pouvoir ne s’appliquant selon nous qu’à des sujets libres. La question qui
motive cette contribution tient en ces mots : mais « où va-t-on trouver un sujet libre ? »
3
Jankélévitch V., Le pur et l’impur, L’équivoque infinie, Paris, Flammarion, 1960. Plus loin, l’auteur ajoute : « Cette
ubiquité paradoxale (…) rend brumeuses, floues et fondantes les disjonctions spatiales telles qu’elles s’expriment dans les
adverbes de lieu dedans-dehors, devant-derrière, dessous-dessus, ici et là ; la répartition des places, les rapports de position
entre existences impénétrables, l’articulation des concepts enfin perdent tout sens univoque », Ibid., p. 219.
4
Le mot de Sénèque invitant à agir en tout comme si Epicure nous regardait est tout aussi dissuasif et peu constitutif d’une
subjectivité éthique et libre que s’il s’agissait de plaire en tout à une police (d’état ou privée).
5
Propos dont l’essentiel se rêve nourri par une conviction personnelle et qui fait provisoirement l’économie de
l’argumentation exhaustive.
2
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
Seul un sujet libre, malgré son absence de proportions, peut accueillir l’éthique (et vivre au sein
de rapports gouvernés par la justice ou la proportionnalité) et seul l’accueil de l’éthique marque la
souveraineté d’un sujet. L’éthique s’impose au sujet en même temps que la liberté du sujet culmine
dans son éthique. L’acte libre est l’acte inattendu, le geste ou le prédicat ajouté à la série hors de la
rigueur des concepts et calculs logiques, ayant pour effet d’infléchir le parcours de la « monade », du
sujet, sur la courbure du monde et de modifier le monde en l’un ou l’autre de ses points. Acte libre et
éthique au plus haut degré celui qui fait passer à la limite, atteindre la lisière, hors la rigidité du
raisonnement et sans sacrifier à l’irrationnel.
Le degré le plus bas de la puissance d’agir se tient, paradoxalement, dans l’une ou l’autre des
sphères du déni (du monde et d’autrui) ; et l’oscillation/aliénation d’une figure du déni à l’autre
compromet l’éthique et la liberté d’un sujet au point qu’on est fondé alors, avec Shakespeare, à
redouter les éclipses conjuguées de lune et de soleil ou, avec d’autres auteurs, le Minuit de
l’humanité.
I. Variations autour de la « monade » exaspérée, fascinée,
frénétique et mutante…
Les figures ou climats ici proposés, qu’il s’agisse de l’effort vers l’unité ou vers l’éclatement,
vers l’intériorité ou vers l’extériorité sont malédictions et dénis du sujet ; rationnels malgré le
soupçon les désignant parfois comme signes de la folie ou de l’hubris car la démesure n’est pas folie,
elle est une impasse dont on revient comme d’une mauvaise rencontre. La clôture (des figures), la
totalité, le ban ou le déni sont toujours piégés 6.
En avance ou en retard, à la hauteur ou en deçà, désinhibé ou introverti, « in » ou « out »,
L’individu — la monade — s’expose, s’emballe, s’exporte, s’exalte, s’interrompt, inspire,… Ex et
in, exo et endo 7, infiniment, mais vers une intensité véritable ou vers un faux-infini. Exo est
l’illusion de la participation avec l’objet et/ou avec les abstractions, les idéalités, qui conduit à la
faible consistance personnelle, aux exaspérations, aux addictions, à la mobilisation infinie. Endo
désigne davantage l’effort pour consister ou vers la profondeur, même si rien de sûr n’est rencontré
dans l’immersion. C’est aussi, davantage que dans l’extériorité furieuse 8, tendre vers la limite du
monde où peut apparaître un sujet, lequel ne peut qu’être imminent (et non éminent) selon nous, et se
produire paradoxalement dans un au revoir, une tangence, où affleurent sa tension et sa puissance
propres. On peut poser, avec Leibniz et Quignard, une équivalence entre exister et tendre vers une
limite. Sur une ligne écliptique, un sujet libre et éthique pourra clignoter ou traverser durablement
l’ensemble des oppositions ici proposées. Le sujet libre ne les traversera pas en direction d’une
absolue prise de congé du monde, de l’indifférence, de l’éthique universaliste, de l’eudémonisme ou
du surhomme ; il va endurer le désastre des figures du déni et de l’ennui, vers la dépolarisation.
Concrètement : vers autrui, vers la relation, qui sont plus vastes que toute volonté (de s’y dérober,
d’habiter tout seul son duplex entre fuite vers l’Infini et raffinement solitaire de sa finitude).
6
Toute philosophie exprime, selon nous, une prédisposition particulière au déni, laquelle devient souvent prédilection,
alors qu’elle devrait être une activité visant la libération des dénis et de leurs effets tragiques.
7
Endo désigne essentiellement, chez Quignard, la tentative d’ingérer et incorporer le monde/ce qui manque, et exo celle de
l’extraversion ou expulsion d’un trop-plein ; cette contribution est infidèle à la partition, car elle discute la sincérité du
projet vers l’incorporation ou vers l’expulsion : la confusion règne absolument sur le sens du mouvement (vers l’intérieur
ou l’extérieur) et sur sa fin (qu’est-ce qui manque et qu’est-ce qui est trouvé ? une intensité ou un simulacre ? un dehors ou
une illusion de déprise de « soi » ? une véritable intériorité ou la neutralisation des dispositions qui nous permettraient
paradoxalement d’y prétendre ?).
8
Dans ce qu’on pourrait dire, avec Jankélévitch, le baroque de l’individu moderne : ses « Impetuoso con stravaganza »,
« prestissimo e salto », « vertiginoso con furia », « estatico, imperioso »,…
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
I. 1. « Exo » : absence de profondeur ; dilatation ; fuite vers l’extase ; région des fantômes et
des doubles ; pas de liberté malgré la promesse des libérations multiples et malgré le pari « libertin –
libertaire » ; illusion de l’intensité et de la vivacité. L’ogre y est le jumeau du nain, car la
mégalomanie y verse en micromanie 9.
Le « sujet » s’équipe ici d’une vaste orthopédie et se prête au jeu des promesses inconsidérées
(sur le sens de l’existence, la transparence des désirs et l’univocité du langage, sur le recul des
limites, la domination technique et savante de la nature sur le bonheur et sur la norme, sur le contenu
de l’éthique…). Le monde est décor de théâtre et cave pompeuse où le vin est bu jusqu’à la lie et la
vie même du sujet rationnel et éclairé confine au « loft », à la parodie de réalité 10. Déni des limites et
déni d’autrui (en tant qu’obstacle possible à son « développement personnel ») sont ici des attitudes
rationnelles, essentiellement motivées par des incantations humanistes à la hiérarchie, à la réification,
à la comparaison…
L’homme à la subjectivité universelle et déliée, visant officiellement sa seule conservation,
confond l’intensité et l’extériorité et s’absorbe dans le projet infini de sa re-naissance, celle qui verra
le jour où, se donnant à lui-même la sur-existence, il accomplira ce dont les fantasmes libertariens
dessinent à l’envie le projet : muter 11, réaliser le rêve du surhomme souverain décidant seul de ses
propres valeurs, capable de recevoir de lui-même sa propre loi et de la respecter à l’aune d’une
maxime universelle qui tient à l’expression de son désir ou de sa force puisque l’un et l’autre sont
inaliénables et nécessairement raisonnables. L’homme fort à la raison droite ne connaît pas de
passion triste. Séraphin laissant après lui une terre brûlée, il défie la logique formelle, transcende
l’existence et l’univers ; son auto-hypnose est motivée et nourrie par le déni/défi de la fragilité et du
provisoire, le déni/défi du corps 12 sur lequel doit régner l’Intelligence… il s’élance en vainqueur, sûr
de la liberté individuelle inaliénable, mais renonce à une identité propre sur le chemin ; le nom
propre y est englouti comme dans Le Procès de Kafka dans le mouvement qui cherche à se soustraire
à l’autorité (paternelle), à « l’assignation œdipienne à résidence » 13 : l’énervement du sujet devenu
fonction ressemble à la fuite en un labyrinthe, en « un réseau si dense de galeries souterraines que
l’on sera devenu littéralement insaisissable, au risque de se perdre soi-même » 14. Le monde est
embrasé pour être illusoirement délivré de l’impureté, monde où la métamorphose est préférée à la
métaphore et où la communauté de sens, peu à peu, disparaît.
9
Région des « sujets » réducteurs de tête. Le second degré y est premier degré : tout est aplani, aplati, raccourci. « Petits
maîtres, petits sujets, petites occupations … », a-t-on envie de dire comme Jankélévitch dans L’austérité et la vie morale :
la visée de l’envergure et du grandiose comme tels conduisent le « sujet » au grotesque et à l’étroitesse de vue et de sa
forme de vie.
10
Cf. Shakespeare : « il n’y a plus rien de sérieux dans ce monde mortel : tout n’est que hochet » (acte II, scène III), et « la
vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure (…) ; c’est une histoire dite
par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… » (Acte V, scène V), in Macbeth, Paris, GF Flammarion,
1964, p. 270 et p. 313.
11
Cf. Le manifeste des mutants paru sur Internet en 2001 (depuis, la page a disparu, mais Yves Michaud en a reproduit le
contenu dans l’ouvrage Humain, inhumain, trop humain, Paris, Micro-Climats, 2002, pp. 114-117) selon qui l’aventure
contemporaine de la conservation et de la fructification de soi est trop timide encore, sinon nihiliste : « Petits-fils de Darwin
en colère, nous revendiquons pour les nôtres le principe d’imprécaution. (…) En toute liberté. En toute innocence. Au loin
brillent les étoiles qui nous attendent depuis le commencement de l’univers. Il est minuit, Dr Faust. Nous évoluerons. Et
personne ne nous empêchera ». Il s’agit, selon nous, d’une incantation aux pouvoirs débridés d’une enfance qui s’est
départie de tout génie, de toute liberté/faculté de résister et de toute innocence.
12
Le culte du corps est une variante du déni. Il existe une longue mythologie de la libération et de l’acceptation du corps,
lequel reste la part maudite et, comme tel, immobilise une partie de la puissance du « sujet ». La réalité sociale s’emploie à
conjurer le corps, selon l’anthropologue David Le Breton, en conjuguant sa mise en scène et son effacement, la première
éclipsant sa fragilité fondamentale et l’érigeant en corps surnuméraire ou superflu. Dans cette forme de vie, le corps
passerait presque pour une transe passagère, parfois agréable, parfois non.
13
Ost F., Lettres et lois, le droit au miroir de la littérature, Kafka, ou l’en deçà de la loi, Bruxelles, Publication des
Facultés Universitaires Saint-Louis, 2001, p. 154.
14
Ibid.
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
Fasciné, sidéré, le « sujet » joue avec sa superbe et diffère la mélancolie constamment. Pourtant,
il échoue dans sa démarche d’intensification du « soi » et de l’existence ; visant obstinément
l’accroissement continu de sa puissance d’agir, focalisé sur la durée des affects, mais pour y
manquer. Le « sujet » demeure en la connaissance du premier genre (inadéquate), ne connaissant que
les rapports extrinsèques, confondant intensification de la puissance et son simple épanchement ou
gaspillage : ici, la puissance est dépensée inconsidérément, mais la dépense manque d’inspiration.
De quoi enrager.
Ce climat désigne le lieu de l’enfance sans génie ni panache, des compromissions
(collaborations de toutes sortes, pas de résistance à la « norme » d’une conscience dupe d’elle-même
et de ses passions), de l’autorité ridicule et capricieuse, de la souveraineté infâme ; infâme parce que
la violence y est transformée en droit et que les rapports justes y sont impossibles, elle est la
souveraineté qui place les tyrans à la table des esclaves. Rois shakespeariens versatiles, amnésiques,
pillards, errant sur la lande, ennemis d’eux-mêmes, sont dans les fers autant que leurs sujets. Dans
cette forme de vie, le sujet est agi, joué, possédé. Tôt ou tard, c’est l’effondrement sublimé, dans un
ultime effort, en injonction aux (ou « philosophie » des) enfantillages, sacrifices, déréalisations.
On rencontre alors, dans la région des extases et délires, les tyrans des drames shakespeariens,
Falstaff en sa démesure géniale, ou encore certains des « monstres » conviés par Foucault dans son
cours sur Les Anormaux : ils éveillent une forme de sympathie très particulière, logée au-delà des
mots, mystique, en ce qu’ils font l’expérience du sacré et portent à l’extrême les injonctions du
discours ; discours qui ne dit rien des choses et dont ils montrent le scandale dans la transgression,
portant leur personne au pinacle 15 et criant, tel Artaud : puisqu’aucun parmi vous n’est encore sorti
en lui-même, puisque vous vous abîmez dans la fausse extériorité, poursuivant votre double, une
« âme » épinglée sur le corps, je me fais foudre ou théâtre de la cruauté et vous montre
l’envoûtement jusqu’à la destruction des Idées où le non-savoir et l’extase doivent communiquer
(selon Bataille) 16. Ce faisant, ils se sacrifient en effet. Refusant la logique et le savoir discursifs, qui
sont promesses, paris, motivation, ils expriment le refus de la valeur, de la morale et des abstractions,
même et surtout lorsqu’ils prétendent les avoir retournées en élevant leur refus à la dignité suprême
d’un Absolu. Ils font de leur vie un sacerdoce contre « l’âme, prison du corps » 17. Leur projet est
l’absence de projet et la destruction du mythe de l’idée pour faire, comme le souligne Sollers —
citant Artaud —, « régner à sa place/la manifestation tonnante/de cette explosive nécessité/dilater le
corps de ma nuit interne/du néant interne/de mon moi/qui est nuit/néant/irréflexion/, mais qui est
explosive affirmation/qu’il y a quelque chose/à quoi faire place/ : mon corps » 18. On remarque à
quel point Artaud comme Bataille ont à l’esprit les fatalités du corps et de l’expression humaine,
mais pour verser dans un autre excès : la prison de la « dialectique de guerre où tantôt l’interdit,
tantôt la transgression prennent provisoirement le dessus » 19, où toute réflexion et projet humain
cessent de tenir lieu d’interjection, n’obtiennent plus succès dans le devenir et sont contraints
15
Bataille G., L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1954.
Ce qui permet à Philippe Sollers d’affirmer de Georges Bataille qu’en contestant la possibilité d’un sens dernier, le
mouvement de sa pensée est de « nous introduire nous-mêmes avec lui dans cette absence de fin, de nous remettre sans fin
(…) dans ce qui ne saurait avoir d’autre signification que la consumation et la dépense d’une énergie insatiable. Par où
nous voyons que parlant à l’extérieur de la science, il parle en effet pour elle et son avenir » (nous soulignons).
L’expérience (dite paradoxalement intérieure) constitue à la fois la grandeur et l’échec du « sujet » s’y engageant : elle ne
vise pas à quitter la dialectique du sujet, mais à la rappeler sur le terrain même de l’enjeu qui est, poursuit Sollers, « que les
postures “scientifiques” et “philosophiques”, quoique justifiées et nécessaires, laissent échapper l’essentiel. Elles doivent
être affirmées. », in L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1968, pp. 110-111. C’est cette
injonction à affirmer, à démontrer l’(in) validité du projet philosophico-scientifique qui nous semble être un manquement
de plus à la liberté et à l’éthique du sujet, car le devoir d’affirmation et de sacrifice est toujours accompli sur le mode
exaspéré, donc assujetti. La ruse de l’envoûtement, de l’exorcisme, de l’extase ne nous paraît ni anti-hégélienne ni antiidentitaire.
17
Contre l’âme doublant le sujet qui s’exaspère en vue de rejoindre sa représentation fantasmée dans les discours et les
projets.
18
P. Sollers, op. cit., pp. 103-104.
19
Ibid., p. 113.
16
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
d’admettre, sans pouvoir l’exprimer, l’« échec dans l’éternel » (selon Cioran) auquel conduit la « soif
infructueuse de soi-même ». Cioran poursuit : « Une fois perdus l’assurance théorique et l’orgueil de
l’intelligible, on peut essayer de tout comprendre, de tout comprendre pour soi-même. On arrive
alors à se réjouir dans l’inexprimable, à passer ses jours en marge du compréhensible et à se vautrer
dans la banlieue du sublime. Pour échapper à la stérilité, il faut s’épanouir au seuil de la raison » 20.
Le refus du travail, de l’investissement, de l’anticipation, du jeu réglé de la promesse, des
compétitions, commun aux artistes géniaux 21, rejoint paradoxalement la figure de l’« homme sans
avenir » 22 assujetti à cet ordre : en lui, l’artiste génial et maudit, le nihiliste, le mélancolique et la
figure du travailleur dont le temps est celui de la répétition morne, tous fraternisent. Ici émerge la
possibilité d’un désassujettissement 23 (aux figures variées du déni), le frémissement d’une éthique (il
y a en effet comme une sainteté de la transgression, celle-ci nous montrant l’impasse où nous
sommes en la méconnaissant), mais ça n’est pas encore ça. L’esprit de transgression n’est pas tant
« celui du dieu animal qui meurt » 24 que le degré ultime de l’exaspération (qu’auront nourrie les
injonctions du discours commun à l’ordre et à la hiérarchie). Ce qui s’oppose à cette hiérarchie
ordonnée ne tient pas à la transgression (qui est stigmatisation, variante de la souveraineté infâme)
ou à l’expérience « insensée », mais à celle de la désidération 25…
I. 2. « Endo » : illusion de la profondeur infinie ou de l’abysse mélancolique ; illusion de
la finitude ou auto-suffisance néostoïcienne (où l’intériorité et l’extériorité coïncideraient enfin) ;
illusion de la fin des passions ; difficile liberté (aspects conservateurs ou abstentionnistes de
l’implication du sujet dans la cité).
Le projet qui vise la fin de tout projet, malgré l’extase des commencements, tutoie d’emblée le
« retard » mélancolique, interdit et abasourdi. Puissance-de-ne-pas du scribe Bartleby, entêtée ou
enkystée à l’extrême, le mélancolique échoue à son tour à sortir en lui-même. La pensée « prise au
piège de son gigantisme » verse dans le mutisme où l’Incommensurable, encore une fois, est
affronté, mais c’est lui qui terrasse l’individu.
Certains des écrits de Duras, Cioran, Wittgenstein en ses heures sombres (à titre d’exemple) ou
les personnages de Hamlet et Richard II chez Shakespeare, signalent un climat dangereux, un pôle
sombre et aveugle de l’esprit, la puissance d’agir la plus basse du « sujet ». Et même Claudel
lorsqu’il fait dire à Mésa, dans Partage de Midi : « Cela du moins est à moi » à propos de sa
souffrance, ce qu’il faut comprendre à la fois comme l’immense difficulté de « garder tout son cœur
(…), d’être seul (…) d’attendre, Et d’endurer, et d’attendre, et d’attendre toujours » et comme la
20
Cioran, Précis de décomposition, Apothéose du vague, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1949, pp. 48-49.
Cf. Bataille G., La littérature et le mal, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1957.
22
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, L’être social, le temps et le sens de l’existence (ch. 6), Une expérience sociale :
des hommes sans avenir, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, pp. 262-265.
23
« À un discours positif et actif (scientifique, philosophique, politique) répond (…) une action à l’intérieur du discours (où
la « littérature » vient occuper une place transformatrice) », écrit Sollers à propos de Bataille, et le citant plus loin : « Le
sacrifice est un roman, c’est un conte, illustré de manière sanglante, ou plutôt, c’est à l’état rudimentaire, une représentation
théâtrale, un drame réduit à l’épisode final, où la victime animale ou humaine joue seule, mais joue jusqu’à la mort » (nous
soulignons), op. cit., p. 115.
24
Le « dieu animal » est, chez Bataille, « ce qui s’oppose en nous à la réduction et à la hiérarchie du discours, au lexique
fini et à la pensée linéaire », in Sollers P., op. cit., p. 116. Il est une autre variante du déni, ou autre fiction du « sujet », qui
correspond au fantasme de la violence originelle et souveraine.
25
Bataille cherche à mettre en branle le système hiérarchisé des individus clos et séparés que maintient fictivement, telle
une seconde nature ou nature redoublée, « la séparation et l’opposition des concepts, l’ignorance de leurs rapports
réciproques », P. Sollers, op. cit., p. 119. Il aperçoit ce qu’il y a de violent et de merveilleux dans la volonté d’ouvrir les
yeux, de voir en face ce qui arrive, dans la déchirure — souveraine – de l’homme qui s’égale à ce qui est, mais l’homme
« de » Bataille oublie de lui dire adieu une fois « le toit du temple » rejoint. L’homme « de » Quignard affronte encore plus
loin la dimension du secret, du non-dit (indicible), car il se désidère : il ne fusionne pas avec ce à quoi il s’égale, ne s’y
abolit pas, mais s’en déprend aussitôt pour pouvoir l’aimer.
21
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
satisfaction de tenir toutefois un rempart, en son malheur, contre la vanité de toute chose 26. C’est
une lutte de chaque instant contre ou en vue de l’inconsistance (deux variantes de l’état pseudodésespéré) ; Sartre dit que le sujet donne souverainement rendez-vous à sa tristesse, qu’il fait en cela
preuve de mauvaise foi, mais celle-ci lui donne consistance : « Je reste seul. Vous ne connaîtrez pas
une telle chose que ma douleur. Cela du moins est à moi. Cela du moins est à moi », assène Mésa.
Dans cette forme de consistance, ce « réseau de lenteur » 27, cette « fixité engloutissante » 28, comme
dans l’expérience mutique de Lol V. Stein 29, le sujet se montre assidu à quelque chose, « puissant,
aigu », dit encore Mésa chez Claudel ; mais le mutisme y devient passion à vocation d’absolu
tyrannique, immobilisant la puissance.
Pouvoir disposer de soi et du monde et s’y refuser, se mettre hors compétition, don mystérieux
selon Cioran, est une variante du déni car cette attitude méconnaît le corps qui agit et pâtit sans
intermittence. Cette « philosophie » contrefait la justice, l’éthique et la liberté : l’homme y « marche
toujours de son pas infini de prisonnier », « force arrêtée, déplacée vers l’absence. Arrêtée dans son
mouvement de fuite. L’ignorant, s’ignorant » 30. Toutefois, dans la mélancolie ou le refus de la
mobilisation infinie, tremble la condition de l’issue ; de l’éthique comme souveraineté arrachée au
« soi » tragique dont la fiction est dépassée, et de la souveraineté comme éthique surgie de l’adieu
aux figures du déni. De la naissance jusqu’à la mort, le voyage s’accroît constamment jusque dans la
stase mutique du refus du monde. Même « l’homme le plus inoccupé du monde », ainsi que se
définit Cioran dans un (paradoxal) sursaut d’orgueil, reste un indélivré (un artiste ou un producteur
qui n’échappera pas à son devenir-sujet). On n’aura que l’illusion d’avoir fui le « soi » vers
l’Incommensurable, ou celle, symétrique, d’avoir fait le tour des choses et de soi.
L’usurpation et les manquements à la liberté sont au rendez-vous pour le sujet engoncé dans le
renoncement au monde et au langage, ou pour celui qui cherche à se comprendre et à se contenir soimême jusqu’à l’étouffement, ou pour « s’ouvrir par le milieu comme un livre » 31 et s’y (re) cueillir
avec l’alibi de la modestie ; c’est pourquoi la variante « raisonnable » ou « tranquille » du projet qui
vise la profondeur, l’intériorité, l’intensité, celle du néo-stoïcien ou du sujet concentré, sérieux, est à
son tour hors de saison. Il est « monade » fermée, sans fenêtre, non pour prévenir la violence d’autrui
mais celle du monde entier qui y insiste cependant à la manière d’une hérésie, même et surtout
lorsqu’il croit l’avoir absorbé. Le temps et l’espace sont pris avec soi comme des fardeaux 32. Ainsi,
le monde n’existe pas pour cette variante de la monade, mais elle n’est toujours pas désidérée d’ellemême 33. « Sois ce monde, et il y en aura un » : cette forme de vie parodie le mot de Nietzsche sur
26
Mésa dit, plus haut (c’est nous qui soulignons) : « J’ai vécu dans une telle solitude entre les hommes ! Je n’ai point
trouvé/Ma société avec eux. (…) Tout a été vain. Il n’y a rien de fait. J’avais en moi/La force d’un grand espoir ! Il n’est
plus. J’ai été trouvé manquant. J’ai perdu mon sens et mon propos », in Claudel P., Partage de Midi, Paris, Gallimard, coll.
« Folio Théâtre », 1994, p. 79. Ce propos fait écho à celui de Richard II, chez Shakespeare : « ma douleur est toujours à
moi. […] je règne toujours sur cela » (IV, 1, 181-183). L’identité se brise et le monde se disloque ; l’homme est un acteur
qui contrefait le monarque et le monde un rêve, un jeu d’ombres dans le miroir de la vanité ou des larmes.
27
Duras M., L’amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1971, p. 11.
28
Ibid., p. 18.
29
Lol V. Stein tend sa lutte/son être vers le souvenir d’un mot qui n’existe pas, qui a fait défaut : « ç’aurait été un motabsence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait
pas pu le dire, mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient
partir, il les aurait convaincus de l’impossible, (…) en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce
mot, il gâche tous les autres ». Plus loin, de façon encore énigmatique, Duras ajoute : « Mais Lol n’est encore ni Dieu ni
personne », (nous soulignons). Le Ravissement de Lol V. Stein, in Duras : Romans, cinéma, théâtre, un parcours 19431993, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 762.
30
M. Duras, op. cit., p. 12.
31
P. Claudel, op. cit., p. 77.
32
Cf. le Narrateur de « La Recherche… » qui ne nous semble pas tant retrouver le temps, la mémoire, à la faveur d’extases
soudaines, que les ingérer patiemment avec l’obstination compulsive de celui qui se constitue comme sujet à travers l’acte
d’écrire pour tout embrasser, tout comprendre ; la jalousie tragique du Narrateur renvoie précisément à cette inquiétude
sourde et aveugle de la perte, à l’angoisse de la désidération.
33
Ce que Proust désire, tout comme Kafka visant la fin de la souveraineté du Père sur sa vie en l’acte d’écrire, c’est, dans
notre hypothèse, la fin du monde, du temps, de l’espace, des passions, de leur dilatation/expansion, sans y réussir (cf. le
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
l’océan. Sa lucidité retranche le sujet de l’agitation, des énervements, mais il n’a pas encore essuyé la
défaite ; il lutte encore contre le monde à la façon de Wittgenstein dans le Tractatus : niant qu’il
puisse exister un sujet en ce monde et assénant que s’il en est un, il est son monde et rien d’autre 34.
Son rapport au temps s’oppose strictement à celui du sujet exaspéré ; sa forme de vie est celle de la
répétition plutôt que celle de la projection infinie, de la sculpture de « soi » plutôt que de la fuite en
avant, des pratiques ritualisées plutôt que de l’illusion du perpétuel ré-enchantement du monde.
Héroïque dans sa suffisance, la puissance d’agir du néo-stoïcien est la plus ferme, mais n’est pas la
plus grande ni la plus libre, par conséquent.
II. Quand le sujet « paraît », libre et éthique…
Le « sujet » exaspéré veut transformer ce qu’on dit conscience tragique du monde en fête et
splendeur de l’humanité, ressourcer le « mal » dans le « bien », acquiescer à l’instant et à l’éphémère
mais pour leur élever un temple où, idolâtrés, ils tyrannisent les sujets mutants, branchés ou new age
qui désirent dès cette vie l’harmonie des contraires. La monade leibnizienne peut laisser croire,
d’abord, qu’il s’agit d’être harmonique en effet et d’exprimer le monde en y déployant l’ensemble de
ses virtualités, ou encore que la monade n’est séparée des autres que par différences épanouissantes
et contingentes (compréhensibles seulement à l’aune du grand dessein divin), mais c’est manquer
d’imagination. La monade n’est pas obligée à la performance ni à la fuite en avant, à vouloir ce
qu’elle est ni à être ce qu’elle veut ; elle tire ses idées d’un fond obscur et désire son corps non pour
s’accroître indéfiniment mais pour être limitée, recevoir son poids, sa masse et, partant, sa singulière
puissance. Pour atteindre la ligne de flottaison, la monade s’emploie à sentir et expérimenter plutôt
qu’à sonder son for intérieur 35.
Bonne nouvelle : il n’est pas de monade qui se damne et se redamne à chaque instant, sinon par
métaphore ! Pour qu’apparaisse la monade libre, à la lisière du monde, quelque chose (quelqu’un ?)
doit, tel un coup de foudre et au risque de la dispersion, fendre l’armure ou l’orthopédie du « sujet »
dont la forme de vie est celle du déni (de la mauvaise foi, variante sartrienne, de la fausse puissance,
celle qui place le tyran du côté de l’esclave, variante spinoziste). Wittgenstein et Stanley Cavell à sa
suite, ont formulé la nécessité du retournement du sujet dans le corps et la fatalité de l’expression ;
Proust et Pascal Quignard, quant à eux, ont décrit les passions comme ces tempêtes précédant le
calme, annonçant le rapport neuf à la mémoire, au temps et au monde, qui consiste en l’acte de tout
embrasser en un adieu, encourageant à l’apprentissage de la désidération. Proust, qu’il y réussisse
lui-même ou non, invite à épouser jusqu’à l’ordinaire du son de cloche, de la petite phrase d’une
sonate, pour s’en séparer de façon ultime et non pour s’y perdre avec l’espoir d’en tirer la vérité
ultime de l’existence 36. S’y absorber serait en être en permanence affecté, serait faire l’expérience de
l’Impossible, du Réel (dirait Lacan), de l’inhumain, de l’impersonnalité ab-solue (sans lien). « Je
titre évocateur d’une nouvelle du recueil Les plaisirs et les jours : La fin de la jalousie. Il faut en finir. Avec la jalousie,
avec l’amour s’il doit s’y réduire, avec le monde,…). C’est une hyperesthésie qui échoue dans sa recherche de l’anesthésie
ou de la paix intérieure (jamais trouvée, semble-t-il, par l’écrivain). Une autre littérature, comme celle de Shakespeare,
consiste davantage à escorter ou à épouser le déploiement infini du monde et des passions. Pas celle de Proust, selon la
lecture que nous proposons.
34
« Je suis mon monde. (Le microcosme) », selon Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus, 5. 63, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 93. Plus loin, il indique que le sujet métaphysique distinct du je psychologique est une
frontière du monde signalant qu’il n’y a pas de co-appartenance du monde et du sujet et tenant là un début de solution : si le
sujet est son monde à part du monde, reste à le désidérer un peu de lui-même et l’on peut supposer qu’une rencontre aura
lieu à la frontière ou lisière qui sépare le sujet du monde.
35
Jankélévitch évoque « le sot projet de se peindre » que Pascal reprochait à Montaigne, et l’adonnement aux fureurs et
ivresses de la subjectivité dans L’austérité et la vie morale, observant le « volontariat de l’illusion » en matière de
connaissance de soi et d’autrui tant qu’on s’en tient à la violence du préjugé et qu’on ne s’emploie pas, avant toute chose, à
interrompre le mouvement de la totalisation (de soi ou d’autrui) pour celui, contraire, de la réceptivité aimante.
36
C’est dans l’acte du retrait, de la séparation, que cette vérité adviendra beaucoup plus sûrement que dans la durée de
l’extase : celle-ci marque le premier acte ; le suivant est bien plus déterminant pour une vie humaine.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
102
Les figures du déni
Natacha ISRAËL
vous ai connu, adieu ! » ; les œuvres passées à la postérité semblent avoir été conçues à l’ombre de
cet adage. L’adieu (jusqu’à l’adieu qui vise le monde comme nous contenant, pour s’en séparer) ne
redouble pas le déni car il est adieu au déni. Les figures du sujet proposées plus haut sont déni de
l’adieu.
Le mouvement critique, selon Sloterdijk, provient de l’individu plutôt que des rencontres ou
freins extérieurs. Il y aurait un seuil à partir duquel il a la possibilité de se frotter les yeux,
d’apercevoir la ligne interrompant l’ascension héroïque vers l’éternité des Idées, du Beau et du Bien,
pour accepter les fictions du sujet comme telles et sortir dans la dissidence, l’étrangeté,
l’inqualifiable.
En effet, dans une forme ultime de la passivité qui est la « patience » et la maîtrise même selon
Levinas, « l’égoïsme de la volonté se place au bord d’une existence qui ne porte plus l’accent sur
soi » 37. La mort ou l’anéantissement sont encore une impatience, un déni, même sous l’aspect
passionnant du suicide stoïcien ou dans la figure du mélancolique. La souffrance, selon Levinas,
mais on pourrait dire encore le désenivrement avec Cioran, le désenchantement du fiasco avec
Quignard, sont épreuves de liberté qui exilent la subjectivité hors des limites du déni, où elle soutire
du « temps pour prévenir sa propre déchéance sous la menace de la violence » 38. C’est la définition
de l’être libre, menacé constamment par la violence du déni, de la démesure, de l’objectivation. Tout
cela n’a de sens que « dans un monde où je peux mourir par quelqu’un et pour quelqu’un » 39,
cependant.
« Le sujet est un hôte » 40, dit encore Levinas, lequel reçoit de la séparation, de l’adieu (aux
clôtures tragiques/figures du déni), son existence comme sujet ; dans l’accueil désidéré, désirant 41,
d’autrui et du monde, s’ouvre aussitôt « la dimension de l’intériorité ». Nous suggérons la socialité
première de cet adieu, de cet écart de solitude où chaque incident ou nouveauté tombe d’abord,
témoignant de l’irréductible quant-à-soi, et celle du « moi » qui émerge au sein du rapport neuf au
monde et à autrui délivrés de son ressentiment, de sa mesquinerie, de l’exaspération sidérée et
sidératrice (qui est angoisse de la perte). Volonté de l’ego, éthique, liberté se tiennent ensemble
(c’est dire la dignité de leur position) dans « l’accord passionnel » 42 avec autrui. On ne peut pas
parler d’une identité pré-sociale, de la naissance d’un sujet avant l’accord avec autrui, même si l’une
et l’autre en sont séparés : nous l’avons dit, c’est au risque d’être dévastée mais aussi d’être révélée
que l’individualité entrevoit d’une autre et de son étrangeté la splendeur catastrophique ; et à ce prix
qu’un sujet libre et éthique pourra s’affirmer 43. Le passage qui conduit vers la sérénité n’a rien de
serein.
37
Levinas E., Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1971, p. 266.
Ibid., p. 265.
39
Ibid., p. 267.
40
Ibid., p. 334. Comme tel, bien sûr, il peut être colonisé, vampirisé ; les individus sont surtout concentrés dans les régions
de l’exaspération et de la mélancolie ou des passions tristes ; il y a les éteignoirs, d’un côté, et ceux qui se laissent éteindre,
tyranniser, dévaster. On peut parler d’un vampirisme de masse, en ce sens.
41
Pascal Quignard établit l’équation parfaite du désir et de la désidération : le sujet désire le monde et autrui, aime, à
condition d’être désidéré. Dans la sidération ou la fascination, il est encore épris de lui-même. La rencontre avec le monde
et autrui reste inaccessible, malgré tout calcul sur la compatibilité amoureuse des prénoms, en dépit ou à cause des
gisements promis de potentiel en chacun de nous, du SMS et de Hotmail.
42
Quignard P., Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 183. Il parle alors de la rareté de la nudité qu’on ne
trouve que « dans le visage nu dans sa honte ». Il ajoute : « La dénudation désidère », « défascine la violence »,
« désenchante le fiasco ». Cette dénudation n’est pas le corps montré dans son impudeur, mais au contraire aperçu dans sa
primordiale pudeur.
43
Ceci est très sensible déjà chez Duras dans le climat que nous disons mélancolique : elle dessine, dans La douleur
notamment, une communauté dans/de la souffrance. Prendre la douleur d’autrui, lui confier la sienne, sont des expériences
quotidiennes (à condition de ne pas vivre enfermé dans le déni). Il n’y a pas de « propre » de la douleur ni, par suite, de
« propre » du sujet comme somme d’états d’âme privés, pas de « soi » qui ne soit constitué ou tramé par le dynamisme des
autres ou, à l’inverse, par leur retard (dans la jouissance ou le bonheur), leur douleur. Nous sommes les effets des causes
d’autrui et les causes de leurs accidents (lesquels fondent une vaste responsabilité commune qui tire la communauté hors de
l’accidentel et la menace à chaque instant de destruction, puisqu’on ne peut être, tel Duras, tout entier « remplacé par le
38
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
103
Les figures du déni
Natacha ISRAËL
L’autre qui dé-contenance l’individu dans l’événement de la douceur ou dans celui de la
violence le fait naître comme sujet libre, éthique et unique 44. Ligne de flottaison où le sujet demeure
très anxieux de son arbitraire, où il est en permanence affecté par la menace ou le scandale de l’autosuffisance, par l’excès de sérieux du stoïcien qui ratifie dans son geste malheureux la vocation de
tout devenir 45, comme le guettent toujours l’excès de ferveur ou de mélancolie, ou encore la
vulgarité de l’énervement, l’enfance sans génie du projet infini.
Avec Wittgenstein, on peut soutenir que les événements du monde sont éthiquement neutres,
pareillement accidentels, qu’il n’y a pas d’« éthique du monde », et admettre aussi bien que la
séparation, la désidération du monde et du sujet permettent l’événement de l’éthique et de la bonté
tout à fait au-delà des catégories et des normes ; l’éthique et la bonté ne commercent pas avec la
raison contingente et le système des équivalences (ou du neutre) puisqu’elles sont tout à fait
arrachées à l’accidentalité, à l’objectivité, à la définition de l’être, et demeurent au-delà de toute
clôture et de toute modalité ici envisagées.
C’est hors d’une esthétique de l’existence et des sophismes que nous dictent nos joies et
tristesses que sont rencontrées l’éthique et la liberté. Dans l’imminence de la séparation et de la
désidération lucide, le « soi » vient en effet se poser, il affleure spontanément ; avant l’événement ou
la splendeur d’autrui (qui fait la joie et la tristesse mêlées de cet adieu) il n’était que virtualité en
somme. La solitude du sujet, dans l’événement de sa « naissance », est condition sine qua non. Il
vient traverser l’ensemble des figures (du déni) du sujet ; la perte, « savoir triste » selon Cioran, n’a
que l’allure de la mélancolie. Elle devient joie puisque tout y est arraché à l’indifférence. Le « soi »
est inassignable mais solitaire, séparé, distinct et distingué. Il n’est pas harmonique à tout prix ni à se
rompre, mais en vue de la justice, de la liberté et de l’éthique. Comment dans les faits se remet-il en
mouvement, après l’événement de l’adieu, sans convertir le fiasco en argument, en espérant toujours
son plaisir et celui d’autrui ? Il y a autant de réponses possibles que d’individus. Wittgenstein, quand
il parle de décence et d’éthique, ne vise pas autre chose que l’exercice d’une conscience soucieuse de
s’aveugler le moins possible, affrontant les dangers de la lucidité, celle-ci devant lui indiquer la
bonne voie sans quoi, en se retournant, elle aurait honte 46 absolument de ne l’avoir pas choisie.
Conclusion
Le sujet apparaît ou se compose, au sens propre, autour d’une vacance primordiale, selon
Cioran, ou d’une absence (pas de co-présence de l’individu à un « soi » assignable ou qu’on puisse
arraisonner) ; élevé au-dessus de l’abîme, le sujet n’a pas de lieu. « Je suis cet intervalle entre moi et
moi-même », écrit Pessoa ; ne faudrait-il pas dire plutôt : je suis cet intervalle entre moi et chaque
être aimé ? Entre « moi » et la prochaine monade, le prochain unique, le point de tangence entre les
deux mondes : c’est là que je suis, fais, agis, parle et me tiens. Mouvement ou fugue bien tempérée
du sujet, sur l’impulsion amoureuse, aimante ou conflictuelle (où se mêlera l’amitié), seuls
supplice » d’autrui et l’on ne peut vouloir l’engloutir dans sa douleur ponctuelle). Il faut travailler, de concert, à sauver
autrui de soi-même, de sa violence, à se conserver comme interlocuteur possible face à lui. Pour se faire face mutuellement,
« l’existence doit être investie comme liberté », écrit Levinas, et comme éthique ou décence fondamentale du rapport, de la
proportion. Le cœur est contraint dans le contact avec l’autre monde que soi, dit encore Quignard, sans privation de liberté.
La liberté est davantage dans le tact que dans son contraire, dit plus simplement. Il en faut beaucoup à cause des rapports
entre affects, lenteurs, vitesses individuelles, dont la composition crée des humeurs et mélanges complexes (potentiellement
explosifs).
44
Ce principe de séparation est encore, par suite, une pétition contre toute idée de clone, d’identique ou d’identité
reproductible.
45
Jankélévitch V., Philosophie morale, L’Aventure L’Ennui Le Sérieux, Paris, Flammarion, coll. « Mille & une pages »,
1998, p. 970.
46
Cf. Bouveresse J. sur l’éthique de Wittgenstein dans Wittgenstein : la rime et la raison, Science, éthique et esthétique,
notamment La volonté, le destin et la grâce, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1973. Le thème de la honte
nous semble l’un de ceux qui mérite particulièrement d’être rediscuté désormais à l’aune de la description de nos formes de
vie.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Les figures du déni
Natacha ISRAËL
permettent de rejoindre la liberté comme éthique. On ne peut rien dire vraiment de l’éthique (de son
contenu) et cependant seule dans une attitude éthique se montre la liberté d’un sujet.
« Le bonheur est un émerveillement qui se dit adieu à lui-même », écrit Quignard. Chaque
instant rebondit dans cet adieu ; la nouveauté y recommence infiniment. Comment le sujet pourrait-il
encore connaître l’ennui et le déni du monde et d’autrui ? On peut alors réinterpréter le mot de
Wittgenstein, dans le Tractatus (6.43), sur le monde qui « doit se réduire ou s’accroître comme
totalité. Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux ». Non
seulement, il y a un « exercice possible de la volonté transcendantale, qui affecte le monde dans sa
totalité en lui conférant une certaine qualité globale », mais encore y a-t-il un changement de
dimension, un passage à la limite ou à la lisière du monde /de l’éthique, tel qu’il y a ou bien
rétrécissement/déni ou bien expansion/liberté et joie. Tout comme l’intérieur et l’extérieur
s’impliquent, le secret de l’âme appelle une ouverture, une expansion, un déploiement de force dont
l’effet excède la prédiction ; le déni appelle son dépassement et le délaissement ou le dénuement
d’autrui appelle l’éthique.
Bibliographie
BATAILLE G., L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1954.
BATAILLE G., La littérature et le mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1957.
BOUVERESSE J., WITTGENSTEIN : la rime et la raison, Science, éthique et esthétique, Paris, Les
Editions de Minuit, coll. « Critique », 1973.
BOURDIEU P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997.
CIORAN, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1949.
CLAUDEL P., Partage de Midi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 1994.
DURAS M., L’amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1971.
DURAS M., « La douleur », in Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 1997.
DURAS M., « Le Ravissement de Lol V. Stein », in Romans, cinéma, théâtre, un parcours 19431993, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997.
JANKELEVITCH V., Le pur et l’impur, L’équivoque infinie, Paris, Flammarion, 1960.
JANKELEVITCH V., Philosophie morale, L’Aventure L’Ennui Le Sérieux, L’austérité et la vie morale,
Paris, Flammarion, coll. « Mille & une pages », 1998.
LE BRETON D., Anthropologie du corps moderne, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1990.
LEVINAS E., Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, coll. « Biblio essais »,
1971.
MERLEAU-PONTY M., Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1960.
MICHAUD Y., Humain, Inhumain, Trop humain, Paris, Micro-Climats, 2002.
OST F., « Kafka, ou l’en deçà de la loi », in Lettres et lois, le droit au miroir de la littérature,
Bruxelles, Publication des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2001.
PROUST M., A la recherche du temps perdu, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987.
PROUST M., Les plaisirs et les jours, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1924.
QUIGNARD P., Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998.
SOLLERS P., L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1968.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
105
Les figures du déni
Natacha ISRAËL
SHAKESPEARE W., Richard II, Œuvres complètes, Édition bilingue, Histoires I, Bouquins, Paris,
Robert Laffont, 1997.
SLOTERDIJK P., La mobilisation infinie, Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian
Bourgois Éditeur, 2000.
WITTGENSTEIN L., Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
106
Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
LE SUJET JAPONAIS ENTRE OMBRE ET SILENCE
PHILIPPE BERNIER
SCIENCES DE L’ÉDUCATION
Mon principal intérêt dans cette communication est de partager avec le lecteur les émotions
intellectuelles et esthétiques qui occupent ma vie depuis que je m’intéresse au Japon. Bien que je
n’évoque pas les sensations physiques, celles-ci sont cependant à l’origine de ma démarche,
produites par la pratique d’une voie de combat japonaise. C’est d’ailleurs une caractéristique des
« voies » (do en japonais) d’offrir cet entrelacs des dimensions corporelles, esthétiques et
intellectuelles. Le maître est celui qui parvient à unifier ces dimensions dans la fulgurance d’un
combat ou de la réalisation d’un lavis. Quinze ans plus tard, que ce soit dans un séminaire à EuroPsy 1 ou dans des rencontres comme aujourd’hui, j’ai cette chance de pouvoir évoquer certains
aspects de cette culture qui font sens pour plusieurs d’entre nous, dans le travail avec les
psychotiques ou avec des personnels confrontés à la violence 2.
Le titre de cette intervention met en relief deux aspects très importants de la culture et de la
subjectité 3 japonaise. D’aucuns reconnaîtront dans le titre l’allusion aux livres de Junichirô Tanizaki
Éloge de l’ombre, et de Karlfried Graf Dürckheim Le Japon et la culture du silence. Au-delà de ce
clin d'œil, je vous propose de réfléchir sur certaines dimensions structurant la subjectité japonaise :
ombre et invisible, silence, mort, précarité, dont on remarque déjà le lien « thanatique». Mais aussi,
la honte, le respect de la hiérarchie et le sens du devoir.
Cependant, il faut rester sur ses gardes. Le Japon est un sujet piégé et ce, à plusieurs degrés.
Tout d’abord, rien ne serait plus facile que de tomber dans un travers usuel : l’attrait du folklorisme
et de l’étrangeté. J’entends par là une habitude des médias d’exacerber ce qui est le plus différent de
notre culture pour une recherche du spectaculaire à tout prix. Au choix : la nature « formicole» ou
robotique du peuple japonais avec la figure de l’ouvrier fanatiquement dévoué à son entreprise
jusqu’à la mort par karoshi ; ou celle du kamikaze, tout aussi fanatiquement dévoué à l’empereur.
Citons également l’enfer des études secondaires avec bachotage intensif et bizutage extrême (jusqu’à
la mort également). Autre sujet classiquement évoqué, les adolescents nippons coupés du monde
extérieur, plongés toute la journée dans la réalité virtuelle, les fameux otakus ; ou bien les
adolescentes qui se prostituent par l’intermédiaire des téléphones portables, ou les clubs de suicides
collectifs recrutant leurs membres par Internet. N’oublions pas les jeux télévisés sadisant les
candidats et les émissions de divertissement particulièrement bêtifiantes avec humour scatologique et
plaisanteries graveleuses à l'envie. Sans oublier les illustrés ouvertement révisionnistes, mangas pronazis, pédophiles et j’en passe, placés à hauteur d’enfant en piles volumineuses dans les meilleures
librairies.
1
Euro-psy est une association présidée par Ginette Michaud, qui promeut la psychothérapie institutionnelle (courant Jean
Oury) au moyen de séminaires, de formations et d'un colloque annuel. Nous y co-animons un séminaire : « Psychothérapie
institutionnelle et pensée asiatique ».
2
Pour un exposé de nos conceptions : Paysages et figures de la violence, Pain J. (dir.), Michaud G. (préf.), Vigneux,
Matrice, 2003.
3
Nous emploierons ce terme, à l'exemple du plus important philosophe japonais, Nishida Kitarô, afin de réserver celui de
subjectivité au fait d’être subjectif. Selon Nishida, « subjectité » désigne « le fait d’être sujet et acteur».
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
107
Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
J’évoquais un piège à plusieurs degrés : le second est beaucoup plus pernicieux mais constitue
également une de ces dimensions de la subjectité japonaise. Il s’agit d’un effet de « l’art de
l’avantage » 4. Issu de Chine, l’art de l’avantage est une pratique du secret et de la désinformation,
une tactique visant à mystifier l’autre pour en tirer profit ou protéger son intimité. Cette pratique est
présente à tous les niveaux de la culture, au sein même de la communication et de la transmission des
arts traditionnels.
J'évoquerais pour illustrer cette désinformation une pratique qui m'est familière : le karaté.
Lorsque qu'il a été introduit en Occident dans les années cinquante, aucun expert japonais n’évoquait
les origines okinawaïennes de cet art. Moins encore la source chinoise. Il a fallu plusieurs dizaines
d’années pour connaître les filiations historiques : la transmission d'une pratique chinoise à certains
individus de l'île d'Okinawa, puis l'enseignement au Japon. Les guerres avec la Chine (avec crimes
de guerre et expérimentations sur l’homme) et l’occupation militaire de l’île d’Okinawa par les
Japonais ont une part de responsabilité dans ce déni des origines 5. Mais l’art de l’avantage a
également permis à ces fameux experts de nous vendre ce que l’on voulait recevoir : invincibilité,
« cri qui tue », main de fer et autres fadaises. Consolons-nous en sachant que les Chinois et les
Okinawaïens avaient également mystifié les Japonais en leur transmettant ce qui allait devenir le
karaté.
De façon moins anecdotique, le même phénomène s’est produit avec l'enseignement du zen par
lequel l’Occident est si fasciné. L’écrivain japonais qui a le premier décrit en détail ce courant du
bouddhisme, Daisetz Suzuki, l’a fait sous la forme d’une pratique quasi instinctive, spontanée, avec
des maîtres qui répondent aux questions plus vite que leur ombre 6. Comme si la vitesse primait sur
la pertinence. Il ne restait plus qu’à associer le zen aux arts martiaux pour obtenir une belle image
d’Épinal : samouraï méditant sur fond de jardin zen. Ceux qui ont vu Le dernier samouraï avec T.
Cruise me comprendront.
C’est donc prévenus que nous allons pouvoir décrire certaines dimensions de la matrice
subjectale japonaise. Cette matrice résulte de la conjonction de facteurs géographiques, historiques,
culturels et sociaux. Elle est proche de ce que Watsuji Tetsurô désigne sous le terme « fudô » pour
parler tout à la fois du milieu géographique, du climat et des mœurs, l’insularité de fait 7. Ses effets
se font sentir sur l’écriture, la langue, la structure sociétale ou les relations interindividuelles, mais
non de manière déterministe comme certains on pu l’interpréter en lisant sans le comprendre ce
théoricien du fudô . En effet, Watsuji différencie clairement le « milieu » 8 de l’« environnement ».
L'environnement est défini par des grandeurs physiques à la différence du milieu qui intègre les
dimensions culturelles et sociales.
I. Les grandes dimensions du milieu japonais
a) L’importance de la mort
Prenons acte de l’omniprésence de la mort dans la culture japonaise, relevée par de nombreux
auteurs. Nous pouvons y voir l’effet de plusieurs facteurs : tout d’abord un habitat hostile
4
Pour plus de détails sur cet « art », La voie du samouraï de Thomas Cleary en bibliographie.
Sur cette histoire, consulter Histoire du karate-do de Tokitsu Kenji, en bibliographie.
6
Essais sur le bouddhisme zen, PUF, en trois volumes.
7
Sans approfondir plus, il s’est développé au Japon fin XIXe le concept de « complexe insulaire » censé fonder et
rationaliser la spécificité nippone. Il semble que l’on puisse y voir un bon exemple de l’art de l’avantage à destination de la
population japonaise, mais aussi des étrangers; pour plus de détail : Japon Pluriel, t.l, p.293 (voir bibliographie).
8
Le terme de « milieu » a été proposé par Augustin Berque pour traduire fudô. Cet auteur a présenté et développé les thèses
de Watsuji, et en particulier avec son concept de « médiance », voir bibliographie.
5
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
108
Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
(volcanisme très actif et ses conséquences : séismes, tsunamis, incendies, glissements de terrain ;
mais aussi un peuplement réduit à une très faible surface du territoire et le passage régulier de
typhons). Citons également une succession de guerres entre clans suivie d’une dictature de 250 ans
imposant la paix intérieure et la fermeture quasi totale du pays aux influences étrangères, ce qui a
profondément militarisé la société. D’où une prévalence de la hiérarchie, de la verticalité dans la
structure sociale et d’une fantasmatique morbide, sadique et violente, courante parmi les Japonais.
La culture samouraï a donc eu une profonde influence sur la culture japonaise. Centré autour
de la mort, que ce soit au combat ou par suicide rituel (dont le terme exact est seppuku et non la
formulation vulgaire hara-kiri), cet ethos guerrier a infiltré le procès de subjectivation. Maurice
Pinguet, dans son ouvrage fameux La mort volontaire au Japon, a particulièrement détaillé cette
influence. Cet auteur évoque ainsi l’importance des suicides d’accompagnements dans la littérature
classique et l’apprentissage du rituel d’éventration dès l’enfance chez les guerriers (vers 5-6 ans).
Les ouvrages classiques de l’époque féodale sont tous centrés sur le bien-mourir et la préservation de
la face. De fait, le sang du suicide lave la honte de la faute et restaure l’honneur du fautif. Un
guerrier pouvait également se suicider pour protester contre une décision inique et entraînait parfois
ainsi le décisionnaire dans la mort comme un contre-don.
En mars 1999, un cadre de la compagnie Bridgestone pénètre dans le bureau du président de la
compagnie. Il vient protester contre la réduction de personnel touchant les membres de son équipe
(ainsi que lui-même), alors qu’ils sont loyaux et dévoués depuis des décennies. Après une heure de
harangue, cet homme de 58 ans ôte sa chemise et tire un couteau de trente-cinq centimètres de son
attaché-case.
— Reviendrez-vous sur le licenciement du personnel ? demande-t-il.
— Impossible ! répond le président.
— Dans ce cas, je vais me trancher le ventre ! conclut le salaryman et sans plus attendre, il se
suicide. Cet exemple illustre la permanence de cette relation à la mort instituée par les guerriers
féodaux. Notons qu’en Occident, le président aurait eu de grandes chances de prendre un coup de
fusil avant que son assassin ne se suicide.
Aucun aspect de la vie japonaise ne peut être abordé sans référence à la mort, que ce soit
l’amour, la guerre ou la religion. Pour les Japonais, la mort n’est pas seulement la fin de la vie, elle
occupe une place positive et faire face à la mort avec la juste attitude est une des plus importantes
réalisations de la vie. Remarquons que les Japonais n’ont jamais envisagé de résister aux aléas de
leur environnement. Ils ont au contraire développé une architecture adaptée, légère et résistante, de
bois et de papier, ce qui les a conduit à développer un lien social tout de discrétion. L’intimité n’est
pas abritée par des murs et des portes mais cachée derrière le masque d’une exquise politesse.
La lucidité des Japonais face à la précarité de leur situation a également favorisé l’installation
du bouddhisme dont le credo se base sur l’illusion des apparences et l’impermanence des
phénomènes. Plusieurs courants du bouddhisme se sont développés au gré des échanges avec la
Chine, des plus ésotériques aux plus sobres, dont le zen (il existe également plusieurs courants dans
le zen). Il s’est produit une alliance contre-nature entre le zen et les arts guerriers lorsque les
samouraïs ont puisé dans le zen une méthode de maîtrise de leurs émotions. En fait, seule une
minorité de pratiquants de sabre ont réellement atteint l’éveil décrit par le zen. Le plus connu en
Occident, Musashi Miyamoto, héros du roman La pierre et le sabre 9, auteur dans la réalité du Traité
9
De Yoshikawa Eiji.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
des cinq anneaux 10 au XVIe siècle, serait considéré de nos jours comme un individu déséquilibré
tant sa quête vers la perfection est obsessionnelle, socialement inacceptable à son époque même,
parsemée de cadavres. Son Traité dégouline littéralement de sang et sa compréhension du zen est
bien inférieure à celle de maîtres de sabre plus tardifs.
Le symbole traditionnel de la précarité de la vie est la fleur de cerisier dont la floraison est si
brève. La contemplation des cerisiers sous la neige pendant une nuit de pleine lune est un motif
esthétique classique ; des poèmes étaient composés à cette occasion, illustrant le mono no avare, le
« sentiment des choses passées ». Les fleurs ne sont pas belles en dépit de la brièveté de leur
existence, mais en raison de cette brièveté. Les samouraïs se comparaient parfois à cette fleur pour
décrire leur rapport à la mort. Un aphorisme ancien dit que « tout comme la fleur de cerisier est la
fleur par excellence, le samouraï est l’homme par excellence ». Les kamikazes ont repris cette
conception et l’un d’eux écrira par exemple avant de s’élancer : « Puissions-nous tomber comme des
fleurs de cerisiers : si pures et rayonnantes ».
L’abondante littérature, les théâtres nô et kabuki puis les médias modernes ont popularisé la
figure du samouraï épris d’honneur et de justice jusqu’à la mort. Figure idéalisée et mythique s’il en
est, comme notre chevalerie occidentale. Les Yakusa se sont d’ailleurs approprié cette figure idéale,
prétendant incarner les héritiers des valeurs samouraïs (usage du sabre au combat, amputation
rituelle du doigt, fidélité au clan et à l’oyabun /parrain). Il a fallu les films de Kitano Takeshi pour
montrer le ridicule de ces personnages, nonobstant le danger et la gangrène qu’ils imposent à la
société japonaise.
b) Le respect de la hiérarchie
Un autre courant philosophique a joué un rôle très important dans l’élaboration d’un sujet
dévoué au groupe, à sa place dans une hiérarchie verticale 11, reproduisant dans la famille le lien avec
l’empereur : il s’agit du confucianisme. De nouveau, la Chine est à l’origine de cette pensée
décrivant les relations justes entre parents et enfants, supérieurs et inférieurs, gouvernants et
gouvernés. La vertu fondamentale y est la piété filiale au sein de la famille et la fidélité envers le
souverain. Le confucianisme a pu être éclipsé un temps par le bouddhisme mais a resurgi dans les
périodes militaires dont la période ultranationaliste précédant la seconde Guerre mondiale. Pour en
terminer avec le confucianisme, la fidélité à l’empereur ou au suzerain s’est transmise jusqu’à
l’entreprise qui peut être envisagée comme un clan. L’alliance des vertus confucianistes, de la
patience et de la persévérance bouddhistes ont fourni au pouvoir institutionnel des techniques
d’encadrement très efficaces.
Si le bouddhisme insiste sur le couple ignorance/éveil, le confucianisme sur la vertu et la
morale, le shintô est basé sur la souillure et la purification. Il s’agit de la seule religion autochtone,
d’essence chamanique. Elle a également été le support du nationalisme en plaçant l’empereur au
centre de l’état, entouré par les militaires. L’empereur est censé descendre de la déesse du soleil, sa
lignée est sans interruption depuis le IVe siècle. La divinité de l’empereur sera un axe vital de la
propagande militaire.
c) L'impureté
10
Traduit et commenté par Tokitsu Kenji, voir bibliographie.
La société japonaise de Chié Nakané détaille cette structure verticale mais s'inscrit dans une vision déterministe de la
culture et fait partie de ce que l'on appelle les nihonjin-ron, les « études nationales ».
11
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
110
Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
Une grande partie de l’ostracisme envers certaines fractions de la population s’explique par le
rejet de l’impureté promulgué par le shintô. Les professions en contact avec les produits animaux
(bouchers, tanneurs, corroyeurs, équarrisseurs ou fossoyeurs) sont souillées et transmettent cette
souillure à leur descendance. Les eta (immondes) et les burakumin (trois millions de personnes) sont
des groupes qui subissent toujours une discrimination qui prend sa source dans un passé fort ancien.
De même, les lépreux (dont la levée de la discrimination officielle date de 1996 12), les handicapés
ou les malades mentaux sont victimes d’un ostracisme social. L’entourage craignant la souillure par
contamination, ils sont également baptisés hinin « non-humains ».
Pour finir, remarquons que les trois courants sont immanentistes et mettent l’accent sur la
relation entre esprit et sensation, les arts sont des voies de réalisation spirituelle et sont d’ailleurs
préférés aux élaborations abstraites.
II. Le rapport à la parole
Il est fort probable que le bouddhisme ait également eu un rôle important dans la relation
qu’entretiennent les Japonais avec la parole. En effet, selon cette pensée, les mots sont inaptes à
décrire la réalité, de même que la pensée discursive et analytique s’avère impropre à l’expérience de
l’éveil. Notons un certain rejet des textes et l’importance accordée au quotidien. Le sens profond des
choses s’acquiert par intuition (yugen). Toute la tradition des fameuses énigmes zen, les koans (qui
semblent absurdes à l’entendement) se base sur ce constat. Pour exemple, citons les plus connus :
« quel est le son produit par le claquement d’une main ? Un chien a-t-il la nature de bouddha ? » Les
réponses des maîtres zen aux questions de leurs disciples paraissent également dénuées de sens. À
celui qui demande : « quelle est la nature de bouddha ? », il sera répondu : « un sac de riz », ou « le
cyprès dans le jardin » ou « un bâton merdeux ».
La trivialité, voire la brutalité (les coups n’étaient pas rares), sont des armes que ne
négligeaient pas les maîtres interrogés par des disciples trop obtus. Il s’agit par là même de mettre en
évidence que la révérence faite aux concepts (et bouddha est aussi un concept) empêche le disciple
de voir « ici et maintenant ». L’école rinzai proposait donc ces énigmes à la sagacité des disciples
qui devaient fournir une réponse lors d’un entretien quotidien avec le maître, jusqu’à la réponse
juste, témoignant d’un certain éveil.
Peut-être que cet arrêt souhaité de la pensée discursive est, dans une certaine mesure, proche
de « l’épuisement du dire » en psychanalyse ? Lacan dira, dans le Séminaire (livre XX), que « ce
qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen, et le zen, ça consiste à ça — à te répondre par un
aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux quand on veut sortir de cette affaire infernale,
comme disait Freud ». Répondre par un aboiement au lieu d’un mot, peut-être, mais l’exemple qui
est évoqué par Lacan est celui du koan cité plus haut, sur le chien et la nature de bouddha. La
réponse classique est le son « Mu ! », qui signifie également « vide ». Or, le vide est un concept
central du bouddhisme, qui a influencé toute la culture japonaise. Dans la peinture, la calligraphie, le
jeu de l’acteur nô, la technique du maître de sabre, c’est l’état de vide qui permet la réalisation de
l’acte-juste. Le vide est ce qui permet au phénomène d’émerger. Le vide dans la parole est ce qui
permet au sens d’émerger.
a) Quelques mots sur l’usage de la parole et la langue japonaise
En Occident, on s’appuie principalement sur la parole alors qu’au Japon, le souci de
l’harmonie privilégie le non-verbal. Il faut essayer de comprendre l’autre, de deviner ce qu’il pense.
12
Chemouilli P., « Lèpre et discrimination dans le Japon moderne », in Japon Pluriel, Paris, Picquier, 2001,t.4, p.263.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
111
Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
La plus grande crainte est de blesser les sentiments d’autrui, de troubler l’harmonie. Ainsi, il a été
remarqué que les Japonais utilisent préférentiellement des tournures qui suggèrent la « spontanéité »
plutôt que la « transitivité », plus spécifique de l’Occident. L’agent s’efface au profit de l’événement
qui advient : ce que l’on peut illustrer dans la progression suivante :
— l’enfant a cassé le vase
— le vase a été cassé par l’enfant (passif)
— le vase a été cassé (agent sous-entendu)
— le vase s’est cassé
L’effacement de l’agent correspond également aux critères de politesse japonais. 13 Le
contexte joue donc un rôle très important : le japonais serait la langue la plus contextuelle, d’après
les linguistes. Au Japon, la personne est au centre d’un réseau très dense où chacun est renseigné sur
ce qui arrive dans l’entourage. Dans la communication, beaucoup d’éléments sont donc intériorisés
par les interlocuteurs ou présents dans l’environnement. Il y a beaucoup de non-dits. On parle de
communication « ishin den shin », d’esprit à esprit ou de cœur à cœur pour désigner cette
compréhension tacite, par sympathie. La logique linéaire en Occident, de cause à effet, devient au
Japon une démarche étudiant les conséquences à long terme d’actions apparemment sans liens 14.
Pour illustrer mon propos, un proverbe dit que « le vent qui souffle est bon pour les
charpentiers » 15. Le vent et la poussière indisposent les gens et les dépriment, ils jouent donc d’un
instrument à cordes, le shamisen, pour se distraire. Certaines cordes vont donc se casser or, elles sont
faites de boyaux de chat. Il va donc falloir sacrifier certains animaux pour remplacer les cordes. Le
nombre de chats diminuant, les souris vont proliférer et pour se nourrir, elles seront plus nombreuses
à ronger le bois des silos à grain. Il faudra alors réparer les silos, ce qui fera la prospérité des
charpentiers : le vent qui souffle est bon pour les charpentiers. En découvrant ce proverbe, je suis
certain que beaucoup ont pensé que le vent était utile aux charpentiers parce qu’il abîmait les toits, ce
qui est un raisonnement linéaire, de cause à effet.
La langue même est très adaptée à l’expression des sentiments et des sensations et moins à la
conceptualisation, à l’abstraction et au raisonnement. Elle est allusive et concise ; cette concision se
retrouve également dans l’écriture idéographique. Très souple, elle est apte à exprimer le ressenti
avec subtilité : le verbe penser signifie également sentir, ressentir.
Nous avions évoqué le goût pour la mystification des Japonais dans leur commerce avec les
étrangers. Ceux-ci vont rencontrer de grandes difficultés dans leur maîtrise de la langue japonaise car
cette maîtrise est perçue comme une atteinte à l’identité culturelle. Pour exemple, il y a de fortes
chances que, si vous vous adressez à un employé de banque dans un excellent japonais, celui-ci vous
réponde en anglais pour vous renvoyer à votre condition de gaïjin, d’étranger16. Les Japonais
séjournant à l’étranger sont eux même victimes de brimades à leur retour : on les suspecte d’avoir
acquis un mode de pensée et des comportements différents, ce ne sont plus de vrais Japonais. Il
existe ainsi des collèges et des lycées réputés pour leur sévérité où sont envoyés les adolescents
ayant séjourné trop longtemps à l’étranger avec leurs parents, pour réapprendre à être de vrais
Japonais.
b) Langue et hiérarchie
13
Shimamori R., « Entre la spontanéité et la politesse », in Japon Pluriel, Paris, Picquier, 1999, t.3, p.267.
Ce qui correspondrait au mode abductif qu’évoque parfois Jean Oury (reprenant C. S. Pierce).
15
Explication tirée de l'ouvrage de Jocelyne Sourisseau, pp. 174-175 (en bibliographie).
16
Dans un sens péjoratif.
14
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Le sujet japonais entre ombre et silence
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La hiérarchie, qui est la base de la conception des rapports humains, selon l’âge et le sexe,
dans la famille ou l’entreprise, se retrouve dans la langue avec la langue des femmes par exemple. Ce
qui correspondait autrefois à une ségrégation : la femme appelle son mari « maître » et lorsqu’elle se
marie, elle abandonne son prénom pour okusan (celle qui habite au fond). Il est très mal vu pour une
femme d’utiliser les mots de la langue des hommes. Cette hiérarchie incorpore dans le discours les
règles de politesse mais aussi le contenu même. La façon de s’exprimer va donc varier en fonction de
plusieurs facteurs : la relation avec l’interlocuteur (familiale, amicale, intime, professionnelle), la
différence d’âge, le sexe, la hiérarchie sociale et professionnelle.
c) Subjectité relationnelle
Ainsi, ce qui est le plus intéressant pour nous, c’est que le moi individuel tel que nous
l’envisageons en Occident depuis les Lumières, n’existe pas au Japon. Il n’advient que dans la
relation à l’autre. Bin Kimura écrit que « le je n’est pas celui qui crée la relation, mais est engendré
par elle », et a détaillé cette dimension de l’Entre (aïda) dans l’ouvrage du même nom.
Étymologiquement, « être humain » (ningen) désigne l’espace entre les personnes 17. L’individu est
solidaire de son environnement relationnel, ce qui est commun est l’entre-nous-deux : le gen (ou
aida). Il n’existe donc pas d’individu au sens occidental puisqu’il est défini par la place occupée dans
la hiérarchie du groupe, d’où une conscience hypertrophiée du groupe. D’ailleurs, la syllabe « nin »
signifie tout à la fois soi-même, un homme et les hommes.
L’Occident a posé le sujet autonome mais au Japon, on évite cette personnification. Selon les
facteurs que nous avons évoqués plus haut, il y aura une dizaine de mots possibles pour « je ». En
plus de ces équivalences de nos pronoms personnels, il existe des mots désignant les rôles
(professionnels, ou de rang hiérarchiques) que le sujet joue dans la relation. Dans la langue
japonaise, le groupe verbal peut apparaître sans marque de personne, le sujet est le plus souvent
absent car suggéré par le contexte. La phrase « umi ni iku » littéralement « la mer-à-aller » peut
signifier selon le contexte ou la situation « je vais à la mer, tu vas à la mer, etc. avec différents
suffixes marquant l’interrogation, la négation, le degré d’achèvement de l’action et le degré plus ou
moins formel du discours. L’identité japonaise est indéfinie et ouverte et Taga Shigeru, un des amis
japonais qui travaille à la traduction des textes de Jean Oury ajoute que l’idée d’individualité lui
paraît la plus étrangère pour l’esprit japonais traditionnel.
III. Pour conclure
J’aimerais conclure en insistant sur l’intérêt qu’il y a à travailler sur ces pensées d’Asie,
japonaise mais aussi chinoise. La Chine a d’ailleurs été à l’origine d’un grand nombre d’éléments de
la culture japonaise (religions, écriture, urbanisme, peinture, poésie, etc.). Nous sommes plusieurs à
penser à Euro-Psy qu’elles éclairent les impensés de notre culture occidentale, dont la psychanalyse.
Un séminaire est ainsi dévoué à l’élucidation des rapports entre les concepts de l’institutionnel
et ceux de l’esthétique japonaise. Mais de nombreuses voies sont à explorer. J'ai pu lire dans le
séminaire de Lacan intitulé « RSI » des choses tout à fait passionnantes sur « l’appréhension d’un
dire silencieux » et le bon usage d’un « silence opportun ». Et je vous rappelle la citation puisée dans
le livre XX, séminaire « Encore ».
La matrice subjectale japonaise pose les conditions de possibilité même de la psychanalyse
dans ce pays. Comment, en effet, pratiquer cette technique avec des personnes qui usent de la parole
comme nous l’avons décrit. La méfiance viscérale envers toute forme de confession ou
17
Saïto T., « La question de l'individu et du tout chez Watsuji, Kuki et Nishida dans les années 1930 et 1940 », in Japon
Pluriel, t.4, Paris, Picquier, p.316.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Le sujet japonais entre ombre et silence
Philippe BERNIER
d’épanchement devant autrui (modèle de la cure-type), sans parler de l’association libre, est un défi à
la psychanalyse. Un autre défi est la question de l’universalité des concepts. Les travaux de Freud
ont été très vite traduits et commentés, et un Japonais, Kosawa Heisaku, proposera même à Freud en
1932 une alternative au complexe d’Œdipe : le complexe d’Ajase (centré sur le principe maternel du
pardon) 18. Freud ne répondra jamais aux courriers de ce Japonais.
Ainsi, s’il existe des travaux universitaires importants sur Freud et Lacan, les psychothérapies
sont menées sur le modèle anglo-saxon. Il n’y a pas de psychanalystes en cabinet au Japon. Jung est
beaucoup plus apprécié que Freud car certains de ces concepts résonnent avec la pensée groupale
japonaise. Lorsque nous avons rencontré les Japonais qui s’intéressaient à l’institutionnel, ils ont
clairement perçu l’importance de l’étape de l’analyse institutionnelle. Or, le poids de la hiérarchie au
Japon est un obstacle énorme à toute mise en place de la psychothérapie institutionnelle.
Paradoxalement, les auteurs japonais Nishida Kitarô et Watsuji Testutarô ont, bien avant Heidegger,
attiré l’attention sur le fait que la remise en cause de la subjectité moderne est liée inévitablement à
la question du milieu. Et qu’est-ce que la psychothérapie institutionnelle sinon l’effort pour offrir aux
psychotiques un lieu pour se reposer, pour que leur subjectité décante (J. Oury) ?
Bibliographie
Nous recommandons la lecture des volumes de la collection Japon Pluriel, Paris, Picquier,
cinq volumes à ce jour. Ces publications sont les actes de colloques de la Société française des
études japonaises et regroupent des articles portant sur tous les aspects de la société japonaise :
économie, arts, histoire, langue…
BERNIER P., CHEDRI H., de LUCA-BERNIER C., MARQUES V., PORTERIE J., ZAYAS C., Paysages
et figures de la violence, dir. Pain J., préf. Michaud G., Vigneux, Matrice, 2003.
BERQUE A., Le sauvage et l'artifice, Paris, Gallimard, 1986.
BIN KIMURA, L'Entre, Grenoble, Million, 2000.
CHIE N., La société japonaise, Paris, Armand Colin, 1974.
CLEARY T., La voie du samouraï, Paris, Seuil, 1992.
PINGUET M., La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984.
DÜRCKHEIM K. G., Le Japon et la culture du silence, Paris, Le Courrier du Livre, 1985.
SOURISSEAU J., Bonjour/Konichiwa, Paris, L'Harmattan, 2003.
SUZUKI D., Essais sur le bouddhisme zen, Paris, Albin Michel, 2003.
TANIZAKI J., Éloge de l’ombre, Paris, P.O.F, 1977.
TOKITSU K., Histoire du karaté-do, Paris, SEM, 1993.
TOKITSU K., Miyamoto Musashi, Méolans-revel, DésIris, 1998.
18
Picone M., « Le complexe d'Ajase : mythe et psychologie dans les Nihonjin-ron », in Japon Pluriel, Paris, Picquier,
1995, t.1, p.103.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
114
Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
LA TRANSFIGURATION DU SUJET POLITIQUE
DE HOBBES A SPINOZA
De la sujétion volontaire à la multitude libre
CHRISTOPHE MIQUEU
PHILOSOPHIE POLITIQUE
La notion de sujet dans l’histoire de la philosophie politique s’inscrit traditionnellement, et
presque systématiquement depuis Hobbes, dans la problématique de l’obéissance volontaire au
souverain. Le sujet, au sens politique du terme, est par définition celui qui obéit aux règles édictées
par l’autorité disposant légitimement du pouvoir de dire le droit. Mais avec Spinoza apparaît pour la
première fois, à la fin du XVIIe siècle, aux côtés de la conception classique de la sujétion politique
consentie, l’idée d’un sujet politique collectif, la « multitude », qui ne se réduit ni au peuple ni à une
entité dispersée car il constitue de fait l’action politique.
Le développement complexe et ambigu des usages contemporains qui sont faits de ce concept
originairement spinoziste de multitude mériterait à lui seul une étude approfondie. Toutefois, l’objet
de cet article n’est pas de les commenter car nous pensons qu’ils relèvent tout autant, si ce n’est plus,
de l’engagement dans la lutte politique que de la réflexion philosophique. Nous nous proposons
plutôt de revenir à la source du texte spinoziste afin de tenter de comprendre quel usage exact
l’auteur lui-même entend faire du terme de multitude et de saisir à quel point il offre à son lecteur
une figure tout à fait originale du sujet politique, compris non plus simplement comme l’individu
consentant dans son intérêt à obéir aux lois, mais comme l’entité collective dynamique qui constitue
le corps politique lui-même en luttant pour la reconnaissance de ce qui lui est utile, autrement dit
comme l’acteur ayant le premier rôle dans la conception du droit commun.
En quoi une telle transfiguration du sujet politique bouleverse-t-elle l’approche alors déjà
commune d’une notion systématisée par Hobbes ? Comment ce renouvellement problématique
métamorphose-t-il radicalement la compréhension de ce qu’est la communauté politique, qui tendait
à se réduire depuis Hobbes à une juxtaposition d’individus s’associant par intérêt ?
« C’est l’obéissance qui fait le sujet »
C’est par cette célèbre formule que Spinoza semble le mieux résumer la conception
traditionnelle du sujet politique (subditus) qu’il reprend à son compte dans le chapitre XVII du Traité
théologico-politique 1, lorsqu’il s’interroge sur l’étendue réelle du pouvoir de l’État. Quels que soient
les moyens utilisés par le souverain pour y parvenir – terreur, clémence, patriotisme, etc. –, ce qui
compte est bien la fin visée c’est-à-dire l’obéissance. Le sujet politique a en effet comme principale
caractéristique l’obligation d’obéir, c’est-à-dire d’agir conformément aux commandements du
souverain. Ainsi contribue-t-il à la conservation de l’État. Spinoza justifie avec suffisamment de
clarté le sens de cette notion aux paragraphes 9 et 10 du chapitre XVI du Traité théologico-politique.
C’est au sujet qu’il revient en effet d’exécuter les ordres du souverain et de suivre ce que ce dernier
1
« Obtemperantia subditum facit », TTP, XVII, § 2, traduction de J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, pp. 536537.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
115
Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
déclare être le droit. Le sujet n’est cependant en rien identifiable à l’esclave du souverain puisqu’en
agissant par commandement, il est « utile à la communauté et, par conséquent à lui aussi » 2, et se
donne la possibilité, en suivant la raison collective qui anime les lois, de la liberté rationnelle.
C’est à son prédécesseur, Hobbes, que Spinoza reprend cette conception de la sujétion
politique, au point que l’on a trop souvent réduit la philosophie politique de Spinoza à celle de
Hobbes 3. Grâce à cette conception méthodiquement exposée par sa science anthropologicopolitique, Hobbes était parvenu à résoudre l’aporétique contradiction entre le droit naturel individuel
et la contrainte collective légitime. La théorie de l’obéissance hobbesienne est donc tout entière liée à
cette antinomie au fondement de la politique moderne entre la liberté et la loi. En effet, naturellement
doué d’une faculté d’agir comme il l’entend, l’individu, selon Hobbes, est spontanément réfractaire à
toute autorité distincte de la sienne propre. Or, cette immédiateté apolitique ne peut que le conduire à
une opposition perpétuelle contre ses semblables. Telle est la situation conflictuelle originelle qui
caractérise le concept d’état de nature. Mais c’est précisément de ce droit naturel de se gouverner luimême que Hobbes va déduire la nécessité pour l’individu de consentir à l’avènement d’un souverain
absolu. Car ce droit entre nécessairement en contradiction avec la loi naturelle qui l’oblige à la
conservation de son existence, et qui prime en lui rationnellement sur tout. On ne peut indéfiniment
s’adonner à une liberté absolue sans nuire à un moment donné à la liberté semblable que possède
l’autre. Cette première loi s’imposant à l’impulsion naturelle de leur droit va conduire sans détour les
individus à éviter l’opposition perpétuelle aux autres et les entraîner à confier simultanément toute
leur force à un pouvoir commun souverain « qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de
la majorité, en une seule volonté » 4. La loi politique va donc pacifier les relations inter-humaines en
limitant la liberté individuelle, conduisant ainsi l’individu à l’état social par la sujétion. Aussi, le
sujet hobbesien est celui qui peut dire à chaque instant du souverain : « j’autorise cet homme ou cette
assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui
abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » 5.
La figure du sujet politique, telle qu’elle est tracée par Hobbes, est donc celle d’un sujet doué
de raison, capable à tout le moins de calculer son intérêt. Le sujet est l’homme raisonnable, apte à
apprendre la vie en société, la modération nécessaire qui caractérise la civilité en son sein, et en
conséquence à mesurer ses actes, à freiner la spontanéité bestiale de son désir : « si l’on compare
l’état de nature à l’état politique, c’est-à-dire la liberté à la sujétion, on trouvera la même proportion
entre elles qu’il y a entre le dérèglement des appétits et la raison, ou, si je l’ose dire, entre les bêtes et
les hommes raisonnables » 6.
La licence naturelle est ce que l’état politique exige d’abandonner au profit de la sujétion.
Toute démesure sociale serait en effet contraire à la vie en communauté et à l’intérêt de chacun.
Mieux vaut donc toujours consentir à un pouvoir contraignant plutôt que de ne point survivre dans
une guerre naturelle de tous contre tous. La crainte commune – qu’engendre en chacun une situation
originelle dénuée de toute assurance sur la vie individuelle – ne peut que conduire à un consensus sur
la nécessité d’un pouvoir cœrcitif garantissant la vie collective en limitant l’usage du droit naturel
individuel à ce que les lois civiles autorisent ou passent sous silence. Se soumettre politiquement
n’est avant tout qu’une manière habile et proprement humaine de se conserver et de persévérer dans
l’existence.
2
TTP, XVI, § 10, p. 521.
Cette tendance interprétative à faire de Spinoza un continuateur de l’auteur du Léviathan, n’apportant que de trop légères
modifications à la pensée hobbesienne pour qu’il soit utile de s’y attarder, se retrouve par exemple dans Labrousse R.,
Introduction à la philosophie politique, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 161, ou dans la plus récente Histoire de la pensée
politique moderne de J. H. Burns (traduction de J. Ménard et C. Sutto, Paris, PUF, 1997, pp. 494-505).
4
Léviathan, II, chap. XVII, traduction de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 177.
5
Ibid.
6
De Cive, traduction de G. Mairet, Paris, Librairie Générale Française, 1996, II, chap. VII, § 18, p. 150.
3
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
La sujétion est bien en cela le remède artificiel contre la spontanéité apolitique des individus.
Elle forge en eux, par le biais de l’obéissance aux règles souveraines, le caractère sociable qui assure
la conservation de chacun grâce à la conservation de l’État. L’existence des châtiments contre les
résidus de tout abandon anarchique primaire, qui prend la forme dans l’état civil de la désobéissance,
garantit cette conservation collective. Il ne faut pas en conclure pour autant que le devoir
d’obéissance n’est suivi par les sujets que pour éviter les châtiments. Les peines qui suivent une
infraction aux lois du souverain ne sont qu’un motif supplémentaire pour garantir au maximum
l’obéissance de tous les particuliers. Néanmoins, la conception de l’obéissance des sujets que
développe Hobbes est bien plus « simple » 7 que cette crainte de subir la punition à laquelle on aurait
tendance à la réduire. L’obéissance est en effet en premier lieu et à strictement parler la mise en
pratique efficace de la sujétion à laquelle chacun a consenti, de sorte que l’autorité transférée au
souverain soit bien effective et non simplement supposée. « Ce droit absolu du souverain demande
une obéissance des sujets telle qu’il est nécessaire au gouvernement de l’État, c’est-à-dire, telle que
ce ne soit pas en vain qu’on ait donné à celui qui commande la puissance souveraine » 8. C’est donc
l’obéissance qui réalise effectivement l’état politique en concrétisant la relation hypothétique, scellée
par le pacte, entre les sujets et le souverain. L’obéissance est non seulement ce sans quoi « le droit
d’empire serait inutile » 9, mais encore ce par quoi la nécessaire sujétion devient réellement utile.
C’est la raison pour laquelle cette obéissance qui est exigée du sujet ne peut s’identifier à une
soumission passive, car la légitimité de l’autorité souveraine réside précisément dans le
consentement de ceux qui obéissent. La sujétion est obéissance volontaire et non pas servitude, et
c’est en cela qu’elle définit la citoyenneté pour Hobbes. La sujétion politique est plus précisément
encore soumission conventionnelle nécessaire de la volonté particulière à la puissance souveraine en
vue de contribuer individuellement à l’union pacifiée de tous. Et une telle soumission raisonnable
n’est possible et réelle qu’à partir du moment où chacun renonce volontairement à son droit naturel
de résister à ce que peut lui imposer l’autre 10. Le sujet politique désigne bien en cela l’individu qui
reçoit et se plie volontiers à des commandements, dès lors qu’il prend conscience que seule une
autorité souveraine qui le représente légitimement peut décider des règles de la conservation de son
existence et les garantir avec certitude. En qualité de représentant des gouvernés, le souverain a le
pouvoir de décider ce que les sujets auront à exécuter 11. Il en résulte d’une part que la sujétion
politique est indissociable « de celui qui exerce la souveraineté » 12, qui par sa personne unifie la
multitude 13 ; et d’autre part que l’individu, sujet du souverain, représente une sorte de
7
De Cive, II, chap. VI, § 13, p. 129.
Ibid., pp. 128-129.
9
Ibid., p. 129.
10
De Cive, II, chap. V, § 7, p. 116 : « cette soumission de la volonté de tous les particuliers à celle d’un homme seul, ou
d’une assemblée, arrive lorsque chacun témoigne qu’il s’oblige à ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette cour,
à laquelle il est soumis » ; § 11, p. 117 : « Cette puissance de commander et ce droit d’empire consistent en ce que chaque
particulier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet homme ou à cette cour qui tient les rênes du gouvernement. Ce
qui ne peut point être arrivé d’autre façon qu’en renonçant au droit de résister ; car personne ne peut naturellement
communiquer sa force à un autre ».
11
Cf. les analyses de Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza, critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998, pp. 251-260. Cf.
en particulier, p. 260 : « ils [les sujets] n’auront, au sens strict du terme, plus aucune décision à prendre pour faire quoi que
ce soit, puisqu’ils ont décidé, une fois pour toutes, de ne plus rien décider de faire en se reconnaissant, par avance, auteurs
de tout ce que fera et dira leur représentant. Ainsi, la fiction juridique de la représentation les isole juridiquement comme
auteurs et ne les rassemble fictivement que dans l’unité du représentant qui décide désormais, et lui seul, des actions qu’ils
auront à exécuter ».
12
De Cive, II, chap. V, § 11, p. 117.
13
Cf. Léviathan, I, chap. XVI, p. 166 : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont
représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque
individu singulier de cette multitude ».
8
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
117
Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
« commencement politique » 14, d’atome politique originel, capable de s’autodéterminer à prendre
part, par la sujétion, à la vie collective.
De cette conception du sujet politique, déterminante dans l’histoire de la philosophie politique,
le Spinoza du Traité théologico-politique semble en particulier reprendre l’idée essentielle d’un lien
indissoluble entre obéissance et civilité. Il n’y a de vie commune que par l’obéissance à des règles
qui s’imposent à tous et remettent ainsi en cause la capacité individuelle dont chacun croit disposer
de n’agir qu’à sa guise.
Toute la difficulté vient cependant du fait que l’obéissance des sujets ne va absolument pas de
soi. Si la fidélité des sujets est ce sans quoi la société politique ne peut se conserver, il n’en demeure
pas moins qu’elle est toujours ce dont le souverain a le plus de mal à s’assurer. Sur ce constat,
Hobbes et Spinoza sont sans conteste d’accord. Tous deux observent que la nécessité de la société
politique s’explique par l’incapacité des hommes à se gouverner eux-mêmes, à suivre
rationnellement ce qui convient à leur propre nature 15. Mais les conséquences politiques de ce
constat vont être absolument opposées. Alors que, comme on vient de le voir, c’est sur le fond d’une
telle anthropologie que Hobbes élabore la théorie du contrat de soumission absolue des sujets au
souverain, Spinoza va au contraire être amené à démontrer qu’une sujétion réduite à la soumission
volontaire et individuelle aux lois souveraines ne peut suffire pour comprendre le processus de
constitution du corps politique.
C’est l’effort d’affirmation commun qui fait la multitude
Si le Traité théologico-politique reste empreint de l’influence de la conception du sujet
politique hobbesien, le Traité politique semble l’avoir définitivement rejetée. On explique souvent la
distinction entre les philosophies politiques de Hobbes et Spinoza en recourant à la Lettre L que ce
dernier écrit à Jarig Jelles en 1674, c’est-à-dire dans une période située entre la publication de ses
deux grands ouvrages politiques. Dans cette lettre, Spinoza affirme que sa différence avec Hobbes
tient dans la « continuation de l’état de nature » 16 au sein de l’état politique. Cette continuation est
justifiée par le recours au concept de droit naturel par lequel chaque individu détient un droit
souverain sur tout ce qui est en sa puissance 17. Traduite politiquement, l’idée est que le souverain
institué auquel consentent à se soumettre les sujets l’emporte en puissance sur eux en raison de
l’affirmation de son droit naturel. Le pouvoir du souverain auquel obéissent les sujets n’est donc rien
d’autre que son droit naturel en tant qu’il s’impose à la puissance de tous, alors que Hobbes
14
Nous reprenons le terme employé par J. Benoist pour caractériser la subjectivité. Cf. « La subjectivité », dans
Kambouchner D. (dir.), Notions de philosophie, Paris, Gallimard, 1995, Tome II, p. 501.
15
Cf. De Cive, II, chap. VI, § 13, p. 128, note : « si les hommes savaient se gouverner eux-mêmes, et s’ils vivaient selon les
lois de nature, ils n’auraient que faire de politique ; l’ordre des États ne leur serait point nécessaire, et il ne faudrait point les
tenir dans le devoir par une autorité publique » ; TTP, XVII, § 4, p. 541 : « Que la conservation de l’État dépende
essentiellement de la fidélité des sujets, de leur vertu et de leur constance dans l’exécution des commandements, c’est ce
que l’expérience et la Raison enseignent le plus clairement du monde. Mais il n’est pas si facile de voir de quelle façon
diriger ces sujets pour qu’ils conservent constamment vertu et fidélité. Car tous, gouvernants et gouvernés, sont des
hommes, à savoir des êtres enclins à préférer le plaisir au travail. Pire, ceux qui savent à quel point est diverse la
complexion de la multitude en désespèrent presque, car elle se gouverne non pas par la raison mais par les seuls affects » ;
TP, I, § 5, p. 15 : « croire que la multitude ou ceux qui gèrent les affaires publiques peuvent être amenés à vivre selon le
seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or évoqué par les poètes, c’est-à-dire d’une histoire imaginaire » ; VI, § 2 :
« Si la nature humaine était ainsi disposée que les hommes désirassent le plus ce qui leur est utile, on n’aurait besoin
d’aucun art pour maintenir la concorde et la loyauté ; mais il est certain que la nature humaine est constituée tout
autrement ; il faut donc nécessairement établir l’État de telle sorte que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, qu’ils le
veuillent ou non, ce qui importe au salut commun ; autrement dit que tous soient contraints, de gré ou de force,
spontanément ou par nécessité, de vivre selon le commandement de la raison ».
16
Lettres L, traduction de Ch. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 283.
17
TTP, XVI, § 2, pp. 505-507.
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
concevait l’état politique, la sujétion et la souveraineté comme une rupture conventionnelle avec
toute naturalité. Autrement dit, cette lettre confirme ce que le Traité théologico-politique développait
déjà sans faire explicitement référence à Hobbes, à savoir l’universalité du droit naturel, mais en
déduit une conséquence que Spinoza ne pouvait encore tirer en 1670 : la suppression de tout passage
conceptuel entre état de nature et état politique, c’est-à-dire la remise en question de la théorie du
pacte. Si désormais les deux concepts cohabitent, c’est donc que l’association qui conduit à la
sujétion politique ne relève pas d’un contrat. Si les hommes cherchent naturellement à conserver leur
droit naturel dans l’état politique, c’est donc que l’association politique n’est plus volontaire mais
relève d’un état de fait qui aspire à sa légitimation.
Cependant, il restait à Spinoza à élaborer le concept permettant de justifier la disparition du
consentement individuel initial. Cela va précisément être le rôle du concept de multitude, qui, en
cela, concentre les conséquences politiques de la remise en cause d’une métaphysique du librearbitre au profit d’une ontologie de la « libre nécessité ». Loin de signifier la désunion comme c’était
le cas chez Hobbes, le terme de multitudo désigne l’ensemble des relations interindividuelles
complexes et souvent conflictuelles qui animent l’existence sociale concrète, instituent la
communauté politique et en conditionnent le droit. Par cette dimension active, la multitude rend
compte du mouvement collectif qui entraîne un ensemble d’individus à conserver dans son existence
(toujours en devenir) un rapport de forces singulier et à en exiger la légitimation. La multitude dans
la pensée spinoziste ne peut donc en aucun cas donner lieu au délire d’un élan spontanément adéquat
et rationnel de la collectivité, qui n’existerait que dans « l’île d’utopie » 18. Elle n’est au contraire
rien d’autre que la théorisation de la réalité collective dont l’expérience nous permet de saisir
l’essence. En revanche, ce concept contribue effectivement à rendre inopérant celui de sujet au sens
où Hobbes le définissait : réduit à la stricte soumission volontaire, il ne permet en tant que tel de
rendre compte des rapports de puissance naturels qui conduisent un ensemble d’individus à prendre
une orientation institutionnelle particulière, à déterminer un choix majoritaire ou à imposer la
validation d’une direction commune. La multitude nous ramène donc au réel politique, qui, loin de se
borner au consentement individuel du sujet raisonnable, est un complexe collectif conditionnant le
souverain lui-même. Ce terme permet de saisir conceptuellement le processus qui conduit une
pluralité d’individus à produire du « consentement commun » 19, autrement dit de comprendre
comment des individus multiples peuvent s’unir en une communauté qu’ils auraient naturellement
tendance à rejeter. Car les relations naturelles, synthétisées par Spinoza sous le concept de multitude,
sont par définition passionnelles et non rationnelles. Le § 1 du chapitre VI du Traité politique nous
apprend par exemple à quel point cette essence affective est à l’origine aussi bien des dissensions
que des accords au sein de la multitude, puisque si « les discordes et les séditions […] éclatent
souvent dans le corps politique » 20, c’est aussi la « force de quelque passion commune » 21 qui
explique qu’elle « puisse être conduite comme par un seul esprit ». Unité affective ne signifie donc
pas pour autant uniformité, car les variations affectives ne sont pas des exceptions au sein d’une
multitude d’individus tous singuliers. Tant qu’elles ne détruisent pas l’association, elles sont les
événements récurrents qui témoignent des soubresauts de toute vie commune et des transformations
internes qui amènent, par le jeu des rapports de puissance, à de nouveaux accords.
Ce que Spinoza inaugure, c’est donc l’idée que les individus, associés et socialement existants,
non seulement ne sont pas passifs mais en plus sont collectivement actifs puisque les mouvements
interindividuels inhérents à la multitude traduisent des exigences communes, ou à tout le moins
majoritaires, mais jamais définitivement fixées, toujours en devenir, qui déterminent les gouvernants
18
TP, traduction de P.-F. Moreau, Paris, Réplique, 1979, I, § 1, p. 11.
« ex communi consensu », TP, II, § 16, 17 & 19, p. 29.
20
TP, VI, § 2, p. 59.
21
Ibid.
19
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
119
Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
dans l’élaboration des lois. Il est donc important de ne pas faire de contresens sur cette idée et de ne
pas voir, derrière cette théorie originale du sujet [de la] politique, l’idée que les lois relèveraient
d’une volonté générale orientant idéalement le sort commun. Au contraire, Spinoza, en insistant sur
les variabilités affectives et les rapports de force qui animent la multitude, s’efforce de délimiter sa
dimension constituante et non constituée afin d’éviter deux écueils :
Le premier consisterait à réduire la multitude à cette pluralité disparate et sans ordre
comparable à « une hydre à cent têtes » 22 que décrivait Hobbes. La multitude spinoziste n’est pas
une simple juxtaposition des volontés désordonnées car précisément, les individus qu’elle associe
s’efforcent en commun, par le jeu des passions communes et du rapport de force naturel, d’instituer
en droit et donc de rendre stable politiquement au-delà des faits, ce sur quoi la majorité s’accorde.
Le second consisterait à identifier la multitude au concept politique de peuple. La multitude, en
ce qu’elle est l’association originelle des individus à l’état de nature, ne peut se confondre avec cette
unité fictive des citoyens toujours en cours de constitution qu’est le peuple. Notons d’ailleurs que ce
concept, très utilisé dans le Traité théologico-politique lorsqu’il est question des Hébreux, n’est plus
employé par Spinoza dans le Traité politique 23. Seul semble en effet compter le processus
d’institution continu mais complexe du droit commun. C’est pourquoi Spinoza n’hésite pas, par
exemple, à montrer que la multitude peut errer et même qu’elle peut être esclave. Si le meilleur État
est sans conteste « celui où les hommes passent leur vie dans la concorde » 24, il n’en demeure pas
moins que tous les États ne correspondent pas à cet idéal. Bien plus, la soumission du plus grand
nombre peut être une réalité partagée au rythme des affects de crainte. Mais précisément, une telle
multitude ignore l’obéissance et ne connaît que l’esclavage 25 : « un corps politique où la paix
dépend de l’inertie des sujets que l’on conduit comme un troupeau uniquement formé à l’esclavage,
mérite plus justement le nom de solitude que celui de corps politique » 26. L’association d’esclaves,
aux antipodes du peuple de citoyens, est donc une forme possible de l’existence de la multitude qui
se réduit alors à une simple juxtaposition d’individualités isolées, solitaires et enfermées dans la
crainte. Une telle apparence de paix témoigne en l’occurrence de l’absence d’état politique et de la
domination, certes précaire mais effective, du droit naturel d’un tyran sur la multitude. Il suffit alors
que la multitude, animée par l’« indignation générale » 27 face à l’absence cruelle de tout droit
politique, s’efforce de « tirer vengeance du dommage subi en commun » 28 pour qu’elle l’emporte en
puissance sur le tyran, le défasse et exige du nouveau souverain — qui ne tire que d’elle et de la
concorde qu’elle établit son pouvoir de dire le droit — l’institution de la première des revendications
qu’elle vient d’imposer dans les faits : la liberté politique, principe même de tout état civil.
On comprend dès lors pourquoi, lorsque Spinoza en vient à redéfinir la notion de sujet dans le
premier article du chapitre III du Traité politique, la différence avec Hobbes est bien plus marquée
qu’elle ne pouvait l’être dans la lettre à Jarig Jelles. En effet, on peut immédiatement observer que
22
De Cive, II, chap. VI, § 2, p. 121, note.
A une occurrence près, en TP VII, § 5, p. 85, lorsqu’il reprend la thématique classique du « salus populi » pour désigner
cette loi suprême que le roi, auquel la multitude a transféré son pouvoir, doit suivre.
24
TP, V, § 5, p. 57.
25
C’est alors, comme le met en valeur F. Zourabichvili, dans Le conservatisme paradoxal de Spinoza, Paris, PUF, 2002,
« dans le combat pour l’indépendance que la multitude renoue avec le sens et le goût de la liberté » (p. 257). La liberté
recherchée se confond ici avec le désir de l’état civil, si bien que cette « liberté acquise au combat est à la fois
indépendance nationale et expérience de la citoyenneté » (p. 261).
26
TP, V, § 4, p. 57.
27
TP, III, § 9, p. 41. Cf. les analyses du concept d’indignation proposées par A. Matheron : « Le problème de l’évolution de
Spinoza du Traité théologico-politique au Traité politique », by E. Curley, P.-F. Moreau, E. J. Brill (ed.), Spinoza, Issues
and Directions. The Proceedings of the Chicago Conference, Leiden, New York, Kobenhavn, Köln, 1990 ; « Passions et
institutions chez Spinoza », dans La raison d’État, politique et rationalité, Lazzeri Ch.et Reynié D. (dir.), Paris, PUF,
1992 ; « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », dans Spinoza : Puissance et Ontologie, Revault d’Allonnes M. et
Rizk H. (dir.), Paris, Kimé, 1994. Cf. aussi les analyses de Ch. Lazzéri, op. cit., pp. 273-276.
28
Ibid. ; cf. aussi TP, VI, § 1, p. 59.
23
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
120
Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
Christophe MIQUEU
désormais, la notion de sujet n’est pas restreinte à la question du rapport d’obéissance au souverain
mais qu’elle ne se conçoit que comme corollaire de celle de citoyen : « nous nommons les
hommes ‫ ״‬citoyens ‫״‬, dans la mesure où en vertu du droit de la société civile ils jouissent de tous les
avantages du corps politique ; et ‫ ״‬sujets ‫ ״‬dans la mesure où ils sont tenus d’obéir aux institutions et
aux lois de ce corps politique ».
Cette corrélation unique dans l’œuvre de Spinoza est selon nous centrale car elle exprime
précisément à l’état politique la dualité essentielle que l’on retrouve à l’état naturel dans le concept
de multitude, entre désir d’affirmation et effort de stabilisation. Tout membre du corps politique se
conçoit à la fois comme recevant un certain nombre d’avantages et autres droits de la collectivité, et
comme obéissant aux règles et autres obligations communes de cette collectivité. Cette réciprocité
entre les droits et les devoirs de la vie en société donne un équilibre et un visage tout à fait neuf au
sujet spinoziste. Le sujet n’est plus cet individu isolé qui, dans la solitude de son calcul utilitaire,
découvre, à l’image du sujet hobbesien, la nécessité d’obéir dans l’assurance vie que lui apporte la
puissance souveraine. Le sujet s’affirme désormais en tant que citoyen, comme membre d’une
collectivité apte à exiger que son obéissance lui soit effectivement utile. Autrement dit, le sujet ne se
réduit plus à celui qui est utile à la communauté et à lui-même en obéissant aux lois puisqu’il est
désormais celui qui obéit parce que la communauté lui est aussi utile en lui accordant des droits. Ce
qui a été radicalement modifié est le sens de l’inscription collective dont la logique est rendue grâce
au concept de multitude. Cette incorporation, cette inscription au sein du corps politique ne
s’identifie plus à une généreuse et charitable soumission de chacun en vue du salut collectif que l’on
sait peser sur les épaules du souverain, car elle relève de la satisfaction ici et maintenant de
revendications et autres exigences communes qu’impliquent une obéissance commune. Autrement
dit, l’utilité de l’obéissance n’est que la contrepartie nécessaire de l’utilité de la société qui est
première.
Le concept de multitude vient donc consolider cette articulation novatrice entre obéissance et
reconnaissance de droits collectifs que sous-tend la corrélation du citoyen et du sujet dans le Traité
politique. Comme l’indique l’article suivant, le droit de l’État n’est pas ce que le souverain, pris
comme un individu protecteur auquel tous se soumettent, édicte, mais ce que la puissance des
individus pris tous ensembles comme membres d’un même corps politique et conduits « comme par
un seul esprit » 29, détermine. L’institution progressive du droit résulte en effet de la puissance
immanente de la multitude dont les membres divers sont nécessairement déterminés à s’entendre, au
gré des rapports de force et malgré les rivalités permanentes, sur ce qui est le plus utile à tous :
« Ainsi le droit de nature qui est propre au genre humain ne peut-il guère se concevoir que là où les
hommes ont une organisation juridique en commun : là où ils peuvent, ensemble, revendiquer des
terres pour les habiter et les cultiver, se protéger, repousser toute violence et vivre comme le juge
bon leur communauté. En effet plus nombreux sont ceux qui s’unissent de cette façon, plus ils ont de
droits ».
Dans cet extrait transparaît clairement la force revendicatrice contenue dans le concept de
multitude et dans la conception spinoziste de la citoyenneté 30. Elle est absolument cruciale pour
comprendre ces mouvements complexes au fondement de la vie en communauté. L’existence du
droit passe d’abord par le désir de reconnaissance partagé par les membres d’une communauté, de ce
qu’ils estiment naturellement être leurs droits c’est-à-dire les avantages communs qu’ils considèrent
leur revenir au sein du corps politique. Le droit commun ne fait donc qu’établir comme règle
commune à un moment précis ce que le plus grand nombre exige pour son obéissance et tente
29
TP, III, § 2, pp. 32-34.
Nous renvoyons aux analyses de L. Bove qui dans La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 1996, p. 241 sq, démontre que
« c’est vers une nouvelle figure de la citoyenneté, au sein de l’auto-constitution de la multitude comme « sujet » autonomestratégique, que nous conduit la réflexion politique spinoziste » (p. 243).
30
Les cahiers de l’Ecole, numéro 2
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Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza
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d’imposer dans les faits, et c’est bien en cela que le droit constitue l’institutionnalisation des
mouvements sociaux de la multitude. C’est donc à juste titre que Spinoza peut :
1) Concevoir un droit immanent : le droit ne désigne plus en effet l’ensemble des règles que le
souverain, en raison de son autorité transcendante – à l’image de Moïse vis-à-vis du peuple hébreu –,
édicte à ses sujets, mais l’ensemble des règles qui sont élaborées en raison des mutations internes de
la société civile.
2) Définir le droit « par la puissance de la multitude » 31 : la multitude, en tant qu’association
immédiate d’individus, abstraction faite de toute régulation politique, ou pour le dire autrement, à
l’état de nature, est la fiction nécessaire qui permet de saisir conceptuellement l’effort collectif de
mutation sociale et de stabilisation du corps politique à l’origine du droit commun. La multitude est
bien en cela le sujet actif de la politique.
La multitude « libre » est alors l’agent de la constitution politique des individus en citoyenssujets. La liberté de la multitude signifie l’existence de l’état politique c’est-à-dire la présence en
l’esprit de chacun des membres du corps politique de la chose publique. Cet état se caractérise par le
fait que les individus au sein de la multitude, en désirant continûment la reconnaissance de nouveaux
droits, cherchent à imposer leur conception de ce qu’est la « vie humaine » 32, et, d’un même
mouvement, obéissent aux lois communes qui rendent possible l’institution progressive de leurs
aspirations. Autrement dit, ce n’est pas le consentement individuel continu qui fait la société
politique, mais bien l’effort commun pour la reconnaissance de nouveaux droits qui est indissociable
du consentement commun à obéir aux règles déjà établies. Aussi les individus ne deviennent-ils des
sujets que parce qu’ils deviennent des citoyens.
Ainsi, Spinoza révolutionne bien la figure hobbesienne du sujet politique en focalisant son
attention sur la multitude. La problématique de l’obéissance volontaire n’est alors plus centrale,
puisque celle de l’affirmation de l’utile commun s’y substitue. Loin de toute chimère politique, tant
de la transcendance de l’autorité souveraine que de l’idéal d’une révolution spontanée, Spinoza
s’attache à traduire en concept ce que l’expérience politique nous enseigne afin de mieux saisir dans
son essence, et malgré son apparence complexe et disparate, cette réalité collective qui fait la
politique.
31
TP, II, § 17, p. 29.
TP, V, § 5, p. 57 : « j’entends par là […] celle qui se définit non pas uniquement par la circulation du sang et par les
autres fonctions communes à tous les animaux, mais essentiellement par la raison, et par la vertu et la vie véritable de
l’esprit ».
32
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