FIGURES DU SUJET LES CAHIERS DE L’ÉCOLE Numéro 2 ÉCOLE DOCTORALE « CONNAISSANCE ET CULTURE » UNIVERSITE PARIS-X NANTERRE Séminaire interdisciplinaire du 8 avril 2005 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 1 COMITE DE LECTURE KREUTZER (Michel) : éthologie LEEMAN (Danielle) : sciences du langage PAIN (Jacques) : sciences de l’éducation TABLE DES COLLABORATEURS BEAUD (Philippe) : sciences de l’éducation BERNIER (Philippe) : sciences de l’éducation BERTHOU (Benoît) : philosophie BRY (Clémentine) : psychologie sociale DARMAMME (Mohamed) : sciences de l’éducation ISRAËL (Natacha) : philosophie LEEMAN (Danielle) : sciences du langage MERCIER (Carine) : philosophie MILON (Alain) : philosophie MIQUEU (Christophe) : philosophie politique PAIN (Jacques) : sciences de l’éducation PIRLOT (Gérard) : psychopathologie VULBEAU (Alain) : sciences de l’éducation PRISES DE NOTES BELLONIE (Jean-David) DESEILLIGNY (Orianne) LAVIEU (Bélina) VAGUER (Céline) MISE EN PAGE MOURLEVAT (François) Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 2 SOMMAIRE FIGURES DU SUJET Figures du sujet ? J. PAIN ……………………………………………………………..………. 5 Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale. D. LEEMAN …………………………………………………………………........................... 6 PREMIERE PARTIE Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme. A. MILON …………….. 8 Le sujet de l’art. B. BERTHOU ……………………………………………………………… 13 Michel Foucault, une généalogie du sujet psychologique. C. MERCIER …………………… 18 Questions et réactions après les interventions, d’après les notes de : C. VAGUER , B. LAVIEU, O. DESEILLIGNY ……………………………………………… 27 Du sujet individué au sujet anthropologique : la perspective écoculturelle. P. BEAUD …………………………………………………………………………………….. 32 DEUXIEME PARTIE Figuration et défiguration des jeunes scolaires de banlieues télévisées. M. DARMAME, A. VULBEAU ………………………………………………………………. 42 Stéréotype, concept de soi et performance à une tâche. C. BRY ………………………….….. 53 Le sujet grammatical : le cas des pronoms personnels. D. LEEMAN ………………..………. 60 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » relevant du déni d’angoisses de mort psychique issues de la perte précoce de la « rêverie maternelle : une interprétation psychanalytique de l’advenue du Cogito chez Descartes, est-elle possible ? G. PIRLOT ……………………………………………………………………………………. 66 Questions et réactions après les interventions, d’après les notes de : C. VAGUER, B. LAVIEU, J.-D. BELLONIE …………………………………………………. 90 TROISIEME PARTIE Les figures du déni. N. ISRAËL ……………………………………………………….……… 98 Le sujet japonais entre ombre et silence. P. BERNIER ……………………………………….. 106 La transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza. De la sujétion volontaire à la multitude libre. C. MIQUEU ………………………………………………………………… Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 113 3 Figures du sujet Jacques PAIN FIGURES DU SUJET Cette deuxième journée de l’École doctorale « Connaissance et Culture » est centrée par une problématique particulièrement vivace « de Descartes à nos jours », qui travaille en profondeur la philosophie mais aussi les sciences humaines plus généralement, citons Lévi-Strauss et bien sûr Lacan, mais on pourrait invoquer Deleuze et Guattari, et rappeler les discussions structuralistes et praxéologiques qui fondèrent ou désarticulèrent les corpus universitaires actuels. Quelle est la place de la subjectivité dans la société postmoderne ? Et dans la recherche ? Car là aussi, l’idéologie et l’inconscient opèrent leurs formulations. Décentration, excentration, sommes-nous en coïncidence avec nous-mêmes dès lors que nous parlons et parlons en « société » ? Le sujet n’est pas donné une fois pour toutes, il doit être construit. Sujet de la connaissance, du droit, de la conscience, de l’inconscient ? Subjectité, subjectivité, sujétion ? L’Occident n’en finit pas de penser, mais le sujet a plus ou moins de corps « suivant les langues ». On écrit aujourd’hui qu’il y a une désunion de l’individu et du sujet. Et la difficulté est grande de fonder du collectif à partir d’un sujet « déconstruit ». En jouant sur les mots, nous pourrions dire que les voyages du sujet, dans la recherche des sciences humaines, s’apparentent à une lente et irréversible nomadisation des « monades », désormais migrantes, interculturelles, et désocialisées, si l’on sollicite les sociologies interactionnistes et l’ethnopsychiatrie. Nous relevons à nouveau le défi de l’interdisciplinaire et nous allons cette fois-ci rassembler et discuter ensemble cette thématique, à travers des interventions issues de la philosophie, des sciences du langage, des sciences de l’éducation, de la psychologie sociale et de la psychopathologie. Jacques PAIN Consultez les Cahiers de l’École sur Internet : http://www.u-paris10.fr/ Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 4 Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale Danielle LEEMAN POUR LA PREMIERE FOIS, UN MODULE TRANSVERSAL DISCIPLINAIRE DE FORMATION DOCTORALE DANIELLE LEEMAN DIRECTEUR DE L’ECOLE DOCTORALE CONNAISSANCE & CULTURE Nous inaugurons ici un mode nouveau de fonctionnement dans le domaine de la recherche doctorale, consistant à organiser, selon les termes du Ministère, un « module transversal pluridisciplinaire » entrant dans la formation des doctorants. L’idée est de se donner un objet commun par la dénomination et de voir comment différentes sciences – ou divers sous-domaines dans un même champ scientifique – l’appréhendent et l’investissent, lui donnant chaque fois une identité différente : le chercheur en formation prend ainsi conscience qu’une même (en apparence) thématique, comme celle du « conflit », n’existe pas en soi mais n’existe que selon l’identité que lui confèrent un certain point de vue, une certaine conception, une certaine théorie. Il en va ainsi sans doute de n’importe quel objet, ce qui nécessite en guise d’éclaircissement préalable à toute recherche, l’explicitation et la justification du point de vue adopté, la conception que l’on a de l’objet déterminant la méthode que l’on va prendre pour le décrire et l’expliquer, les problèmes que l’on va se poser à son propos, et la représentation que l’on en fournira finalement. L’instauration du module transversal pluridisciplinaire obéit ainsi à une double motivation : le premier objectif est de donner au futur docteur une information sur le travail qui s’opère dans des champs qui ne relèvent pas de son domaine, car le scientifique ne peut se cantonner à la seule connaissance de ce qui se fait dans sa spécialité, encore moins dans le cadre d’un seul modèle théorique, a fortiori dans le champ restreint du phénomène particulier qu’il a choisi de traiter. Le second objectif est qu’il s’imprègne de ce qui est le propre de la démarche scientifique en général, qui ressort de ce qui est commun aux diverses approches qu’il peut comparer en écoutant des chercheurs d’horizons différents. Savoir ce que font les autres, quelles théories ils construisent, quelles méthodes ils mettent en œuvre n’est pas perdre son temps mais au contraire s’ouvrir l’esprit, apprendre à voir les choses différemment et à comprendre la logique des représentations d’autrui – peut-être aussi avoir l’occasion de connaître des points de vue possibles auxquels on n’aurait pas pu penser tout seul et en faire son profit pour sa propre recherche. Le module transversal pluridisciplinaire est composé de trois journées (3 décembre 2004 en salle des colloques au bâtiment B, 8 avril 2005 dans le même lieu, 13 mai 2005 dans la salle des conférences du bâtiment K), chacune consacrée à une thématique traitée par des chercheurs relevant de disciplines différentes ; ces thématiques ont été choisies parmi celles qui définissent la politique scientifique de l’université, telle que déterminée par le Président Olivier Audéoud pour le prochain contrat quadriennal : le 3 décembre « Conflit, coopération, négociation », le 8 avril « Les figures du sujet », le 13 mai « Masculin/féminin ». Je remercie Jacques Pain d’avoir accepté la charge de l’organisation et de la coordination de ces journées ainsi que la mise en ligne des communications et échanges sur le site de l’école doctorale : son énergie, son dynamisme et son investissement sans compter sont pour beaucoup dans la réussite de ces séminaires et la publication très rapide de leurs actes. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 5 Pour la première fois, un module transversal disciplinaire de formation doctorale Danielle LEEMAN En l’état actuel des textes officiels régissant les doctorats, rien n’oblige les étudiants à assister et à participer activement à ces journées, mais tout montre que la nécessité va en devenir incontournable de manière imminente : la logique du plan dit « LMD » – déjà en place pour les niveaux Licence et Master – qui oblige les universités à plus d’attention aux étudiants et plus d’encadrement des doctorants, les recommandations ministérielles réitérées d’organiser des formations doctorales, la nécessité pour l’université française d’harmoniser son système avec ceux qui sont déjà en vigueur ailleurs en Europe, et le devoir que nous avons de donner les moyens aux doctorants d’une effective mobilité qui leur permette d’acquérir une culture plus vaste et plus diversifiée, en même temps que des atouts supplémentaires pour leur insertion professionnelle future. Or, ces échanges ne sont concevables que si nous avons nous aussi une offre de formation susceptible d’intéresser nos interlocuteurs étrangers. De manière à ne pas être pris au dépourvu lorsque ces projets ministériels se concrétiseront par des textes législatifs – et à ne pas se trouver dans le cas, par exemple, de « rattraper » précipitamment d’ici deux ou trois ans des formations rendues entre temps obligatoires –, les doctorants de l’école Connaissance & Culture sont donc invités à profiter de cette occasion qui leur est donnée d’étoffer leur cursus (des attestations sont délivrées aux présents et apparaîtront dans le descriptif de leur diplôme) et de se familiariser avec les activités inhérentes à la vie de tout chercheur (présenter sa recherche, défendre ses hypothèses, le choix de sa théorie, de sa méthode, la constitution de ses données, écrire un article scientifique, etc.) – autant de lignes supplémentaires dans un curriculum vitae qu’il faut veiller à valoriser. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 6 Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme Alain MILON REFLEXIONS AUTOUR DE L’ECRITURE DU SOI : LE REFUS DU PSYCHOLOGISME ALAIN MILON PHILOSOPHIE POLE METIERS DU LIVRE Cette réflexion sur les écritures de soi, leur nature, leur attrait et leur faiblesse s’inscrit dans une question plus générale sur l’hospitalité littéraire à travers la question du qui l’écrivain accueille-t-il dans son texte ? 1 Derrière cette question, c’est tout le problème de la finalité de l’acte d’écriture qui est posée. Il ne s’agit pas ici de cerner la figure de l’auteur mais beaucoup plus de l’interroger sous la catégorie de l’hospitalité littéraire, hospitalité dans l’écriture qui est tantôt un recueil de soi ou des autres, tantôt un écueil pour les autres que soi. Il ne s’agit pas non plus d’enfermer l’écriture de soi dans un modèle imposé par le diariste sous la forme du journal intime, de l’autofiction, de la confession, de l’autobiographie, de l’écriture épistolaire ou du carnet personnel... En réalité, il n’y a pas une écriture du soi au sens où toute écriture est en puissance écriture de soi, mais il y a une écriture de soi qui pose la question de la nature réelle de l’acte d’écriture, et une écriture de soi qui se complaît dans le récit de sa petite histoire personnelle, qu’il soit embarras affectif, émotif ou sexuel. Contexte épistémologique Notre intention n’est pas d’attribuer des bons points et dire ce que doit être la littérature, ou qui est ou n’est pas écrivain, mais plutôt de réfléchir sur le problème que pose l’écriture de soi, à savoir son refus de l’effet miroir, effet qui réduirait l’écrire à un se décrire ? Dans cette perspective, nous garderons en mémoire l’avertissement de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? quand il montre qu’il n’y a rien de plus tragique que de projeter « ses émotions sur le papier ». Cet avertissement sera relayé par G. Deleuze quand il écrira que la littérature ne se résume pas à une petite affaire personnelle. Si le cœur brisé engendre souvent des embarras sentimentaux, il ne conduit pas nécessairement au Livre brisé ? Alors que certains réussissent à faire l’économie d’un psychologisme, d’autres s’enlisent dans le factuel. Nous partons du postulat selon lequel les écritures de soi comme le journal intime sont des contre œuvres et qu’elles enferment l’écrivain dans une posture qui limite son écriture à la remise en cause de son propre travail. Si nous allons chercher chez un grand diariste comme P. Valéry la critique de ce type d’écriture, c’est justement pour montrer combien l’écriture de soi, quand elle se limite à un effet miroir de soi, devient un obstacle à l’écriture elle-même. Que les grands spécialistes de l’écriture autobiographique, les maniaques du soi-même, les logorrhées des auto-fictionnistes réalisent des œuvres ou non ne nous importent pas. En réalité, le problème est ailleurs ; il porte sur l’idée que l’on se fait de l’acte d’écriture. Si effectivement tous les écrivains écrivent sur eux, pour eux et par eux, tous ne s’enferment pas dans les méandres de l’incomplétude. Il y a ceux qui redécouvrent les fondements de l’humanité de l’homme, ceux qui font de l’accueil de soi un moyen de recueillir les autres, et il y a ceux qui s’enlisent dans l’hypertrophie d’un ego, ceux qui ont tout 1 Cf. MILON A., L’Art de la conversation, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1999 ; L’écriture de soi : ce lointain intérieur. Moments d’hospitalité littéraire autour d’Antonin Artaud, La Versanne, Encre marine, (septembre 2005), et L’épreuve du temps dans l’œuvre de M. Blanchot, Hoppenot . (dir.), Paris, Complicités, (octobre 2005). Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 7 Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme Alain MILON oublié de la réalité de la nature humaine. Lorsque P. Valéry affirme que « ces cahiers sont mon vice », il reconnaît que cette écriture ne peut se substituer à son œuvre et que ces carnets sont même des « contre-œuvres » 2. Ce parti pris est relayé par M. Blanchot quand il montre dans Le livre à venir le double échec de ce genre d’écriture puisqu’on se rend très vite compte que l’on n’a ni écrit ni vécu quand on écrit sa vie, et que l’œuvre est perdue. Il y a d’abord une évidence avec l’écriture et le texte que l’écriture met en scène : c’est qu’elle est à la fois un acte de perception — un auteur écrit —, un acte de représentation — l’auteur se reconnaît comme auteur —, et un acte de désignation — les lecteurs disent de lui que c’est bien un auteur —, le texte mettant en scène toutes ces variations. Mais tout cela suffit-il à définir un auteur, une écriture, un texte ? Rien n’est moins sûr. Remarquons simplement que l’écriture de soi est l’occasion de s’interroger sur la place du soi dans le sujet : le soi est-il un contre-sujet au sens où il empêcherait le sujet d’exister ? Le sujet se suffit-il d’un soi ? Le soi implique-t-il un soi-même ? Cette série de questions ne clarifie en réalité ni le sujet, ni le soi, ni le soi-même. D’ailleurs, ce sont souvent les écrivains qui semblent réduire à première vue leur écriture à une petite histoire personnelle, qui mettent le mieux en scène la condition humaine. Et ce sont les mêmes qui sortent avec le plus de délicatesse de ces émotions projetées sur le papier. Il suffit de lire quelques pages de Proust pour se rendre compte que, tout en posant la question du moi, Proust s’affranchit de toute espèce de psychologisme. Il retrouve et se réapproprie l’avertissement de B. Gracian : parler des autres en feignant de parler de moi afin de retrouver l’humaine condition de l’homme, au sens où l’honnête homme est un homme désintéressé, avertissement que les plus grands écrivains n’ont cessé de rappeler, de Cicéron à V. Woolf. Les questions liées aux écritures de soi Les écritures de soi permettent de poser plusieurs questions, mais nous n’en retiendrons que trois : — le soi, dans « écriture de soi », est-ce un à soi, un pour soi, un par soi, un de soi, ou tout cela réunit ? — l’accueil, dans les écritures de soi, est-il un recueil des autres et de soi ou un écueil pour les autres ? — y a-t-il un auteur derrière le moi qui écrit, autrement dit le moi fait-il le sujet ? Au-delà de ces trois questions, c’est toute la problématique de la constitution du sujet que l’on retrouve. Nous ne nous aventurerons pas ici sur le terrain miné de la question du sujet : sujet individuel, sujet interpersonnel, sujet constitué ou non d’un noyau dur, sujet indéfinissable, sujet en cours de constitution, sujet éclaté, sujet autonome, sujet invariant, sujet à venir… Nous ne retiendrons du sujet que l’idée selon laquelle il est un ensemble de possibles et de potentialités et non une entité fixe et limitée. C’est pourquoi nous nous bornerons simplement au contexte de cette question, à savoir la posture que l’écrivain réclame quand il écrit sur lui-même. Il semblerait que la question du soi se saisisse sous un double rapport. Dans le meilleur des cas, il se présente sous la forme d’une ontologie indirecte qui se traduit par la formule suivante : « Je dis l’énoncé par ses substitutions, et au soi, je substitue un soi-même » ; cette ontologie indirecte consistant à formuler l’être sous des formes détournées, celles de l’étant par exemple. Dans le pire des cas, elle s’exprime par une ontologie négative du genre : « Je dis l’énoncé par ce qu’il n’est pas ; le soi-même n’est pas un soi », l’ontologie négative énonçant l’être par ses impossibilités. Ce jeu de va-et-vient du soi entre une ontologie négative et une ontologie indirecte se trouve réactualisé dans la 2 VALERY P., Cahiers, tome XX, 1937 -38, Paris, éd. du CNRS, 1960, p. 678. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 8 Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme Alain MILON page blanche qui, comme morceau de papier, nous affirme : « Tout le monde peut écrire », tout en nous disant dans le même temps : « Attention à ce que vous allez dire ! » Si la page blanche est un espace d’invitation qui s’offre à tous ceux qui veulent bien faire l’effort d’écrire, elle est aussi un lieu d’interdiction qui alerte l’écrivain en lui glissant à l’oreille cet avertissement : « As-tu seulement quelque chose à dire et à écrire ? » Heureusement, certains écrivains réussissent à franchir le pas et à forcer la page pour s’inviter. Reste à savoir si cette invitation est une mise en échec ou une mise en demeure de leur écriture ? L’accueil comme recueil et comme écueil : du souci de soi à l’effet miroir Des trois questions évoquées précédemment, nous ne retiendrons que la question de l’accueil ressenti, soit comme un recueil, soit comme un écueil. Écrire sur soi, c’est poser en fait les deux questions : « je m’accueille dans mon écriture, certes, mais cet accueil est-il l’occasion de recueillir un autre que moi par moi, ou n’est-il qu’un prétexte pour faire de mon écriture un écueil à toute présence étrangère à la mienne ? » L’écrivain se trouve alors confronté à l’alternative suivante : ou bien le soi, qui s’accueille dans son journal intime par exemple, ne décrit qu’un double de lui-même, mais dans ce cas il ne donne à voir que deux fois le même et l’on retrouve alors l’effet miroir de l’écriture — écriture dont l’accueil de soi n’est qu’un prétexte pour n’accueillir personne et surtout fermer la porte à toute présence étrangère ; ou bien, le journal intime ouvre la porte aux autres en l’ouvrant à un soi qui ne peut s’exprimer autrement. Le journal intime devient alors le moyen de convoquer un soi devant lui-même, non pour entendre ses complaintes mais pour lui permettre de faire remonter à la surface, par son écriture, les figures en maturation de son œuvre. L’hospitalité littéraire interroge en réalité l’attitude de l’écrivain, autant dans son rapport à l’autre que dans son rapport à l’écriture. Les figures du souci de soi, du motif et de l’effet miroir, éclaireront ce rapport bien particulier. Le souci de soi Lorsque l’acte d’écriture est recueil des autres, cela revient implicitement à pousser l’écrivain à accepter sa condition de scribe, autrement dit le moment où il consent à n’être que le facteur d’une lettre qu’il a juste retranscrite avec ses mots. C’est aussi reconnaître que l’écriture est un temps d’accueil qui mène à l’écoute et qui garantit le souci des autres mais aussi de soi-même, recommandations que Sénèque et Epictète ne cessaient de prodiguer. Le souci de soi ne se limite pas à soi-même pour les stoïciens. Il correspond à un sentiment qui garantit un rapport de réciprocité dans la mesure où il condamne les excès qui mettent en péril aussi bien l’autre que soi-même. Le souci de soi, c’est d’abord le refus de toute l’instrumentalisation de l’autre. Et M. Foucault d’ajouter sur la question de l’accueil dans l’écriture : « L’écriture, comme manière de recueillir la lecture faite et de se recueillir sur elle, est un exercice de raison qui s’oppose au grand défaut de la stultitia (agitation de l’esprit) que la lecture infinie risque de favoriser » 3. Il faut veiller alors à calmer cette folle agitation du moi qui risque d’alourdir le texte, agitation que ces écritures du moi accentuent jusqu’à se perdre dans leur propre écho. Écrire pour recueillir, c’est aussi se rendre compte que l’on est d’autant plus perspicace qu’on laisse à l’autre une place de choix : l’écriture devenant une lecture de l’autre. Recueillir, oui, mais à condition que ce recueil ne transforme pas les ouvertures vers l’autre en autant d’écueils. Recueillir en fait pour mettre un terme à l’accueil forcé comme le plagiat par exemple, autre forme d’écueil puisqu’il revient, en fin de compte, à forcer l’accueil en s’introduisant dans un texte sans y avoir été 3 FOUCAULT M., « L’écriture de soi », in Corps Ecrit, nº 5 (« L’autoportrait »), Paris, PUF, 1983, pp. 9-10. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 9 Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme Alain MILON invité 4. Le motif d’écriture Qu’il s’agisse de S. Beckett ou de N. Sarraute dont les écritures affichent clairement leur retrait à l’égard de tout épanchement, ou qu’il s’agisse des écritures engagées politiquement comme celle de J.-P. Sartre ou poétiquement comme celle de R. Char, dans tous les cas on assiste au même refus de tout mobile et histoire personnels. Ces écritures nous incitent à ne jamais oublier que les mots sont des partis pris des choses et qu’elles donnent vie à ce qu’elles touchent, que l’exercice littéraire soit politique, parodique, polémique ou simplement descriptif. Cette posture est lourde de conséquences puisqu’elle invite l’écrivain à prendre parti tout en reconnaissant qu’il n’y a rien de plus tragique que de projeter « ses émotions sur le papier » 5 quand celles-ci sont gouvernées par des mobiles et non par des motifs. En ce sens, le motif d’écriture ne peut être un mobile d’écriture. Sur ce point, il convient de reprendre la différence établie par Kant entre le motif comme principe objectif du devoir et le mobile comme principe subjectif du vouloir. Si le motif exige des règles générales et impose des fondements, le mobile, parce qu’il est une échappatoire, appelle alibis, prétextes et excuses. Le refus de l’effet miroir Dire ou écrire : « Je me vois », c’est déjà faire un écart et réaliser l’importance de la distance qui sépare le je du moi. L’écriture du moi, lorsqu’elle est annonciatrice de l’humanité de l’homme, mesure la distance de cet écart. Elle devient alors un exercice à voix multiples, une écriture dans laquelle le métissage n’est pas un artifice. Quand, au contraire, cette écriture efface la distance et calque le je sur le moi, elle instrumentalise de manière ambiguë le je comme le moi pour n’être plus que le pâle symptôme d’une hypertrophie : « Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit de lui » 6. Le miroir sert aussi à cela : réveiller et dévoiler une conscience endormie par ses états d’âme, montrer non pas le reflet d’un sujet qui se regarde, mais ce qu’il ne voit pas parce que trop présent. Dire : « Je me vois », c’est aussi l’occasion d’envisager le reflet comme une représentation qui appelle une ressemblance : je me vois comme les autres me voient. Mais le reflet comme représentation peut aussi être le signe d’une différence : je me vois comme les autres ne me voient pas. Ce jeu entre ressemblance et différence dans l’écriture de soi est évoqué par M. Leiris, quand il s’interroge sur les vertus d’un regard sur soi : regard authentique, regard impossible, regard en trompe-l’œil, regard faussé, regard incertain… regards cumulés qui ne sont qu’un ensemble de suspicions, en fait, sur la nature réelle du moi. Ce souci de réduire l’écart entre ce que je suis et ce que j’apparais serait éventuellement le signe de l’authenticité, authenticité vite mise en échec par le fait même que le moi « a déjà bien du mal à se ressembler » 7. Comment donc pourrait-il savoir s’il est fidèle à lui-même dès l’instant où il ignore tout de lui-même ? L’écriture de soi présente un visage à double face dont aucune ne l’emporte sur l’autre. À la fois miroir de soi se renvoyant sa propre image d’elle-même, à la fois espace d’ouverture acceptant l’autre dans ses différences, l’écriture de soi joue sans cesse sur cette ambiguïté, mais il faut accepter cette opposition que l’on retrouve implicitement dans l’acte d’écriture. Les écrivains sont, par nature, mandataires d’eux-mêmes. Quelques-uns sont porte-parole. Reste à savoir quelles sont leurs 4 Le plagiat pose le problème complexe de l’auteur. Mais au-delà de cette question de l’auteur, le plagiat invite à réfléchir, non pas sur un auteur qui a copié sur un autre, mais sur un auteur qui n’aurait copié sur personne. 5 SARTRE J.-P, Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003, p. 49. 6 ARTAUD A., Œuvres complètes. Tome IX, « Révolte contre la poésie », Paris, Gallimard, 1979, p. 123. 7 LEIRIS M., À cor et à cri. Paris, Gallimard, 1988, p. 93. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 10 Réflexions autour de l’écriture du soi : le refus du psychologisme Alain MILON intentions dans la mise en scène de leur parole : parole comme soliloque de soi-même, parole comme interview des autres, ou parole comme art de la conversation authentique des autres et de soimême ? Derniers ouvrages publiés : MILON A., L’écriture de soi : ce lointain intérieur, La Versanne, Encre marine, 2005. MILON A., Réalité virtuelle. Avec ou sans le corps, Paris, Autrement, coll. « Le corps plus que jamais », 2005. MILON A., Contours de lumière : les territoires éclatés de Rozelaar Green. 40 ans de voyages en pastels et dessins. Paris, Draeger, 2002. MILON A., L’Art de la conversation, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1999. MILON A., L’Étranger dans la ville. Du rap au graff mural, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1999. MILON A., La valeur de l’information : entre dette et don, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1999. Ouvrages collectifs : MILON A., L’épreuve du temps dans l’œuvre de M. Blanchot, Hoppenot E. (dir.), Paris, Complicités, 2005. MILON A., Marzano M., « Le corps transgressé : du consentement au souci de soi », in La liberté sexuelle, Lochak D. et Borrillo D. (dir.), Paris, PUF, 2005. MILON A., « Transhospitalité. Le métro parisien », in Le Livre de l’hospitalité, Montandon A. (dir.), Paris, Bayard, 2004. MILON A., « De l’écriture écholalique d’Artaud au délire graphomaniaque. Hospitalité de soi à soi pour chacun », in De soi à soi. L’écriture comme autohospitalité, Montadon A. (dir.), ClermontFerrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004. MILON A., « Tag and graff : new type of urban communication » in Black, Blanc, Beur. Rap music and Hip-Hop Culture in the Francophone World, Durand A.-P. (dir.), Lanham, Scarecrowpress, 2002. MILON A., 2001 : « Territoires du corps : carte hystérique et corps sans unité », in Territoires sous influence/2, Pages D. et Pelissier N. (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation ». MILON A., 2001 : « L’étranger dans la figure de l’hospitalité : rôle et place d’une anthropologie pragmatique », in Espaces domestiques et privés de l’hospitalité, Clermont-ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal. MILON A., « Cartes inconnues : approche critique de la cartographie », in Territoires sous influence/1, Pages D. et Pelissier N. (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », 2000. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 11 Le sujet de l’art Benoît BERTHOU LE SUJET DE L’ART BENOIT BERTHOU PHILOSOPHIE Réfléchir sur « Les figures du sujet » m’intéresse particulièrement car la notion de « sujet » me semble poser problème dans le champ de l’art, et notamment vis-à-vis du dispositif que représente l’œuvre d’art. On pourrait en effet penser que tout, dans l’œuvre, relève et est organisé autour d’un sujet. Ma communication tentera de montrer comment une autre notion, celle d’objet, nous amène à revenir sur cette idée et à repenser le dispositif de l’œuvre. Je le ferais en évoquant essentiellement l’œuvre littéraire. On pourrait de prime abord penser l’œuvre comme un dispositif entièrement placée sous le signe du sujet. Cette notion permet en effet de réunir les deux acteurs de l’œuvre littéraire : celui qui produit l’œuvre et celui qui la reçoit, c’est-à-dire, et en l’occurrence, l’écrivain et le lecteur. Tous deux semblent constituer des êtres responsables qui sont à même de se déterminer et de s’affirmer comme « Je ». Le créateur esquisse et mène à bien un projet : il détermine les modalités et les finalités de son action. Le lecteur choisit et entreprend la lecture de tel ou tel écrit : les modalités et finalités de son action lui appartiennent également. C’est ainsi que Jean-Paul Sartre définit l’œuvre dans Qu’est-ce que la littérature ? Celle-ci naît de la rencontre de deux subjectivités : deux êtres libres et responsables s’y reconnaissent comme tels. L’écrivain s’adresse à la liberté du lecteur ; le lecteur reconnaît et attend la liberté de l’auteur. Ceci constitue le « pacte entre les libertés humaines » qu’évoque Sartre : « D’une part, la lecture est reconnaissance confiante et exigeante de la liberté de l’écrivain, et, d’autre part, le plaisir esthétique […] enveloppe une exigence absolue à l’égard d’autrui ; celle que tout homme, en tant qu’il est liberté, éprouve le même plaisir en lisant le même ouvrage » 1. On ne peut imaginer définition plus « subjective » de l’œuvre littéraire : auteur et lecteur se rejoignent autour d’une liberté. Tous deux reconnaissent et célèbrent une capacité à se déterminer, à user de sa conscience et de sa volonté. Deux sujets se rencontrent et se rejoignent. Tous deux donnent naissance à l’œuvre : celle-ci acquiert un sens du fait de cette « reconnaissance », de ce « pacte entre libertés ». L’auteur crée et se façonne. Le lecteur lit et se détermine vis-à-vis de l’œuvre qu’il lit. Le dispositif de l’œuvre montre ainsi que le monde « est une tâche proposée à la liberté humaine » 2. Le monde est, pour l’auteur comme pour le lecteur, quelque chose qu’il s’agit d’interpréter, de mettre en forme, quelque chose qui est tout sauf fixe et « donné » : le monde s’offre à l’inverse à la liberté de l’homme qui est à même de lui conférer forme et sens. Qu’est-ce que la littérature ? expose par la suite les tenants et les aboutissants de cette rencontre, mais l’essentiel est là : l’œuvre est « de quelque côté qu’on la prenne, un acte de confiance dans la liberté des hommes ». Et cet acte engage les deux parties. L’œuvre est le fruit d’un contrat, d’un « pacte entre libertés » : l’auteur et le lecteur ne doivent en aucun cas déchoir de leur statut de 1 2 Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 66. Sartre J.-P., Ibid., p. 66. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 12 Le sujet de l’art Benoît BERTHOU sujet et doivent sans cesse se maintenir dans le cadre de cette liberté. Ils doivent sans cesse être à même de se déterminer et de dire « Je » : c’est cette possibilité qui confère à l’œuvre sa valeur. Il s’agit donc de se garder de tout ce qui pourrait rogner sur leurs libertés, et notamment de la passion. Si auteur ou lecteur étaient sous le coup d’un quelconque « paskein », s’ils étaient sous l’empire de quelque force que ce soit, l’œuvre ne tirerait plus sa source de la « liberté humaine ». L’œuvre est ainsi entièrement placée sous l’égide du sujet, et ce au sens le plus fort du terme : la création relève du sujet et révèle le sujet ; elle est le fait d’une liberté et exhorte auteur et lecteur à user de cette même liberté. Le sujet représente tout à la fois la modalité et la finalité de l’œuvre : il est à l’origine et à la fin des objets que produit l’art, les œuvres. Et c’est précisément en ce sens que cette conception de l’œuvre pose problème : la subjectivité semble éclipser toutes les autres caractéristiques de l’œuvre d’art et notamment son objectivité, son caractère d’objet. À lire Sartre, l’être de l’œuvre réside en effet tout entier dans cette relation intersubjective. L’œuvre n’a aucune valeur en elle-même et par elle-même : elle n’acquiert une valeur que vis-à-vis du pacte que nous avons évoqué plus haut. « L’objet littéraire n’a d’autre substance que la subjectivité du lecteur » 3, écrit Sartre. L’objet littéraire est le fruit de la rencontre entre un projet (celui du créateur) et une expérience (celle du lecteur). Sa seule et unique « substance » réside dans cette relation. Semblable position mène donc à penser l’œuvre d’art à l’aune d’une communication : sa substance réside toute entière dans une relation et elle ne possède aucune autre caractéristique. Et c’est là que le bât blesse et que cette conception totalement subjective de l’œuvre prête le flanc à la critique ainsi que le note de façon fort pertinente Theodor Adorno : Sartre « ne veut pas admettre que toute œuvre d’art, du simple fait de son entreprise, confronte l’auteur, si libre soit-il, à des exigences objectives qui sont celles de son agencement » 4. L’auteur est confronté à des « exigences objectives », c’est-à-dire à des exigences qui ont trait à l’objet que constitue l’œuvre d’art, à des exigences qui sont induites par le simple fait de « faire de l’art », de produire des objets. Le projet de l’auteur devient un texte, un ensemble de mots et de phrases agencés qui devient ensuite un livre (c’est-à-dire un texte encore plus « objectivé »). Les « exigences objectives » de l’œuvre littéraire sont effectivement celles d’un agencement, comme le dit Adorno. L’œuvre est à bien des égards un espace au sein duquel il s’agit d’associer, de combiner et juxtaposer un ensemble d’éléments, et ce à plusieurs niveaux. Il y a d’abord agencement au niveau structural du livre, ou plutôt du roman dans le cas dont traite Sartre au sein de Qu’est-ce que la littérature ? Il s’agit, pour le romancier, de concevoir des personnages, d’imaginer leurs mutuelles interactions, de les inscrire dans une temporalité, bref : de constituer un récit. L’œuvre littéraire ne saurait exister sans construction : un roman n’est que l’agencement dans l’épaisseur (du livre) et dans le temps (de la narration) d’un certain nombre d’événements et de caractères. André Breton s’amuse d’ailleurs, dans le premier manifeste du surréalisme, avec les modalités de semblable construction : « Voici des personnages d’allure assez disparates : leurs noms dans votre écriture sont une question de majuscules et ils se comporteront avec la même aisance envers les verbes actifs que le pronom impersonnel il envers des mots comme : pleut, y a, faut etc. » 5. Agencement ensuite au niveau de la langue que se propose d’utiliser le romancier. Ici aussi, l’auteur est confronté à des « exigences objectives » : il se propose de manipuler des éléments qui sont conçus pour un usage précis et qui doivent être associés selon des modalités définies. Une discipline comme le vocabulaire définit les possibilités d’utilisation et d’association de mots : l’auteur les utilise en se maintenant dans le cadre d’une intelligibilité. La syntaxe définit les règles de construction de la phrase : l’auteur s’inscrit dans le cadre d’une combinatoire qui est propre à chaque 3 Sartre J.-P., Ibid., p. 52. Adorno T., « Engagement », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1999, p. 290. 5 Breton A., Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1963, pp. 44-45. 4 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 13 Le sujet de l’art Benoît BERTHOU langue. Dans tous les cas, le sujet qui crée ou reçoit l’œuvre littéraire est face à des éléments qui ne sont pas indéfiniment plastiques : ils ne se prêtent pas à tous les usages et à toutes les combinaisons. Libre à l’écrivain et au lecteur d’exploiter et d’explorer ce que Raymond Queneau nomme la « malléabilité de la phrase », mais il le fait au sein d’un cadre défini. Ces divers agencements nous placent ainsi dans une tout autre situation : l’auteur et le lecteur sont effectivement confrontés à des « exigences objectives ». Ils ne sont pas aussi libres que le prétend Sartre : s’ils se retrouvent, s’ils nouent et honorent un pacte, c’est à travers un objet, une œuvre, un agencement organisé de lettres, phonèmes, mots, phrases, paragraphes, chapitres… Quelque chose se dresse face au « sujet de l’art » : si sa liberté se déploie, c’est au sein d’un cadre qui lui préexiste et sur lequel il n’a qu’une prise limitée. C’est précisément cette position que refuse totalement Sartre : « Si nous produisons nous-mêmes les règles de production, les mesures et les critères, et si notre élan créateur vient du plus profond de notre cœur, alors nous ne trouverons jamais que nous dans notre œuvre : […] les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier ne nous semblent jamais objectifs » 6. « Jamais objectifs », c’est-à-dire toujours subjectifs, toujours le fait d’un sujet. Adorno défend la position exactement inverse : « Poser la question “Pourquoi écrire ?”, comme le fait Sartre, et la rapporter à “un choix plus profond” ne veut pas dire grand-chose, parce que les motivations de l’auteur n’ont pas grandchose à voir avec l’œuvre écrite, le produit littéraire » 7. « Produit littéraire » et « motivations de l’auteur » ne coïncident pas : des « exigences objectives » viennent s’immiscer entre eux. L’auteur ne peut « produire lui-même les règles de production, les mesures et les critères » : il a affaire à des règles qu’il respecte ; il s’inscrit dans un cadre défini. Il ne cherche parfois même pas à revisiter ces règles comme dans le cas de Sartre qui semble se reconnaître parfaitement dans le fameux : « Paix à la syntaxe », de Victor Hugo. Nous semblons donc être ici face à deux conceptions de la place et de la figure du sujet dans l’œuvre d’art. La liberté qui est, selon Sartre, au fondement de l’œuvre est en fait, selon Adorno, conditionnelle : si ces deux conceptions s’opposent, c’est bien sûr le terrain qu’occupe le « sujet de l’art ». Le terrain et surtout la fonction, pourrions-nous ajouter, car les propos d’Adorno esquissent une autre position et nous permettent de poser une question : tout l’intérêt de l’œuvre d’art ne résidet-il pas précisément dans cette volonté de créer un objet ? C’est le problème que soulève Adorno dans la fort pertinente critique qu’il adresse à Jean-Paul Sartre et que nous avons déjà cité : « Il ne veut pas admettre que toute œuvre d’art, du simple fait de son entreprise, confronte l’auteur, si libre soit-il, à des exigences objectives qui sont celles de son agencement » 8. L’un des aspects les plus intéressants de cette courte réflexion tient sans doute dans six mots : « du simple fait de son entreprise ». De quelle entreprise, de quelle tentative, l’œuvre d’art est-elle le produit ? Nous pourrions répondre à cette question en reprenant les termes d’Adorno : une œuvre d’art est la rencontre d’une subjectivité et d’une objectivité. Une subjectivité : une idée, intuition, réflexion, pensée, volonté qui est le fait d’un sujet, d’une instance qui est à même de déterminer un projet et une fin. Une objectivité : une matière, un « donné » qui est simplement et immédiatement offert à l’esprit comme un phénomène naturel, qui n’est le produit d’aucune interprétation et intellection. L’œuvre d’art est le fruit de ce qui est « désiré » (une fin à atteindre) et de ce qui est « donné » (une matière). Et l’art représente en ce sens la discipline où s’opère semblable rencontre : c’est au sein de l’art que se 6 J.-P. Sartre, op. cit., p. 47. T. Adorno, op. cit., p. 290. 8 T. Adorno, Idem. 7 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 14 Le sujet de l’art Benoît BERTHOU mêlent matières et volontés, desseins et matériaux, que se rencontrent et se fécondent le sujet et l’objet. Nous sommes ici aux antipodes de la relation entre subjectivités qu’évoque Sartre. C’est une tout autre relation qui se noue au sein de l’œuvre : le sujet rencontre quelque chose qui lui est étranger, un matériau. Il s’empare de quelque chose qui lui est hétérogène et tente de le façonner, de lui conférer une forme. L’œuvre d’art est en ce sens le fruit d’une « contradiction » : le sujet, instance que caractérisent liberté et volonté, est face à quelque chose qui lui résiste, face à quelque chose qu’il se doit de travailler et de s’approprier. Et l’œuvre est le fruit de ce travail : elle naît de la volonté du sujet de s’incarner dans des mots ou dans toute autre matière. Elle est le fruit d’un « devenir-objet » du sujet : celui-ci ne cherche pas à se conserver mais cherche au contraire à s’objectiver, à se réaliser à travers ce qui lui est étranger. Voilà sans doute le propre de « l’entreprise » de l’œuvre : faire appel à quelque chose d’hétérogène pour s’exprimer ; tenter de faire valoir une « parole » et une « liberté » à travers quelque chose qui leur soit étranger. C’est effectivement une autre rencontre qui s’opère au sein de l’œuvre, et cette rencontre acquiert une tout autre valeur que celle qu’évoque Sartre. Ceci est notamment sensible à travers la conception du matériau de l’œuvre littéraire. Pour Sartre, celui-ci est le simple instrument d’une subjectivité : il a pour seule fonction d’être le vecteur de la relation entre subjectivités qu’il s’agit d’instaurer. Ainsi, « le sens n’est plus contenu dans les mots puisque c’est lui, au contraire, qui permet de comprendre la signification de chacun d’eux ; et l’objet littéraire, quoiqu’il se réalise à travers le langage, n’est jamais donné dans le langage » 9. « À travers le langage » : l’expression est on ne peut plus explicite. La langue est un simple vecteur. Elle représente un médium, est l’instrument d’une communication et de la mise en relation de deux subjectivités. La langue n’a aucun intérêt en soi : elle est seulement au service des libertés qui se font jour dans l’œuvre. Comme l’écrit Sartre, « le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil ». Le mot est absolument transparent : il est, dans l’œuvre, quantité négligeable et s’efface devant la « parole » de l’écrivain. Le sujet prend ici totalement le pas sur les objets qu’il se propose d’utiliser : ceux-ci sont choisis, associés et agencés en fonction d’une intention et d’un projet. Leur servilité sert les subjectivités qui se rencontrent au sein de l’œuvre. L’autre conception de l’art que nous avons évoqué accorde un tout autre statut au matériau de l’œuvre. À travers « l’entreprise » de l’œuvre, c’est une tout autre relation qu’il s’agit d’établir : il ne s’agit pas de communiquer avec un autre sujet mais de rencontrer un matériau et de s’inscrire dans les « exigences objectives » de l’œuvre. C’est semblable position qu’adopte, par exemple, Michel Leiris lorsqu’il écrit : « Ne pas me contenter d’user des mots comme de pierres dont l’assemblage prendra sens selon des voies sensibles […], mais me porter à l’écoute de ces éléments eux-mêmes, leur donner loisir de me parler, en négligeant toutefois ceux qui n’ont que le rôle ingrat d’articuler logiquement ce que nous énonçons » 10. La parole change de main : les mots ne sont plus de simples instruments, des éléments susceptibles d’être agencés dans un quelconque discours. Eux-mêmes peuvent parler, ou plus exactement « me parler », discourir avec l’écrivain qui entend les manipuler. Un dialogue, activité qui nécessite des mots, s’instaure avec les mots. L’écrivain qui entend agir de la sorte se doit ainsi de développer une nouvelle qualité : le sens de l’écoute, la capacité à entendre « parler » le matériau qu’il se propose de manipuler, à prêter attention à leurs sonorités subtiles et diverses, à leurs significations implicites et variées. Le « sujet » de l’œuvre d’art entend effectivement ici « rencontrer » le matériau de l’art. 9 Sartre J.-P., op. cit., pp. 50-51. Leiris M., Langage Tangage, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997, pp. 99-100. 10 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 15 Le sujet de l’art Benoît BERTHOU Semblable volonté d’être « à l’écoute des éléments eux-mêmes », de nouer avec eux une véritable relation, n’est pas sans effet sur la forme et la finalité de l’œuvre elle-même. Tout dans l’œuvre ne relève pas d’une subjectivité. En laissant parler les mots, l’écrivain choisit de couper cours au discours, de ne pas s’enivrer de sa propre « parole » : « Partir des mots et faire en sorte qu’en quelque sorte ils pensent pour moi (me dictent au lieu d’être par moi dictés) : condition, j’ose le croire, d’un dire qui ne serait pas discourir […], mais qui s’imposerait à notre écoute en termes plus mordants » 11. Le « sujet » de l’œuvre n’est plus l’unique instance qui soit à même d’organiser le discours : les « objets » de l’œuvre prennent part à son élaboration. L’« écoute » dont il s’agit de faire preuve visà-vis des « éléments eux-mêmes » nous invitent à concevoir tout autrement le simple fait d’écrire. Il ne s’agit plus d’opposer, comme le fait Jean-Paul Sartre, le prosateur et le poète, celui qui entend « se servir » des mots et celui qui refuse de les cantonner à semblable servilité. Une autre voie existe au sein de cette simpliste partition : il est possible de « se servir » des mots tout en les écoutant, de les utiliser et les « dicter » tout en les laissant à leur tour dicter. Outils de la pensée, ils peuvent eux-mêmes penser ; instruments de l’écriture, ils peuvent eux-mêmes écrire. Le tout est de leur conférer semblable latitude, de tenter de nouer une relation avec eux. C’est précisément le but de « l’entreprise » de l’œuvre d’art : une subjectivité se trouve confrontée à des « exigences objectives » qu’elle est à même d’investir et de tenter de s’approprier. Une subjectivité fait sienne une langue commune et qui est à tout le monde. Et cette rencontre-là permet de renouveler les usages que nous pouvons faire du langage. Elle permet, comme l’écrit Mallarmé, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». 11 Ibid., pp. 110-111. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 16 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER FOUCAULT : UNE GENEALOGIE DU SUJET PSYCHOLOGIQUE CARINE MERCIER PHILOSOPHIE Même sans connaître beaucoup Foucault, on sait souvent qu’il a été très critique envers ce qu’il a appelé les « disciplines psy- », à savoir la psychologie, la psychiatrie, la psychanalyse, mais aussi toutes les disciplines dérivées comme la criminologie. Ainsi, on a peut-être à l’esprit Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, paru en 1961, où Foucault mène une critique virulente de la psychiatrie en montrant qu’elle n’a pas consisté en une libération et en une reconnaissance des fous, mais plutôt en une nouvelle forme d’exclusion de la folie, d’autant plus forte qu’elle s’est parée de l’autorité de la science. Et on se souvient peut-être aussi de La volonté de savoir, paru en 1976, ouvrage dans lequel Foucault démonte le discours freudo-marxiste d’une nécessaire libération de la sexualité en montrant que ce discours fait partie d’une stratégie de constitution de la sexualité comme moyen d’assujettissement des individus. Dans ce dispositif, Foucault montre que la psychanalyse a une position centrale puisqu’elle vise à nouer, par un renouveau de l’aveu, le sujet à la prétendue vérité de son sexe. Mais si on sait que Foucault a mené une critique radicale de ces disciplines psy-, peut-être ne connaît-on pas exactement le contenu et la forme de cette critique. On risque alors de confondre celle-ci avec les autres critiques formulées à cette époque notamment par les marxistes et les antipsychiatres. Dans ces conditions, on peut supposer que la démarche de Foucault a consisté à montrer que les disciplines psy- sont de fausses sciences dans la mesure où elles émanent d’une volonté d’exclure ou de normaliser certaines catégories de la population – volonté qui trouve dans cette autorité scientifique la possibilité de parvenir à ses fins. Les disciplines psy- seraient alors de faux savoirs au service d’un vrai pouvoir : ce que Foucault a appelé le « pouvoir disciplinaire ». Du coup, l’objet de ces disciplines – le « sujet psychologique » – ne serait qu’un mythe : une création idéologique destinée à servir une politique de domination et d’exploitation. Or, je voudrais montrer que cette représentation de la critique foucaldienne ne correspond pas à la réalité de sa démarche : Foucault ne rejette pas la psychologie comme une idéologie servant à travestir une politique d’assujettissement. Il montre au contraire de quelle manière les disciplines psy- créent du réel plutôt qu’elles ne masquent une réalité. Et ce réel créé est justement ce que je désigne comme le « sujet psychologique » – défini non comme une conception psychologique du sujet mais, en un sens très général sur lequel je reviendrai plus loin, comme une expérience spécifique du sujet : celle qui consiste pour le sujet lui-même ou pour les autres à chercher à connaître sa vérité par une mise au jour de sa singularité profonde – que celle-ci soit cherchée dans une psyché, un inconscient ou dans les caractéristiques de son comportement. En cela, le sujet psychologique renvoie tout aussi bien à la psychologie qu’à la psychiatrie ou à la psychanalyse. En ce sens, la critique foucaldienne me semble consister, plutôt qu’en une simple dénégation du caractère désintéressé et scientifique des disciplines psy-, en une généalogie de ce sujet psychologique moderne. Pour le montrer, je procéderai en trois étapes. Premièrement, je distinguerai rapidement la critique foucaldienne d’une critique épistémologique et d’une accusation d’idéologie, Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 17 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER comme celle que l’on trouve chez Althusser. Deuxièmement, je présenterai les traits caractéristiques de la critique de Foucault. Troisièmement, je retracerai les grandes lignes de sa généalogie du sujet psychologique. Et pour finir, en conclusion, j’indiquerai quelques pistes de recherche qui montrent la pertinence toujours actuelle de cette analyse. I. Distinction de la critique foucaldienne par rapport aux critiques épistémologique et marxiste La critique qu’opère Foucault des disciplines psy- n’est ni épistémologique, ni d’inspiration marxiste. Elle est généalogique. Tout d’abord, elle n’est donc pas épistémologique : c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas en une analyse de la psychologie en tant que connaissance scientifique. Ainsi, Foucault n’opère pas une critique interne sur la méthode ou la constitution de l’objet comme a pu le faire Politzer dans les années 20, en remettant en cause l’existence d’entités psychologiques dénoncées comme mythiques, pour promouvoir au contraire comme seul objet légitime le drame humain et son interprétation à partir du récit que peut en faire l’individu 1. Mais il ne remet pas non plus en cause l’existence même d’une psychologie en tant que science de l’âme comme le fait Kant, pour qui l’accès à l’âme, dans la mesure où il se fait par le sens interne, interdit toute connaissance 2. La critique de Foucault ne porte donc pas directement sur la psychologie comme science mais sur sa constitution et son existence au sein de la culture ou de la société. Quelle place occupent et quel rôle jouent les disciplines psy- dans notre culture moderne ? Voilà la question foucaldienne. Avec une telle interrogation, Foucault semble très proche d’une critique de style marxiste consistant à dénoncer les disciplines psy- en tant qu’idéologie. Idéologie dans la mesure où leur véritable fonction ne serait pas de former une connaissance scientifique sur le sujet mais de masquer la réalité de rapports d’exploitation et de domination. C’est dans une telle perspective que Canguilhem critique la psychologie dans son fameux texte « Qu’est-ce que la psychologie ? » 3 Dans cet article, il montre que le sens de la psychologie ne peut pas se trouver dans son objet ou dans sa méthode mais dans sa fonction qui est « politique » : faire de l’homme un outil pour le développement du capitalisme 4. Dès lors, la psychologie n’est pas une science mais une idéologie. La formulation la plus explicite de cette critique se trouve chez Althusser qui a notamment mis l’accent, dans sa relecture de Marx, sur l’analyse de l’idéologie. Althusser développe le projet d’une science de l’histoire centrée sur l’analyse des rapports de production. Selon lui, ce sont ces rapports qui déterminent les places que les individus doivent occuper et les fonctions qu’ils doivent remplir pour que le mode de production puisse exister et se perpétuer. Dans ce cadre, il redéfinit l’idéologie comme ce qui a pour rôle d’amener les individus à occuper ces places par eux-mêmes, sans qu’il soit nécessaire de les y contraindre par la force. Et pour ce faire, elle s’efforce d’amener les individus à 1 Politzer G., Critique des fondements de la psychologie, PUF, Paris, 1967. Cf. Kant E., Critique de la raison pure, Deuxième partie : Logique transcendantale, Deuxième division : Dialectique transcendantale, Livre deuxième : Des raisonnements dialectiques de la raison, Chapitre I : Des paralogismes de la raison pure. 3 Ce texte est issu d’une conférence donnée au Collège philosophique, le 18 décembre 1958. Il se trouve dans Canguilhem G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1994. 4 Idem, pp. 377-379 : « Le principe de la psychologie biologique du comportement […] c’est la définition de l’homme luimême comme outil. […] Le psychologue contemporain est, le plus souvent, un praticien professionnel dont la « science » est toute entière inspirée par la recherche de « lois » de l’adaptation à un milieu psychotechnique – et non un milieu naturel – ce qui confère toujours à ses opérations de « mesure » une signification d’appréciation et une portée d’expertise ». 2 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 18 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER croire qu’ils agissent en sujets qui sont à l’origine de leurs choix quand, en réalité, ils sont déterminés à faire ce qu’ils font par la structure des rapports de production. L’idéologie consiste donc en un ensemble de pratiques et de discours qui ont pour point commun de conduire les individus à se considérer comme des sujets en qui seuls réside le principe de leurs actes et de leurs pensées 5. Or, selon Althusser, la psychologie participe de cette fonction idéologique dans la mesure où – avec sa thèse d’un « sujet psychologique » dont le comportement s’explique par des fonctions ou instances psychologiques – elle contribue à masquer les rapports capitalistes de domination et d’exploitation qui déterminent véritablement les individus. La psychologie est une idéologie parce qu’elle substitue à la réalité des rapports de domination, le mythe de rapports et de déterminations psychologiques. Elle projette dans une psyché imaginaire la réalité des contraintes et des conflits sociaux 6. On peut retrouver une critique semblable dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Ceux-ci dénoncent en effet l’opération psychanalytique qui consiste à substituer à la complexité des rapports et des conflits de l’individu avec le monde le petit drame familial du complexe d’Œdipe. En un mot, donc, toutes ces critiques affirmant que les disciplines psy- ne sont pas des sciences mais des idéologies reviennent à dire que « le sujet psychologique » n’est pas une réalité mais un mythe servant à masquer, et donc à perpétuer, la vraie réalité : celle des rapports économiques et politiques d’exploitation et de domination 7. À première vue, la critique foucaldienne semble appartenir à cette catégorie de critiques : en effet, il récuse bien la scientificité ou la positivité des disciplines psy- et il montre bien en quoi elles sont profondément liées à des rapports de pouvoir. Pourtant, cette critique procède à une analyse 5 Cf. Althusser L., Sur la reproduction, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 1995. Althusser redéfinit l’idéologie comme « le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (p. 296). Or, ce rapport imaginaire n’est pas une simple croyance, il a une existence matérielle puisqu’il s’inscrit dans des actes qui sont prescrits par des pratiques, elles-mêmes définies par les appareils idéologiques d’État : « Nous dirons donc, à ne considérer qu’un sujet, (tel individu) que l’existence des idées de sa croyance est matérielle, en ce que ses idées sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles, réglées par des rituels matériels eux-mêmes définis par l’appareil idéologique matériel dont relèvent les idées de ce sujet » (p. 301). Ce rapport imaginaire induit par les pratiques selon lesquelles l’individu agit, consiste, selon Althusser, en une « interpellation des individus en sujets ». Cette définition de l’idéologie tient son sens de l’ambiguïté du terme sujet : le sujet c’est à la fois le sujet libre et conscient de soi de la philosophie, mais c’est aussi le sujet soumis à un pouvoir souverain de la politique. Or, pour Althusser, l’idéologie consiste à assujettir les individus en les interpellant comme des sujets libres et conscients de leurs actes : « l’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement, donc pour qu’il « accomplisse tout seul » les gestes et les actes de son assujettissement. Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement. C’est pourquoi ils « marchent tout seuls » ». (p. 311) 6 Cf. Althusser L., Psychanalyse et sciences humaines, deux conférences (1963-1964), Paris, Le livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1996, p. 107 : « Ce n’est pas un hasard si le sujet désigne celui qui est assujetti, alors que dans la fonction classique de la psychologie, le sujet désigne celui qui est actif. C’est ce renversement, par exemple, qui fait tout le paradoxe d’une psychologie dont l’origine est manifestement politique : le sujet est celui qui est soumis à un ordre, qui est soumis à un maître, et qui est en même temps pensé dans la psychologie comme étant l’origine de ses actes ». 7 Il faudrait, en réalité, nuancer cette thèse concernant Althusser. Certes, celui-ci insiste sur le partage entre science et idéologie, donc entre réalité et imaginaire – plus exactement fonction de « méconnaissance-reconnaissance ». Mais sa redéfinition de l’idéologie brouille les cartes : comme je l’ai indiqué dans la note 5, l’idéologie ne consiste plus en un ensemble d’idées fausses destinées à tromper la conscience, mais en des pratiques qui « dressent » l’individu dès son plus jeune âge. L’idéologie crée donc à sa façon du réel : un individu adapté aux fonctions qu’il est destiné à remplir dans les rapports de production. Par ailleurs, cet « imaginaire » qu’est le « sujet idéologique », se croyant libre et conscient quand il est déterminé de manière inconsciente, peut être considéré lui aussi comme réel dans la mesure où il est irréductible. Cependant, le fait de définir ce rapport à soi comme « imaginaire » maintient bien une différence avec Foucault. En effet, dans la mesure où, pour Foucault, ce rapport à soi est une expérience réelle produite par des pratiques – et non pas une structure de méconnaissance constitutive de tout sujet (comme chez Althusser qui en cela est proche de Lacan) – il peut être modifié pas la mise en œuvre d’autres pratiques. Dès lors, le « sujet psychologique » est une réalité transformable, là où « le sujet idéologique » (dont le « sujet psychologique » est un avatar pour Althusser) est une illusion constitutive. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 19 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER inverse : elle ne montre pas la véritable réalité des rapports de domination que l’invention d’un sujet psychologique vise à masquer – mais elle fait apparaître, au contraire, de quelle manière le « savoirpouvoir » psy- crée cette nouvelle réalité qu’est le « sujet psychologique » comme condition et non comme travestissement des rapports de pouvoir modernes. En ce sens, la critique foucaldienne des disciplines psy- peut être lue comme une « généalogie », c’est-à-dire comme une enquête sur les différents processus historiques concrets qui ont contribué à la production du sujet psychologique. C’est de cette généalogie, comprise comme mode de critique original des disciplines psy-, dont je vais maintenant vous présenter les principes méthodologiques. II. Présentation de la critique foucaldienne comme généalogie du sujet psychologique Cette modalité de critique que j’ai nommée « généalogique » possède donc plusieurs traits caractéristiques qui la différencient notamment de la dénonciation en termes d’idéologie : un autre mode de contestation de la scientificité des disciplines psy- ; une autre analyse des rapports entre le savoir et le pouvoir ; une autre analyse de la constitution du sujet. 1. un autre mode de contestation de la scientificité des disciplines psyTout d’abord, Foucault conteste bien lui aussi la scientificité des disciplines psy-, mais non en leur opposant une autre réalité qu’elles méconnaîtraient ou masqueraient. Sa critique consiste plutôt à dénoncer leur prétendu « positivisme » pour faire apparaître leur véritable positivité qui tient au fait qu’elles produisent cet objet qu’elles prétendent découvrir. Dans un premier temps, Foucault dénonce donc leur « positivisme », autrement dit il conteste le fait que ces disciplines se soient constituées par la seule vertu de l’observation objective et méthodique d’une réalité donnée de tout temps. C’est ainsi qu’il rejette le « mythe » de l’origine de la psychiatrie dans l’Histoire de la folie. La psychiatrie n’est pas née d’un regard enfin neutre et bienveillant, porté par ses fondateurs, sur des fous jusqu’alors traités comme des animaux. Foucault montre au contraire que la psychiatrie s’est constituée à partir d’une transformation des rapports et des pratiques, mettant les hommes raisonnables aux prises avec les fous : le développement de la connaissance a été rendu possible par une nouvelle forme de protection et de maîtrise de la folie prenant la forme d’une objectivation : « L’avènement historique du positivisme psychiatrique n’est lié à la promotion de la connaissance que d’une manière seconde ; originairement, il est la fixation d’un mode particulier d’être hors-folie : une certaine conscience de non-folie, qui devient, pour le sujet du savoir, situation concrète, base solide à partir de laquelle il est possible de connaître la folie. […] Formes de reconnaissance et structure de protection se sont superposées en une conscience de n’être pas fou désormais souveraine. Cette possibilité de se donner la folie comme connue et maîtrisée à la fois dans un seul et même acte de conscience – c’est cela qui est au cœur de l’expérience positiviste de la maladie mentale » 8. Ces nouveaux rapports entre l’homme raisonnable et le fou ont été à l’origine d’une nouvelle expérience de la folie : celle d’une aliénation psychologique. C’est la moralisation et l’intériorisation de la folie sous la forme d’une perte de soi sanctionnant l’excès des passions qui a donné naissance à la psychiatrie. La constitution de ce « sujet psychologique » a été la condition de possibilité de la psychiatrie. Autrement dit, si la psychiatrie n’est pas la science qu’elle prétend être, c’est donc parce 8 Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, pp. 572-573. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 20 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER qu’elle a fabriqué cette « aliénation psychologique » ou maladie mentale qu’elle prétend dévoiler comme la nature ou la vérité de la folie. « L’internement classique avait créé un état d’aliénation qui n’existait que du dehors, pour ceux qui internaient et ne reconnaissaient l’interné que comme Étranger ou Animal ; Pinel et Tuke, dans ces gestes simples où la psychiatrie positive a paradoxalement reconnu son origine, ont intériorisé l’aliénation, l’ont installée dans l’internement, l’ont délimitée comme distance du fou à lui-même, et, par là, l’ont constituée comme mythe » 9. 2. Une autre analyse des rapports entre le savoir et le pouvoir Mais que signifie cette affirmation d’une production du « sujet psychologique » ? Pour la comprendre, il faut se référer à l’analyse que fait Foucault des rapports entre le savoir et le pouvoir. Cette analyse se distingue de l’analyse marxiste. Autrement dit, à l’égard des rapports de pouvoir, le savoir, selon Foucault, n’est pas placé devant l’alternative suivante : soit contribuer à leur perpétuation en entérinant une fausse représentation des rapports sociaux, soit les dénoncer en révélant la réalité de la domination. Le savoir n’est pas dépendant ou indépendant de rapports de pouvoir préexistants qu’il travestit ou démasque. Il ne se contente pas de voiler ou dévoiler une réalité déjà donnée. Pour Foucault, au contraire, le savoir participe à la création du réel, et ce parce qu’il ne se constitue pas sans mobiliser des techniques de pouvoir 10, qui, comme il l’a montré dans Surveiller et punir notamment, ne sont pas tant répressives que productives. Le pouvoir-savoir produit du réel : il produit des corps disciplinés, et il produit également une « âme » ou « psyché » qu’il projette derrière ces corps pour mieux les contrôler et les normaliser. « Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit – d’une façon plus générale sur ceux qu’on surveille, qu’on dresse et corrige, sur les fous, les enfants, les écoliers, les colonisés, sur ceux qu’on fixe à un appareil de production et qu’on contrôle tout au long de leur existence. […] Cette âme réelle, et incorporelle, n’est pas substance ; elle est l’élément où s’articulent les effets d’un certain type de pouvoir et la référence d’un savoir, l’engrenage par lequel les relations de pouvoir donnent lieu à un savoir possible, et le savoir reconduit et renforce les effets de pouvoir » 11. Autrement dit, pour prendre le cas de la constitution de la psychiatrie, le rapport de savoir que les psychiatres ont institué avec les fous a nécessité l’usage de techniques d’objectivation qui étaient en même temps des techniques de pouvoir. La constitution du fou en objet possible pour une observation et une connaissance a nécessité, entre le psychiatre et le fou, la mise en place d’un rapport d’autorité, de non-réciprocité, et de surveillance. Corrélativement, cette objectivation a suscité, du côté du fou, un certain rapport à soi : il a été appelé à s’observer lui-même, à se surveiller et à se sentir responsable et coupable de sa folie. 9 Idem, p. 597. Cf. Résumé du cours de 1971-1972, « Théories et institutions pénales », repris dans Dits et écrits, tome I, 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1257 : « Pouvoir et savoir ne sont pas liés l’un à l’autre par le seul jeu des intérêts et des idéologies : le problème n’est donc pas seulement de déterminer comment le pouvoir se subordonne le savoir et le fait servir à ses fins ou comment il se surimprime à lui et lui impose des contenus et des limitations idéologiques. Aucun savoir ne se forme sans un système de communication, d’enregistrement, d’accumulation, de déplacement qui est en lui-même une forme de pouvoir et qui est lié, dans son existence et son fonctionnement, aux autres formes de pouvoir ». 11 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 38. 10 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 21 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER « L’asile de l’âge positiviste, tel qu’on fait gloire à Pinel de l’avoir fondé, n’est pas un libre domaine d’observation, de diagnostic et de thérapeutique ; c’est un espace judiciaire où on est accusé, jugé et condamné, et dont on ne se libère que par la version de ce procès dans la profondeur psychologique, c’est-à-dire par le repentir » 12. Selon Foucault, c’est cette nouvelle modalité de rapport entre l’homme raisonnable et le fou, impliquant pour le fou un nouveau rapport à soi, qui a produit réellement la subjectivité comme le lieu possible d’une aliénation psychologique. C’est l’objectivation – rapport de savoir tout autant que de pouvoir – qui a suscité cette nouvelle expérience du fou appelé à se considérer et se constituer comme une intériorité psychologique où se joue le conflit entre sa raison vacillante et sa folie. 3. une autre analyse de la constitution du sujet Cette généalogie du sujet psychologique à laquelle procède Foucault suppose donc également une nouvelle conception du sujet. Pour pouvoir dire que le « sujet psychologique » est une expérience récente qui s’est constituée avec la production des disciplines psy-, il faut considérer le sujet comme une réalité historique. Et, en effet, à l’encontre justement des disciplines psy- et notamment de la psychanalyse, Foucault définit le sujet comme une certaine forme de rapport à soi qui n’est pas universelle mais historiquement variable. Et si ce rapport à soi peut varier, c’est qu’il ne se constitue pas à partir de conflits psychiques ou d’un ordre symbolique qui sont universels (comme le complexe d’Œdipe pour Freud, ou le stade du miroir pour Lacan), mais à partir de techniques de pouvoir ou de techniques de soi qui changent selon les cultures et les époques. Ainsi, Foucault explique dans un entretien réalisé en 1984 : « Ce que j’ai voulu essayer de montrer, c’est comme le sujet se constituait lui-même, dans telle ou telle forme déterminée, comme sujet fou ou sujet sain, comme sujet délinquant ou non délinquant, à travers un certain nombre de pratiques qui étaient des jeux de vérité, des pratiques de pouvoir, etc. Il fallait bien que je récuse une certaine théorie a priori du sujet pour pouvoir faire cette analyse des rapports qu’il peut y avoir entre la constitution du sujet ou des différentes formes de sujet et les jeux de vérité, les pratiques de pouvoir, etc. […] Le sujet n’est pas une substance. C’est une forme, et cette forme n’est pas surtout ni toujours identique à elle-même. Vous n’avez pas à vous-mêmes le même type de rapports lorsque vous vous constituez comme sujet politique qui va voter ou qui prend la parole dans une assemblée et lorsque vous cherchez à réaliser votre désir dans une relation sexuelle. Il y a sans doute des rapports et des interférences entre ces différentes formes du sujet, mais on n’est pas en présence du même type de sujet. Dans chaque cas, on joue, on établit à soi-même des formes de rapport différentes. Et c’est précisément la constitution historique de ces différentes formes du sujet, en rapport avec les jeux de vérité, qui m’intéresse » 13. Ainsi, lorsque les psychiatres – armés d’une nouvelle conception de la folie comme aliénation psychologique – incitent les fous à s’observer et à se considérer eux-mêmes comme le lieu d’un conflit intérieur entre leur raison affaiblie et leurs accès de folie, ils induisent réellement un nouveau rapport à soi et partant une nouvelle expérience subjective. La création d’une nouvelle réalité subjective est particulièrement sensible dans la psychanalyse : dans La volonté de savoir, Foucault a montré comment la pratique consistant à formuler chaque pensée et chaque image pour y débusquer les signes de possibles traumatismes sexuels – contribuait 12 Foucault M., Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 623. Foucault M., « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et écrits, tome IV Paris,, Gallimard, 1994, pp. 718-719. 13 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 22 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER en fait à disséminer et à créer la « sexualité » comme axe central et vérité de l’expérience subjective moderne. Reste maintenant à comprendre quel sens peut avoir la constitution du sujet moderne comme « sujet psychologique » par l’intermédiaire des disciplines psy-. C’est ce que je vais m’efforcer d’éclairer rapidement dans une dernière partie. III. Le sujet psychologique comme effet-instrument des rapports de pouvoir moderne Les disciplines psy- ne sont donc pas pour Foucault des idéologies visant à masquer et à perpétuer le mode de production capitaliste – et pourtant, elles ont bien pour lui un rapport fondamental avec les relations de pouvoir modernes. Si les disciplines psy- sont au cœur de ce pouvoir moderne, ce n’est pas parce qu’elles permettent de le travestir mais parce qu’elles constituent un instrument et une grille d’analyse essentiels pour ce pouvoir. Foucault a analysé ces rapports de pouvoir, notamment dans Surveiller et punir. Pour expliquer la genèse de la prison comme mode de punition exclusif, il met en lumière la constitution au XVIIIe siècle d’un ensemble de techniques de pouvoir qu’il nomme « disciplines ». Ces techniques ont ceci de spécifique qu’elles ont pour objectif, non de prélever des biens ou des services ni d’instituer un ordre juridique et politique en posant des règles et en sanctionnant leur violation, mais d’investir le corps et la vie de l’individu pour les organiser et les gérer, et ceci pour prélever les forces de l’individu et optimiser sa vie tout en diminuant son pouvoir de résistance. Ce pouvoir moderne est un pouvoir individualisant et normalisateur : autrement dit, il procède à un double mouvement de constitution des identités singulières et d’évaluation de ces identités au regard d’une entité collective : la population. Chaque individu est particularisé au regard d’une norme qu’est censée représenter la population. Ces rapports de pouvoir procèdent donc à la fois à une normalisation, c’est-à-dire à une homogénéisation de l’individu au regard d’une norme, et à une individualisation, i.e. une spécification de sa différence au regard de cette norme. Cette différence – ou anormalité – est ce qui permet à ce mode de pouvoir de se donner prise sur l’individu pour opérer une normalisation toujours incomplète. Le pouvoir disciplinaire est individualisant parce qu’il ajuste la « fonction-sujet » à la « singularité somatique ». Autrement dit, il fait du corps individuel l’élément qui est assujetti dans la relation de pouvoir. Et ceci par un système de surveillance-écriture qui, en consignant tout comportement dans un dossier, fait de chacun un « cas ». Ainsi, on projette derrière cet ensemble disparate de « faits et gestes » un noyau de virtualités, une psyché à travers laquelle le corps peut être identifié et connu en vérité. C’est cette psyché qui est la cible du jugement normatif et fait du corps un « sujet psychologiquement normal ». « […] C’est parce que le corps a été « subjectivisé », c’est-à-dire que la fonction-sujet s’est fixée sur lui, c’est parce qu’il a été psychologisé, parce qu’il a été normalisé ; c’est à cause de cela que quelque chose comme l’individu est apparu […] l’individu est d’entrée de jeu et par le fait de ces mécanismes, sujet normal, sujet psychologiquement normal » 14. 14 Foucault M., Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France de l’année 1973-1974, Paris, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 2003, pp. 57-58. Foucault entend par « fonction-sujet » ce qui tient la fonction de sujet du pouvoir, au sens de ce sur quoi s’exerce son autorité. Or, selon Foucault cette fonction-sujet n’est pas toujours occupée par le même élément : ce n’est que depuis les XVIIe et XVIIIe siècles que le corps (la singularité somatique) est devenu en son entier et continûment la cible essentielle du pouvoir, formant un nouveau type de pouvoir que Foucault appelle « discipline » et qui a pour caractéristique d’être individualisant et normalisateur. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 23 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER Selon Foucault, les sciences humaines et particulièrement les disciplines psy- sont donc les instruments de ce double processus d’individualisation-normalisation. En effet, ce sont elles qui permettent de constituer une connaissance des singularités ou anormalités de l’individu sur le fond d’une science des normes de développement et de comportement du sujet. Le « sujet psychologique » est le corrélat réel de ces rapports de pouvoir modernes qui ont besoin de coder chaque infraction aux disciplines comme anormalité pour pouvoir opérer et justifier un travail de normalisation du comportement. En effet, le pouvoir juridique ne permet pas d’intervenir sur l’ensemble des comportements des individus : son pouvoir se limite à définir les conduites qui sont proscrites ou éventuellement prescrites. Il se contente de déterminer les règles d’exercice d’une liberté sur laquelle il n’a pas prise. Or, en définissant les normes de développement de l’individu, les disciplines psy- permettent d’agir sur ces comportements qui échappent au domaine juridique. Foucault montre ainsi – dans deux de ses cours au Collège de France, Le pouvoir psychiatrique et Les anormaux – comment la psychiatrie et la psychologie se sont érigées au XIXe siècle en science de l’hygiène sociale parce qu’elles codaient comme anormaux, en dehors du champ des lois, des comportements nuisant à l’ordre social. « Vous avez donc jointure – à l’intérieur de ce champ organisé par […] la psychiatrie nouvelle qui prend la relève de la médecine des aliénistes –, vous avez ajustement, et recouvrement partiel […] de deux usages de la norme, de deux réalités de la norme : la norme comme règle de conduite et la norme comme régularité fonctionnelle ; la norme qui s’oppose à l’irrégularité et au désordre, et la norme qui s’oppose au pathologique et au morbide. […] La psychiatrie devient à ce moment-là – non plus dans ses limites extrêmes et dans ses cas exceptionnels, mais tout le temps, dans sa quotidienneté, dans le menu de son travail – médico-judiciaire. Entre la description des normes et règles sociales et l’analyse médicale des anomalies, la psychiatrie sera essentiellement la science et la technique des anormaux, des individus anormaux et des conduites anormales » 15. Le « sujet psychologique » est donc la cible et le produit réel de ce pouvoir moderne qui ne se contente plus d’exiger ou d’interdire certains comportements de la part de ses sujets, mais qui cherche à gérer, directement par les disciplines du corps ou indirectement par les politiques d’intervention sur la vie (fécondité, alimentation, maladie, etc.), l’ensemble de sa conduite. IV. Conclusion Pour finir, je voudrais indiquer quelques pistes concernant la pertinence que peut avoir aujourd’hui cette analyse de la production par le pouvoir et le savoir psy- de ce « sujet psychologique » comme instrument et relais des rapports de pouvoir modernes. Peut-être pourrait-on objecter que cette analyse ne vaut guère que pour les XVIIIe et XIXe siècles où des théories aujourd’hui contestées comme celle de la dégénérescence, par exemple, ont effectivement servi à promouvoir cette « hygiène sociale » dont parlait Foucault. Mais, poursuivrait-on, la psychiatrie ou la psychologie ne servent plus guère aujourd’hui de caution à une telle politique de normalisation. Il est vrai que Foucault a mené des enquêtes historiques et il s’est intéressé essentiellement à la constitution de ce pouvoir-savoir psy- aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais il me semble néanmoins que cette idée d’un gouvernement des individus à partir de leur constitution comme sujet psychologique est toujours d’actualité. Et ce, dans au moins trois domaines que je me contenterais d’indiquer. 15 Foucault M., Les anormaux, Cours au Collège de France année 1974-1975, Paris, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 1999, pp. 150-151. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 24 Foucault : une généalogie du sujet psychologique Carine MERCIER 1) Tout d’abord, dans le domaine pénal : Foucault a montré quelle place fondamentale avaient conquise les experts psychiatres aux XVIIIe et XIXe siècles. Or, cette place est peut-être encore plus importante aujourd’hui. Chaque criminel, que son crime soit sexuel ou non, est envisagé comme un malade mental potentiel. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter ou de lire les journaux. Sans doute les conceptions invoquées ne sont plus les mêmes – la notion psychanalytique de « loi symbolique » étant aujourd’hui à l’honneur 16 – mais le criminel est toujours considéré comme un sujet psychologique, autant sinon plus que comme un sujet juridique. 2) Autre domaine, lui aussi juridique : celui des rapports de parenté. Les débats sur le PACS, le mariage et l’adoption par des parents homosexuels ont vu proliférer les références psychologiques ou psychanalytiques aux conditions d’un développement normal de l’enfant. Là encore, le domaine juridique et politique du droit conjugal et familial est colonisé par la référence au sujet psychologique 17. 3) Enfin, dernier domaine où la référence au sujet psychologique se substitue au sujet politique ou social : les nouvelles techniques de management. Des études récentes ont montré que les nouvelles formes de gestion et d’organisation des rapports de pouvoir au sein de l’entreprise se fondaient sur l’interpellation de l’employé ou du cadre en « sujet psychologique ». On fait, en effet, de plus en plus appel à une responsabilisation de l’employé qui doit se constituer en sujet capable de gérer et d’optimiser ses ressources psychologiques pour être le plus performant possible. A ce propos, on peut se référer au numéro de mars 2005 de la revue Sciences humaines qui porte sur les nouvelles formes de domination au travail, et notamment à l’analyse de Valérie Brunel qui a publié à La Découverte en 2004 un ouvrage intitulé Les managers de l’âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle forme de pouvoir ? Ainsi donc, dans tous ces domaines, et peut-être dans d’autres encore, l’analyse de la constitution de l’individu en sujet psychologique comme nouvelle modalité d’exercice du pouvoir semble toujours d’actualité. 16 Cf. Chaumon F., Lacan. Le loi, le sujet et la jouissance, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2004. Cf. Borrillo D., Fassin E., Iacub M. (dir.), Au-delà du PACS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris, PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 1999. 17 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 25 Questions et réactions après les interventions de Alain MILON et Benoît BERTHOU QUESTIONS ET REACTIONS APRES LES INTERVENTIONS DE ALAIN MILON ET BENOIT BERTHOU CELINE VAGUER TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE BELINDA LAVIEU ET ORIANE DESEILLIGNY Orianne DESEILLIGNY (sciences de l’information et de la communication) : votre exposé est consacré aux « écritures de soi » en littérature, mais pourriez-vous préciser un peu plus ce que vous entendez par là ? Je sais que Michel Foucault a employé également le terme « écriture de soi » au singulier pour désigner cette écriture régulière relevant d’un « art de vivre » chez les Anciens. Comment situez-vous votre propos par rapport à cela et par rapport à ce que l’on appelle parfois un peu rapidement les « écritures de soi » pour désigner les écritures biographiques et autobiographiques. Autrement dit, quelle définition peut-on donner de ce terme, et quel usage en est possible ? Alain MILON (philosophie) : mon intervention est la synthèse de deux livres à paraître sur l’écriture de soi et l’hospitalité littéraire, et sur l’épreuve du temps chez Blanchot. En réalité, la question posée sur la figure du sujet n’est pas propre à Michel Foucault. Il suffit de remonter aux présocratiques pour s’en rendre compte. Dans le cadre de cette analyse sur l’écriture de soi, ce sont les questions : qu’est-ce qu’écrire ? et pourquoi écrire ? qui m’intéressent. Je ne suis ni littéraire, ni historien. Ma formation est philosophique. À ce titre, c’est le traitement philosophique de ces questions qui conditionne ma lecture des textes de Sarraute, de Beckett ou d’Artaud. À partir des questions de l’écriture de soi se pose une autre série de questions autour de la fonction même d’écrire : qu’est-ce qu’écrire ? Qui écrit ? L’auteur est-il un anonyme ou un pseudonyme ? Qui l’auteur accueille-t-il quand il écrit sur lui ? L’accueil de soi est-il un recueil ou un écueil ? etc. C’est de ce point de vue que les écritures de soi sont significatives, car elles nous invitent à réfléchir sur la nature du « qui » dans qui écrit, et elles sont d’autant plus significatives au fur et à mesure que l’on creuse la question du processus d’écriture. Par rapport à ce problème, je me suis particulièrement intéressé aux liens entre la souffrance et l’écriture, autrement dit le rapport de réciprocité qui existe entre le « je souffre » et le « j’écris ». Cette formule « j’écris parce que je souffre » est particulièrement symptomatique d’un certain type d’écriture contemporaine qui finit par faire de l’écriture une sorte de mesure de la souffrance. L’écriture devient alors un symptôme. Si on renverse le rapport : « je souffre — j’écris », l’écriture devient un point de départ qui consiste à faire remonter, non pas à la surface, mais en profondeur, la folie de l’écrivain. Si je n’écris pas, je meurs et tant pis si mon écriture est ma folie. Je pense là à la formule de Nietzsche dans le Zarathoustra : « avec du sang, écris ». Écrire avec son sang, cela veut dire aussi que l’écriture est avant tout un acte de résistance, un acte par lequel l’écrivain refuse l’anecdotique, l’événementiel, le contingent, tout ce qui réduit l’écriture au vague énoncé de sa petite histoire personnelle. Sur la question plus générale de la figure du sujet, on observe qu’en philosophie, cette question du sujet est un concept aventureux et creux, non pas qu’il soit vide, mais simplement qu’il sonne creux au sens où il résonne différemment selon les oreilles de chacun. Orianne DESEILLIGNY : votre communication m’intéresse tout particulièrement, car je fais une thèse justement sur les « journaux intimes » et le journal intime révèle une écriture de soi particulière, écriture qui contient beaucoup de dolorisme et de psychologisme. Mais le journal Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 26 Questions et réactions après les interventions de Alain MILON et Benoît BERTHOU intime peut atteindre une forme d’art. Il y a une réflexion sur l’autobiographie, la fiction… j’écris parce que je souffre, je souffre parce que j’écris. Il faut aller plus loin, la réflexion sur l’écriture peut dépasser cette réflexion binaire. L’idée d’une écriture de soi comme refus de l’effet miroir est très intéressante, mais ne pensez-vous pas qu’une forme esthétique peut naître en creux du journal intime ? Alain MILON : j’ai cité l’analyse de Blanchot dans L’espace littéraire sur le double échec du journal intime et celle de Valéry quand il parle de son journal comme une « contre-œuvre ». Tous deux portent en effet des jugements très durs sur le journal intime. Il suffit de voir comment certains « écrivains » contemporains font des écritures de soi un simple segment de marché à exploiter le plus longtemps possible ; sorte d’ouvrage qui n’est qu’un simple miroir de son propre ouvrage. Quitter la ville d’Angot est symptomatique de cette dérive. Mais il y a aussi des écritures de soi qui sortent le moi de son moi-même (comme un moi qui s’aime) et qui racontent toutes les histoires de l’homme à travers la sienne. Cela me paraît plus intéressant que celui qui « projette ses émotions sur le papier », parce que dans le cas où l’écrivain écrit la vie de l’homme en feignant de parler de lui-même comme Gracian, il fait de l’écriture un espace d’accueil. C’est le parti pris du travail que je fais actuellement, voir comment l’écrivain s’accueille dans sa propre écriture, dès lors qu’il évite l’écueil du « j’écris parce que je souffre ». Benoît BERTHOU : je rebondis sur les journaux intimes et reviens sur le pacte autobiographique (cf. P. Lejeune, Le Pacte autobiographique) que j’ai évoqué dans les écritures de soi, il y a un pacte qui repose sur l’identité entre auteur, narrateur, lecteur. En littérature, il peut y avoir de la perversion lorsque, justement, le personnage et l’auteur sont identiques. Je pense à plusieurs œuvres : par exemple, lorsqu’auteur et personnage sont identiques, et les personnages sont des souvenirs (cf. M. Leiris : La règle du jeu). C’est important d’investir cet espace narratif, quitte à aller jusqu’au mensonge. Le propre de l’art, c’est le mensonge. Alain MILON : Existe-t-il des sujets qui ne mentent pas ? Orianne DESEILLIGNY : je suis tout à fait d’accord sur le refus de l’identification du moi. Le journal intime et l’autobiographie permettent justement le mensonge et il n’y a pas d’écriture sans mensonge. Aline MARCHAND (lettres modernes) : chez Lejeune, le mensonge permet de renforcer le pacte autobiographique. Alain MILON : l’authenticité, c’est ce qui permet d’agir de sa propre autorité. Au-delà de cela, c’est la question du consensus qu’il faut aborder (i.e. l’absence de distinction entre l’écriture de soi et celle qui n’est pas de soi). Certains critiques littéraires, Lejeune par exemple, définissent un cadre quasi éthique duquel il ne faut pas sortir, le pacte reposant sur une sorte de contrat qui sous-tend un consensus qu’il faut accepter, sorte de reformulation du consensus d’Habermas. Danielle LEEMAN (sciences du langage) : cette question s’adresse à Alain Milon. Quand vous parlez d’autobiographie, pensez-vous essentiellement à la personne qui dit « je » ? Que faites-vous des auteurs qui parlent d’eux-mêmes à la deuxième personne du singulier, « tu » comme G. Apollinaire : « A la fin tu es las de ce monde ancien », ou à la deuxième personne du pluriel « vous » (je pense à un collègue, Michel Arrivé, qui a écrit un roman Les remembrances d’un vieillard idiot où le personnage (auteur ? narrateur ?) se raconte à la 2e personne du pluriel). Alain MILON : je pense à tout le monde : au « je », au « tu », au « il », au « nous », au « vous ». Cet ensemble de pronoms est un moyen de réagir sur l’acte d’écriture. Blanchot reprend et commente une remarque de Kafka : comment passer de « j’écris » à « écrire ». Pour Kafka, on est un véritable écrivain quand on passe de « j’écris » à « écrire ». L’acte d’écriture est significatif quand il y a écrire (quel que soit le pronom). Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 27 Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER QUESTIONS ET REACTIONS APRES L’INTERVENTION DE CARINE MERCIER CELINE VAGUER TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE BELINDA LAVIEU ET ORIANE DESELLIGNY Cecilia Marie DI BONA (philosophie) : une réflexion qui s’adresse à Alain Milon. Un poème de Jorge Luis Borges qui s’intitule « Bienheureux » – parodie du Discours de la montagne de Jésus (Matthieu X) – dit : « Seront bienheureux ceux qui se reconnaîtront comme auteur, car ils auront menti/Seront malheureux tous ceux qui cherchent la vérité… ». La conclusion serait que personne n’a raison ou que tout le monde a raison. Une réflexion sur l’intervention de Carine Mercier. Par rapport à la construction du sujet psychologique, je suis tout à fait d’accord que la psychologie et la psychiatrie ont souvent été utilisées comme ouverture culturelle des rapports de pouvoir maintenus comme tels, et cette relation est bien représentée dans le paramètre freudien (par exemple dans la relation entre le médecin et le patient). Mais je crois qu’il y a encore le problème du rôle de la conscience, même dans la société marxiste, dans le rôle de l’intellectuel et/ou du psychiatre, il faut connaître la conscience avant de connaître la société. Peut-on vraiment lire la conscience tout court comme rapport de pouvoir, comme reflet des rapports économiques ou reste-t-il quelque chose qui échappe à la relation (par exemple, la relation patient/thérapeute) ? Carine MERCIER (philosophie) : la question repose-t-elle sur l’analyse de Foucault ou sur l’idéologie, le marxisme ? Cecilia Marie DI BONA : quel rôle a la conscience, ont les intellectuels, dans les procès de libération pour faire face à des rapports de pouvoir que personne ne peut contester ? Carine MERCIER : je voulais distinguer l’analyse de Foucault d’une analyse qui fait de la conscience le reflet de rapports de pouvoir. Althusser redéfinit l’idéologie comme ce qui interpelle les individus en sujets : dès lors, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes en tant que sujet est toujours une représentation imaginaire induite par les pratiques idéologiques. Foucault montre que les individus, dans les rapports de pouvoir modernes, sont constitués comme des sujets psychologiques. Mais cette constitution n’est pas inéluctable, comme c’est le cas chez Althusser, pour qui il n’y a de sujet qu’idéologique. En effet, pour Foucault, il y a plusieurs modes de subjectivation possibles. Le sujet, comme le disait A. Milon, est un concept vide pour Foucault : il peut donc désigner plusieurs formes de conscience de soi ou de rapports à soi. Le sujet psychologique n’est donc qu’une des formes possibles de rapport à soi. Il est donc possible de concevoir d’autres formes de constitution de soi comme sujet, d’autres formes de conscience de soi et du monde. Et c’est bien là en effet que Foucault va chercher à penser la possibilité d’une résistance dans la dernière partie de son parcours : contre un mode d’exercice du pouvoir qui consiste à transformer les individus en sujets psychologiques, il faut promouvoir d’autres formes de subjectivation. C’est donc là, dans cette possibilité d’autres modes de subjectivation, que se trouve la distance critique qui permet de dénoncer le rapport à soi psychologique comme potentiellement dangereux (notamment en ce qu’il fixe une identité jugée en termes de normalité ou anormalité). Dès lors, il n’y a pas de cercle vicieux chez Foucault qui rendrait impossible de penser la possibilité d’une critique, comme c’est le cas dans la conception d’un sujet nécessairement idéologique : en effet, si tout le monde vit dans l’idéologie, comment peut-on avoir conscience que l’on vit dans cette Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 28 Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER idéologie ? Même si, pendant un temps, Foucault a mis l’accent sur une seule forme de subjectivité (le sujet moderne assujetti à une identité psychologique), il y a une multiplicité de formes de subjectivité. (Pause) Jacques PAIN (sciences de l’éducation) reprend le débat et fait une présentation bibliographique de la notion de figures du sujet (cf. le Vocabulaire européen de la philosophie, le Dictionnaire de la philosophie et de la morale, l’ouvrage d’Hélène Védrine Le sujet éclaté, entre autres). Jacques Pain recentre la discussion autour de la problématique sartrienne et autour du débat marxiste : il existe tout un jeu entre l’individu et le sujet. Du point de vue lacanien, l’individu, c’est du vide, le sujet étant derrière, à l’horizon de l’individu. Par ailleurs, Marx, dans la 6e thèse, présente l’essence de l’homme comme située dans les rapports sociaux ; cette essence, ce n’est pas l’ensemble des relations sociales et la psychologie des individus, c’est l’ensemble des rapports structurels — famille, classe sociale, études et métier… l’ensemble des rapports sociaux « internes ». Michel KREUTZER (éthologie) : ma spécialité me conduit à être assez étranger aux disciplines et aux propos évoqués ce matin. Cependant, mon attention a retenu que dans la première intervention d’Alain Milon et de Benoît Berthou, il y avait une absence de propos sur l’aliénation du sujet et que dans celle de Carine Mercier, en revanche, il en était beaucoup question. Alain Milon et Benoît Berthou nous ont plutôt présenté l’œuvre comme un acte de liberté, ou bien contrainte par sa conception et son mode de fabrication. Cependant, il y a un aspect « profondeur » de l’individu dont ils n’ont pas parlé. En effet, beaucoup d’artistes ne savent pas d’où ça vient, ils sont même étonnés des analyses qui sont faites de leur œuvre. L’acte « dit » de liberté est donc contraint par un certain nombre de choses liées à la psychologie inconsciente du sujet. Si l’on prend la métaphore de « l’encre marine » que j’empreinte à l’édition du dernier ouvrage d’Alain Milon, on ne sait pas où cette encre s’attache (car l’encre, ça tâche !) dans les profondeurs marines. Le sujet est aliéné, car il ne sait pas de quelle profondeur vient sa propre parole. À propos de Foucault et de la deuxième intervention, je dirais qu’il avait su lui-même se mettre en scène dans un des lieux les plus aliénants du savoir : le Collège de France. Plaisanterie mise à part, vous avez souligné le système d’aliénation que créent les disciplines psy-, la psychologie qui arrive à un moment donné de l’histoire pour se mettre au service d’un pouvoir qui aliène le sujet… pourquoi pas, mais je pense qu’à tout moment de l’histoire, il y a eu des pouvoirs qui ont cherché à aliéner le sujet. En disant que la psychologie est au service d’une aliénation du sujet, ne confond-on pas un objet (une discipline) et l’un des usages que certains désirent lui voir jouer ? La vérité est plus complexe, sans doute, je ne saurai jeter « la pierre » à ceux qui ont commencé à casser des cailloux sous prétexte qu’ils auraient permis à certains de tuer efficacement leurs voisins grâce à cette nouvelle technique. Quelles étaient leurs motivations ? Peut-être tout simplement de mieux attraper du gibier pour nourrir leur famille. À mon sens, il n’y a pas plus de lien simple et univoque entre la pierre taillée et la guerre qu’entre la psychologie et l’aliénation des sujets au pouvoir. Carine MERCIER : il me semble que pour Foucault, il n’y a pas de sujet aliéné opposé à un sujet libre car le sujet est toujours constitué : il y a donc seulement différents modes de constitution du sujet qui laisse un espace de liberté plus ou moins grand pour l’individu. La subjectivité est un mode de rapport à soi et les disciplines psy- constituent un certain rapport à soi. Pour Foucault, il y a une interaction entre la constitution de savoirs et la constitution de rapports de pouvoir. Toute production de savoir implique la mobilisation de techniques qui sont de l’ordre du pouvoir, mais qui ne sont pas forcément aliénantes. Dans ma communication, j’ai plutôt mis l’accent sur un type de rapports entre les disciplines psy- et un certain type de pouvoir : un pouvoir normalisateur qui s’est constitué au XVIIIe siècle. Or, selon Foucault, ce pouvoir a mobilisé des disciplines psy- pour opérer cette normalisation : en codant des comportements constituant un trouble pour l’ordre public en troubles du comportement, c’est-à-dire en pathologies relevant de la psychiatrie. Foucault dénonce donc cette psychologisation et psychiatrisation de l’individu en ce sens qu’elle constitue une caractérisation de l’individu qui donne prise à des relations de pouvoir. Et je crois que nous voyons encore aujourd’hui Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 29 Questions et réactions après l’intervention de Carine MERCIER les effets politiques de la psychologisation ou de la psychiatrisation des comportements : que ce soit dans le monde du travail, dans la justice, et même dans les relations sociales. Cependant, sans doute peut-on penser que la psychologie ou la psychiatrie peuvent avoir au contraire un effet bénéfique, voire libérateur pour des individus. Je crois que Foucault ne s’opposerait pas à cela. Au contraire, il a mis l’accent dans La volonté de savoir, sur ce qu’il a appelé la « polyvalence tactique des discours ». Autrement dit, un savoir psy- peut aussi bien servir à une stratégie d’identification et de normalisation, qu’à une stratégie de résistance et de lutte contre des modalités de pouvoir. Ainsi, on peut envisager des cas où la psychologie et la psychanalyse peuvent aider véritablement un individu à se défaire d’une situation où il subit des rapports de pouvoir assujettissant : je pense, par exemple, au harcèlement dans le cadre du travail que les psychologues peuvent permettre d’identifier et de dénoncer, ou encore à des relations familiales étouffantes et aliénantes qu’une psychanalyse pourrait aider à repérer et à refuser. Bref, si Foucault a surtout mis l’accent sur l’assujettissement auquel les disciplines psy- participent, c’est parce qu’il concevait le travail de l’intellectuel comme devant consister à mettre en lumière les rapports de pouvoir – surtout ceux qui se parent d’une caution scientifique – et à constamment rester vigilant face aux dangers multiples. Alain MILON : plutôt que de traiter du sujet aliéné ou non, l’idée était de partir du sujet comme s’il était un lieu de possibles, ce qui permettait d’échapper à cette dichotomie et à ces querelles byzantines sur la notion de sujet. Pour répondre à la question qui m’a été posée par Cécilia Marie Di Bona (en lien avec la référence au poème de Borges), il s’agit de rendre compte du passage de l’anonyme au pseudonyme. La perspective de Borges, dans Fictions par exemple, est de nous dire que l’anonyme pose la question : quel nom doit porter l’auteur ? Autrement dit, tous les auteurs ne sont-ils pas le pseudonyme d’un autre ? Le Quichotte de Ménard, de Cervantès, de Borges… et cela, sans lien chronologique. Et de ce fait, pour répondre à Michel Kreutzer, tout cela ne peut pas satisfaire l’éthologie ! Benoît BERTHOU : permettez-moi de rebondir là-dessus. Dans l’art, il y a toujours un sujet aliéné, sujet qui devient tout le temps autre, qui s’écarte sans cesse de lui-même, dont le but est de s’altérer par le biais d’une représentation, par le biais d’un matériau, d’une écriture. Et ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le sujet s’écarte de lui-même : qu’est-ce que produit ce travail d’aliénation, qu’est-ce que cela permet d’espérer ? Leiris parle de « spéculer sur le principe d’identité », principe que l’on va tordre, on va lui donner tous les états, toutes les torsions et toutes les tensions possibles… Que reste-t-il de moi après toutes ces torsions et toutes ces tensions ? Qu’est-ce qui fait que je reste identique ?… Le principe consiste à ne pas s’encombrer d’une narration : on est un souvenir, un instant, un jouet, un instrument de langage. La narration comme valeur de possible. Jacques PAIN : je pensais au body art, à Gina Pane, aux travaux qui ont été faits sur la Joconde, travailler sur son propre corps pour déplacer le problème, l’image de l’individu. Cette forme d’art, cette manière de faire pose-t-elle ou non le problème de l’aliénation ? Alain MILON : on est en train de faire, avec une amie et collègue du CNRS, Michela Marzano, un dictionnaire critique sur « le corps » à paraître aux PUF en 2007, et l’on s’est demandé s’il y avait lieu d’intégrer ce type de travaux sur le corps (i.e. les gens qui travaillent de cette manière sur le corps et la question du sujet qu’ils présupposent). Du point de vue épistémologique, on a pris le parti de dire non. Ce sont en fait des travaux plus polémiques que scientifiques. On ne peut entrer dans le détail de notre position, car ce n’est pas l’objet de cette journée d’étude et nous n’avons pas le temps. Mais il serait intéressant d’approfondir les raisons pour lesquelles ces travaux ne posent ni la question du corps, ni celle du sujet, mais correspondent plutôt à une certaine manière d’occuper un « segment de marché ». Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 30 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD DU SUJET INDIVIDUE AU SUJET ANTHROPOLOGIQUE, LA PERSPECTIVE ECOCULTURELLE PHILIPPE BEAUD SCIENCES DE L’ÉDUCATION Résumé En quoi le cadre théorique de la niche écoculturelle du développement proposé par Dasen en 2003 permet-il d’accéder au sujet anthropologique ? Nous allons tenter de répondre à cette question à partir d’un travail de thèse que nous effectuons sur la réussite scolaire et l’acculturation d’enfants amérindiens quechuas des Andes du Pérou. L’objectif de notre recherche est d’analyser l’impact des figures éducatives ou guidantes dans le vécu des Amérindiens étudiants ou diplômés de l’enseignement supérieur. Les données issues des récits d’enfance de ces adultes nous ouvrent une première perspective : celle du sujet individué. Pour accéder à la seconde perspective : le sujet anthropologique, il nous semble indispensable de prendre en compte le contexte écoculturel dans lequel le sujet se développe en tant que membre d’une histoire collective, en interaction avec les différentes sphères de l’intimité, du social et des cultures en présence. Mots clés : Anthropologie, images guidantes, figures éducatives, récits de vie, niche de développement, acculturation. Les diplômés amérindiens quechuas du Pérou Notre recherche s’intéresse aux déterminants familiaux de la réussite scolaire et de l’acculturation des enfants autochtones amérindiens quechuas 1 qui vivent dans les Andes du Pérou. Ce travail de thèse repose sur plusieurs recherches précédentes sur l’éducation familiale dans les Andes, les stratégies de scolarisation des parents amérindiens et les vécus de maîtresses d’école d’origine urbaine et autochtone exerçant en milieu rural (Beaud, 2004). L’approche que nous avons choisie pour la collecte des données est celle de l’ethnobiographie. Nous avons demandé à vingt sujets de s’exprimer librement sur leur vécu éducatif et scolaire à partir d’un canevas thématique ouvert. Les sujets étaient d’origine quechua, titulaires d’un diplôme universitaire ou professionnel, étudiants ou adultes en reprise d’études en fin de cycle. Le panel comprenait dix-neuf sujets, huit hommes âgés de 21 à 57 ans, neuf femmes âgées de 18 à 33 ans et deux hommes de 73 ans. Nous avons opté pour cette démarche rétrospective de la construction du sujet, car nous souhaitons analyser l’impact des figures éducatives, au travers des images guidantes, sur la motivation à réussir l’école et sur les modes d’acculturation et les stratégies d’acculturation. 1 Actuellement, parmi les Amérindiens du Pérou, quatre millions pratiquent le quechua comme langue première dans vingt départements sur les vingt-quatre que compte le pays. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 31 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD Réussite scolaire, éducation implicite, images et figures guidantes Plusieurs recherches en Occident montrent l’impact implicite de l’investissement parental sur la réussite scolaire des enfants défavorisés à l’école (Pourtois & Desmet, 1993, 1992, 2004 ; Ravoisin, 1998 ; Laurens 1992 ; Montandon & Kellerhals, 1991, 1999 ; Lahire, 1995). Les recherches sur la réussite scolaire en contexte de migration confirment aussi l’importance du soutien familial et l’impact (positif ou négatif) de la fratrie sur la trajectoire scolaire (Sabatier & Holveck, 2000 ; Sabatier, Arboscelli, Paul, Rocha, 2001 ; Quiminal, Timera, Fall, Diarra, 1997). Si, pour Léger et Tripier (1987), l’attitude parentale se comprend à partir d’une logique de l’efficacité qui organise les attentes à l’égard de l’école, dans le cas des Amérindiens du Pérou, cette logique doit prendre en compte l’ambivalence acceptation – rejet vis-à-vis de la culture de l’élite blanche et métisse née du processus de colonisation et de discrimination ethnique (Gashé, 2004). Pour les populations quechuas qui vivent de la terre et de l’élevage dans des conditions difficiles, l’école est ainsi devenue pour certaines familles un synonyme de mobilité sociale et culturelle, une porte d’accès au travail en « col blanc » (Beaud, 2005). S’il existe une universalité des processus dans le développement des individus, les cultures génèrent une grande diversité de comportements (Dasen, Ogay, 2000). On retrouve ainsi au sein des foyers amérindiens des comportements spécifiques : apprentissage par observation du faire, par le voir et au travers du dire, par imprégnation et par un compagnonnage silencieux ; cette pédagogie « informelle » est socialement et culturellement construite, elle n’est donc pas la simple émancipation de comportements « naturels » (Chamoux, 1986). Ces pratiques éducatives sont aussi l’expression silencieuse de croyances hiérarchiquement constituées (Marcel, 1986) ; ce sont les ethnothéories que l’anthropologue se doit de mettre à jour. Dans un quotidien souvent banal et répétitif, certaines attitudes ou comportements particuliers des éducateurs restent gravés dans le vécu de l’enfant. Ces expériences souvent brèves et intenses constituent pour le sujet des images guidantes (Goodman, 1988). Ces images évoquent des souvenirs dominants (Bergson, 1896) qui restent sémantisés dans la mémoire des sujets et qui imprègnent le sujet (Schütz, 1975). Ces images, associées à des figures guidantes, possèdent une forte teneur affective. Elles influenceront durablement l’individu et sa conception du monde, (Pourtois & Desmet, 2004). Ces images, situées dans la prime enfance, constituent pour le sujet un ancrage contre les tempêtes de la vie, une boussole pour ne pas perdre le cap, un support pour réussir envers et contre tout. Acculturation en situation de discrimination ethnique L’enfant quechua qui tente de réussir à l’école doit nécessairement assimiler les éléments de la culture alter. Ce passage implique une transformation du sujet dans une situation de discrimination qui, bien plus qu’un rejet franc, est une forme de mise à l’écart, une distanciation qui empêche une intégration participative. Pour Bourhis (1994, 1999), les préjugés sont intimement liés au racisme, instrument qui légitime pour certains groupes la domination sur d’autres groupes considérés comme différents ou inférieurs. Ce sont justement les préjugés mis en acte qui constituent les discriminations ou comportements discriminatoires, tous deux étant fondés sur la reconnaissance d’indices (accent, couleur de peau, habillement, etc.). Les stéréotypes concernent l’aspect cognitif des préjugés qui, eux, seraient plus de l’ordre des attitudes vis-à-vis des membres d’un groupe (Vinsonneau, 1999), les préjugés reposent sur une généralisation erronée (Allport, 1954), ils sont aussi l’expression d’une personnalité collective (Villain-Gandossi, 2001). L’ensemble discriminations/stéréotypes/préjugés influence donc nécessairement les stratégies d’acculturation des sujets, de la société d’accueil et des gouvernements. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 32 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD Berry (2003, pp. 17-37) distingue quatre orientations d’acculturation des migrants : Assimilation, Intégration, Séparation/Ségrégation, Marginalisation. Berry, Trimble et Olmedo (1986) notent cependant que les migrants volontaires éprouveraient moins de difficultés et des attitudes plus positives à l’égard de l’autre culture que les réfugiés ou les autochtones pour lesquels le contact est imposé. À partir des travaux de Berry, Bourhis, Moïse, Perreault et Senécal (1997, 1998) proposent dans leur Modèle d’Acculturation Interactif (MAI) une orientation supplémentaire : Individualiste. Dans cette orientation les caractéristiques personnelles priment sur l’identité culturelle première ou seconde. Le MAI tente d’intégrer dans un même cadre théorique les orientations d’acculturation des groupes de migrants, les orientations de la communauté d’accueil et les politiques d’immigration et d’intégration des États (Ogay, Bourhis, Barrette, Montreuil, 2001). POLITIQUE D’INTEGRATION DE L’ÉTAT Idéologie pluraliste Idéologie Civique Idéologie Assimilationniste Idéologie Ethniste Orientations d’acculturation de la majorité dominante du pays d’accueil Orientations d’acculturation des communautés d’immigrées Intégrationnisme, Intégrationnisme transformation, Assimilationnisme, Ségrégationnisme, Exclusionnisme, Individualisme Intégration, Assimilation, Séparation, Marginalisation, Individualisme RELATIONS AVEC LES MIGRANTS Consensuel Problématique Conflictuel Les orientations d’acculturation des populations citadines au Pérou vis-à-vis des populations amérindiennes sont clairement assimilationnistes (patriote et catholique), la politique de l’État péruvien est plus complexe à cerner, elle est à la fois civique, assimilationniste et ethniste, une politique qui se reflète inévitablement dans l’école, car on peut difficilement détacher la politique d’un ministère de l’Éducation du projet de société du groupe au pouvoir (Bourque, Terrisse, Kurtness, 2000). Le modèle de Berry et le MAI de Bourhis proposent un cadre relativement simplifié qui met en relation les différentes stratégies d’acculturation (individus, population d’accueil et État) ; c’est pourquoi nous avons aussi basé nos analyses sur la théorie des Stratégies Identitaires (SI) de Camilleri. Cette théorie a l’avantage d’introduire de nombreuses variantes dans les stratégies d’acculturation individuelle (Dasen, Ogay, 2000). Elle a aussi été élaborée à partir de données issues d’entretiens et de documents personnels, ce qui correspond plus à notre orientation méthodologique, alors que Berry et Bourhis travaillent plus à partir d’échelles d’attitudes. Sans développer ici la théorie des SI, nous retiendrons que le modèle de Camilleri, élaboré principalement à partir de sujets d’origine maghrébine, place l’individu en situation de dévalorisation et de déstructuration. Les stratégies sont orientées vers le rétablissement de la valeur du soi (par des identités dépendantes ou réactionnelles) ou vers le rétablissement d’une unité de sens ou cohérence (simple, complexe ou de modération des conflits) entre la fonction ontologique et la fonction pragmatique. Pour développer l’analyse des récits de vie dans le cadre de ces théories de l’acculturation et de l’empreinte éducative Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 33 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD par des images et des figures guidantes, nous avons choisi comme support la niche de développement écoculturelle de Dasen (2003). Macrosystème Exosystème Mésosystème (processus) Microsystème Niche développementale Processus d’apprenTissage Comportement observable (performance) Caractéristiques inferrées (compétence) La niche de développement écoculturelle de Dasen Pour Bruner (1991), étudier l’individu dans son contexte culturel, c’est comprendre comment est constitué le monde auquel il doit s’adapter mais aussi appréhender les moyens qu’il utilise pour y parvenir. La niche de développement ou niche d’apprentissage de Dasen (2003) a été forgée initialement par Super et Harknes (1986). Pour Dasen, la niche de développement participe d’une perspective constructiviste. Elle engendre une nécessaire collaboration entre la psychologie et l’anthropologie culturelle pour interpréter les interactions entre facteurs externes et internes du développement, en somme, une approche dynamique du développement de l’être humain et des cultures en contact. Au niveau interne, nous parlerons d’un sujet individué, d’un Moi résultant d’une histoire de vie et, au niveau externe, d’un sujet en contexte, contexte sur lequel ce dernier a peu de prise. Ce cadre théorique permet une analyse interactive des processus d’apprentissage et d’acculturation dans le microsystème familial tout en ne négligeant pas la prise en compte des Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 34 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD influences émanant du macrosystème. Au centre, dans la niche de développement ou microsystème, nous trouvons l’enfant quechua dans son environnement familial. C’est à ce niveau (de la zone proximale) que les parents et les autres éducateurs mettent en œuvre des pratiques éducatives spécifiques. Ces pratiques reposent sur des ethnothéories majoritairement implicites, mais socialement et culturellement significatives pour ces derniers. La prise en compte des interactions entre les paramètres internes et externes qui participent au processus de développement de l’enfant et qui nous permettent de mettre à jour les rouages de l’éducation implicite sur la construction du sujet anthropologique dans le cadre de la réussite scolaire et de l’acculturation. La reconstruction de la trajectoire éducative Pour Halbwachs (1994), les souvenirs sont des reconstructions à partir de notre identité présente ; cependant, même si les émotions peuvent influencer nos pensées, ces dernières sont modulées par des mécanismes généralement implicites et peu contrôlables. L’analyse des récits de vie reflète bien ces émotions difficilement contrôlables. Quand les sujets évoquent leurs souvenirs, leur histoire, on ressent, et ceci dans l’ensemble des témoignages, un profond mal-être, une souffrance psychologique, particulièrement chez les sujets issus de familles pauvres. Cette souffrance a différentes origines, principalement l’instabilité ou la recomposition familiale (décès, séparation des parents, abandon ou rejet de l’enfant, division de la fratrie) mais aussi des discriminations de tous ordres, sociales, économiques ou culturelles. Ces discriminations à l’encontre des sujets ne se développent pas seulement dans le contact avec la culture scolaire ou citadine, mais proviennent aussi de certains membres appartenant à la communauté d’origine, voire de la propre famille du sujet. Ceci nous rend attentif au fait que réduire l’origine des discriminations au seul groupe culturel alter évacue la discrimination endogène qui est le résultat, entre autres, de la différence de classe sociale dans les communautés andines. Nous pensons ici plus spécifiquement au fonctionnement implicite des systèmes culturels et des mouvements politiques qui agitent la société traditionnelle faite de prestige formel (chef de la communauté), informel (familles influentes mais ne détenant pas un pouvoir politique ostentatoire) et technique (guérisseur, maître d’ouvrage, leader technique). La discrimination dans le groupe concerne surtout la fille par rapport au garçon qui est perçu comme l’avenir de la famille (et de sa future famille en tant que père). Dans leurs contacts avec la société citadine, l’aspect physique du sujet est ressenti comme un obstacle à l’intégration dans la société citadine. La lutte des sujets contre la discrimination et les stéréotypes de la société péruvienne à l’encontre des populations amérindiennes commence à l’école, se poursuit au collège et dans la vie professionnelle, véritable barrière pour la réussite scolaire et l’intégration (au sens d’un équilibre consensuel entre les cultures première et seconde). Elle peut aussi, dans certaines conditions, représenter une indéniable motivation pour réussir envers et contre tout. Pratiques éducatives et styles éducatifs des familles Au travers des discours, nous avons accès aux attitudes éducatives des parents et des membres de la famille, plus particulièrement à celles de la mère et du père. Suite à une précédente recherche sur l’éducation familiale dans les Andes, nous avions mis en avant que la mère était le référent principal de l’éducation des enfants. Cette situation s’explique d’une part par l’absence du père durant la journée, et d’autre part par le pouvoir implicite dont la mère dispose sur ses enfants et qui cherche à préserver ces derniers des travers du machisme andin comme la violence ou l’alcool. Nous tenons à préciser à ce propos que si les violences familiales sur les enfants sont plutôt rares, par contre, les violences entre parents sont fréquentes. Le soutien des parents aux tâches scolaires est surtout moral et dans l’ensemble, leurs exigences de résultats ne semblent pas très strictes. Les parents, eux-mêmes peu ou pas scolarisés, ne se sentent pas capables d’aider directement leurs enfants dans la réalisation des tâches scolaires. On retrouve ce type de soutien implicite chez les Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 35 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD sujets issus de familles ouvrières qui étudient à l’École Polytechnique en Belgique (Pourtois & Ravoisin, 2001). Dans le quotidien familial, certaines mères amérindiennes augmentent leur charge de travail afin de laisser plus de temps aux enfants pour étudier. Le type de relation entre les parents et école est généralement significatif de l’intérêt que portent les parents à l’école : en effet, chez ceux qui nourrissent des ambitions scolaires pour leurs enfants, la mère et plus rarement le père entretiennent avec l’école des contacts réguliers, mais souvent empreints d’un net sentiment d’infériorité vis-à-vis des enseignants. Il n’est pas rare de voir non plus des parents vendre tout leur capital (animaux) pour investir dans l’avenir d’un enfant prometteur. Ces sacrifices sont souvent extrêmes et mettent parfois en péril les chances scolaires des autres enfants de la fratrie, voire la survie de la famille. L’enfant qui fait l’objet de cet investissement est très conscient de l’enjeu et fera tout pour réussir. L’échec n’est pas envisageable. Il faut réussir, c’est un devoir de réciprocité et ceci, quel que soit le nombre d’années nécessaires à l’obtention du diplôme convoité. Les trajectoires scolaires sont donc généralement longues et souvent interrompues, du moins temporairement pour des raisons économiques, mais aussi à cause des nombreuses grèves professorales et de la corruption qui règne dans le système scolaire. Pour les femmes, les trajectoires scolaires sont souvent stoppées par le mariage ou la naissance d’un enfant. La femme s’en remettra alors à son mari pour soutenir le foyer. La situation économique de ces dix dernières années a pourtant changé cette donne et nombre de femmes reprennent des études pour pallier au chômage de leur mari. Parfois, la lutte pour soutenir la scolarité des enfants oppose la mère au père ou le contraire ; signalons également l’opposition de certains grands-parents qui désirent maintenir leur domination sur les jeunes mariés démunis pour les maintenir sous leur dépendance et à leur service. Certaines unions sont encore de nos jours le résultat d’arrangements entre familles, et la femme ou plutôt la fille est unie de force à un homme. Ces pratiques concernent surtout les familles les plus pauvres et au statut social peu éminent dans la communauté quechua. Les frères et sœurs ne semblent pas s’entraider directement sur le plan des tâches scolaires, ou du moins les sujets ne l’expriment pas ainsi. Le soutien au sein de la fratrie est d’un autre ordre. En effet, l’aîné qui part à la ville servira d’exemple et surtout de relais aux autres membres de la fratrie. On constate ainsi des lignées familiales scolairement et socialement ascendantes et par ailleurs relativement homogènes dans certains domaines professionnelles : enseignement, médical, agricole, etc. La famille, le sujet individué et les figures guidantes Ce qui caractérise tous les sujets de notre panel, c’est leur goût pour les études ou du moins pour certaines matières, souvent les lettres, rarement les mathématiques. Le concept de réussite scolaire en contexte amérindien est pourtant très éloigné de la vision occidentale de l’excellence scolaire. En effet, comme nous l’avons déjà dit précédemment, on ne constate que peu de parcours rectilignes. Les redoublements sont fréquents et leurs causes variées. On trouve, par ordre de fréquence dans notre panel : les changements familiaux (décès, séparation des parents, placement des enfants dans la famille élargie), le désintérêt des parents pour l’orientation scolaire, la pauvreté des familles, mais aussi le désintérêt (temporaire) des sujets pour les études ou une maladie grave. L’estime de soi est plutôt positive chez les hommes et plutôt négative chez les femmes, malgré leur réussite. Mais ils ont en commun leur extrême combativité face à l’adversité. Si certains sujets expriment leur sentiment de se sacrifier ou d’être sacrifiés pour ou par leur famille. D’autres, surtout les hommes, considèrent leur réussite comme étant une réussite personnelle par rapport à leur milieu familial et ethnique. Chez les sujets, le discours des mères est généralement centré sur la nécessité de sortir de la misère et de la souffrance qu’engendre le mode de vie rustique et communautaire, des contraintes du travail de la terre et de l’élevage. Pour les familles pauvres de faible statut social, le mode de vie communautaire est souvent ressenti comme une oppression sociale où l’ascension sociale est improbable. La ville semble représenter aux yeux de ces familles un espace de possibles qui contraste avec la vie communautaire. Cette vision contraignante de la vie communautaire n’est pas Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 36 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD ressentie par les sujets de familles de statut élevé qui regrettent le mode de vie de leur enfance, mais qui en même temps n’envisagent à aucun moment de vivre de nouveau dans les mêmes conditions. On repère aisément les images guidantes dans les récits. Ce sont des situations à forte teneur affective, elles impliquent surtout les mères, plus rarement les pères, et parfois d’autres figures éducatives comme des enseignants ou des voisins. On constate presque toujours une ou plusieurs figures guidantes hiérarchisées dans l’intensité de leur apport implicite mais systématiquement situées dans le milieu familial proche et dans la prime enfance du sujet. Il faut aussi préciser que nombre de sujets ont été confiés à d’autres parents (oncle, tante) et ont ainsi eu des relations irrégulières avec leurs parents naturels. Nous remarquons aussi que si les figures guidantes servent indéniablement de pilier à la motivation des sujets pour réussir l’école, l’action quotidienne d’éducation est difficilement perceptible au travers des récits de vie qui, forcement, sont sélectifs dans le choix des événements. Les figures éducatives n’expliquent pourtant pas à elles seules la réussite scolaire ou le style d’intégration des sujets. La personnalité du sujet mais aussi les contextes sont à prendre en compte. Whiting (1997) met ainsi en avant l’influence des contextes naturels et historiques sur l’imprégnation de l’enfant par des pratiques éducatives durables. Entre macro et microsystème L’enfant n’est donc pas le seul à réussir, il est un acteur certes, mais aussi un agi. L’influence éducative implicite des figures guidantes, les circonstances émanant du contexte de vie et plus largement de l’histoire sociale se conjuguant nécessairement dans le processus de développement. Ainsi, le cas de Rosa, 30 ans, professeure des écoles, abandonnée en bas âge par le père et élevée par la mère qui décédera très jeune, est révélateur. À la mort de sa mère, Rosa sera recueillie par la sœur du père et fréquentera l’école dans des conditions de pauvreté extrême (pieds nus, sous-alimentée). Dans les années 90, elle profitera de la carence d’enseignants en milieu rural et d’une loi particulière qui permettait à des Amérindiens de devenir professeurs avec pour seul bagage un cursus d’école primaire complet. Actuellement en poste, elle reste profondément marquée par son enfance, le machisme dont a été victime sa mère et l’oppression des grands-parents. Elle a pourtant réalisé le projet de sa mère, sa figure guidante, dont elle garde un souvenir grave et affectueux, teinté de fatalisme. Même en situation d’apparente réussite sociale, elle se sent toujours dévalorisée d’un point de vue ethnique et sexuel. Si une majorité des sujets issus de familles pauvres ont su profiter des circonstances, des opportunités favorables du moment historique, social et politique, nous ne voulons pas dire par là que ces circonstances ont été les seules déterminantes, mais que les sujets ont su développer une compétence certaine pour utiliser les moindres failles du système pour se placer. Comme on le voit, il est difficile de considérer les seules qualités intrinsèques de l’individu comme facteur indéfectible de la réussite scolaire en contexte de grande pauvreté et de discrimination culturelle. C’était pourtant l’avis majoritaire des enseignants interrogés lors d’une précédente recherche (Beaud, 2001). Acquérir un diplôme n’est pas tout, le contexte offre des possibles, ouvre les portes ou les ferme (plus rapidement encore quand on est Amérindien). De plus, actuellement, le diplôme ne constitue plus comme dans les années 70 à 90 une garantie d’emploi pour les plus jeunes : nombre d’Amérindiens brillants et diplômés se retrouvent sans travail et exercent de petits emplois mal payés. La relation à l’identité première des sujets reste difficile en public, en ville devant les Blancs et les Métis, l’identité quechua est souvent niée. En privé par contre, elle reste forte et souvent revendiquée, mais ressentie comme une cause perdue. La majorité des sujets expriment là une souffrance de l’identité amérindienne face à la discrimination de la société citadine. Le terrorisme qui a sévi dans les années 90 a aussi profondément marqué la vie communautaire, et même si les parents ne perçoivent plus actuellement l’école comme la seule porte de sortie de la misère, elle reste malgré tout une chance d’accéder à un mode de vie moins rude en l’absence de fonds pour investir dans un commerce quelconque par exemple. Le projet de réussir à Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 37 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD l’école n’est pas nécessairement né du milieu familial, mais appartient parfois en propre à l’enfant. Dans ce cas, l’enfant élabore lui-même son projet de réussite en s’appuyant sur des figures éducatives qui ne sont pas les parents (voisins, enseignants). Du point de vue des stratégies identitaires, tous les sujets de notre panel sont caractérisés par une identité plutôt consensuelle. Ils adoptent en majorité l’assimilation culturelle comme stratégie d’intégration principale ou ostentatoire, un seul sujet qui vit encore en milieu rural se considère comme intégré aux deux mondes. Reprenant la classification de Bourhis, nous pouvons globalement qualifier les sujets comme plutôt individualistes, tout en remarquant que les figures guidantes ont une vision plutôt positive de la culture alter. Le modèle écoculturel Conformément à l’appel à la collaboration entre la psychologie et l’anthropologie culturelle de Dasen et Ogay, nous avons tenté d’analyser les interactions entre facteurs externes et internes du développement des sujets. Nous distinguons pour les facteurs externes les relations du sujet au monde dans la communication interculturelle (perception et émission), et pour les facteurs internes les motivations du sujet portées par les implicites et les explicites éducatifs et jalonnées par les figures guidantes sous forme d’images récurrentes. Pour nous, le modèle écoculturel s’inscrit clairement dans une approche dynamique des cultures en contact. Ce cadre théorique ouvre en effet la porte à une analyse systémique des conditions de construction des figures du sujet dans la relation réflexive qu’entretient le sujet avec les groupes sociaux et culturels, dans des contextes historiques, politiques et écologiques précis. Il permet d’étudier le développement de l’individu à l’intérieur d’un réseau d’interactions entre le sujet et le milieu (Drevillon, 1996). Nous dépassons ainsi largement l’objection de Lévi-Strauss qui disait à propos des récits de vie « qu’ils font plus revivre qu’ils n’apprennent », et « l’illusion biographique » contre laquelle Bourdieu nous avait mis en garde. La niche écoculturelle est aussi un cadre général qui accepte d’autres apports théoriques. La prise en compte des interactions entre le macrosystème et le microsystème et leur impact sur le sujet en construction nous permet dans une certaine mesure de voir au-delà de ce que le sujet perçoit de sa propre éducation, et de replacer ce dernier au sein d’une histoire collective. L’approche écoculturelle est généralement utilisée de manière partielle car la complexité de l’analyse multifacteurs suggère de la part des chercheurs de maîtriser simultanément plusieurs domaines et branches scientifiques. Nous retiendrons tout de même la difficulté de déterminer avec précision la durée et la profondeur des alliances éducatives entre l’enfant et les figures guidantes, et cela surtout quand ces figures ne font pas partie de la vie familiale au quotidien. Les influences du contexte sur le développement des sujets sont diffuses dans les récits ; bien souvent, rien n’indique que tel ou tel événement ait eu un impact déterminant sur l’enfant à un moment donné, et il faut effectuer un travail parallèle pour retracer l’histoire sociale, politique et économique. En conclusion Si le modèle écoculturel est un outil particulièrement intéressant pour l’analyse du développement des personnes, l’utilisation extensive des différentes possibilités d’analyse offertes par ce cadre théorique nous fait dire qu’il est plutôt destiné à une analyse qualitative fine de quelques trajectoires de vie. L’analyse quantitative peut aussi mettre à profit ce cadre, pour autant qu’elle choisisse un axe de travail développant certains éléments du cadre. Nous dirons en conclusion temporaire, avant l’examen complet des données d’une recherche en cours, que le sujet anthropologique est un construit social et historique, que son développement ne se réalise pas en dehors d’un milieu humain spécifique, de contextes variés solitaires ou partagés, et d’une époque. Les images guidantes issues du quotidien mettent en scène des figures guidantes ; ces images Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 38 Du sujet individué au sujet anthropologique, la perspective écoculturelle Philippe BEAUD constituent un ensemble de schèmes (Schutz, 1954) ou un ensemble d’habitudes (Kauffman, 2000). Tels des piliers, ces images influencent implicitement nos réactions au monde. La perception anthropologique du soi au travers des récits de vie se construit fondamentalement dans le rapport aux autres, elle est constituante de l’identité de chacun. L’importance des mondes vécus de l’enfant va ainsi de pair avec l’assimilation des « codes » et « schémas de typification », un univers symbolique, culturel et subjectif issu du microsystème familial (Berger & Luckmann, 1986). Ces mondes vécus nous rappellent aussi que l’individu n’est ni autonome, ni isolé dans la société, et qu’il se construit grâce au croisement de procédures d’extériorisation et d’intériorisation (Pourtois & Desmet, 2003). La réussite scolaire et les modes d’acculturation sont tributaires de parcours éducatifs qui, à notre sens, ne peuvent être analysés et interprétés sans que l’on prenne en compte les influences implicites et les circonstances de vie pouvant expliquer le déclenchement d’une transformation (Dominicé, 1990), et ceci, dans le cadre des possibles offerts par l’histoire de la vie de chaque sujet. Bibliographie AKKARI A., DASEN P. R., Pédagogies et pédagogues du Sud, Paris, L’Harmattan, 2005. 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Nous avons pris en compte le terme « figure » en nous intéressant à la « tête » que faisaient certains acteurs sociaux ou plutôt à la tête qu’on leur faisait, au travers de mises en scène et de figurations. Quant au « sujet », nous allons nous intéresser à une catégorie de population qui est pratiquement indéfinissable et invisible si l’on applique des critères « républicains », mais en revanche, bien ciblée et hypervisible si l’on regarde le moindre film consacré à la violence en banlieue. Notre propos va donc concerner les représentations des « jeunes des banlieues » tels que nous les montrent les reportages d’actualités télévisées, en particulier dans le cadre de la thématique de « la violence à l’école ». Cet article prolonge des recherches déjà initiées par chacun des co-auteurs ; il se situe dans le cadre des travaux du secteur « Crise, École, Terrains sensibles » du CREF dont une part importante des recherches, notamment sous la direction de Jacques Pain, concerne les violences à l’école et leurs réponses institutionnelles. D’une façon plus générale, ce travail concerne des thèmes relevant des champs suivants : la socialisation des jeunes (en ville et à l’école), la violence en ville et en milieu scolaire et ses réponses, les représentations des jeunes dans l’action publique, l’imagerie des banlieues et l’hétérogénéité des situations, la télévision et ses images d’actualités (de la production à la réception). Il n’est pas possible de développer dans ce cadre les références théoriques et les terrains concernés, et nous renvoyons à la bibliographie de fin de texte. Enfin, notre démarche propose un regard sur la télévision qui se veut critique, mais attentif, ciblé mais non réducteur ; bref, il s’agit d’un travail de chercheurs qui ne contient pas de dimension normative, car, pour reprendre un terme de Everett Hugues, nous ne sommes pas des « entrepreneurs de morale ». Loin de nous l’idée que regarder la télévision, « c’est mal parce qu’elle nous manipule » ; bien au contraire, notre recherche souhaite contribuer à la formation d’un regard et à mettre en débat quelques questions vives que les intervenants du monde éducatif n’ignorent pas ou ne pourront pas ignorer très longtemps. Figuration et défiguration : définitions Nous employons le terme de « figuration » pour décrire un processus de mise en scène individuel et social. La figuration, selon le terme de Goffman, c’est tout ce qu’entreprend une personne pour ne pas perdre la face et ne pas la faire perdre aux autres (Goffman, 1974). Dans le langage courant, le terme « figuration », c’est aussi une façon de parler du travail des figurants, personnages sans grande importance dans un film et surtout, sans autonomie puisque leur comportement est entièrement guidé par le metteur en scène. La mise en regard de ces deux sens peut apparaître incohérente puisque nous faisons référence à des définitions donnant une part soit déterminante, soit nulle à l’autonomie de l’acteur. En fait, ce qui nous intéresse, ce sont les ajustements auxquels se livrent les acteurs et la part de compromis et de négociation que permet d’envisager le terme de figuration. Nous pensons que les jeunes filmés à la Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 41 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU télévision peuvent faire plus ou moins « bonne figure » au moment de la prise de vue, mais qu’ils ne peuvent rien sur les opérations ultérieures de postproduction ni sur les conditions de passage sur l’écran. Le processus principal de figuration concerne le masquage des visages dans les émissions d’actualités télévisées, en particulier les visages de jeunes filmés dans des établissements scolaires. Ce masquage est la conséquence de l’application d’un principe déontologique et/ou légal qui permet soit ne pas exposer des témoins à des représailles, soit d’anonymiser les mineurs délinquants. Ce procédé est systématiquement employé dans la problématique qui nous concerne et, plutôt que de le laisser dans la catégorie des phénomènes techniques sans importance, nous souhaitons l’interroger en décrivant ses diverses formes et en questionnant ses usages sociaux. Une construction théorique est nécessaire afin de ne pas rester au stade de la polémique ou du mouvement d’humeur. C’est pourquoi afin de compléter notre proposition, nous questionnons aussi la réversibilité du processus en nous intéressant aussi à la défiguration qui serait tout ce qu’une personne entreprend pour faire perdre la face aux autres, ou pour elle-même perdre la face. Ici, nous nous intéresserons à des procédés qui concernent un ou plusieurs individus typiques de groupes plus ou moins emblématiques que l’on appelle « les jeunes des cités » ou « les jeunes des banlieues ». Ainsi, les processus de figuration et de défiguration prendront des dimensions collectives, voire de masse. Nous introduisons le concept de « banlieues télévisées » pour rendre compte d’un contexte paradoxal d’altérité sociale. Bon nombres des situations de violences survenant dans les « banlieues » ne sont connus par la majorité de la population que grâce à la télévision. Cette donnée technique suppose, en simultané, la mise à distance du réel et la proximité des images. Ainsi, les reportages donnent aux images sur la banlieue à la fois une grande vraisemblance, et à la fois un exotisme total pour ceux qui n’iront jamais « là-bas ». Ainsi, à l’aide des concepts de figuration et de défiguration, nous allons pouvoir faire quelques constats sur des « points de vue » que la télévision donne sur des populations. À partir de l’étude de quelques reportages, nous allons donc rendre compte de la mise en images de situations, engageant des dimensions fondamentales des relations sociales comme l’autonomie, le respect, la violence et la destruction. La figuration accomplie La figuration des jeunes existe et il ne faut pas penser que la télévision ne ferait que de la défiguration. Ce processus apparaît quand les jeunes ne sont pas masqués et présentés à l’égal d’autres acteurs, générationnels et/ou institutionnels. La figuration de l’équipe de tournage Le processus peut concerner les auteurs mêmes du reportage qui vont apparaître à l’image et enfreindre la règle de la non-réciprocité presque toujours en vigueur. Ainsi, la présentation des deux équipes de tournage de John-Paul Lepers est un fait relativement rare de figuration des auteurs du reportage. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 42 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Image 1 : équipe J.-P. Lepers Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU Image 2 : équipe J.-P. Lepers Nous estimons que l’exemple ci-dessus constitue le niveau ultime de la figuration. La production d’un reportage est le fruit d’une interaction. Or, les procédés utilisés depuis longtemps par les professionnels accréditent l’idée d’une objectivation du traitement liée à la mécanisation du procédé. L’absence du cadreur, du journaliste et parfois, quand il existe du preneur de son, supprime du cadre de l’interaction, le hasard des rencontres et son corollaire de subjectivité où les protagonistes sont sur un pied d’égalité. L’énonciateur principal (le journaliste) disparaît physiquement mais n’en reste pas moins maître de la mise en scène (cadrage, montage, post production, placement dans le « conducteur » c’est-à-dire dans le déroulement du journal ou de l’émission). Ces procédés ne sont aucunement mécaniques : ils obéissent aux logiques du discours, c’est-à-dire d’un parti pris. L’exemple de J.-P. Lepers est à contre-courant. Ici, le reportage intitulé « Jusqu’ici tout va bien », produit par CAPA et diffusé par Canal Plus dans la cadre de l’émission « 90 minutes », débute par une présentation du dispositif mis en place. Le reportage est bien une œuvre collective. Les deux équipes de tournage se filment mutuellement, s’appliquant ainsi la méthode d’investigation d’abord à elles-mêmes. Ce sont donc des visages qui sont derrière les caméras. Des hommes, entre 30 et 40 ans, équipés de matériel léger. L’un des témoins clés du reportage est filmé avec l’équipe. Ce témoin, Momo, présenté par J.-P. Lepers comme un ami, est une ancienne « tête dure » du quartier précédemment condamné à cinq ans de prison pour un braquage. J.-P. Lepers assume d’emblée une posture militante et subjective dans le reportage qu’il consacre à ce quartier des Mureaux. Cette posture est unique à notre connaissance dans le paysage télévisuel, tout au moins dans les différents reportages consacrés à la banlieue depuis 2000. Dans un entretien à l’Humanité, J.-P. Lepers réaffirme que « l’objectivité n’existe pas. Il n’y a que des vérités multiples et variées. En ce sens, je revendique une subjectivité, mais aussi une honnêteté dans mon travail d’investigation. Nous sommes des militants de la démocratie. Je ressens un besoin d’agiter des idées, de voir des gens qui s’engagent et qui discutent. Jusqu’ici tout va bien est une émission politique et sociale » 1. 1 L’Humanité du 9 juin 2003. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 43 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU La figuration de Oumar et les indicateurs de cadrage et d’agencement Comment J.-P. Lepers traite-t-il les témoins dans son reportage ? Il commence par la visite d’un collège Jean Vilar aux Mureaux. On ne verra pas les clichés usuels : portail qui se ferme, grilles, cour filmée en contre-plongée prise à partir d’un « mirador ». Ce collège de banlieue est filmé comme les autres établissements de France quand on y parle de programmes ou d’examen (le bac par exemple). image 3 : JP Lepers et Oumar Soumar la figuration accomplie (C+) C’est le jour de la rentrée à Jean Vilar. La scène se déroule dans le couloir. Un élève pressé passe, regarde la caméra et dit : « bienvenue à la prison Jean Vilar ». J.-P. Lepers, l’interpelle : « pourquoi une prison ? “. Mais l’élève se presse pour aller en cours. Il ne peut entrer en classe, renvoyé pour retard. L’élève revient et se confie au journaliste : « vous voyez monsieur on me laisse pas entrer ». J.-P. Lepers, assumant son rôle d’adulte militant, lui répond : « tu es en retard ». L’élève explique dans la scène ci-dessus qu’ils ont mis de la graisse sur les murs pour les empêcher de sortir. Le cadreur met la caméra au niveau de l’élève qui est identifié. Il s’agit de Oumar Soumare, élève de troisième. La figuration est ici totale. L’élève n’est pas utilisé comme simple sujet interchangeable, mais comme une personne bien distincte, reconnaissable par sa civilité et son métier. Le traitement réservé au jeune Oumar n’est en rien différent de celle réservée à un adulte ou un responsable politique. J.-P. Lepers est dans le cadre, regardant Oumar, lui tendant le micro. Ce dernier est filmé seul et non pas en groupe (ce qui évoquerait la meute), en plan américain (et non en gros plan sur le visage ou sur les chaussures de marque), la perspective derrière lui est ouverte et lumineuse, le cadre est agréable est rassurant. Les procédés de défiguration À l’opposé, on trouve les pratiques des journalistes reporters d’image 2. Ces derniers utilisent des modes de défigurations multiples quand ils montrent les jeunes. Le premier niveau est celui de la disparition de la civilité. Pas de noms, rarement des prénoms sauf dans les cas des victimes notamment de pédophilie, de violences sexuelles ou de rédemption (racketteur qui témoigne et s’amende). Sur le plan du traitement de l’image, on peut repérer plusieurs procédés de masquage. Modalités et inventaires 2 JRI : journaliste spécialisé dans la prise de vues d’images animées, apte à recueillir, à apprécier et à exploiter des éléments d’information audiovisuelle. Il doit unir aux capacités techniques de l’opérateur de prises de vues les qualités d’initiative et de jugement du journaliste reporter. Il est responsable de la qualité technique de la prise de vues et coresponsable avec le rédacteur reporter du contenu informatif des images du sujet prêt à diffuser Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 44 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU On peut repérer deux grandes modalités de masquage qui peuvent être effectuées au montage ou au tournage. Le masquage au montage est le plus facile techniquement, car il n’exige pas une intervention en postproduction. Quand il s’agit de reportages « chauds» (hot news) tournés le jour de leur diffusion, les journalistes n’ont pas de temps à consacrer au traitement numérique de l’image. Image 4 : le jeu du foulard, protection par synecdoque (M6) Image 5 : violence au collège J. Zay à Bondy, protection par déni (TF1) Image 6 : une victime d’un pédophile, protection par synecdoque (TF1) Image 7 : des victimes d’un pédophile, protection par contre plongée et contre-jour (TF1) Image 8 : des victimes d’un pédophile témoignent, protection par le média (TF1) Ce premier procédé est utilisé au moment du tournage. Il indique que l’équipe de tournage et notamment le JRI s’est interrogé pendant la préparation du reportage sur les modalités pratiques de protection des témoins face aux conséquences d’une exposition médiatique. Lors de l’entretien ou pour les plans de coupe, ces images permettent de monter le commentaire du journaliste ou réduire la durée d’un entretien par juxtaposition de deux passages. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 45 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU La défiguration par l’image implicite C’est la marque de la chaussure qui construit l’identité du jeune. Ici, nous voyons trois jeunes qui sont des collégiens. Dans d’autres passages, on les montre avec leurs cartables sur le dos. Image nº 9 : la marque comme identifiant des jeunes (TF1) Mais l’information que retient le journaliste est la présence des marques chez une population scolaire caractérisée par sa grande pauvreté, le reportage étant consacré au collège Jean Zay à Bondy où, d’après le journaliste, « les parents sont semble-t-il très peu préoccupés » par ce qui se passe dans ce collège. L’usage de cette image conduit vers le couplage entre les thèmes de la pauvreté et deux stéréotypes du discours médiatique consacré à la banlieue : l’enfant-roi et la « démission » des parents et/ou l’existence de circuits illicites d’enrichissement. À l’opposition tête/pied correspond celle de l’autorité/démission et du licite/illicite. Défiguration à la postproduction Au cours de la réunion du matin, le rédacteur en chef, le présentateur et les différents journalistes se répartissent les sujets. Le script, seul maître du temps, répartit les secondes entre les journalistes. Tout est calculé à la seconde près. Cela nécessite comme nous l’avons signalé un contrôle du temps. La plupart des reportages ont une durée moyenne d’une minute trente secondes. Présentateur et reporters passent donc leur temps à se chronométrer. Une seconde, c’est un mot. Et dans un journal télévisé, chaque mot compte. Ainsi, la plupart des reportages factuels tournés le jour même sont montés vers 16 ou 17 heures pour l’édition du 20 heures, ce qui laisse peu de temps au traitement numérisé. Celui-ci se fait donc hors événement chaud. Il constitue ainsi un choix délibéré parfois idéologique, obéissant à une triple préoccupation. Il y a d’abord le respect de la loi dans le cadre de la présomption d’innocence. Interdit, donc, de montrer à l’écran des justiciables aux prises avec la loi. Les forces de l’ordre qui les escortent jouent d’ailleurs ce rôle en les protégeant des journalistes, en cachant leur tête sous les vestes. La pratique est également utilisée pour les prisonniers de droit commun. Ensuite, est également pris en compte le respect de la convention de Genève à propos des soldats faits prisonniers. Enfin, il y a le souci de protéger des victimes au comportement citoyen qui acceptent de témoigner mais pour lesquels le journaliste n’a pas eu le temps de recourir aux procéder de protection directe au tournage. C’est également pour protéger des membres des forces de l’ordre, filmés dans des opérations « coup de poing » : descente chez un trafiquant, démantèlement de filières... Ces opérations sont de plus en plus fréquentes à la télévision, se présentant comme une forme de docu-réalité, mais qui n’est en fait qu’un publireportage où le reporter est « embarqué» par l’institution. On se souvient du terme « embedded» que les Américains ont employé pour désigner la mise en place, pendant la guerre du Golf, du contrôle de l’information. Le disque et l’auréole L’usage de cette forme de défiguration appliquée aux jeunes se décline sous les formes du disque ou de l’auréole, utilisées par toutes les chaînes. Il figure une sorte de voile qui entoure le visage. C’est une intervention qui dilue les traits caractéristiques du visage. Dans le cas que nous Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 46 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU présentons ci-dessous, il s’agit d’un extrait de l’émission Envoyé Spécial consacrée au racket. Cet extrait a été présenté dans le journal télévisé de France 2 le même jour. Image nº 10 : Farida la raquetteuse, floutage du visage et défiguration par l’origine ethnique (FR2) Si le visage est « flouté », la présence sur l’écran du nom de celle qui se présente volontiers comme raquetteuse reconstruit le discours. Le prénom renvoie au stéréotype de la nouvelle fille maghrébine « chef de bande » dans la cité. Le fait d’avoir sélectionné cet extrait-là plutôt que d’autres, alors que le reportage dure vingt-six minutes, et de le présenter dans le journal télévisé de 20 heures, n’est pas dénué d’arrières pensées. La délinquance dans les cités n’épargne même plus les filles qui étaient jusque-là un argument utilisé par les journalistes pour montrer que l’intégration était possible. La pixellisation ou le mosaïcage Le procédé, beaucoup moins utilisé que le floutage, consiste à délimiter le pourtour de la face, et décaler les pixels du visage. Image nº 11 : le jeu du foulard, témoignage (M6) Le gommage Image nº 12 : le gommage reconstruit un sens idéologique (TF1) Le procédé du gommage est rare. Nous l’avons trouvé dans un reportage de TF1 consacré à une grève causée par de la violence dans un collège de Bondy en Seine-Saint-Denis. Les jeunes montrés ici sont filmés de loin. Le plan à lui seul n’est pas sursignifiant. Il le devient quand, d’une part, il succède à un autre montrant une voiture de police, et que, d’autre part, une intervention technique le transforme. Le procédé utilisé ici n’est pas le floutage mais le gommage. Certains visages sont totalement effacés. Le procédé s’apparente plus à une éponge qu’on passe à plusieurs reprises de haut en bas sur la partie supérieure de l’image. Pour quelles raisons le journaliste et le reporter ont-ils choisi de « masquer » leurs visages ? Les jeunes montrés dans ce plan ne sont pas interrogés. La présence n’ajoute rien au contenu du Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 47 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU reportage puisque la grève a été déclarée pour des motifs de violences internes et non pas pour des intrusions par exemple. L’usage du gommage obéit ainsi à une lecture idéologique. L’image du groupe, composé de plusieurs jeunes adossés à un poteau d’autobus, construit le sens recherché par le journaliste. L’image illustre la thématique de la jeunesse dangereuse (une bande qui évoque inévitablement les termes dealers, racket…). La mise en scène de l’attroupement n’est pas sans rappeler ici l’émergence de la notion d’incivilité et la stigmatisation des groupements des jeunes dans les halls des immeubles. Exemples de défiguration Les journalistes et les reporters ne sont pas les seuls à utiliser des procédés de défiguration. Les acteurs peuvent s’en servir dans leur propre mise en scène. Ce processus est illustré par deux exemples tirés d’un reportage diffusé par M6 dans le cadre de l’émission Zone Interdite consacrée au lycée Romain Rolland de Goussainville. L’auto défiguration Le reportage présenté dans un numéro de l’émission Zone Interdite diffusée sur M6 est consacré au lycée Romain Rolland à Goussainville. Le tournage a duré plusieurs semaines pendant lesquelles la réalité du lycée a été appréhendée. Les responsables de l’établissement, ayant joué la transparence, reconnaissent que le reportage est de qualité. Ce dernier montre sans complaisances comment le lycée est exposé aux intrusions répétées d’éléments extérieurs, souvent suivies d’agressions visant autant le personnel que les élèves dont certains sont originaires des villes proches de Garges ou de Gonesse. Le lycée étant équipé de caméras, les intrus se cachent le visage afin de ne pas être identifiés. L’image montrée ci-dessus est extraite d’une scène d’intrusion sous le regard défait et les paroles désabusées du Conseiller principal d’éducation. Les intrus ayant aperçu l’équipe de tournage reviennent vers les journalistes, leur demandent les raisons du tournage et leur enjoint de cesser de filmer. Par la suite, ils les invectivent. Image nº 13 : les intrus à R. Rolland Goussainville, Zone Interdite (M6) Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 La défiguration n’est pas ici le résultat d’un procédé journalistique mais d’une attitude mise en place par des acteurs qui ne veulent pas être reconnus par l’institution. C’est une auto défiguration. Chez la personne à gauche de l’image, la posture rappelle celle que les forces de l’ordre adoptent pour protéger les personnes mises en examen au cours de leur transfert au bureau du juge d’instruction ou au tribunal. 48 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU La défiguration en cascade Le même groupe d’intrus que nous avons vu dans l’image précédente est de nouveau présent dans l’établissement. Cette fois, ils agressent le caméraman. On aperçoit l’un des membres du groupe avec l’index (symbolique de l’arme ?) alors que le second vient de donner un coup à la caméra. Celle-ci vacille sur son axe. L’image, filmée presque en caméra subjective, transfère l’agression au-delà de l’écran. C’est la vision qui est défigurée, la rétine du téléspectateur qui est touchée, phase ultime de la violence puisqu’il n’y a plus d’écran. image nº 14 : coup de poing sur la caméra (M6) La défiguration symbolique collective Image nº 15 : collège André Chénier. La défiguration collective : un acte, mais pas de sujet (FR3) Ce procédé se concrétise par l’exposition de l’acte sans faire référence à son auteur. Il s’agit ici d’un extrait d’une émission consacrée par la rédaction nationale de France 3, au quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie. Comme pour le reportage des Mureaux diffusé sur Canal plus, celui de France 3 débute par une visite du collège André Chénier, avec les premières images consacrées à la grille d’entrée. Suit le constat de l’agent d’accueil sur l’absence, le jour du tournage, de six professeurs, de la documentaliste et d’un emploi-jeune, tous absents parce que le collège est très dur. On suit le Principal qui est appelé d’urgence. En sa compagnie, le journaliste et le téléspectateur découvrent ce spectacle d’urinoirs saccagés. Le principal rappelle qu’il s’agit de la troisième dégradation depuis la rentrée. Qui ? Pourquoi ? Ces deux questions, si elles ont été posées au Principal ou aux élèves, n’ont pas été retenues dans le montage final. Ce qui est montré, c’est la destruction volontaire et répétitive d’un lieu que seuls les élèves fréquentent. L’absence de référence à l’auteur ou aux auteurs supposés reporte la responsabilité sur l’ensemble des élèves du collège. Le lieu choisi n’est pas neutre. Il s’agit des toilettes, renvoyant à l’hygiène et à la scatologie. Ces images montrent le niveau de « civilité » de ces élèves. L’absence de contextualisation, l’insistance sur la récurrence des faits, l’absence de paroles des élèves étendent à l’ensemble des jeunes de la cité la caractéristique d’un instinct de destruction qui n’épargne même pas les lieux indispensables aux jeunes eux-mêmes. Conclusion En conclusion, plutôt que de formaliser des résultats systématiques qui restent à produire, nous souhaitons plutôt rappeler les pistes que ce travail a souhaité ouvrir. Tout d’abord, même sur un sujet aussi ciblé que celui de la violence des jeunes en milieu scolaire, le message de la télévision n’est pas homogène et n’est pas seulement centré sur la défiguration. D’autre part, les procédés de figuration et de défiguration sont multiples, ne produisent pas tous les mêmes effets et n’autorisent pas tous les Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 49 Figuration et défiguration des jeunes scolaires des banlieues télévisées Mohammed DARMAME, Alain VULBEAU mêmes usages, selon qu’ils sont produits au tournage ou au montage. Les jeunes acteurs disposent d’une marge de manœuvre pour faire face et l’idée d’un monopole de sens que seule la télévision posséderait n’est pas avérée. Cependant, l’étude des situations et des figures de cet article renvoie à des questions lancinantes : — Peut-on être un sujet dans ce type d’images et quelles sont les conséquences subjectives et sociales du floutage (être soi ou l’ombre de soi-même) ? — Quelles sont les conditions de possibilité de la maîtrise de soi (ou de la mise en image de la maîtrise de soi) pour chaque partie concernée ? — Quelles sont les figurations des institutions concernées : école, police, justice, chaîne télévisée ? — Quels usages l’école en général et les écoles concernées font-elles des images dans leurs stratégies de lutte contre les violences ? Autant de pistes pour des recherches ultérieures dont nous aurons tenté de montrer ici la bande annonce. Bibliographie sélective BACHMANN C., LEGUENNEC N., Violences urbaines, Paris, Albin Michel, 1996. BOUBEKER A., « Vaulx-en-Velin dans la guerre des images. 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Lepers. — Image n° 4 : « Le jeu du foulard », 6 minutes, M6, 19 octobre 2000. — Image n° 5 : 20 heures, TF1, 20 janvier 2000, L. Hauben et P. Leroux. — Images n° 6, 7 et 8 : 20 heures, TF1, 14 février 2001, suite de l’arrestation de l’instituteur de Cormeilles dans l’Eure, journalistes F. Shaal et D. Jassin. — Image n° 9 : 20 heures, TF1, 20 janvier 2000, L. Hauben et P. Leroux. — Image n° 11 : « Le jeu du foulard », M6, 6 minutes, 19 octobre 2000. — Image n° : 13 : extrait d’Envoyé Spécial, France 2, 20 heures, 11 janvier 2001. — Images n° 13 et 14 : les intrus à R. Rolland Goussainville, M6, Zone Interdite. — Image n° 15 : « Ma société est violente », France 3 nationale, 2 mars 2001. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 51 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Clémentine BRY STEREOTYPE, CONCEPT DE SOI ET PERFORMANCE A UNE TACHE CLEMENTINE BRY PSYCHOLOGIE SOCIALE Si l’on demande à un individu de se définir, il peut selon le contexte présenter de nombreuses facettes de lui-même. Par exemple, je m’appelle untel, je fais tel métier, je suis parent de deux enfants, je joue de la guitare, je suis généreux, j’ai les cheveux bouclés, j’aime la purée et les gâteaux, etc. Pour ce faire, il puise dans ce qu’on nomme le Concept de Soi, où sont organisées toutes les informations le concernant. L’objectif de notre travail est d’étudier l’influence du Concept de Soi dans les effets des stéréotypes sur le comportement. En effet, comme nous le verrons plus loin, les stéréotypes peuvent influencer nos comportements (i.e. un comportement de performance). Aussi, nous nous interrogeons sur la place du Concept de Soi et notamment des conceptions du Soi, dans ces effets. Nous exposerons tout d’abord la notion des conceptions du soi, puis nous développerons ce que sont les effets des stéréotypes sur le comportement. Enfin, en présentant notre recherche, nous tenterons de répondre à la question de la place du Soi dans les effets des stéréotypes sur le comportement. Les conceptions du Soi D’après la littérature, certaines personnes ont tendance à penser à elles d’abord en termes de relations avec les autres, tandis que d’autres ont davantage tendance à penser à leurs propres et uniques caractéristiques. En d’autres termes, certains vont d’abord dire d’eux qu’ils sont parents, qu’ils font partie d’une équipe sportive, qu’ils font tel métier, alors que d’autres diront spontanément qu’ils sont généreux, compréhensifs, blonds, grands, etc. Les chercheurs ont développé de nombreux construits pour décrire cette distinction, comme le Soi collectif et le Soi individuel (Trafimow, Triandis, & Goto, 1991), ou les conceptions interdépendante ou indépendante de Soi (Cross & Madson, 1997 ; Markus & Kitayama, 1991). Ces construits ont en général été utilisés pour décrire les différences entre les cultures « occidentales » et « asiatiques ». En effet, les Occidentaux se définissent généralement par leurs traits de personnalité, valeurs, attributs personnels, donc comme des individus indépendants. Les asiatiques, quant à eux, se définissent généralement par leurs appartenances groupales et rôles sociaux, comme interdépendants. Les différences interculturelles seraient dues à des normes culturelles favorisant une conception indépendante ou interdépendante de Soi. Markus et Kitayama (1991) nous proposent un schéma résumant les deux conceptions indépendante et interdépendante de Soi. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 52 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Conception indépendante de Soi Clémentine BRY Conception interdépendante de Soi Figure 1 : schéma des conceptions du Soi (Markus et Kitayama, 1991). Dans la conception indépendante de Soi, les représentations de Soi et d’Autrui ne se chevauchent pas, elles sont bien distinctes. Dans la conception interdépendante, les représentations de Soi et d’Autrui se chevauchent. Ces conceptions, bien que déterminées de manière chronique par la culture, cœxistent chez un même individu. Ainsi, l’individu peut tour à tour se référer aux informations personnelles ou sociales pour se définir, selon les exigences ou les contraintes de l’environnement. Plusieurs études ont utilisé la perméabilité du système cognitif aux effets de contexte (techniques dites d’« amorçage ») pour amener les individus à être plutôt indépendant ou interdépendant de manière temporaire (Brewer & Gardner, 1996 ; Gardner, Gabriel & Hochschild, 2002 ; Kühnen & Oyserman, 2002). Les conceptions du Soi influencent de nombreux processus de traitement de l’information tels que la comparaison sociale, la similarité avec autrui, la prise de décision, la dépendance au contexte, l’attribution causale et la source de l’estime de Soi (Markus & Kitayama, 1991 ; Kühnen & Haberstroh, 2004 ; Kühnen & Oyserman, 2002 ; Kühnen & Hannover, 2000). Nous allons développer l’un de ces processus : la dépendance au contexte. En effet, la dépendance au contexte a des effets sur l’imitation sociale automatique (van Baaren, et al., 2003) et pourrait également être responsable en partie des effets des stéréotypes sur le comportement. La dépendance au contexte La dépendance au contexte correspond à la façon dont l’individu va être plus ou moins sensible au contexte lors du traitement de l’information (e.g., explications causales, mémorisation, perception). Certaines illusions d’optique sont expliquées par la dépendance au contexte. Selon cette dernière, nous ne percevons que les éléments d’une image globale ou bien l’ensemble de l’image sans percevoir des détails. Ou encore, la perception d’une configuration de l’image nous empêche de percevoir son autre configuration ; l’environnement visuel influence la perception des lignes, etc. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 53 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Clémentine BRY Figures 2 et 3 : exemples d’illusion d’optique faisant jouer la dépendance au contexte 1. Si l’individu a une conception indépendante de lui-même, il sera moins dépendant du contexte. À l’inverse, si l’individu a une conception interdépendante, il est davantage dépendant et sensible au contexte (Kühnen & Oyserman, 2001 ; Kühnen, Hannover & Schubert, 2001). Les conceptions du Soi peuvent avoir une influence jusque sur l’imitation sociale automatique de mimiques et postures via la dépendance au contexte (van Baaren et al., 2003). L’imitation sociale L’individu va adapter son comportement en fonction du contexte dans lequel il est inséré. Cette adaptation concerne notamment les mimiques et postures (Chartrand & Bargh, 1999). Les mimiques et postures peuvent être « copiées » sur l’individu avec lequel nous sommes en interaction. Ceci est vrai notamment avec des individus que nous connaissons car l’imitation sociale permet de maintenir une relation positive avec autrui. Mais des travaux montrent que l’imitation sociale est également présente lors d’interaction avec des inconnus dans un but adaptatif (Chartrand & Bargh, 1999). Le taux d’imitation sociale peut être augmenté ou diminué selon la conception du Soi (van Baaren et al., 2003). L’individu indépendant, autocentré, indépendant du contexte, est moins sujet à l’imitation automatique de mimiques (i.e., bouger son pied, toucher son visage ou jouer avec un stylo comme le partenaire) que l’individu interdépendant, connecté avec autrui et dépendant au contexte. En effet, la dépendance au contexte ou conception interdépendante du Soi rend pertinents pour l’adaptation sociale les éléments de l’environnement dont le partenaire fait partie, tandis que l’indépendance les rend non pertinents. Nous venons de voir que les conceptions du Soi ont une influence sur nos comportements d’imitation sociale, via le processus de dépendance au contexte. Nous allons maintenant revenir aux effets des stéréotypes sur le comportement et développer comment les conceptions du Soi peuvent modifier ces effets. Le comportement automatique Depuis une décennie, des recherches expérimentales ont montré des effets automatiques de stéréotypes sur nos comportements. L’exposition consciente ou non consciente à un stéréotype modifie nos comportements à notre insu (pour une revue de la question, voir Wheeler & Petty, 2001). On parle de comportement automatique. 1 Dans la figure de gauche, les lignes ne paraissent pas parallèles à cause des carrés blancs et noirs, pourtant elles sont parallèles. Dans la figure de droite, les deux segments ne paraissent pas être de la même taille en raison de leur distance respective avec les deux droites. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 54 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Clémentine BRY Par exemple, le fait d’exposer des individus jeunes au stéréotype des personnes âgées les amène, immédiatement après, à marcher plus lentement, à avoir davantage de problèmes de mémoire que des individus jeunes non exposés au stéréotype (Bargh, Chen & Burrows, 1996). De la même manière, l’exposition au stéréotype des « professeurs » ou des « mannequins » augmente ou diminue respectivement les performances à un questionnaire de culture générale (Dijksterhuis et al., 1998). Ainsi, il apparaît que, suite à l’exposition à un stéréotype, on se comporte temporairement de manière congruente avec les informations contenues dans le stéréotype. Cependant, ces effets ne sont pas systématiques. De nombreux facteurs viennent diminuer, voire inverser les effets « automatiques » des stéréotypes sur le comportement. On parle donc d’automaticité conditionnelle. Un des facteurs susceptibles de modifier les effets des stéréotypes sur le comportement est le concept de Soi. Plusieurs recherches ont mis en évidence une facilitation ou une inhibition des effets des stéréotypes sur le comportement via le Soi (Dijksterhuis & van Knippenberg, 2000 ; Wheeler, Jarvis & Petty, 2001 ; Hull, Slone, Meteyer & Matthews, 2002 ; Schubert & Häfner, 2003). C’est notamment la façon dont le Soi est rendu saillant et quelle partie du Soi est activée qui va déterminer la facilitation ou l’inhibition du comportement automatique. Les conceptions du Soi pourraient-elles également moduler les effets des stéréotypes sur le comportement ? Nous avons décrit plus haut l’influence des conceptions du Soi sur l’imitation sociale (van Baaren, et al., 2003) via la dépendance au contexte. Nous postulons que de la même manière, les conceptions du soi, via la dépendance au contexte, peuvent moduler les effets de comportement automatique. Plus précisément, nous attendons que l’interdépendance permette les effets d’un stéréotype sur le comportement tandis que l’indépendance diminue ces effets. Méthode Ces hypothèses ont été testées de manière expérimentale auprès d’une population de 76 individus. Nous avons tout d’abord manipulé les conceptions du Soi chez nos participants. La moitié des participants a été amenée à avoir une conception de Soi plutôt interdépendante et l’autre moitié à avoir une conception plutôt indépendante. La passation s’effectuant sur Internet, nous avons sélectionné un stéréotype véhiculé par ce média et associé à de mauvaises performances intellectuelles : le stéréotype des « blondes ». Les participants du groupe expérimental ont donc été exposés à des photos de femmes blondes. Les participants du groupe contrôle étaient, quant à eux, exposés à autant de photos d’individus, mais aucun d’entre eux n’était une femme blonde (i.e. hommes en majorité bruns). Tous les participants ont ensuite répondu à un questionnaire à choix multiple de culture générale (type trivial poursuit), de difficulté intermédiaire, prétesté auprès de six mille internautes. Nous étudions les effets de nos manipulations (stéréotypes et conceptions du Soi) sur le nombre de bonnes réponses. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 55 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Clémentine BRY pourcentage de bonnes réponses Résultats et discussion : 45 Conception du Soi : 30 indépendante interdépendante 15 négatif neutre stéréotype Figure 4 : moyenne des bonnes réponses selon le stéréotype et la conception du soi Il apparaît que l’effet du stéréotype des « blondes » sur le comportement de performance est différent selon la conception du Soi. Lorsque la conception de Soi est interdépendante, synonyme de dépendance au contexte, on assiste à une diminution des performances vis-à-vis du groupe contrôle. La conception interdépendante du Soi ne constitue apparemment pas une charge mentale puisque les participants interdépendants du groupe contrôle ont des performances au test similaires à celles des indépendants du groupe contrôle. Mais si cette conception du Soi est associée à un stéréotype négatif et pertinent vis-à-vis du comportement, l’individu voit ses performances diminuer. Lorsque la conception de Soi est indépendante, synonyme d’indépendance au contexte, le stéréotype des « blondes » n’a pas diminué les performances au test de culture générale (i.e. pas de différences avec le groupe contrôle). Ces résultats vont dans le sens de nos hypothèses : la conception indépendante de Soi inhibe les effets des stéréotypes sur le comportement alors que la conception interdépendante les permet. Les effets des stéréotypes sur le comportement sont donc modérés par la façon dont l’individu se perçoit. Selon la « conception » qu’il a de lui-même, l’environnement social a ou n’a pas d’influence sur son comportement, et ce, sans qu’il en ait conscience. Une question reste en suspens. La dépendance au contexte est-elle responsable de ces effets différenciés du stéréotype selon la conception du soi. Si la dépendance au contexte est responsable de ces effets, alors deux explications sont possibles. La première explication repose sur l’activation du stéréotype. Le stéréotype des « blondes » n’aurait pas été activé chez les indépendants et n’aurait donc pas influencé leurs comportements. Les interdépendants quant à eux, sensibles au contexte, auraient été sensibles à l’exposition au stéréotype des « blondes », lequel une fois actif aura influencé leur comportement. N’ayant pas mesuré le niveau d’activation du stéréotype, nous ne pouvons conclure sur cette possibilité. La seconde explication s’appuie sur la pertinence du stéréotype pour l’individu. L’activation du stéréotype aurait été efficace chez les deux groupes, indépendants et interdépendants. Mais les indépendants n’utilisent pas le contexte pour s’adapter puisqu’il est non pertinent pour eux (cf. van Baaren et al., 2003). Aussi, ils n’auraient pas utilisé un élément non pertinent du contexte pour guider leur comportement, ici le stéréotype des « blondes ». Les interdépendants, quant à eux, utilisent les éléments du contexte qu’ils estiment pertinents pour adapter leur comportement. Ainsi, le stéréotype des « blondes » aurait été un élément pertinent du contexte et utilisé pour guider leur Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 56 Stéréotype, Concept de Soi et performance à une tâche Clémentine BRY comportement de performance. Des recherches ultérieures devront s’attacher à expliquer ces effets différenciés des stéréotypes sur le comportement selon les conceptions du Soi. Des recherches en cours suggèrent que l’influence du Soi sur les effets des stéréotypes sur le comportement pourrait être expliquée en termes de similarité avec autrui et d’intégration des attributs du stéréotype au Soi (Wheeler, Demarree & Petty, 2004). Nos travaux de doctorat devraient apporter de nouveaux éléments de réponses. Bibliographie : BARGH J.A., CHEN M., BURROWS L., « Automaticity of social behavior : Direct effects of trait construct and stereotype activation on action », in Journal of Personality and Social Psychology, N° 71,1996, p. 230-244. BREWER M.B., GARDNER W., « Who is this “we” ? Levels of collective identity and selfrepresentations », in Journal of Personality and Social Psychology, N° 71(1), 1996, p. 83-93. CHARTRAND T.L., BARGH J.A., « The chameleon effect : The perception-behavior link and social interaction », in Journal of Personality and Social Psychology, N° 76, 1999, p. 893-910. 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Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 58 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN LE SUJET GRAMMATICAL : LE CAS PARTICULIER DES PRONOMS PERSONNELS DANIELLE LEEMAN SCIENCES DU LANGAGE Je situerai d’abord brièvement les différents types de prise de position des linguistes, de manière à expliciter mon propre point de vue théorique et méthodologique : selon, en effet, comment on conçoit l’objet, on n’adopte pas les mêmes outils ni les mêmes critères pour rendre compte de son fonctionnement, et l’on ne se pose pas les mêmes problèmes à son propos. La théorie que l’on se donne au départ détermine la description que l’on va mener, et donc l’identité que l’on va attribuer à l’objet. En gros, les linguistes s’entendent sur une distinction entre langage, langue et discours. Le langage concerne la faculté même, proprement humaine, de communiquer verbalement, et la linguistique se décline alors par exemple en neurolinguistique, psycholinguistique, acquisition ou pathologies du langage. La langue est ce système mental, largement inconscient, qui nous permet de communiquer, c’est-à-dire aussi bien de comprendre les autres que de produire soi-même des énoncés. Et le discours concerne précisément tout ce qui relève de la concrétisation, de l’actualisation par les individus de ce savoir mental qu’est la langue. Si l’on s’intéresse à la langue, on s’attache à construire par hypothèse ce système abstrait, commun à tous, qui permet la communication effective. Si l’on s’intéresse au discours, on s’attache à rendre compte du fonctionnement des textes oraux ou écrits : conversations, monologues ou dialogues, textes littéraires, ou politiques, etc. Je fais partie des linguistes qui se donnent la langue pour objet et qui essaient donc de saisir les règles qui président au discours : quelles sont les unités constitutives de cet ensemble ? Comment les définir ? Quelles sont leurs règles de combinaison ? Pourquoi peut-on construire telle association et non telle autre : par exemple, pourquoi peut-on dire aussi bien Paul a les cheveux blonds/Paul est blond, Paul a les cheveux frisés/Paul est frisé, mais non Paul a les cheveux noirs/Paul est noir (car alors, on comprend que c’est sa peau qui est noire et non ses cheveux), ni Paul a les cheveux raides/Paul est raide ? Cette question ne m’intéresse pas en tant qu’on pourrait se demander qui emploie telle ou telle autre formulation, dans quelle situation, dans quelle intention – ce qui relève de l’analyse du discours : ce que je cherche à découvrir, c’est simplement pourquoi la langue rend ou non possible telle formulation avec tel sens, indépendamment de ses actualisations effectives par les locuteurs. Si maintenant, donc, on se concentre plus particulièrement sur l’objet « langue », il y a évidemment à nouveau diverses théories en concurrence, en particulier en ce qui concerne le statut à attribuer au sens. Les unités linguistiques, en effet, sont en quelque sorte doubles : il s’agit de formes – matérialisables par des sons à l’oral, par des lettres à l’écrit –, mais de formes qui évoquent quelque chose. Si je dis oiseau, vous reconnaissez cette forme comme un mot du français, si j’écris seauoi, vous ne la reconnaissez pas comme mot du français : elle n’a pas de sens, c’est une simple juxtaposition de sons ou de lettres, non un mot. Selon l’intuition banale – mais c’est aussi l’un des choix théoriques possibles en linguistique –, le sens est la correspondance qui s’établit entre une forme et un objet du monde. C’est la conception Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 59 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN qui préside le plus souvent aux définitions des dictionnaires : la définition de oiseau sera quelque chose comme « animal ovipare, muni de plumes et apte au vol »… Ce faisant, on ne définit pas le mot oiseau, mais l’oiseau lui-même, l’entité du monde objectif : ce n’est pas le mot qui pond des œufs, est couvert de plumes et a la capacité de voler… Cette conception du sens relève de ce que l’on appelle le « paradigme objectiviste » ou « référentialiste », dont la base est que la langue décrit la réalité. Un autre postulat possible est que la langue est le reflet non pas du monde objectif, mais de la façon dont l’homme se le représente, le conceptualise. Le sens du mot est alors conçu comme un ensemble de propriétés qui rassemble ou sépare des entités sans que cela coïncide nécessairement avec le monde objectif : ainsi, on a longtemps rangé la baleine dans les poissons ou les chauvessouris dans les oiseaux à partir de propriétés définissant les poissons ou les oiseaux qui ne correspondent pas entièrement aux classifications objectives. Et de même, à l’heure actuelle, on corrigerait un enfant qui, désignant un poussin par exemple, dirait : « Regarde le petit oiseau ! » : bien que, référentiellement, le poussin appartienne à la catégorie des oiseaux, le mot oiseau paraît inapproprié pour le désigner parce que le concept auquel ce mot renvoie dans la langue ordinaire ne se superpose pas exactement à sa définition objective. Cette conception du sens relève de ce que l’on peut appeler le « paradigme cognitiviste », dont le postulat est celui d’un lien fort entre pensée et langue. Le troisième choix théorique, défini et justifié par Ferdinand de Saussure au début du XXe siècle, est celui de l’autonomie du sens linguistique, qui n’est assimilable ni à une correspondance entre le mot et un objet du monde, ni à une correspondance de la langue avec la pensée. Dans cette perspective, c’est le jeu des formes dans le système linguistique qui institue le sens des mots les uns par rapport aux autres, et ce sens ne se confond ni avec la désignation d’objets du monde objectif, ni avec la désignation de représentations mentales. Par exemple, le mot oiseau peut certes servir à nommer un petit animal qui a des plumes et qui pond des œufs, mais si je vous dis que Paul a épousé un drôle d’oiseau, ce n’est pas pour signifier qu’il s’est marié avec une mésange ou une autruche (évidemment, il a pu épouser une poule, mais ce n’est pas en tant que ce mot désignerait un animal ovipare pourvu d’ailes lui permettant de se déplacer dans les airs). Dans cette perspective, le sens du mot oiseau est autre chose que sa désignation d’un certain animal : certes, cette désignation existe, mais elle ne correspond qu’à l’un des emplois, en discours, du mot ; ce n’est pas sa définition en langue, en tant qu’elle préside à tous les emplois observables en discours. Ce troisième paradigme, que résume le principe saussurien de « l’arbitraire du signe », on peut l’appeler « paradigme autonomiste » par allusion à la conception de la langue comme système autonome. C’est dans ce cadre que se situent mes recherches, et que va illustrer l’exemple des pronoms personnels. Si l’on part du postulat que la langue est autonome, cela a méthodologiquement pour conséquence qu’on ne peut tenter de saisir son fonctionnement qu’à partir d’elle-même. Mais seules les formes sont matérialisables, donc observables : le sens que l’on attribue aux énoncés reste de l’ordre de l’association mentale. On ne peut donc accéder au sens linguistique que par les formes qui le véhiculent – je dis bien « sens linguistique » : bien sûr que, spontanément, on attribue un sens aux mots ; mais, comme on l’a vu tout à l’heure, il peut s’agir d’une mise en correspondance avec le monde objectif ou avec le monde conceptuel, ce que rejette le paradigme saussurien. Dans le cadre autonomiste, le travail du linguiste va donc consister à observer et manipuler les formes, car c’est seulement à partir de ce que révèlent les similitudes et les différences de forme qu’il peut construire une hypothèse sur le sens linguistique. Prenons par exemple le mot enfant : je présume qu’à l’instant où j’ai prononcé ce nom, vous l’avez associé à une certaine interprétation, mettons « très jeune personne ». On peut dire Paul est un enfant très sage, Léa est une enfant très douée : le nom enfant peut s’employer au masculin (un enfant) ou au féminin (une enfant). Mais si je dis que Léa attend un enfant, je ne peux plus l’employer aussi bien au féminin : même si je sais que Léa est enceinte d’une petite fille, je ne dirai pas Léa attend une enfant. Cette différence dans les propriétés formelles attire Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 60 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN l’attention sur une différence de sens : enfant dans Paul est un enfant très sage n’a certainement pas la même identité que dans Léa attend un enfant. Donc, en résumé, adopter le cadre autonomiste conduit méthodologiquement à partir de l’observation des formes et à tâcher d’interpréter les propriétés formelles pour construire par hypothèse l’identité sémantique des unités linguistiques, à partir du principe heuristique qu’une similitude de forme est corrélable à une similitude de sens, et qu’une différence de forme est corrélable à une différence de sens. Le simple fait de se situer dans ce cadre théorique et méthodologique conduit à se poser certains types de problèmes, et a fortiori à procurer de la langue une description différente de celles à laquelle on aboutit si l’on adopte un autre paradigme. Si l’on prend l’exemple du pronom personnel, les grammaires, comme d’ailleurs les dictionnaires et la plupart des travaux linguistiques, les classent selon trois grandes catégories selon l’expression de la personne : je, me, moi relèvent de la « première personne » et désignent « celui qui parle » ; tu, te, toi relèvent de la « deuxième personne » et désignent « celui à qui l’on parle » ; il, le, lui au masculin et elle, la, lui au féminin désignent « la personne ou la chose dont on parle ». Ces définitions correspondent parfaitement à l’intuition référentielle ou conceptuelle : dans Je dois partir à 5 heures, on comprend que c’est celui qui parle qui doit partir à 5 heures. Dans On me regarde, on ne me dit rien, il est clair que c’est celui qui parle que l’on regarde et à qui on ne dit rien, comme C’est pour moi signifie qu’il y a quelque chose pour la personne qui énonce la phrase. Donc, les formes je, me, moi sont présentées comme les variantes d’une même unité linguistique : le pronom personnel de première personne, sur la base de leur définition sémantique semblable : toutes trois désignent le locuteur. Il en va de même de tu, te, toi : dans Tu dois partir à 5 heures ou On te regarde, on ne te dit rien ou C’est pour toi, les trois formes tu, te, toi désignent l’interlocuteur et sont considérées comme les variantes de la même unité linguistique, ici le pronom personnel de deuxième personne. Les variantes, considérées comme des alternances purement formelles, donc sans incidence sémantique, sont rapportées aux fonctions occupées par le mot dans la phrase, ce que résument des tableaux du type (Riegel et al. (19995 : 199) : FORMES CONJOINTES Complément direct FORMES DISJOINTES Personne Sujet Complément indirect 1ère je me moi 2ème tu te toi Tableau 1 L’appellation « formes conjointes » désigne le fait que je, tu, me, te sont étroitement solidaires du verbe, et l’appellation « formes disjointes » au contraire le fait que moi, toi sont séparés du verbe : on ne pourrait pas énoncer On moi regarde ni C’est pour me. Cette description paraît adéquate tant que l’on reste dans le paradigme objectiviste : je, me, moi désignent le même objet du monde donc forment une même unité ; tu, te, toi désignent le même objet du monde (mais différent du précédent), donc forment une même unité (mais différente de la précédente). En revanche, d’un point de vue conceptuel, on peut se poser la question : est-ce que la personne est conçue d’une manière aussi unitaire ? En fait, non : un poncif dans la manière de se représenter la personne est de dire qu’elle est matière et esprit, qu’elle a un corps et une âme. Un linguiste cognitiviste américain (Lakoff, 1996) remarque ainsi que des expressions telles que Je suis hors de moi ou Je n’étais plus moi-même ne sont possibles sans contradiction que si l’on admet que je et moi ne désignent pas exactement la même entité, et de même Je me méprise ou Je suis Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 61 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN maintenant réconcilié avec moi-même supposent que les pronoms je et me dans le premier cas, je et moi-même dans le second, réfèrent à deux aspects différents de la personne, donc ne reçoivent pas la même définition. Selon son analyse, dans tous les cas, on a un « subject » – c’est-à-dire la partie intellectuelle, morale, psychologique de la personne – qui se situe par rapport à un « self » – c’est-àdire la partie concrète, physique, sociale de la personne. Ainsi, dans Je me méprise, je porte un jugement (c’est la personne en tant que « subject ») sur me en tant qu’il a mal agi (c’est la personne en tant que « self »). Le problème que pose cette hypothèse, c’est que l’on a deux conceptualisations seulement (la personne comme « subject », la personne comme « self ») pour trois formes linguistiques : I, me, myself. Et a fortiori en français où l’on a quatre formes : je, me, moi et moi-même 1. De plus, elle se heurte au fait que la distinction entre « subject » et « self » n’a rien de systématique ; ainsi, frapper quelqu’un peut avoir un sens physique « cogner » et un sens psychologique « impressionner » : Paul me frappe avec un bâton/Pierre me frappe par son intelligence. Dans les deux cas, on a la forme me, alors que, selon les termes de Lakoff, la personne a statut de « self » dans le premier énoncé et statut de « subject » dans le second. De même, je n’est pas dévolu à l’expression du « subject » puisque l’on a aussi bien J’ai été frappée au visage que J’ai été frappée par l’intelligence de Pierre. Conformément aux choix théorique et méthodologique annoncés, je procéderai différemment : d’une part, contrairement au paradigme objectiviste, on ne se hâtera pas de conclure que je, me, moi constituent une même unité linguistique sur la base de leur identité référentielle ; certes les trois termes désignent la personne qui parle, mais on a trois mots différents, et qui n’entrent pas dans les mêmes constructions : cette dissimilitude formelle laisse présager une différenciation sémantique. D’autre part, contrairement au paradigme cognitiviste, on ne partira pas de conceptualisations a priori pour en rechercher les réalisations linguistiques : on commence par rassembler les formes puis on tente d’interpréter ce qu’elles peuvent révéler sur le plan du sens. On a vu avec le tableau emprunté à la grammaire de Riegel et coll. (op. cit.) que les trois formes morphologiques je, me, moi étaient réparties selon leurs fonctions syntaxiques : je n’est que sujet, me n’est que complément, et moi, forme disjointe, est laissé en suspens. Or, cette même grammaire analyse me comme le sujet du verbe à l’infinitif dans des phrases comme On me regarde travailler, et moi comme le sujet du participe dans des phrases telles que Moi parti, les souris dansent. On parle aussi de fonction sujet pour moi lorsque le verbe est sous-entendu comme dans les réponses à des questions : Qui a cassé le vase de Soissons ? – Moi ! ou dans les coordinations : Paul achètera le fromage et moi le dessert. Ce sera encore le cas dans Moi seul te comprends ou dans C’est moi qui l’ai fait. En conclusion, par conséquent, si la forme je ne peut occuper que la fonction sujet, elle n’est pas la seule à le faire, donc ce n’est pas la fonction en elle-même qui peut constituer la base d’une différenciation sémantique 2. Ce qui apparaît pertinent en revanche, c’est que jamais je, me, moi ne peuvent être sujets dans les mêmes conditions : on peut dire Paul me regarde travailler, mais non Paul je regarde travailler, et inversement Je travaille, mais non Me travaille. Autrement dit, me ne peut être le sujet que d’un infinitif tandis que je ne peut être le sujet que d’un verbe conjugué. Si l’on compare maintenant je et moi, on observe aussi qu’ils ne sont jamais sujets dans les mêmes constructions : moi peut être le sujet d’un participe, mais non je (Moi parti, les souris dansent 1 Contrairement à ce qu’on lit dans les grammaires, moi-même n’est pas seulement une variante « renforcée » de moi car les deux ne s’emploient pas dans les mêmes conditions : on dira plutôt Je parle de moi (Je parle de moi-même), J’ai honte de moi (J’ai honte de moi-même) et en revanche Je parle à moi-même (Je parle à moi), Je bavarde avec moi-même (Je bavarde avec moi), J’ai la haine de moi-même (J’ai la haine de moi), etc. Cf. à ce sujet Zribi-Hertz (1996). 2 On peut en dire autant de la fonction complément : me est complément d’objet dans On me voit sur la photo et de même moi dans On dirait moi sur la photo ; ce n’est pas pour autant que les deux ont un sens identique, comme le montre la comparaison entre Je me préfère dans cette robe (= plutôt que dans une autre tenue) et Je préfère moi dans cette robe (= plutôt qu’une autre personne). Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 62 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN vs Je parti, les souris dansent) ; moi peut être le sujet d’un verbe absent, mais non je (Qui a cassé le vase de Soissons ? – Moi ! vs Qui a cassé le vase de Soissons ? – Je ! ou Paul achètera le fromage et moi le dessert vs Paul achètera le fromage et je le dessert) ; moi peut être modifié par seul, mais non je (Je seul te comprends), il peut être mis en valeur par c’est… qui et non je (C’est je qui l’ai fait), il peut être coordonné à un nom, mais pas je (Paul et moi achèterons le dessert vs Paul et je achèterons le dessert). En résumé : sujet sans verbe exprimé d’un verbe à l’infinitif d’un verbe conjugué modifié/mis en emphase/coordonné je - - + - me - + - -/+ 4 moi + +3 + + Tableau 2 On a donc démontré que les trois mots je, me, moi, différents morphologiquement, s’opposent aussi de manière systématique, sur le plan syntaxique : ils n’entrent jamais dans les mêmes constructions. Conformément aux principes théoriques et méthodologiques adoptés, la conséquence est que je, me, moi n’ont pas la même identité sémantique : il s’agit maintenant d’interpréter les propriétés formelles observées de manière à avancer une hypothèse sur le sens que chacun peut avoir en langue. Première observation : je et me nécessitent la présence d’un verbe, tandis que moi peut exister de manière autonome. Le verbe exprime un état, un événement, une action. Donc, première hypothèse : je et me présentent la personne en tant qu’elle est inscrite dans un procès, c’est-à-dire en tant qu’elle existe à travers ce qui lui arrive ou ce qu’elle fait. En revanche, moi présente la personne vue indépendamment du procès qui peut la concerner, donc en tant qu’être en soi. Deuxième observation : je nécessite la présence d’un verbe conjugué, c’est-à-dire en particulier inscrit dans le temps, dans l’histoire ; tandis que me exige, lui, un infinitif, c’est-à-dire un procès abstrait, virtuel, simplement envisagé. Donc, deuxième hypothèse, je montre la personne en tant qu’entité concrète à qui il arrive effectivement quelque chose, et inscrite dans le temps. En revanche, me la montre en tant qu’entité non engagée dans la réalité ; mais qui plus est, me sujet d’un infinitif n’apparaît que dans des constructions subordonnées, soit après un verbe comme faire ou laisser : Il me fait travailler, Il me laisse dormir, soit après un verbe de perception : Il me regarde travailler, Il me voit rougir, Il m’entend chanter, Il m’écoute parler. Autrement dit, me ne fait exister la personne qu’à travers la volonté ou la perception d’un tiers : le comble de l’aliénation, en somme ! Troisième observation : moi n’a pas besoin d’un verbe pour apparaître en position de sujet ; il est donc indépendant du procès. On peut en déduire que moi présente la personne en tant qu’être autonome dont l’existence n’est pas, donc, subordonnée à un événement, à une action, à l’état dans lequel elle se trouve. C’est le premier point qui l’oppose aussi bien à je qu’à me. Et le second, c’est que c’est l’unique forme à être modifiée : Moi seul te comprends, ou mise en emphase : C’est moi qui l’ai fait. Or, du point de vue du sens, quel est le point commun à ces deux constructions ? C’est que moi y est situé par rapport à d’autres, et plus précisément moi est exhibé par opposition à d’autres : C’est moi qui l’ai fait – et nul autre –, Moi seul te comprends – et nul autre. Ainsi peut-on 3 La forme moi sera dite sujet de l’infinitif dans des énoncés tels que Et moi de rire ! ou (construction fréquente dans le Nord de la France) J’ai acheté du jarret de bœuf pour moi faire un pot au feu. 4 On peut admettre une coordination comme Paul me et te regarde travailler. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 63 Le sujet grammatical : le cas particulier des pronoms personnels Danielle LEEMAN avancer l’hypothèse que moi montre la personne dans sa singularité, l’être en lui-même indépendamment de ses déterminations particulières et en tant qu’il ne se confond avec personne d’autre. En résumé, les trois formes, en position de sujet, donnent bien une identité différente de la personne qui parle : je ne la montre qu’à travers ce qu’elle est, ce qu’elle fait, ce qui lui arrive dans l’histoire (le temps) ; me la montre hors de l’inscription temporelle et seulement en tant qu’elle peut exister à travers la volonté ou la perception d’un tiers ; moi la montre dans sa plénitude, telle qu’elle est en elle-même hors de ce qu’elle peut faire ou être et hors de la vision qu’en a autrui, en tant qu’elle est, en soi, à nulle autre pareille. Lorsque l’on écoute les chercheurs d’autres disciplines parler du « sujet » en tant que personne (certains disant « le je », d’autres « le moi », voire « le soi », mais jamais « le me »), on ne peut s’empêcher d’établir une relation avec l’hypothèse ici défendue, car, qu’il s’agisse de littérature, de philosophie, de psychologie ou de sciences de l’éducation, ce n’est pas l’évidence unitaire qui est exhibée mais l’être en tant qu’il est « ondoyant et divers » – pour reprendre les termes de Montaigne. Il resterait cependant, du point de vue du linguiste, à définir la position syntaxique elle-même : ce que les grammaires appellent « le sujet de la phrase ». Traditionnellement – mais cette idée est la plus largement représentée aussi dans la linguistique moderne –, le sujet est défini comme le mot désignant l’entité qui « fait l’action », rôle qu’il est difficile de déceler dans le cas du il de Il pleut, Il faut du sel, mais aussi lorsque l’on compare par exemple Le PSG a infligé sa loi à Auxerre et Auxerre a subi la loi du PSG : dans les deux cas, le statut relatif de le PSG et Auxerre est le même, cependant dans le premier, le sujet est le PSG et dans le second Auxerre. La question est de savoir ce qu’ont en commun le PSG et Auxerre, correspondant à leur commune fonction de sujet. A la suite de S.C. Dik (1989), on admettra que le sujet est le point de vue auquel est énoncé le reste de la phrase : dans l’exemple précédent, le même événement est présenté du point de vue du PSG lorsque le PSG est sujet, et du point de vue d’Auxerre lorsqu’Auxerre est le sujet. En français, le sujet est obligatoire (on ne peut pas dire par exemple Suis un homme sincère comme en espagnol Soy un hombre sincero ni Ne suis pas d’ici comme en italien Non sono del luogo), ce qui signifie que, pour cette langue, un point de vue préside nécessairement à tout énoncé même si l’on ne peut l’affecter à une entité quelconque : le rôle du il dans Il pleut ou Il faut du sel est de signaler qu’il y a bien un point de vue (ce que réclament les règles linguistiques en français), mais non attribuable (Leeman, 2005). Références BENVENISTE E. (1974), Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974. DIK S. (1989), The Theory of Functionnal Grammar, Berlin-New York, Mouton de Gruyter, 1989. LAKOFF G. (1996), « Sorry, I’m not myself today : The Metaphor System for Conceptualizing the Self », in Spaces, Worlds and Grammar, Fauconnier G. & Sweetser E. (eds), Chicago & London, The University of Chicago Press, 1996. LEEMAN, D. (2005), « L’absence du sujet en français contemporain : premiers éléments d’une recherche », in L’Information grammaticale 108, 2005 (sous presse). RIEGEL M. (1995), Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, 1995. Saussure F. de (1916), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916. ZRIBI-HERTZ A., (1996), L’anaphore et les pronoms, Lille, Septentrion, 1996. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 64 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT « COGITO ERGO SUM », FETICHE DE PENSEE OU « VERTEX » RELEVANT DU DENI D’ANGOISSES DE MORT PSYCHIQUE ISSUES DE LA PERTE PRECOCE DE LA « REVERIE MATERNELLE ? » UNE INTERPRETATION PSYCHANALYTIQUE DE L’ADVENUE DU COGITO CHEZ DESCARTES, EST-ELLE POSSIBLE ? GERARD PIRLOT 1 PSYCHOPATHOLOGIE « Et il y a justement huit ans, que ce désir me fit résoudre à m’éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir quelques connaissances »… « j’ai pu vivre aussi solitaire et retiré comme dans les déserts les plus reculés ». Descartes R. (1637) : Discours de la Méthode, Troisième partie Introduction : méthode et problématique Il est acquis pour l’histoire de la philosophie que Descartes est à l’origine de l’invention philosophique qui a consisté à considérer le Moi comme le seul « sujet » dont l’existence et la réalité soient indubitables. Or, c’est ici notre hypothèse, nous faisons un lien direct entre la proposition de Descartes d’un « je pense » — cogito — intrinsèquement lié au « sum », au fait d’exister/d’être, et d’autre part au fait qu’il fut un créateur qui « mit au monde » une œuvre tout à fait singulière, et à l’absence très tôt chez lui de sa mère : il fut en effet orphelin de mère à seize mois. Pour ce qui concerne la notion de sujet, remarquons que si pour Aristote est « subjectif » ce qui appartient à quelque chose en tant que cette chose est sujet d’attributs ou de prédicats, est sujet le support des qualités ou accidents 2. Descartes emploie quant à lui rarement le mot « sujet » et lorsqu’il le fait, c’est le plus souvent dans le sens traditionnel de sujet des accidents ou des qualités, ou encore de substance ; par exemple, dans les Réponses aux troisièmes objections (AT, IX, 136) : « ... car les sujets — subiecta — de tous les actes sont bien à la vérité entendus comme des substances — substantivai — ». Ainsi, le Moi n’est un sujet que parce qu’il est aussi une substance ». L’inventeur de la philosophie du « sujet pensant » n’a donc pas modifié le sens traditionnel du concept de « sujet ». L’identification du Moi pensant et du concept de substance a, de plus, signifié à ses yeux un lien réciproque entre la pensée et l’homme, le Moi pensant et l’existence – le sentiment d’être —, le Cogito et le Sum. Il a en découlé que l’homme peut se poser « comme maître et possesseur de la nature » et qu’il s’assure de la vérité de ses jugements à partir de sa certitude dans les règles de ses pensées. 1 Professeur de psychopathologie, Paris X-Nanterre, psychanalyste inscrit à l’Institut de psychanalyse, Psychiatre, ancien psychiatre temps-plein des Hôpitaux. 2 Ong-Van-Cung K. S., « Introduction : la question du sujet », in Descartes et la question du sujet, Ong-Van-Cung K. S (dir.), Paris, PUF, 1999, pp.1-10. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 65 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Il reste que cette affirmation du « je pense, donc je suis » qui est, pour Descartes, « si ferme et assurée », n’est pas sans soulever quelques interrogations chez le psychanalyste, surtout lorsqu’il détient quelques éléments biographiques sur celui qui a proféré cette sentence. « En remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assuré... puis examinant avec attention ce que j’étais... je connus de là que j’étais une substance dont l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait d’être tout ce qu’elle est ». 3 L’essence du Moi réside donc dans sa pensée, dans le « je » de sa pensée, la pensée étant pour Descartes « ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nousmêmes » (Principes I, art. 9), « … l’esprit humain, faisant réflexion sur soi-même, ne se connaît être autre chose qui pense, que sa nature ou son essence ne soit seulement que de penser » (Discours de la Méthode, Préface au lecteur). Remarquons ici le mouvement réfléchi de la pensée sur elle-même par le biais de la structure narcissique du moi (le « moi-même »), instance ô combien réflexive et, via la duplication narcissique, « réfléchissante » si ce n’est « réfractante » pour ce qui concerne la « lumière de la pensée » 4. L’énoncé du Cogito pour Descartes se fait donc sur le mode d’une position « autovérifiante » 5. Dans les Méditations Secondes, ni la séquence cogito ergo sum, ni le terme de substance n’apparaissent. On note toutefois que la pensée est définie à partir de la res cogitans et des divers actes comme des modes ou attributs de cette pensée. « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent... N’y a-t-il aucun de ces attributs qui puissent être distingués de ma pensée, ou qu’on puisse être dit séparé de moi-même » (AT, IX, 22 6). « Or comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés (…) » (Première Méditation) ; « La méditation 3 Descartes R. (1641), Médiations métaphysiques, Méditation seconde. « Ta parole est une lampe qui éclaire mes pas, une lumière qui rayonne sur ma route » est-il écrit dans le Psaume, CXIX, 105. Avec le prophète, la lumière originelle créée le premier jour est de nature spirituelle » (A. Abecassis (1988) : La lumière dans la pensée juive, p. 31). Descartes, réfléchissant sur ce qui allait devenir des siècles plus tard avec F. de Saussure le rapport signifiant/signifié des mots, associe mots et lumières : « Or si des mots, qui ne signifient rien que par l’institution des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance, pourquoi la Nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien que ce signe n’ait en soi rien qui ne soit semblable à ce sentiment ? » (Le Monde ou Traité de la lumière, chapitre premier). La parole est la lumière du psychisme en ce sens qu’elle l’anime de son énergie (sa pulsion). Aussi, là où est la parole vivante du poète, de la mère, on fait défaut, l’écriture, le discours mystique, le Pharmakon, le toxique, la douleur, chercheront à substantifier, totémiser le logos du père mort (Pirlot G., Les passions du corps, Paris, PUF, 1997, p.32). L’écrivain J-M. Maulpoix résume cette problématique : « Un écrivain est un homme dont quelqu’un s’en est allé ». (L’écrivain imaginaire, Paris, Mercure de France, 1994). 5 Cf. Pariente J.C., « La première personne et sa fonction dans le Cogito », in Descartes et la question du sujet, op. cit., pp. 11-48. Qualifier l’emploi chez Descartes du « je » — ego — dans ses écrits, de la Méthode aux Méditations, de même que le « cogito ergo sum » et de diverses propositions concernant Dieu ou au Malin génie, chez Descartes relève du concept linguistique de « propositions autovérifiantes » (faute de la présence d’une mère pour attester de la véracité des pensées de l’enfant ?) — ; une proposition autovérifiante ne peut par définition être fausse mais elle ne forme pas pour autant une tautologie car sa vérité ne repose pas sur des lois logiques. Une proposition autovérifiante ne se confond pas avec un performatif car elle ne concerne pas une action qui s’accomplit du seul fait qu’elle est énoncée, comme une promesse se donne du seul fait qu’on dise « je promets de faire ceci ou cela ». Mais un énoncé de ce genre n’a de statut performatif que pour la première personne : « Il promet de faire ceci ou cela » n’est pas un performatif alors que les propositions autovérifiantes peuvent s’énoncer à la troisième personne. Elles se rapprocheraient plutôt de ces propositions qui contiennent un prédicat autologique, c’est-à-dire un prédicat qui peut s’appliquer au mot ou à la formule qui l’exprime, comme il arrive quand on dit de l’adjectif « bref », qu’il est, effectivement, bref. 6 Descartes R., Œuvres, édition de Charles Adam et Paul Tannery (A.T.), Paris, Vrin, 1974, p. 455. 4 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 66 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je le pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau profonde, je suis tellement surpris, que je puis assurer mes pieds dans le fond, ni nager, pour me soutenir dessus » (Seconde Méditation) ; « … ce que j’ai principalement à faire, est d’essayer de sortir et me débarrasser de tous les doutes où je suis tombé ces jours passés, et voir si l’on ne peut rien connaître de certain touchant les choses matérielles » (Cinquième Méditation). Avouons que ce questionnement métaphysique sur les questions de l’existence et de la pensée est proprement vertigineux à entendre pour un psychiatre qui imagine tout à fait que celui qui se les pose puisse avoir eu un jour de sérieuses angoisses de dépersonnalisation et d’effondrement de pensée. Or, Adrien Baillet, le premier biographe de Descartes, rapporte que ce dernier souffrit plus d’une fois de ces angoisses de dépersonnalisation. Ici, une remarque. Est-il « naturel » en effet, et propre à un Moi adapté et pragmatique, de se demander si ce qu’il voit, touche, etc., existe ? Comme de s’interroger sur la réalité de l’espace où il se situe, du temps qu’il vit, et de se demander si luimême existe ? Cela ne suppose-t-il pas, non seulement le souvenir d’un passé où l’extérieur a pu perdre de sa consistance, où sa propre assise identitaire a pu devenir problématique, mais aussi le sentiment confus qu’au moment présent les anciennes angoisses sont encore sur le point d’affleurer ? « Ne faut-il pas supposer que l’ambition métaphysique n’est pas seulement mue par l’épistémophilie, le désir de maîtrise, la soif de pouvoir intellectuel, une sorte de mégalomanie, mais aussi par un besoin plus essentiel, plus urgent même que de conjurer la peur de sa propre disparition », comme l’avance F. Pasche 7 ? En un mot, on peut se demander, encore une fois avec F. Pasche, « si ce que le métaphysicien s’efforce de conjurer, n’est pas une angoisse de type archaïque, psychotique, angoisse que chacun de nous recèle en lui, plus ou moins profondément enfouie ». En plus de ce type d’angoisses, des cauchemars dont on a du mal à sortir, Descartes en eut toute sa vie, nous dit son biographe, et jusqu’à un âge avancé. Lui-même a raconté deux de ses rêves d’angoisse. De plus, tout au long de son existence, il ne parvenait pas à s’arracher du lit, il restait attaché à ces états entre la veille et le sommeil, états à la fois érotisés et générateurs d’apparitions effrayantes et de réflexions sur la réalité du Moi et du monde. Toute sa philosophie de la lumière, des idées claires et distinctes se trouve être, « après-coup » en effet, le contrepoint de cette vie crépusculaire, entre chien et loup, fourmillante de tentations, de péchés délectables et d’angoisse. Si l’on s’en tient aux définitions que Freud donne de la névrose et de la psychose, à savoir que la première résulterait d’un conflit également angoissant entre le Moi et le Ça, et la seconde, la psychose, d’un conflit angoissant et précoce entre le Moi et le monde extérieur, on conviendra que toute personnalité dite normale vit ou a vécu, peu ou prou, ce genre de conflits avec les manifestations qu’ils entraînent. Pour une « psychanalyse appliquée » L’emploi de la psychanalyse – ici appliquée 8 – apparaît encore plus fondé si l’on considère que la personnalité, le caractère, les comportements, les actes, les œuvres sont pour une part les résultats d’un long travail inconscient de défense pour que le sujet conquiert et garde son autonomie face au 7 Pasche F., « Métapsychique et inconscient », in Le sens de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1988, pp.71-97, et « L’ordre de l’inconscient, » in idem, pp.231-255. 8 Pour ce qui concerne la psychanalyse appliquée, cf. les travaux de S. Freud lui-même, Freud S. (1906), Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, G.W., 7, S.E. 9, Paris, Gallimard, 1971 ; (1908), Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci (Un souvenir d’enfance de Léonard.), G.W., 8, S.E., 1, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Bilingue », 1991 ; (1908), « La création littéraire et le rêve éveillé », G.W. 7, S.E. 9, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971 ; (1911), « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (dementia paranoïdes) », G.W. 8, S.E. 12, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1970 ; (1914), « Le Moïse de Michel-Ange », G.W.10, S.E. 13, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 67 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT monde extérieur, et résiste aux pressions intempestives de son propre Ça. Parmi les œuvres de créations, les productions de la pensée abstraite en particulier la philosophie qui a la prétention d’embrasser la totalité de notre monde intérieur comme de l’univers, est, plus que d’autres activités mentales, tributaire quant à son origine de ces expériences d’angoisse psychotique d’annihilation, de perte de substance, de vide, d’effondrement, de perte de limite. La méthode analytique semble ici légitime lorsque l’on remarque que Descartes se met volontiers en scène dans ses écrits, y compris scientifiques, comme Le discours de la Méthode. « Qu’est-ce donc que je lis dans le Discours de la Méthode ? », écrit G. Rodis-Lewis dans l’introduction qu’elle en fait aux éditions GF Flammarion : « Ce qui attire mon regard, à partir de la charmante narration de sa vie et des circonstances initiales de sa recherche, c’est la présence de lui-même dans ce prélude d’une philosophie. C’est, si l’on veut, l’emploi du « Je » et du « Moi » dans un ouvrage de cette espèce, et le son de la voix humaine ; et c’est cela qui s’oppose le plus nettement à l’architecture scholastique » 9. Toujours dans Le discours de la Méthode (2e partie), Descartes présente ses travaux théoriques comme faisant partie de « l’histoire de son esprit », comme une aventure exemplaire : « Nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et… gouvernés par nos appétits et nos précepteurs » (ibid.). La démarche de Descartes qui consiste à l’unification du corps des sciences de son époque (spécialement les mathématiques avec la physique) et de trouver des règles pour correctement diriger son esprit en ajustant la connaissance « au niveau de la raison » (ibid.), est en effet indissociable de son parcours et de ses expériences d’homme. Mettre en lumière les véritables richesses de notre esprit, de ses règles de raisonnement et de jugement, devint ainsi pour lui le modèle de toute connaissance certaine : ainsi, « chacun voit par intuition que le triangle est défini par trois lignes seulement », écrivait-il déjà dans cette œuvre inachevée de l’homme jeune qu’il fut et intitulée les Règles pour la direction de l’esprit (Chap. III). Sans aucun doute, cette œuvre de jeunesse puis l’engagement philosophique qui fut celui de Descartes de construire une pensée scientifique et une pensée individuelle sur les vertus de la logique et de la raison, repose-t-elle en partie tout au moins que les réminiscences de l’enseignement jésuitique et des « exercices spirituels » apportés par Ignace de Loyola – lui-même orphelin de mère vers 3 ans — appris au Collège de la Flèche 10. À propos d’une possible « psychanalyse appliquée » aux œuvres littéraires, voire philosophiques, relevons que Freud lui-même, évidemment, nous a initié à cette méthode (Cf. note nº 7). Par la suite, les travaux de K. Abraham sur le peintre Giovani Segantini ou AménhotepAkhénaton, de M. Bonaparte sur E. Pœ, de J. Delay sur Gide, de Marthe Robert sur Cervantes, Kafka et Van Gogh, des psychanalystes comme J. Chasseguet-Smirgel sur Strinberg, O. Wilde et Sade, de D. Anzieu sur Pascal, Robbe-Grillet ou Beckett, d’A. Green sur Proust, H. James, Sartre, 9 Rodis-Lewis G., « Préface », Discours de la Méthode, Paris, GF. Flammarion, 1966, p.1. Descartes R., Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Vrin, p.15. À propos des « Exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, chemin le plus sûr pour accéder à la vie spirituelle, remarquons qu’ils furent le fruit, là encore, d’un orphelin de mère élevé par une nourrice – et dont le père se remaria lorsqu’Igniacio eu sept ans — et qu’ils décrivent des « Règles du discernement de l’esprit : règles pour sentir et connaître, en quelque manière les motions variées qui dans l’âme sont causées : les donnes pour les recevoir et les mauvaises pour les repousser ». Le terme de « règles » doit être compris dans un sens très large. Il s’agit de directives et de principes généraux d’analyse spirituelle. « On admirera la finesse de cette étude psychologique : elle est chargée de toute l’information d’un homme qui a commencé par s’examiner lui-même avec le plus grand soin au cours de son avancement spirituel et qui n’a cessé d’enrichir cette expérience le long de sa carrière de pasteur d’âme », écrit le biographe Guillermou A., Ignace de Loyola, Paris, Club Éditeur/Seuil, 3eme Partie, 1957, p.18. À noter également le terme de synderese qui apparaît dès la première Règle d’Ignace de Loyola et qui apparaît dans les commentaires du premier rêve de Descartes. Pour une approche psychanalytique de l’œuvre et la personnalité d’Ignace de Loyola, on lira l’ouvrage du jésuite et universitaire américain : Meissner W.W., Ignace de Loyola ; La psychologie d’un saint, Paris, Ed. Lessius, 2002. Ainsi, on peut dire que d même que le Cogito qui apparaît dans les confessions de Saint Augustin, l’œuvre de Descartes reprend, dans une vaste synthèse spirituelle, philosophique et scientifique des données, concepts et expériences préexistantes. 10 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 68 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Shakespeare ou L. de Vinci, de Laplanche sur Hölderlin et de J. Kristeva sur H. Arendt, M. Klein ou Colette... Mon propos est ici assez proche de celui de D. Anzieu sur Pascal (1623-1662), « le génie effrayant » (Chateaubriand) 11. On se souvient en effet que D. Anzieu inféra l’intérêt pour le vide et pour « l’équilibre des liqueurs » chez Pascal à une organisation hystérophobique résultant d’un évitement d’angoisses psychotiques, d’anéantissement et de vide précisément survenus pendant la petite enfance chez Pascal. Nous allons tenter de montrer que certaines de ces problématiques furent aussi celles de Descartes. On pourrait ajouter enfin, concernant Descartes, ce que nous avons déjà écrit ailleurs, à savoir qu’il n’est nul besoin d’allonger Descartes sur un divan pour tenter de reconstruire quelques éléments de sa réalité psychique sous-jacents à ses intérêts scientifiques et philosophiques : les textes et la biographie suffisent. Comme l’a écrit A. Green d’une part, « le lecteur-analyste est l’analysant du texte », car « un texte a un inconscient qui le travaille » 12, ce à quoi répond la phrase de J. Derrida : « Il n’y a pas de psychique sans texte » 13, Freud ayant depuis longtemps montré la voie selon laquelle « le mécanisme de la création poétique est le même que celui des fantasmes hystériques » (lettre à Fliess du 31 mai 1897). « L’ectopie psychique » qu’est l’œuvre de création Ce qui paraît tout à fait singulier dans l’aventure intellectuelle de Descartes est le fait d’avoir fait un acte créatif, d’abord scientifique puis philosophique, même si, à l’époque, les deux corpus étaient à peine séparés. Or, « créer (…) toute œuvre est avant tout une expression de soi au Soi… l’objet esthétique se déploie et s’incarne dans une matérialité objective » 14. L’œuvre matérialise « quelque chose » de psychique, rend « objectif » des impressions, des sentiments, des sensations, des pensées qui, sans cela, ne resteraient qu’excitations diffuses et « lettre morte », comme on dit. Lettre morte… Remarquons à ce propos que ce sont souvent ceux qui précisément ont eu affaire très tôt à la mort, à un être mort, qu’échoient le besoin, la « pulsion », la poussée à créer, parfois quasiment « malgré eux ». Comme si « L’être mort » en eux ne pouvait rester « lettre morte » sous peine, sans doute, d’une effroyable perception d’absence et de vide dans leur vie 15. Vies qui, sans la création, seraient restées en déséquilibre, de ce déséquilibre comme celui justement dont se voit affecté Descartes dans un des trois rêves qui inaugure, en 1619, son choix d’avoir une vie consacrée à la quête d’une « philosophie universelle ». Bref, Descartes s’engage en 1619 dans la philosophie pour sortir d’un 11 Anzieu D., « De l’horreur du vide à sa pensée : Pascal », in Le corps de l’Œuvre, Paris, Gallimard, 1981, pp.322-339. Green A., La déliaison, Paris, Belles-Lettres, 1992, p.58. 13 Derrida J., L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 297. 14 Chouvier B., in Guillaumin J., Le Moi sublimé : psychanalyse et créativité, Paris, Dunod, 1998, p.6. 15 Pour ce qui est des créateurs touchés précocement par la mort, citons sans que cette liste soit exhaustive : Descartes (dont la mère décéda alors qu’il n’avait que seize mois), Pascal (orphelin de mère à trois ans), Léonard de Vinci (père absent, puis absence de la mère), Michel-Ange (orphelin de mère à six ans), Hölderlin (orphelin de père à deux ans), Gérard de Nerval (orphelin de mère à deux ans), Baudelaire (orphelin de père à six ans, sa mère étant elle-même une orpheline de mère), E. Pœ (orphelin de père à un an, puis de mère à trois ans), S. Mallarmé (orphelin de mère et de sa sœur), F. Nourrissier (orphelin de père à 8 ans), F. Pessoa (orphelin de père à six ans), E. Renan (orphelin de père à cinq ans), Cesare Pavese (orphelin de père à six ans), Virginia Woolf (orpheline de mère à 3 ans, de père à 20 ans), Saint-Exupéry (père absent et perte d’un frère à six ans), R. Gary (père absent), J. Green (père absent puis orphelin de mère à treize ans), Georges Perec (orphelin de mère), Samy Frey (orphelin de père et mère) R. Barthes (orphelin de père à un an), M. Yourcenar (orpheline de mère à la naissance), M. Duras (orpheline de père), J.-B. Pontalis (orphelin de père à 8 ans), R. M. Rilke (perte d’une sœur à sept ans), Thérèse d’Avila (orpheline de mère à quinze ans), Jean de la Croix (orphelin de père à deux ans), Ignace de Loyola (mère morte dans la petite enfance), Karol Wojtila (Jean-Paul II : mère morte à 7 ans), Thérèse de Lisieux (orpheline de mère à quatre ans) et le Père de Foucauld (orphelin de mère à six ans, de père à sept ans), sans oublier les configurations particulières chez deux des plus grands peintres de tous les temps : Vincent Van Gogh et Salvador Dali qui, tous deux, furent des « enfants de remplacement » de frères morts un an avant eux et qui portaient le même prénom qu’eux ou encore René Magritte orphelin de mère à 13 ans. 12 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 69 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT sentiment, proche de la dépression ou de la confusion qui visiblement le déséquilibre (après qu’il ait quitté son ami Beeckman à Breda pour suivre l’armée du Prince d’Orange). Qu’elle soit littéraire, scientifique ou artistique, l’œuvre réifie, rend ainsi présent, l’absent, l’impensé (élément b de W.R.Bion) en nous. Elle ob-jectivise littéralement le « jette devant », cet absent ou cet « inconnu » en nous en lui donnant une nouvelle topique : systématisant la géométrie analytique, Descartes s’efforça le premier de classer les courbes d’après le type d’équations qui les produisent, contribuant par là à la naissance de la théorie des équations. En mathématiques, on lui doit aussi l’usage qui consiste à utiliser les dernières lettres de l’alphabet pour désigner des valeurs inconnues et les premières pour les valeurs connues, ainsi que la notation en exposant pour exprimer la puissance d’un nombre. « L’acte créateur, écrit encore J. Guillaumin, a vocation à représenter au dehors, ce qui demeure informe et secret à l’intérieur du moi. L’œuvre fonctionne non seulement comme un double mais comme un double que le Moi construit consciemment pour y déposer et y travailler ce qui demeure encore inconsciemment inopérable ou intraitable en lui. “Objet transnarcissique” (Green), qui a comme but de souder un tissu narcissique trop tôt déchiré, l’œuvre incarne ainsi pour l’artiste sa propre étrangeté à lui-même 16». L’étrangeté, « l’objet étrange », « l’attracteur étrange » comme on dit dans les sciences du Chaos, peut ainsi être très tôt déposé dans le psychisme à la fois par la présence d’un mort, d’un nondit, d’un secret de famille, d’une culpabilité de survivant, voire d’une séduction précoce. Nous verrons que certains de ces éléments sont repérables dès le plus jeune âge chez Descartes. Le génie fut chez lui, à partir d’une compréhension précoce et remarquable des mathématiques, d’avoir pu donner un statut de représentation à cet « inconnu », cet « énigmatique » en nous. Il fut, nous l’avons dit, le premier à désigner des « quantités inconnues » par des lettres de l’alphabet, celle de « x, y, z,… », les quantités connues étant dénommées « a, b, c, », etc. L’œuvre (cartésienne), effondrements précoces ? antidote de l’effroyable et des Bref, l’œuvre « fonctionne » du point de vue psychique comme un « pare-excitation », une « peau-commune » biface au sens de D. Anzieu permettant de donner au psychisme une représentation, un « double » d’une partie de lui-même, une topique qui serait comme une « ectopie psychique ». Mère-enfant ou enfant-mère qui « engendre » son double, le créateur « crée » l’œuvre mais est aussi « créé » par l’œuvre ». « La valeur de réorganisation topique d’urgence au travail créateur apparaît bien dans le caractère pressant et souvent compulsif que prend le « besoin de créer », reliable (…) aux pulsions du Moi dites d’autodéfenses autant qu’aux pulsions « de reproduction (lesquelles, probablement, font le lien entre narcissisme et libido d’objet, dans « l’Éros » comme ensemble des pulsions de vie » 17. Me revient ici cette admirable et effroyable formule de Fernando Pessoa et qui, de mon point de vue, sous-tend tout notre propos sur Descartes : « J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant mort » 18. Descartes aurait-il pu dire quant à lui : « J’écris, en me berçant dans mon œuvre comme un orphelin berce en lui sa mère morte » 19 — ou la partie de son psychisme parti avec la mère morte et qu’il fallait absolument « réifier », « présentifier », que ce soit sous la forme de « reflexa », de pensées provenant d’un esprit pouvant se retourner, se réfléchir, sur lui-même ? À 16 Guillaumin J., Le Moi sublimé : psychanalyse et créativité, Paris, Dunod, 1998, p.7. Guillaumin J., op. cit., p.10. 18 Pessoa F., Le livre de l’intranquilité (I), Paris, Bourgois, 1988, p. 152. 19 Pour ce qui est de l’identification de Descartes à sa mère, se référer à ce qu’il dit de sa santé : « une toux sèche et une couleur pâle que j’ai gardée jusque à l’âge de plus de vingt ans et que tous les médecins qui m’ont vu ces ce temps-là me condamnaient à mourir jeune » (lettre à Élisabeth de mai ou juin 1645). 17 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 70 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT inscrire ainsi le psychique sous le travail intellectuel, cognitif, chez l’enfant désemparé et déprimé qui demeurait chez l’adulte René Descartes, on perçoit combien son intérêt pour les recherches sur les lois de réflexions ou de réfractions selon les milieux (air, eau, bois ; Cf. « De la réfraction », in Discours de la Méthode 20) furent sans doute des « analogons » de la quête du regard du nourrisson qu’il fut pour le « plan » du miroir qu’avait été celui le regard de sa mère… « milieu psychique » qui, seul, eût pu lui « renvoyer », sur le mode « réfléchi », ses propres pensées, « proto-pensées » de nourrisson… Quant au fameux « Je pense, donc que je suis », ce fut sans doute « la » formule qui donna l’assurance du sentiment d’être en vie parce que précisément sa pensée – et donc son corps – avait pu surmonter dès le plus jeune âge une dépression précoce, un « impensé » (éléments b ? de Bion, infra) celui de « l’effondrement », du déséquilibre total, des « tourbillons » — tourbillons auxquels Descartes s’intéressa d’ailleurs beaucoup – bref, autant d’éléments terrifiants psychiquement pouvant tout à fait relever de l’absence de sa mère pour un très jeune enfant. Ainsi, n’est-ce point « le hasard » d’avoir perdu très tôt sa mère et « la nécessité » de survivre psychiquement à cette perte, survie largement permise par la permanence de sa nourrice, qui ont forgé cette force d’autonomie de sa pensée et ce développement précoce des capacités cognitives chez le jeune Descartes, ceci conjugués plus tard à la curiosité et l’éducation scolaire jésuitique qui fut la sienne. Cet enfant orphelin de mère n’avait-il pas dû compter très tôt seul – ou presque puisque son environnement avait été aimant et confortable — sur la force et les ressources de son esprit ? Plus tard, une fois adulte, c’est également dans la solitude qu’il put surmonter les « apories », les incertitudes, les questions que lui posaient la physique, l’optique, les mathématiques ou la métaphysique et cela en développant sa méthode qui était celle d’utiliser les ressources de raisonnement propre de l’esprit, ses « certis régulis ». L’appareil psychique comme appareil optique Avant d’en venir à la biographie de Descartes et à une approche psychanalytique de certaines de ces expériences de pensée, arrêtons-nous sur cette singulière proximité entre l’appareil psychique et l’appareil optique. Rappelons tout d’abord que Freud, plongé dans ses rêves et dans l’écriture de ce qui devait être L’interprétation des rêves, décrit, dans ce dernier l’appareil psychique comme un appareil d’optique : « Cependant je crois utile et possible de continuer à représenter les deux systèmes [conscient et inconscient] de cette manière concrète. Évitons seulement tout malentendu, en rappelant que les représentations, les pensées, les formations psychiques en général ne sauraient être localisées dans des éléments organiques du système nerveux, mais en quelque sorte entre eux, là où se trouvent des résistances ou des « frayages » qui leur correspondent. Tout ce qui peut devenir comme objet de perception interne est virtuel, un peu comme l’image produite par le passage des rayons dans une longue-vue. Nous pouvons comparer nos systèmes, qui ne sont point psychiques par eux-mêmes et que notre perception psychique ne saurait atteindre, aux lentilles qui projettent l’image. La censure entre les deux systèmes correspondrait à la réfraction lors du passage des rayons dans un nouveau milieu » 21 20 « Tandis que l’optique est la science générale des lois de la lumière et de la vision, la catoptrique traite de la lumière réfléchie et la dioptrique de la lumière réfractée », précise Descartes dans le Discours sixième du Discours de la Méthode. Nous mettons ici un exemple de schéma qu’utilisait Descartes pour donner un modèle mathématique – géométrique — aux lois de la réfraction pour montrer combien c’est le « tain » du miroir qu’est le regard de la mère qui sous-tend, inconsciemment, les recherches du savant qu’il fut : un « tain » qu’est le regard de la mère qui renverrait quelque chose du regard de l’enfant….comme une balle projetée sur le sol… « DE LA RÉFRACTION » : (…) Pensons donc qu’une balle, étant poussée d’A vers B, rencontre, au point B, la superficie de la terre CBE, qui, l’empêchant de passer outre, est cause qu’elle se détourne… ». 21 Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p.518. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 71 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Dans Le visible et l’invisible22, comme dans L’œil et l’esprit 23, Merleau-Ponty nous a appris à remarquer cette ressemblance de la chose perçue et son image spéculaire dans la pensée (L’œil et l’esprit, p. 38). On pense avec son corps : l’esprit a besoin du corps pour voir… l’invisible, et sans doute que les souffrances solitaires que s’inflige l’exilé – que fut Descartes — ou l’anachorète, leur permettent de « sentir » la résistance et la « chair du vide » qui les habitent. Le corps est ainsi voyant : il est « reflet du monde ». En ce sens, le désert, « en ne montrant rien », est comme le punctum caecum, le point aveugle de la conscience, ou plus, avec sa surface plane, le « tain » d’un miroir qui est celui de l’esprit. Ce « tain », blanchi par le soleil, et la vacuité de la chose, permettrait la réflexion de l’essence même de l’essentiel : l’Autre comme néant : « ce que la conscience ne voit pas, c’est ce qui fait qu’elle voit, c’est son attache à l’Être, c’est sa corporéité, les existentiaux par lesquels le monde devient visible, c’est la chair où naît l’objet », écrit Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible (p. 302). La perception de notre vide, de notre Être, a ainsi sa « contre-perception » dans « la relation d’absence » que l’orphelin, le « veuf, « l’inconsolé » (Nerval) entretient avec la figure de l’autreabsent. L’Être touche son « étant » dans le « non-être » ou le « désêtre », l’extension atopique du Moi/Je. Ce « désêtre » est pour le psychotique ou, dans une moindre mesure pour l’hystérique, ce qui le protège de l’attraction de mort qu’exerce son « noyau » mélancolique24. Perception/« contreperception », être/non-être, il y a là un chiasme par où le feuillet interne de l’esprit et sa représentation du vide colle au feuillet externe qu’est la perception sensible du désert. Biographie : les débuts de la vie Rénatus Des Cartes, dont la tombe est en l’église de Saint-Germain des Prés, est issu d’une famille de Touraine. Relevons dès maintenant, pour rester dans le « fil rouge » qui est le nôtre, que le prénom lui-même, Rénatus-René, après la mort de la mère et de l’enfant dont elle accoucha, ne put, « après-coup », que devenir chargé de sens : Rénatus, qui était un prénom latin, vient de « Rénascor » qui signifie « renaître » ce que phonétiquement rend bien le français « Re-né ». Le verbe « Renato » signifie, quant à lui, ce qui n’est pas innocent pour celui dont la mère est morte, « revenir à la nage » 25. Il est né le 31 mars 1596 à La Haye, en Touraine, – La Haye qui sonne encore comme la ville de Hollande dans laquelle il fit un séjour assez long (retour à la mère ?). Son père, Joachim, devenu conseiller au Parlement de Bretagne en 1586, eut de sa femme Jeanne Brochard trois enfants : Pierre, l’aîné, né en 1591, qui succéda à son père ; Jeanne, la fille née entre 1590 et 1595 ; puis René, notre philosophe. Le destin et le drame s’annoncent très tôt dans la vie de René Descartes : en effet, comme Pascal, il devient orphelin de mère dès l’âge de seize mois puisque sa mère mourra le 13 mai 1597 en mettant au monde un autre fils qui mourut trois jours plus tard. René avait à peine un an. Il 22 Merleau-Ponty M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. L’intérêt actuel, et depuis quelques années déjà du fait du grand nombre de sujets « états-limites » en thérapie, de la psychanalyse à l’égard de la perception (cf. le rapport de S. et C. Botella « La figurabilité » lors du Congrès de Psychanalyse de Langue romane (juin, 2000), montrerait assez la pertinence de « l’angle d’attaque » qui était celui de Merleau-Ponty concernant les rapports entre chair, sensible, perception et inconscient : angle d’attaque qui fut d’abord celui d’une « philosophie de la perception » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 531), même si, comme le remarqua A. Green, ce fut celle de la perception extérieure alors que la psychanalyse s’intéresse à la perception intérieure (rêve, fantasme). Aujourd’hui sa « philosophie de la corporéité » (cf. « Le problème de l’intentionnalité corporelle » et « La réflexivité du sensible » in Le psychique et le corporel, Ed. Aubier, 1988) montre assez la nécessité de relire l’œuvre inachevée de Merleau-Ponty dont « l’attitude interrogative » (A. Green, p.1049) reste pour nous un modèle de pensée pas uniquement philosophique. Cf. Pontalis J.-B. (1961), « La position du problème de l’inconscient chez Merleau-Ponty », Les temps Modernes (numéro spécial Merleau-Ponty) et dans Après Freud, Paris, Gallimard, coll. « Idée NRF », pp.76-97 ; Cf. également Green A., « Du comportement à la chair », Revue Critique, Les Éditions de Minuit, n° 211, décembre1964, pp. 1017-1049. 24 Rolland J.C., Guérir du mal d’aimer, Paris, Gallimard, 1998, p. 70 sq. 25 Gaffiot F., Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p.1342 23 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 72 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT faut préciser qu’il fut d’emblée confié à une nourrice, selon la coutume : on commençait à peine à prôner l’allaitement maternel à cette époque, précise G. Rodis-Lewis. On ignore si l’enfant fut confié totalement à cette nourrice qui lui survécut et à qui il versa une pension jusqu’à la fin de sa vie, ou si celle-ci vint vivre chez la grand-mère maternelle. À propos de la mort de la mère, il faut relever que René a toujours ignoré le petit frère aussitôt disparu. Comment a-t-on pu lui laisser croire que c’était sa naissance à lui qui avait coûté la vie à la mère ? En pleine maturité, Descartes écrit : « Étant né, écrit-il à la princesse Élisabeth, d’une mère qui mourut peu de jours après ma naissance d’un mal de poumon, causé par quelque déplaisirs, j’avais hérité d’elle une toux sèche et une couleur pâle (…) qui faisait que tous les médecins (…) me condamnaient à mourir jeune » 26. Ce « non-dit » a, semble-t-il, plusieurs conséquences : — l’existence donc d’un sentiment (inconscient) de culpabilité d’être ainsi la « cause » de la mort de la mère, ce qui permet de comprendre à la fois l’exil et le rattachement « à vie » à cette mère via ses rentes, « cause » et culpabilité inconsciente par la suite projetées dans un mouvement œdipien sur la figure du père, et ceci d’autant plus que celle qui éleva avec la nourrice le petit René fut une grand-mère maternelle qui n’aimait pas son gendre qu’elle tenait pour responsable dans la mort de sa fille. — le maintien dans la « psyché » de l’enfant Descartes d’un « endroit » — une crypte 27, un « attracteur étrange » disions-nous plus haut — où le « fantôme » de l’autre enfant a sa place, cet autre étant confondu à soi-même 28 ; — l’existence vraisemblable d’angoisses de mort importantes chez le jeune enfant Descartes que les médecins de l’époque craignent continuellement voir mourir ! Nous sommes ici dans une configuration proche de celle de Pascal : épreuve de séparation précoce d’avec la mère, épreuve tempérée par la présence d’une grand-mère (chez Pascal une grande sœur) et d’une nourrice. La présence vraisemblable chez cet enfant, d’un développement précoce du Moi, puis de la pensée pour combattre une dépression véritable. 26 Rodis-Lewis G., Descartes : biographie, Paris, Calmann-Levy, 1995. Comme le dit G. Rodis-Lewis dans une interview dans Le magazine littéraire (nº 342, avril 1996) et à qui l’on doit une biographie récente de Descartes (1995), Descartes : biographie, op. cit. : « Il y a une grande biographie de Descartes qui date de la fin du XVIIe siècle, très précieuse. Elle a été récemment réimprimée : celle d’Adrien Baillet (Vie de Monsieur Descartes, Ed. La Table Ronde). Il a sauvé des textes qui depuis se sont égarés. Par exemple, le très important récit des songes dont on ne connaîtrait rien sans sa biographie. Mais Baillet avait un défaut : sur les nombreux points sur lesquels il avait une incertitude ou une ignorance, il inventait. Ainsi a-t-il commis un certain nombre d’erreurs : sur la noblesse de la famille de Descartes, il a été abusé par les petitsneveux ; il a confondu le grand-père qui était médecin avec un autre Pierre Descartes qui avait libéré Poitiers assiégé par les protestants. Il a affirmé que, cadet d’une grande famille, Descartes était destiné à l’armée, ce qui est faux. Il s’est trompé sur les dates de la scolarité (il donne : Pâques 1604 à 1612), ce qui a une certaine importance parce qu’en dépend le nom de son professeur de philosophie ». 27 Abraham N. & Torok M., L’écorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978. Pour ces auteurs, le monument où gît un « cadavre exquis » est liée à un refoulement qu’ils qualifient de « conservateur », à la différence de celui, « dynamique », de l’hystérique. 28 Les travaux des psychiatres et psychanalystes d’enfants au sujet de la transmission transgénérationnelle de « non-dit » et secret par rapport à des enfants « mort-nés » nous on apprit combien la « place de ces morts » pouvait parfois s’exprimer dans des symptômes psychiques – comme les délires —, des symptômes somatiques voire des actes de création ; Cf. Diatkine G., « Chasseur de fantôme : inhibition intellectuelle, problèmes d’équipe et secret de famille », in Psychiatrie de l’enfant, 27, (1), 1984, pp.223-248 ; Rouchy J.C., « Réceptacle d’un secret : jeux interdits », in Connexions, 60, 1992, pp.59-78 ; Aulagnier P., La violence et l’interprétation : Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1975 ; L’apprentihistorien et le maître sorcier, Paris, PUF, 1984 ; Penot B., Figures du déni, Paris, Dunod, 1989 ; Faimberg M., « Le télescopage des générations : à propos de la généalogie de certaines identifications », in La transmission de la vie psychique entre générations Paris, Dunod, 1993, pp.59-81 ; Pirlot G. & Lefrançois E., « Le compagnon imaginaire : nouvelles hypothèses psychopathologiques en rapport avec la transmission psychique transgénérationnelle », in Évolution Psychiatrique (Dunod), n°4, 1999, 779-789. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 73 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Cette santé fragile amène René à avoir un précepteur pour apprendre à lire et écrire. De 1597 à 1606 (donc jusqu’à l’age de 10 ans), Descartes est ainsi élevé à La Haye chez sa grand-mère maternelle et par sa nourrice qu’il n’oubliera jamais financièrement et qui lui survivra. Ajoutons ce que nous écrivions plus haut, à savoir que cette grand-mère maternelle chez qui il a été élevé avant son entrée au collège n’avait pas beaucoup d’affection pour son gendre, le père de Descartes, sensé avoir été la cause de la maladie de sa fille morte après l’accouchement. Nous serions assez enclins à voir une forme de fidélité à la mémoire de cette grand-mère maternelle, et à celle de la figure maternelle, les motifs inconscients de cette « révolte » envers l’autorité du père et de ses pairs chez Descartes : une fois le bac obtenu, Descartes refusa en effet les offres du père à prendre une charge judiciaire. Par la suite, sa volonté de construire une méthode scientifique et philosophique nouvelle répondit au désir de s’affranchir également de l’autorité de ses pairs en scolastique. N’est-ce ces imagos de ces pères/pairs, « mauvais pères » qui devaient revenir, des années plus tard, sous la forme de « Mauvais Génie » . Lorsque René a quatre ans, son père se remarie vers 1600 avec une Bretonne, Anne Morin, dont il eut un autre fils et une fille. Tandis que les relations avec son frère aîné furent toujours tendues, René maintient avec sa sœur et son beau-frère d’excellents rapports (Rodis-Lewis, p. 21). Du fait de sa mauvaise santé, René n’est envoyé au collège des jésuites de La Flèche qu’à l’âge de dix ans, lorsqu’un parent de la famille (du côté maternel), le Père Charlet, se trouve y être nommé. Le Père Charlet lui a obtenu un régime particulier qui a beaucoup contribué à favoriser son développement intellectuel et l’amélioration de sa santé et de son teint pâle : il pouvait rester la matinée dans son lit à lire et à méditer. « Vous m’avez tenu de père pendant tout le temps de ma jeunesse », lui écrira-t-il, reconnaissant de « l’affection » que celui-ci lui a toujours fait la faveur de lui témoigner » 29 . La Flèche, fondée trois années avant que Descartes y arrive, inaugurée par Henri IV et confiée aux pères jésuites avait la mission de former et de sélectionner les meilleurs esprits de ce temps. Malheureusement, les dons d’observateur de la nature dont il avait fait preuve lors de ses années d’enfance dans la campagne furent bien mal utilisés à son grand regret. Descartes y aime cependant les mathématiques, les sciences et la philosophie, de même que les épopées et la poésie, plus que la rhétorique ou la théologie. Les maîtres de Descartes à La Flèche ont été frappés des dons exceptionnels de leur jeune élève en mathématiques 30. Par la suite, Descartes n’a pas cessé de souligner la valeur exemplaire de cette science pour donner à l’esprit le sens de la rigueur et le goût 29 Descartes, lettre du 9 février 1645, citée par Rodis-Lewis, pp.27-8. Jusqu’au moment où il rédige le Discours de la méthode (dont l’un des essais est La Géométrie, et, auparavant Les règles pour la direction de l’esprit (publié seulement en 1908), Descartes a pratiqué avec ardeur et bonheur les mathématiques. Sa correspondance avec les plus grands mathématiciens de ce temps — qui en compte beaucoup (Fermat, de Beaune, Petit, Hardy, Mydorge, Roberval, Desargues, et plus tard le jeune Pascal) témoigne de son incessante activité en cette matière. Son apport principal consiste dans l’application des méthodes de l’algèbre (réformée par Viète au début du siècle) aux problèmes traditionnels de la géométrie tels qu’ils ont été pratiqués sans changement majeur depuis l’antiquité grecque (Apollonius et Archimède notamment). C’est parce qu’il veut épargner une inutile fatigue à l’imagination que Descartes invente le moyen d’exprimer les relations géométriques (entre les droites et les courbes) en équations algébriques, fondant par là ce que l’on appellera la géométrie analytique. Il est le premier à « topologiser » « l’espace géométrique » en utilisant le système des coordonnées rectangulaires qui permettent de rapporter les différents points d’une courbe à deux axes ayant même origine (coordonnées dites depuis cartésiennes). 30 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 74 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT de l’exactitude. Sans les mathématiques, comment cet esprit, trop tôt touché par le déséquilibre et l’amputation de la figure maternelle, aurait trouvé la mesure, l’ordre et donc la quiétude 31 ? Grand lecteur, il s’était trouvé embarrassé de doutes et d’erreurs ; certes, les mathématiques l’avaient séduit par l’évidence de leurs raisons, mais la philosophie et les sciences qui en dépendent n’atteignaient, estimait-il que le vraisemblable et n’étaient par conséquent d’aucune utilité pratique. Aussi, aima-t-il par-dessus tout l’indépendance de sa pensée par rapport aux idées reçues : « jeune encore, je m’efforçais de trouver par moi-même » 32- N’entend-on pas dans cette affirmation l’aveu de solitude d’un enfant ayant dû se développer sans les pensées maternelles ? – « Dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables », écrira-t-il dans la première partie du Discours de la méthode. Comme le note F. Alquié 33, l’enseignement que reçu Descartes à La Flèche fut un enseignement sans unité : d’un côté, une philosophie qui « ne donne aucune assurance » dans les fins à poursuivre et qu’il décrit comme « les écrits des livres anciens païens qui traitent des mœurs à des palais forts superbes et forts magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et de la boue », et de l’autre une mathématique qui « lui plaisait à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons », mais essentiellement orientée vers des applications pratiques : arpentages, cartographie, architecture. Descartes s’étonne alors qu’on n’ait « rien bâti depuis de plus élevé », c’est-à-dire qu’on n’ait pas essayé de fonder sur elle une science permettant à l’homme de se conduire en la vie, de résoudre les problèmes que pose chaque jour la recherche du bonheur, et ceci d’autant plus que les jésuites de La Flèche ne sont pas insensibles aux succès de Galilée, qu’on célèbre dans le collège en 1611. Relation mère-nourrisson et théorie de la pensée chez W.R. Bion Abordons maintenant quelques aspects de la relation précoce mère-enfant qui peuvent nous aider à comprendre combien l’intelligence de Descartes put servir de défense contre certains effondrements. Si la mère est bien un « appareil à penser les pensées » de l’enfant, posons-nous aussi la question de savoir si le « Cogito », « Les règles de directions de l’esprit », « La Méthode » ne furent pas dès lors autant « d’appareils à penser les pensées » pour celui qui, précisément, fut privé très tôt des pensées de celle qui, pour le nourrisson, offre le premier « écran de réflexion » puisque se trouvant être le premier miroir comme l’a dit Donald W. Winnicott 34? Rappelons, en ce qui concerne la fonction maternelle, qu’il s’agit d’une fonction de support que le Moi de la mère assure auprès de son enfant. Winnicott désigne cette relation entre la mère et le bébé par le terme de « relation au Moi » (ego-relatedness), littéralement « relation que le Moi entretient avec lui-même » et qui, singulièrement, relève de « la capacité d’être seul en présence de la mère ». Venons-en à la relation mère-nourrisson et la théorie de la pensée chez W.R. Bion. Wilfred Ruprecht Bion est né aux Indes en 1897. Il fait des études d’histoire puis de médecine et de psychiatrie, et devient disciple de Mélanie Klein. Pendant la seconde guerre mondiale, il travaille 31 Le début de La Géométrie montre bien en quoi consiste cette nouvelle méthode de réduction des problèmes géométriques à ceux, plus simples et plus faciles, de l’algèbre : après avoir comparé les opérations de l’arithmétique à celles de la géométrie « touchant les lignes qu’on cherche », Descartes ajoute : « Ainsi, voulant résoudre quelque problème, on doit d’abord le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire, aussi bien à celles qui sont inconnues qu’aux autres. Puis, sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues, on doit parcourir la difficulté selon l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des autres... ». On reconnaît là la méthode des équations algébriques pour lesquelles Descartes propose une notation qui sera retenue par la suite (a, b, c, x, y, z). Il montre, « la relation et la convenance mutuelle de l’arithmétique et de la géométrie ». On peut ainsi prendre appui sur l’une pour résoudre les problèmes de l’autre, et réciproquement. Par la suite, l’idée de relations entre mathématiques, géométrie et physique (voire physiologie) lui viendra des conversations avec Beeckman à Bréda en 1618. 32 Descartes : Discours de la Méthode, op. cit. 33 Alquié F., Descartes, Pais, Hatier, 1956, pp.16-26. 34 Winnicott D.W., « L’angoisse associée à l’insécurité », in De la pédiatrie à la psychanalyse, P.B.Payot, 1952, pp.126130. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 75 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT comme directeur du secteur de rééducation à l’hôpital psychiatrique militaire. Il y expérimente les petits groupes, puis, après guerre, continue ses études sur les groupes à la clinique Tavistok de Londres. Après avoir été pendant deux ans Président de la Société britannique de psychanalyse, il fait des séminaires en Amérique du Sud, puis s’installe à Los Angeles de 1968 à 1979. Il meurt en Angleterre en 1979. Outre ses premiers travaux sur les groupes, Bion établit une théorie basée sur la relation contenant/contenu et le rapport entre la pensée et « l’appareil à penser » 35. Il présente un modèle de la pensée basé surtout sur celui de la digestion qui sera repris par plusieurs auteurs français (McDougall, Green, Anzieu - les « enveloppes psychiques »). Bion pose comme postulat qu’à l’origine, il existe une pensée sans appareil à penser, c’est-àdire une pensée sans capacité de penser. C’est une pensée primitive, primaire, une pensée-acte dont les produits font retour sur elle-même, détruisant sa capacité d’établir des liens. Cette pensée ne sert pas à penser mais éclate, morcelle et éparpille. Elle ne signifie pas, ne représente pas. Elle est faite de choses en soi. Bion appelle cela les « éléments Bêta », ou « l’impensant ». Ces protopensées sont des sentiments de dépression, de persécution, de culpabilité, des éléments hallucinatoires liés par le sentiment d’une catastrophe, d’une mort physique. Ce sont des impressions sensorielles, des vivances émotionnelles dont le nourrisson doit se libérer en les expulsant par identification projective. Il y a une fonction Alpha (a) qui transforme les éléments Bêta (b) en contenu psychique, c’est-àdire qui donne des formes au pensable. Cette fonction provient du Moi, de l’environnement maternel. La fonction (a) est un contenir (à la fois contenant et contenu) des sensations, des affects, des angoisses primordiales, des morceaux de pulsion. Les éléments (b) sont alors transformés en éléments (a) susceptibles de subir de nouvelles transformations (souvenir, refoulement...) et servent à former la pensée onirique, le pensé inconscient de la veille, les rêves, les souvenirs. Ce sont des modèles sonores, visuels, olfactifs, etc. qui permettent une symbolisation primaire. Cette fonction donne la possibilité de se représenter ses propres contenus psychiques. « L’appareil à penser » a ainsi pour but de décharger le psychisme de l’excès de stimuli qui l’accable. La fonction (a) suit des règles de survie (le plaisir premier). Les éléments (b) sont moins l’impensable que « l’impensant » (ils pourraient être formulés mais ne fabriquent rien). Pourtant, les rêves, les pensées oniriques de même que l’interprétation analytique permettent une transformation des éléments Bêta en éléments Alpha. L’ensemble formé par la prolifération des éléments a donné la « barrière de contact » qui assume la fonction d’une membrane semi-perméable, divisant les phénomènes mentaux en deux groupes : endormi/éveillé, inconscient/conscient, passé/futur. Cette barrière peut être comparée à l’acte de rêver, protecteur du sommeil. Elle empêche que les fantasmes et les stimuli endopsychiques ne soient perturbés par la perception de la réalité. Elle protège le contact qu’on peut avoir avec la réalité en évitant que celle-ci soit déformée par les émotions d’origine interne. Si la barrière de contact est détruite, les éléments (a) sont dépouillés de leurs caractéristiques et se convertissent en éléments (b) auxquels se joignent des vestiges du Moi et du Surmoi. C’est ce qui forme les « objets bizarres » de la psychose. La fonction (a) peut-être détériorée ou insuffisamment développée. Les patients psychotiques ne sont ni endormis, ni éveillés. Ils ne sont pas capables de rêver. Ce qu’ils produisent sont des phénomènes hallucinatoires. Chez eux ou chez l’être humain ayant construit une relation à l’autre de type psychotique, il y a des éléments (b) encore bruts, jamais liés, et d’autres qui ont été élaborés mais qui sont désormais détruits. 35 Bion W. R. (1954), « Notes sur la théorie de la schizophrénie » ; « Le développement de la pensée schizophrénique » ; « Différenciation des personnalités psychotiques et non psychotiques » ; « L’hallucination » ; « Attaques contre la liaison ». in Réflexion faite, Paris, Presses Universitaires de France, 1983. Bion W. R. (1970), Attention et Interprétation, Paris, Payot, 1974. Bion. W.R., (1973), Entretiens psychanalytiques Paris, Gallimard, 1980. Bion W.R., Aux sources de l’expérience, PUF, 1979. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 76 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT La Mère est, dans ce contexte, le contenant, métaboliseur des sensations projetées en elle par l’enfant. Elle fait que la faim devienne satisfaction, la souffrance plaisir, la solitude compagnie, la peur de mourir tranquillité. Cette aptitude est la capacité de rêverie, la Mère sachant accueillir les projections, les besoins du bébé. Elle permet à l’enfant d’entrer dans la position dépressive, celle-ci étant une phase de réintégration de tout ce qui a été projeté à l’extérieur. Si l’enfant n’y accède pas, il n’aura que des éléments fragmentés et ne pourra vivre que des situations de dispersion. W.R. Bion relativise la causalité entre mauvais environnement et maladie (mère schizophrénogène, Cf. l’œuvre de P.C. Racamier à cet égard), ne voyant dans cet environnement qu’un effet aggravant, la cause première étant plutôt constitutionnelle. L’un de ses thèmes de prédilection est le lien entre psychique et physique. Cependant, inspiré par ses expériences sur les groupes il décrit alors l’importance de la relation (link), et ses ouvrages les plus accessibles sont précisément ceux qu’il écrit sur les groupes, dans lesquels il voit trois modes de relations : — parasitaire (au détriment d’un partenaire) ; — symbiotique (enrichissement mutuel) ; — commensale (les deux existent sans s’influencer) Ces liens peuvent être de trois ordres : connaître l’autre, l’aimer, le haïr : Il décrit par des signes ces trois formes de « liens » : — K (Knowledge) : connaissance, au sens de désir de savoir par l’expérience de certaines choses, découverte de l’inconnu, du mystère. C’est la pulsion épistémophilique de M. Klein en moins négatif, moins intrusif (c’est le seul lien auquel doit répondre l’analyste). À côté de K, existe un K négatif : — K, qui revêt deux aspects : — la connaissance définitive, l’omniscience, l’omnipotence, illusion du tout savoir des théoriciens qui croient être « en possession » du savoir, « puissance du connaître en moi », Descartes, Méditation Quatrième). — l’attaque de la connaissance (connaissance psychotique) : chez Descartes cette « attaque » est représentée par le « Dieu trompeur » de la Troisième Méditation et le Malin génie. — L (Love) et L (faux amour) : sentimentalisme, déni de la haine de Winnicott. — H (Hate) et H (hypocrisie). La relation se met ainsi en formules (exemple : xKy). Dès lors peut-on avancer que cet enseignement reçu à La Flèche, pourtant riche et divers, offrit, du fait de son « manque d’unité » comme nous l’a dit F. Alquié, une forme de « souffrance psychique » a minima chez le jeune Descartes, celle, vraisemblablement, de laisser certains (b) en lui, certaines « inconnues » dispersées et à la périphérie de lui-même. Le désir, l’intuition, la volonté d’aller vers une union des éléments dispersés des différentes sciences de son temps permirent donc de « réunir » un Moi-sujet menacé subrepticement de dislocation. Plusieurs mères, deuil non fait de la mère, « loucherie psychique » et amour pour les femmes qui louchent Descartes eut donc plusieurs mères, de là peut-être ce goût pour aimer les femmes atteintes de « loucherie ». Au titre d’une association un peu scabreuse, nous l’avouons, on peut se poser la question de savoir si l’aspect « dédoublé » des figures maternelles dans son psychisme (sa mère, sa nourrice, sa grand-mère maternelle) ne déterminèrent pas une forme de « loucherie psychique » qui ne se « dévoila » pas dans son premier sentiment amoureux, qui se « cristallisa », comme dit Stendhal, chez une jeune fille présentant une loucherie c’est-à-dire quelqu’un « qui voit double » et qui, chez l’autre — ici Descartes — peut suscite le même « trouble » : À 51 ans, Descartes, livrant Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 77 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT une émotion personnelle « analysée » par lui par la suite, écrit dans une lettre à Chanut (6 juin 1647, AT, 56-57) : « J’aimais, une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l’impression qui se faisait par la vue de mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas que ce fut pour cela. Au contraire depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému ». Revenons au couple mère-bébé, puisque comme l’a dit Winnicott, « le bébé seul n’existe pas » (« la situation qui précède les relations à l’objet se présente de la façon suivante : ce n’est pas l’individu qui est la cellule mais une structure constituée par l’environnement et l’individu » 36). En fait, quand le bébé au sein regarde le visage de la mère, il se voit en quelque sorte « en reflet » dans le visage maternel. Cela correspondant au stade de l’identification primaire 37. La répétition de cette expérience que l’enfant vivra, notons-le, lui permettra de voir dans le regard maternel tantôt son propre visage, tantôt celui de la mère. A. Green précise qu’à partir de cette expérience perceptive, le bébé passera de la projection à la perception de la réalité, celle de son intérieur et celle extérieure 38 : cela correspondra au processus de séparation du non-Moi et du Moi, processus qui s’opère selon un rythme variable en fonction de l’environnement et qui aboutit à l’élaboration de l’idée de la personne de la mère 39. Est-ce de cette expérience de la relation précoce à la mère et de la perception de son absence/présence dont il s’agit, au-delà des arguments philosophiques, dans l’expérience, par la pensée, de la perception d’un morceau de cire changeant de forme ? Relevons en effet que dans les six méditations des Méditations métaphysiques 40, Descartes, qui ne cite ni ne mentionne personne et ne s’appuie sur aucune autorité (pas même celle de ses Maîtres scolastiques et des vérités logiques), chemine seul, pas à pas, relatant son expérience comme s’il la formulait à haute voix au fur et à mesure qu’elle se déroule. Ce tête-à-tête que Descartes a avec lui-même s’apparente à ce que Platon appelle, dans le Théétète (189e, 263e), le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même 41, sauf que 36 Funk-Brentano I., « Donald W. Winnicott (1896-1971) », in Le développement affectif et intellectuel de l’enfant, B. Golse (dir.), Paris, Masson, 1992, pp.78-92. 37 Winicott D.R. (1967), « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, pp.203-214. 38 Green A., « La royauté appartient à l’enfant », in D.W.Winnicott, L’ARC, Paris, 1990, pp.4-12. 39 Frith U., L’énigme de l’autisme, Paris, O. Jacob, 1992 ; Fonagy P., « La compréhension des états psychiques, l’interaction et le développement du self », in Devenir, 1, 4, 1999, pp.7-22. Rappelons que celle-ci, en vogue actuellement dans le champ de développement normal et de la pathologie autistique, vise à rendre compte du fait qu’au cours de son développement précoce, le bébé doit peu à peu accéder à l’idée que l’autre à un monde de représentation qui lui appartient, c’est-à-dire qu’il peut avoir des pensées, des désirs, des projets, et que ces différents contenus de pensée peuvent être différents des siens. Récemment le psychanalyste anglais P. Fonagy a montré qu’il existe des précurseurs de cette théorie de l’esprit, en particulier ce qu’il appelle « la capacité réflexive » qui correspond à l’intégration par l’enfant que lui-même et l’autre fonctionne en terme « d’état mentaux ». 40 Descartes R. (1641), Méditations métaphysiques (bilingue), Paris, GF. Flammarion, 1979, pp.89 sq. 41 La vie de l’âme, est la manière dont « l’âme » garantit l’unité du mouvement, par exemple celui d’un « appareil psychique » dont elle serait la métaphore totalisante, enjambant sans vergogne la différence entre « esprit », appareil psychique et corps. À la différence de psyché, elle n’accepte pas la coupure de la langue, de la subjectivité, et cherche son double. Il y a en elle quelque chose d’une subjectivité qui se résout mal à la « sexion » du symbolique/sexuel puisqu’au fond d’elle, Éros, l’« amour » veut toujours déborder le sexuel-génital. L’âme est, dans sa nature mystique et sentimentale. En tant qu’union du corps et de l’esprit, l’âme serait, en ce sens, mieux que la pulsion qui nécessite la frontière entre le somatique et le psychique, la pointe « émue » de celle-ci, sans séparation entre le corps et l’esprit (la psyché). Elle serait solidaire de la pulsion, de son origine excitationnelle somatique à ses résultantes, affect et représentations confondus. Naît d’une séparation avec un être cher par exemple, l’âme ne peut se résoudre à la perte « corps et âme » de celui-ci. En d’autres termes, « membrure de l’intersubjectivité », comme dirait Merleau-Ponty*209 l’âme serait le lieu d’appel de cet autre ignoré en nous que le travail psychique tenterait de retrouver. Au plus banal, cet appel est un simple appel d’amour. L’âme naît d’amours malheureuses et de leurs nostalgies. Autant de nostalgies, autant d’âme (s) pourrions-nous écrire. Déception d’un amour jamais comblé. L’âme serait ainsi le témoignage de l’émotion que suscitent la perte et la souffrance Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 78 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT chez Descartes s’y ajoute la conversation avec d’autres personnes – Cf. Les « Réponses » et « Objections » aussi bien aux Méditations métaphysiques que les Lettres dans le Discours de la Méthode. Les Trois rêves de Descartes et le besoin d’un contenant de pensée pour des contenus « explosifs » En 1619, après un an en Hollande, René Descartes se rend au Danemark, assiste au couronnement du roi Ferdinand de Bohême et s’engage dans les troupes du duc catholique Maximilien de Bavière qui rassemble ses soldats pour la guerre de Trente ans. Il s’installe pour l’hiver dans un petit village d’Allemagne, probablement près d’Ulm, au début de novembre 1619 et serait allé à la recherche des Rose-Croix — sans les avoir rencontrés — déclinant toujours toutefois son appartenance à cette confrérie. À Neubourg sur le Danube, Descartes trouve un endroit où il peut travailler dans la solitude. S’est-il engagé au printemps ? Il a sans doute dû approcher certaines batailles car il donne des petits détails pittoresques comme celui du soldat qui se croit blessé alors que c’est sa ceinture qui le gêne, ou l’aventure du soldat dont la cuirasse a été touchée par un boulet et qui n’a pas été blessé. Il a donc vu des batailles. Mais s’est-il vraiment engagé dans l’armée de Bavière ? Nous n’en savons rien car dès ce moment, il trouve son « chemin », celui déjà approché dans les discussions avec Beeckman de l’explication de la nature selon un modèle mathématique. Les nuits 10 et 11 novembre 1619, seul devant son poêle, Descartes est visité par trois songes qui le bouleversent, lui révèlent le « fondement d’une science admirable » et déterminent en lui des décisions qui engagent son avenir entier. La source latine du texte de ces rêves est un document autobiographique latin de René Descartes rédigé peu après la nuit du 10 au 11 novembre 1619, soit à la fin de 1619 ou au début de 1620. Ce document était contenu sous le titre « Olympica » dans un cahier comprenant sept séries de notes ou d’exposés sommaires. Apparemment, le titre devrait se comprendre comme le « chemin vers l’Olympe », soit la voie vers la connaissance. L’original latin qu’utilise Baillet a été consulté par Leibniz qui en a pris quelques notes, notes qui indiquent que le biographe est fidèle au document original (dont les notes relatives au pèlerinage de Lorette puis du projet de traité semblent toutefois dater du 23 septembre 1620). Descartes nous apprend ainsi que le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut 42. Relevons que Descartes reprit plus tard, en partie, le « contexte » dans lequel apparu ces rêves, dans l’ouverture de la seconde partie du Discours de la méthode (1637, 1966, p.41) »... « Enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre lesquelles, l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, fait de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé ». Premier rêve : d’avoir perdu l’amour originel. À leur manière les sujets état-limite dont nous avons vu les angoisses d’abandon, les individus post-modernes dont nous avons souligné la dépression masquée et/ou essentielle, seraient des êtres en quête d’âme (…) Car née de la séparation, de la mort, confrontée au vide, voire synonyme de ce vide, l’âme est fondamentalement amoureuse, ce qui explique sa propension au voyage, à l’impossibilité de résidence : « l’âme n’a pas de maison » comme l’écrit Laurence Kahn, in La petite maison de l’âme, Paris, Gallimard, 1993, pp. 31-105). 42 Cart. Olymp. inuit. Ms. Référence abrégée au début des Olympiques, soit la section intitulée les Olympiques d’un petit cahier manuscrit. Il s’agit du « petit registre en parchemin » inventorié sous la lettre C au moment du décès de Descartes. Le texte qui suit, à l’alinéa, est rédigé à partir de ce cahier. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 79 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT « Après donc s’être endormi, son imagination se sentit frappée de la représentation de quelques fantômes qui se présentèrent à lui 43, et qui l’épouvantèrent de telle sorte que, croyant marcher par les rues, il était obligé de se renverser sur le côté gauche pour pouvoir avancer au lieu où il voulait aller, parce qu’il sentait une grande faiblesse au côté droit dont il ne pouvait se soutenir. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais il sentit un vent impétueux qui, l’emportant dans une espèce de tourbillon, lui fit faire trois ou quatre tours sur le pied gauche. Ce ne fut pas encore ce qui l’épouvanta. La difficulté qu’il avait de se traîner faisait qu’il croyait tomber à chaque pas, jusqu’à ce qu’ayant aperçu un collège ouvert sur son chemin, il entra dedans pour y trouver une retraite et un remède à son mal. Il tâcha de gagner l’église du collège où sa première pensée était d’aller faire sa prière, mais s’étant aperçu qu’il avait passé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut retourner sur ses pas pour lui faire civilité et il fut repoussé avec violence par le vent qui soufflait contre l’église. Dans le même temps il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l’appela par son nom en des termes civils et obligeants et lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner 44. M. Descartes s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit davantage fut de voir que ceux qui se rassemblaient avec cette personne autour de lui pour s’entretenir étaient droits et fermes sur leurs pieds, quoiqu’il fût toujours courbé et chancelant sur le même terrain et que le vent qui avait pensé le renverser plusieurs fois eût beaucoup diminué. Il se réveilla sur cette imagination et il sentit à l’heure même une douleur effective qui lui fit craindre que ce ne fût l’opération de quelque mauvais génie qui l’aurait voulu séduire45. Aussitôt il se retourna sur le côté droit, car c’était sur le gauche qu’il s’était endormi et qu’il avait eu le songe. Il fit une prière à Dieu pour demander d’être garanti du mauvais effet de son songe et d’être préservé de tous les malheurs qui pourraient le menacer en punition de ses péchés, qu’il reconnaissait pouvoir être assez griefs pour attirer les foudres du ciel sur sa tête, quoiqu’il eût mené jusque-là une vie assez irréprochable aux yeux des hommes ». Second rêve : « Dans cette situation, il se rendormit après un intervalle de près de deux heures dans des pensées diverses sur les biens et les maux de ce monde. Il lui vint aussitôt un nouveau songe dans lequel il crut entendre un bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un coup de tonnerre. La frayeur qu’il en eut le réveilla sur l’heure même et, ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d’étincelles de feu répandues par la chambre. La chose lui était déjà souvent arrivée en d’autres temps et il ne lui était pas fort extraordinaire en se réveillant au milieu de la nuit 43 Fantômes : fantasmes (latin phantasma. « spectre » et « représentation imaginaire »). Désigne les personnages qui seront représentés dans le récit qui suit, et plus généralement les images ou représentations constituant le rêve. Cette interprétation se trouve confirmée par l’analyse d’Adrien Baillet lui-même, dans son abrégé de la Vie de Descartes en 1693. En effet, s’il n’y reproduit pas les récits de rêves, le biographe les évoque précisément ainsi : « il eut trois songes consécutifs, mais assez extraordinaires pour s’imaginer qu’ils pouvaient lui être venus d’en haut. Il crut apercevoir à travers de leurs ombres les vestiges du chemin que Dieu lui traçait... » (les « Olympiques », p. 39). 44 Ce « Monsieur N » est-il un nouveau personnage ou la personne que Descartes a négligé précédemment de saluer ? Sans doute un nouveau personnage. Par ailleurs, la phrase de Baillet est ambiguë : « [il] lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner » ; cela peut vouloir dire : « il a quelque chose à vous donner » ; ou encore : « j’ai quelque chose à lui donner ». C’est la première interprétation qui est bonne, car par la suite on verra que c’est bien à Descartes qu’on voulait donner un melon. Ainsi le fait de savoir spontanément de quoi il s’agit — d’un melon – rend compte de la conscience spontanée du rêveur à propos du symbole qu’est le melon et qu’il voudra expliquer. 45 Descartes croit d’abord que ce premier songe ne lui est pas « venu d’en haut », mais bien d’un « mauvais esprit », « malus Spiritus », que Baillet traduit en « mauvais Génie », et ceci à la faveur d’une douleur au côté gauche sur lequel il était couché. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 80 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT d’avoir les yeux assez étincelants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philosophie et il en tira des conclusions favorables pour son esprit, après avoir observé en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement la qualité des espèces qui lui étaient représentées. Ainsi, sa frayeur se dissipa et il se rendormit dans un assez grand calme ». Troisième rêve : « Un moment après, il eut un troisième songe, qui n’eut rien de terrible comme les deux premiers. Dans ce dernier, il trouva un livre sur sa table sans savoir qui l’y avait mis. Il l’ouvrit et, voyant que c’était un dictionnaire, il en fut ravi dans l’espérance qu’il pourrait lui être fort utile. Dans le même instant, il se rencontra un autre livre sous sa main qui ne lui était pas moins nouveau, ne sachant d’où il lui était venu. Il trouva que c’était un recueil des poésies de différents auteurs, intitulé Corpus pœtarum etc.46 . Il eut la curiosité d’y vouloir lire quelque chose et à l’ouverture du livre il tomba sur le vers ‘Quod vitae sectabor iter ? Etc. ‘ (« Quelle voie suivrais-je dans la vie ? ») 47. Au même moment il aperçut un homme qu’il ne connaissait pas, mais qui lui présenta une pièce de vers, commençant par ‘Est et non’, et qui la lui vantait comme une pièce excellente 48 . M. Descartes lui dit qu’il savait ce que c’était et que cette pièce était parmi les idylles d’Ausone qui se trouvaient dans le gros recueil des poètes qui était sur sa table. Il voulut la montrer lui-même à cet homme et il se mit à feuilleter le livre dont il se vantait de connaître parfaitement l’ordre et l’économie. Pendant qu’il cherchait l’endroit, l’homme lui demanda où il avait pris ce livre et M. Descartes lui répondit qu’il ne pouvait lui dire comment il l’avait eu, mais qu’un moment auparavant il en avait manié encore un autre qui venait de disparaître, sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n’avait pas achevé qu’il revit paraître le livre à l’autre bout de la table. Mais il trouva que ce dictionnaire n’était plus entier comme il l’avait vu la première fois. Cependant, il en vint aux poésies d’Ausone, dans le recueil des poètes qu’il feuilletait et, ne pouvant trouver la pièce qui commence par ‘Est et non’, il dit à cet homme qu’il en connaissait une du même poète encore plus belle que celle-là et qu’elle commençait par ‘Quod vitae sectabor iter ? ‘. La personne le pria de la lui montrer et M. Descartes se mettait en devoir de la chercher lorsqu’il tomba sur divers petits portraits gravés en taille douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau, mais qu’il n’était pas de la même impression que celui qu’il connaissait. Il en était là, lorsque les livres et l’homme disparurent et s’effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision 49, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le dictionnaire ne voulait dire 46 À côté du titre abrégé (Recueil des poètes), Baillet donne l’indication suivante : « Divisé en 5 livres, imprimé à Lyon et à Genève ». Il s’agit de l’ouvrage de Pierre de Brosses, Corpus omnium veterum pœtarum latinorum (« Recueil de tous les anciens poètes latins »), Lyon, 1603, et Genève, 1611. 47 « Quelle voie suivrai-je dans la vie ? », incipit de l’Idylle 15 d’Ausone intitulée « Ex graeco Pythagoricum de ambiguitate eligendae vitae » (« Du grec, des propos de Pythagore sur l’ambiguïté d’un choix dans la vie »). Le poème se trouve à la page 655 de l’ouvrage. 48 L’idylle 17 d’Ausone est intitulée « Nai?kai?ou?pytagorikon » (« Le oui et le non des pythagoriciens »), comme le dira explicitement plus bas Baillet. Ses premiers mots sont bien « Est, & non ». Le poème commence au bas de la seconde colonne de la page 655, celle que Descartes vient d’ouvrir au hasard et qu’il ne peut retrouver. On peut voir la photocopie de cette page dans l’étude de Sophie Jama, La nuit de songes de René Descartes, Paris, Aubier, 1998, p. 72. 49 Le terme de « vision » n’est pas pris par Baillet au sens théologique, mais dans son sens courant, celui précisément évoqué plus haut à la suite du premier songe d’une création onirique et maligne de l’imagination apparue sous l’effet d’une douleur au côté gauche ou sous l’effet de l’alcool). Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 81 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, et que le recueil de poésies intitulé Corpus pœtarum marquait en particulier et d’une manière plus distincte la philosophie et la sagesse jointes ensemble. Car il ne croyait pas qu’on dût s’étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l’enthousiasme et à la force de l’imagination, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l’esprit de tous les hommes comme les étincelles de feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant même que ne peut faire la raison dans les philosophes. M. Descartes, continuant d’interpréter son songe dans le sommeil, estimait que la pièce de vers sur l’incertitude du genre de vie qu’on doit choisir, et qui commence par « Quod vitae sectabor iter ? », marquait le bon conseil d’une personne sage ou même la théologie morale. Là-dessus, doutant s’il rêvait ou s’il méditait, il se réveilla sans émotion et continua, les yeux ouverts, l’interprétation de son songe sur la même idée. Par les poètes rassemblés dans le recueil il entendait la révélation et l’enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers ‘Est et non’, qui est ‘Le oui et le non’ de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines et les sciences profanes. Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c’était l’esprit de vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Et comme il ne lui restait plus à expliquer que les petits portraits de taille-douce qu’il avait trouvés dans le second livre, il n’en chercha plus l’explication après la visite qu’un peintre italien lui rendit dès le lendemain. Ce dernier songe, qui n’avait eu rien que de fort doux et de fort agréable, marquait l’avenir selon lui et il n’était que pour ce qui devait lui arriver dans le reste de sa vie. Mais il prit les deux précédents pour des avertissements menaçants touchant sa vie passée qui pouvait n’avoir pas été aussi innocente devant Dieu que devant les hommes. Et il crut que c’était la raison de la terreur et de l’effroi dont ces deux songes étaient accompagnés. Le melon dont on voulait lui faire présent dans le premier songe signifiait, disait-il, les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines. Le vent qui le poussait vers l’église du collège, lorsqu’il avait mal au côté droit, n’était autre chose que le mauvais génie qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d’aller volontairement (« A malo Spiritu ad Templum propellabar »). C’est pourquoi Dieu ne permit pas qu’il avançât plus loin et qu’il se laissât emporter même en un lieu saint par un esprit qu’il n’avait pas envoyé, quoiqu’il fût très persuadé que ç’eût été l’esprit de Dieu qui lui avait fait faire les premières démarches vers cette église. L’épouvante dont il fut frappé dans le second songe marquait, à son sens, sa syndérèse, c’està-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu’il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu’alors (la Syndérèse est un mot emprunté au grec, dont la définition est ‘remords de conscience’. Nous l’avons noté comme faisant parti du vocabulaire des « Règles d’exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, cf. note nº 9). La foudre dont il entendit l’éclat était le signal de l’esprit de vérité qui descendait sur lui pour le posséder. Cette dernière imagination tenait assurément quelque chose de l’enthousiasme et elle nous porterait volontiers à croire que M. Descartes aurait bu le soir avant que de se coucher. En effet, c’était la veille de Saint Martin, au soir de laquelle on avait coutume de faire la débauche au lieu où il était, comme en France. Mais il nous assure qu’il avait passé le soir et toute la journée dans une grande sobriété, et qu’il y avait trois mois entiers qu’il n’avait bu de vin. Il ajoute que le génie qui excitait en lui l’enthousiasme, dont il se sentait le cerveau échauffé depuis quelques jours, lui avait prédit ces songes avant que de se mettre au lit et que l’esprit humain n’y avait aucune part. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 82 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Quoi qu’il en soit, l’impression qui lui resta de ces agitations lui fit faire le lendemain diverses réflexions sur le parti qu’il devait prendre. L’embarras où il se trouva le fit recourir à Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté de vouloir l’éclairer et le conduire dans la recherche de la vérité. Il s’adressa ensuite à la Sainte Vierge pour lui recommander cette affaire qu’il jugeait la plus importante de sa vie. Et pour tâcher d’intéresser cette bienheureuse mère de Dieu d’une manière plus pressante, il prit occasion du voyage qu’il méditait en Italie dans peu de jours pour former le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame De Lorette. Son zèle allait encore plus loin et lui fit promettre que, dès qu’il serait à Venise, il se mettrait en chemin par terre pour faire le pèlerinage à pied jusqu’à Lorette, que si ses forces ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l’extérieur le plus dévot et le plus humilié qu’il lui serait possible pour s’en acquitter. Il prétendait partir avant la fin de novembre pour ce voyage. Mais il paraît que Dieu disposa de ses moyens d’une autre manière qu’il ne les avait proposés. Il fallut remettre l’accomplissement de son vœu à un autre temps, ayant été obligé de différer son voyage d’Italie pour des raisons que l’on n’a point sues et ne l’ayant entrepris qu’environ quatre ans depuis cette résolution [Descartes visitera l’Italie de 1623 à 1625]. Son enthousiasme le quitta peu de jours après et, quoique son esprit eût repris son assiette ordinaire et fût rentré dans son premier calme, il n’en devint pas plus décisif sur les résolutions qu’il avait à prendre. Le temps de son quartier d’hiver s’écoulait peu à peu dans la solitude de son poêle et, pour la rendre moins ennuyeuse, il se mit à composer un traité qu’il espérait achever avant Pâques de l’an 1620. Dès le mois de février, il songeait à chercher des libraires pour traiter avec eux de l’impression de cet ouvrage. Mais il y a beaucoup d’apparence que ce traité fut interrompu pour lors et qu’il est toujours demeuré imparfait depuis ce temps-là. On a ignoré jusqu’ici ce que pouvait être ce traité qui n’a peut-être jamais eu de titre. Il est certain que les Olympiques sont de la fin de 1619 et du commencement de 1620 et qu’ils ont cela de commun avec le traité dont il s’agit, qu’ils ne sont pas achevés. Mais il y a si peu d’ordre et de liaison dans ce qui compose ces Olympiques parmi ses manuscrits qu’il est aisé de juger que M. Descartes n’a jamais songé à en faire un traité régulier et suivi, moins encore à le rendre public ». Digressions et essai de (sur) interprétations sur les trois songes de Descartes Que dire de plus qui n’ait déjà été dit sur ces trois rêves tant par les philosophes, les psychanalystes et les anthropologues ? Nous essaierons quant à nous de reprendre quelques éléments des rêves afin d’étayer notre thèse d’un Descartes qui, après une quête intellectuelle importante qui mit en danger les certitudes sur lesquelles il basait son savoir et son existence, et au moment où il pense pouvoir franchir et transgresser l’ordre établi dans les sciences et la philosophie scolastique, se trouve en proie à des sentiments d’angoisse et de culpabilité qui raniment des conflits psychiques anciens au risque de faire « chavirer » son esprit. Car, dans les trois rêves, s’exprime une vacillation dans la certitude avec, pour corollaire, l’apparition d’un champ des possibles, plusieurs chemins à choisir (« Quod vitae sectabor iter ? Etc., Quelle voie suivrais-je dans la vie ? »). Or, nous pourrions dire que d’une certaine manière « l’enveloppe psychique » offerte par les trois rêves fut synonyme d’une enveloppe psychique maternelle satisfaisante et sécurisante qui permit ensuite à Descartes d’adhérer et de croire avec conviction à ses nouvelles idées et sa nouvelle science : la preuve en est qu’il fit le vœu après ces trois rêves de faire pèlerinage à Notre Dame de Lorette, figure de la bonne Mère s’il en est ! Avant de développer notre point de vue, rappelons que l’historien Maxime Leroy (1873-1957), lors de sa préparation d’un ouvrage sur Descartes, avait Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 83 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT soumis au jugement de Freud lui-même ces trois rêves. Dans sa réponse, Freud 50, très prudent, avoue son angoisse de travailler sur des rêves sans pouvoir obtenir du rêveur lui-même des indications sur les relations qui peuvent les relier entre eux ou les rattacher au monde extérieur, les rêves de personnages historiques donnant de plus le plus souvent que de maigres résultats. S. Freud indique tout de même des choses précieuses 51 : ce sont des « rêves d’en haut » (Träume von oben), c’est à dire des formations d’idées qui auraient pu être crées aussi bien pendant l’état de veille que pendant l’état de sommeil et qui, en certaines parties seulement, ont tiré leur substance d’états d’âme assez profonds. (Donc ces rêves relèvent de fantasmes et d’émotions/sentiments assez violents). — les entraves qui empêchent Descartes de se mouvoir avec liberté « représentent un conflit intérieur. Le côté gauche est la représentation du mal et du pêché et le vent celle d’un « mauvais génie » (animus) » ; — « le melon d’un pays étranger » le rêveur y a trouvé sans doute l’idée (originale) de figurer de la sorte « les charmes de la solitude, mais présentés par des sollicitations purement humaines ». « Ce n’est certainement pas exact, écrit Freud, mais ce pourrait être une association d’idées […] en corrélation avec son état de pêché, cette association pouvant figurer une représentation sexuelle qui a occupé l’imagination du jeune solitaire ». Reprenons ici quelques éléments. Dans le second rêve, le bruit aigu et éclatant qu’il prit pour un coup de tonnerre, puis la frayeur qu’il en eut et qui le réveilla sur l’heure, et, ayant ouvert les yeux, la perception des d’étincelles de feu répandues par la chambre — chose qui lui était souvent arrivée en d’autres temps — mais qui là, avec la perception au milieu de son sommeil des objets les plus proches de lui qui le rassurent, paraissent traduire une certaine violence dans le conflit psychique qui l’animait au point, pourrions-nous dire, que le « contenant psychique » se trouva presque « déchiré » — ce que figure le « bruit de tonnerre » — par les forces et le désir prométhéen en jeu. Or, le contenant psychique pour l’enfant ou le rêveur en pleine régression psychique est le psychisme maternel. Si celui-ci vient à manquer, ce contenant reste « lâche » au point d’être sur le point de se déchirer, plier lors des « pressions » procurés par de forts conflits psychiques – les « contenus » psychiques. L’intensité du contenu du rêve (le tonnerre et les éclairs) venant à empiéter sur le contenant psychique — le déroulement du rêve lui-même —, le rêveur, ici Descartes, se réveille et c’est la perception que tout autour de lui était bien en place qui alors le rassure et lui permet de se rendormir. Établir « des vérités éternelles » Après ses rêves et le désir prométhéen de fonder « une science totale » où il s’agit, entre autres choses, de dominer la (mère) — Nature par le recours aux Sciences mathématiques, à la vision d’une nature vivante fonctionnant comme un « automate » et au raisonnement hypothético-déductif comme moyen d’arriver à la certitude, Descartes, dans son entreprise de défi à toutes les autorités savantes, philosophique et, pourquoi pas même à Dieu, fait alors vœu d’un pèlerinage en Allemagne pour honorer la Vierge Marie — incarnation de l’imago maternelle comme il se doit et protectrice du « contenant psychique » — , à Notre Dame de Lorette. C’est ainsi de la Vierge Reine-Mère du Christ qu’il tient sa vocation... de penseur. Ensuite, les choses restent obscures : on ne sait s’il assiste à la bataille près de Prague où Frédéric V, Roi de Bohème, perdit son trône. De 1620 à 1621, encore des voyages en Europe. Entre 1622 et 1623, séjour en France dans sa famille où Descartes vend ses biens 50 Freud S. (1929), « Brief an Maxim Leroy uber einen Traum des Cartesius », G.W., 14, pp.558-560 ; S.E., 21, Œuvres Complètes, Vol. XVIII, Paris, PUF, pp.1926-1930. 51 Freud S. (1929), « Brief an Maxim Leroy uber einen Traum des Cartesius », G.W., 14, pp.558-560 ; S.E., 21, Œuvres Complètes, Vol. XVIII, Paris, PUF, pp.1926-1930 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 84 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT pour s’assurer de l’aisance et de la tranquillité. 1623-1625, voyage en Italie puis, de 1625 à 1628, séjour en France, particulièrement à Paris. C’est à cette époque qu’il rédige, en latin, les Règles pour la direction de l’esprit, inachevées, et qui ne seront publiées qu’en 1701. Départ à l’automne 1628 pour la Hollande où Descartes restera fixé jusqu’en 1649 mais en changeant constamment de résidence (sauf pendant les cinq dernières années). Ayant séjourné plus longtemps en Hollande qu’en France, Descartes a pu profiter, comme plus tard Spinoza, de la tolérance des Hollandais — liberté de conscience liée à la liberté du commerce, chacun ne s’occupant que de ses affaires et non de celles du voisin. Il y eut quand même une fille, Francine, qui fut baptisée au Kalverbœck (ou registre des veaux), vécut 5 ans et mourut en en 1640. Il y eut aussi des ennemis et eut maille à partir avec les universités d’Utrecht et de Leyde. Mais c’est encore en Hollande qu’il trouva refuge en 1648, abandonnant en France la pension du Roi et la réaction de la Fronde. Descartes publia en 1637, à Leyde, le Discours de la méthode suivi de La Dioptrique, Des Météores et de La géométrie, qui est à la fois la narration de son propre itinéraire intellectuel et le manifeste, rédigé en français, de la révolution cartésienne. Controverses, surtout avec le toulousain Fermat, autour des mathématiques de la Géométrie. Après cet ouvrage qui trouva une large audience, Descartes revint à la langue « technique » de la philosophie, le latin, dans Meditationes de prima philosophia (1641) destiné aux théologiens, et Principia philosophiae (1644) destiné à l’enseignement. Puis, espérant sans doute convaincre plus aisément les « honnêtes gens » que les « doctes », il fit paraître en 1647 la traduction française des Méditations et celle des Principes. Son dernier ouvrage, le Traité des Passions, fut publié en 1649. 1640 : mort de sa fille naturelle Francine âgée de 5ans et de son père Joachim. En 1641, publication à Paris en latin puis en français des Méditations. Je passe sur les polémiques, surtout en Hollande, autour de l’œuvre de Descartes, ainsi que sur ces derniers voyages en France et celui en Suède auprès de la Reine Christine chez qui il mourra en 1650. La cire, nostalgie du corps maternel Un exemple de cet entretien solitaire ou de conversation à une voix tout à fait « typique » chez Descartes est ainsi celui de la célèbre analyse dite du morceau de cire où le philosophe, revenant sur le Cogito et s’avouant à lui-même qu’il n’est pas convaincu que cette vérité soit bien plus certaine que celle de l’expérience sensible, fait varier en pensée l’aspect d’un morceau de cire de telle sorte que toutes les propriétés que l’on perçoit soient changées les unes après les autres. Pourquoi, se demande-t-il alors, dit-on que la même cire demeure alors qu’aucune des propriétés perçues n’est restée la même ? Les propriétés de la chose perçue – la cire, la mère — peuvent changer, voire disparaître à la perception, sans que cela n’entame le sentiment d’existence, de « going on going » de cette « chose » (cire, mère, « Das Ding ») en nous ! Tout est dans l’esprit, substance intimement bâtie dans la nostalgie d’une autre substance pensante et, en ceci, éternelle. Curieusement, rappelons que c’est sur le chemin qui le mène du Cogito à Dieu qu’apparaît « ce morceau de cire ». La raison que Descartes donne à cette rencontre insolite est manifestement une rationalisation : les sensations nous assaillent, se pourrait-il qu’elles aient plus de réalité que mon existence pourtant indubitable ? Suit un texte d’une poésie tout à fait inhabituelle chez Descartes. Encore une fois, il perdit sa mère à l’âge de seize mois. « Prenons par exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ». Et plus loin : « Mais voici que cependant que je parle, on l’approche du feu, ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, etc. » « Il ne demeure que quelque chose d’étendu, de flexible et de Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 85 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT muable ». Les sensations sont éphémères, l’imagination s’y perdrait, seule « l’inspection de l’esprit », le jugement peut affirmer qu’il s’agit de la même cire ». Certes, ces considérations ont pour but de mettre en évidence avec l’existence de mon être la puissance de mon jugement qui peut affirmer la permanence, sous le changement, de ce monde qui semble m’être apporté de dehors — « ainsi je le connais », « je comprends par la seule puissance de mon esprit, ce que je croyais voir » — mais cela ne fait-il pas du même coup apparaître la réalité de cet objet de pensée ? Il y a quelque chose à comprendre et qui n’est pas de l’ordre de mon Moi : ce qui demeure c’est le corps de la mère, ou plutôt, comme le remarque F. Pasche : « l’hallucination négative du contenant de pensée qu’est le corps de la mère, et la place prise par ce corps à tout jamais, fût-elle morte ; ce vide qui n’est pas le néant mais l’étendue, s’interposera désormais entre le Cogito et le Malin Génie, avant Dieu, c’est-à-dire avant le Surmoi, avant le Père ». La mort, certes, est vaincue, mais surtout la fugitivité du dehors est abolie car, en réduisant les choses matérielles à leur essence géométrique puis intellectuelle – cognitive —, l’écoulement continu du temps et son glissement si angoissant sont convertis en un ou plusieurs segments de durée cette fois… spatialisable. L’expérience du morceau de cire ressemble ainsi étrangement à celle de l’objet et du phénomène transitionnel chez le nourrisson selon D.W. Winnicott : « (...) d’où je voudrais presque conclure, que l’on connaît la cire par la vision des yeux et non par la seule inspection de l’esprit, si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux ». (Deuxième méditation). Bref, le « regard de l’esprit » — nous dirions « l’insight », la « réalité psychique » — permettent seuls de dépasser les angoisses dues à l’incertitude relevant des choses perçues du monde externe — toujours possiblement appelées à disparaître… On est ici dans un monde « intermédiaire », « transitionnel » entre réalité externe et réalité interne, comme celui constitué par l’espace situé quelque part entre la mère et l’enfant. Le morceau de cire paraît en effet ressembler à un « objet transitionnel » qui, dans le développement de l’enfant de quatre mois et deux ans, est un progrès puisque se situant au-delà de l’hallucination pure et ayant bien une réalité propre. L’objet transitionnel est en effet fait pour être tripoté, sucer, lait, abîmer, aimer, témoignant d’un « me not me possession », de quelque chose à moi et pas tout à fait à moi mais à l’autre : la mère 52. Relevons encore que ces objets transitionnels sont sous-tendus par le fantasme de réunion nostalgique avec la mère ayant quelque valeur symbolique avec celle-ci. Encore une fois, ce morceau de cire investi si positivement, si nostalgiquement, a toutes les caractéristiques d’un échantillon maternel mais ses qualités, ses charmes sont éphémères, fragiles, à la merci non seulement du temps mais de la moindre intervention étrangère. « Ainsi, le corps délicieux d’une jeune mère, sa saveur, son odeur, sa couleur, sa figure peuvent passer, disparaître en un. Instant » (F. Pasche). 52 Winnicott D. W. (1951), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels : une étude de la première possession nonmoi », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, P.B. Payot, 1969, pp.109-125. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 86 « Cogito ergo sum », fétiche de pensée ou « vertex » Gérard PIRLOT Étant donné que le passage de l’Être au Non-Etre n’est tolérable pour personne, pour Descartes peut-être moins que pour d’autre, ce que ce dernier invente est radical. Ce qui reste selon lui, c’est la place qu’elle occupe, son étendue, laquelle étendue n’est pas nécessairement perceptible car « l’action pour laquelle on l’aperçoit n’est ni une vision, ni un attouchement, ni une imagination, ni ne l’a jamais été quoiqu’il le semble ainsi auparavant, mais seulement une simple inspection de l’esprit ». Ainsi, seul mon esprit peut juger de la réalité de la cire qui se réduit en somme à la réalité de l’espace, comme il décide de la présence d’une âme dans les hommes qu’il voit, lesquels « pourraient être des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts » : seule compte la réalité psychique ! « C’est l’âme qui voit et non pas l’œil » écrit Descartes en 1637 dans son essai sur « L’œil », in Le Discours de la Méthode. Conclusions La différence entre Descartes et les savants de son temps (Huygens, Mersennes, etc.) fut qu’il fit une « œuvre » — comme Pascal — à partir de ses travaux scientifiques et de ses réflexions philosophiques. Gageons que ce « travail de l’œuvre » eut comme « moteur » essentiel de « combler » l’absence trop précoce de la figure maternelle. Et si intellectualisées que furent ses rationalisations, son entreprise métaphysique — dans le choix de ses thèmes de recherche mathématico-physiques et physiologiques puis philosophiques — paraît se dérouler au plus près de son inconscient, de ses angoisses, et des fonctionnements archaïques des parcelles primitives de Moi en lui. Le Cogito comme assurance du sentiment d’exister (« Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cesser de penser, que je cesserais en même temps d’exister », Seconde Méditation), la cire comme nostalgie du corps maternel à toujours « recréer » dans son esprit, semble procéder d’une régression ou d’une fixation au stade dyadique Mère-nourrisson, et en constituer le mode de défense. Le Malin Génie est le retour — conflictualisé par l’imago du mauvais père/mauvais pairs — du « refoulé », voir du « forclos », du « jamais advenue » de la « présence maternelle », l’Autre dyadique. Pour conclure nos réflexions sur cette « aventure spirituelle » que fut l’œuvre de Descartes, citons ces réflexions de Francis Pasche : « Qu’il s’agisse d’une cosmologie mythique, d’un système philosophique, ou d’un monde d’ordinateurs, il est tentant pour ceux qui les créent de se donner la facilité de s’y intégrer, quitte à se récupérer à la fin en s’identifiant à la force qui meut le tout. Descartes ne s’est [cependant] donné ni cette facilité, ni cette promotion. Il a suspendu son jugement. À partir de là, de cet acte libre, il devient sujet en même temps que le corps de la mère est évoqué et perdu, laissant en creux l’autre substance, la chose étendue, la res extensa ; puis c’est la découverte du père, avec celle de la castration, père immédiatement idéalisé, où tous les fantasmes autour de l’idée de Dieu sont mis à jour, sauf toutefois l’incorporation, enfin c’est l’aporie de l’union de l’âme et du corps. On peut trouver cet Œdipe exacerbé et quelque peu inversé, condamner ce refus de donner une âme à la Nature (la mère), et cette résolution d’en devenir maître et possesseur (il en a d’ailleurs bien rabattu à mesure qu’il avançait en âge). Il faut le louer d’avoir reconnu et montrer l’hétérogénéité » de l’être, d’avoir refusé tout idéalisme et matérialisme et d’avoir, en subordonnant la pensée et les mots à la réalité première, de l’instance qui les reçoit, les dormes et en use : je du « je pense » (lequel doute, veut, ne veut pas, imagine) ». Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 87 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT QUESTIONS ET REACTIONS APRES LES INTERVENTIONS DE MOHAMMED DARMAMME ET ALAIN VULBEAU, DE CLEMENTINE BRY, DE DANIELLE LEEMAN, ET DE GERARD PIRLOT CELINE VAGUER TEXTE COMPLETE AVEC LES NOTES DE BELINDA LAVIEU ET JEAN-DAVID BELLONIE Alain MILON (philosophie) : remarques adressées à Gérard Pirlot. Je regrette que notre collègue soit parti. J’aurai préféré lui poser directement ces questions. On a appris des choses assez étranges sur la manière dont les psychanalystes lisent la philosophie. Comme je ne peux pas poser ma question, je ferai juste quelques petites précisions. D’abord, Descartes n’invente pas le Cogito ; l’affirmation d’un cogito existe déjà chez Saint Augustin, même si les présupposés philosophiques sont différents. Petite parenthèse historique, le Discours de la méthode est écrit en français alors que les Méditations sont écrites en latin et que le Cogito latin ne pose pas les mêmes questions que le « je pense » français. De plus, il n’y a pas de « je pense donc je suis » dans les Méditations, mais un « je pense, je suis ». Le « je pense donc je suis » repose sur l’antériorité du présupposé logique sur le présupposé ontologique. Pour affirmer l’existence de la pensée, il faut admettre l’existence d’un principe de causalité antérieur à celui du « je pense ». À cela s’ajoute le fait que l’ordre analytique de Descartes des Méditations n’est pas l’ordre synthétique des Principes. À vouloir aller trop vite, on arrive à un amalgame qui laisse planer quelques ambiguïtés. Lire psychanalytiquement les Méditations oblige au moins le lecteur à respecter l’ordre analytique, autrement dit, tenir compte de ce que démontre la première méditation (je doute) pour commencer à lire la deuxième, l’affirmation d’un « je pense ». Quant au morceau de cire, il est là pour montrer en premier lieu que le matériel ne peut être plus connu qu’une partie de soi-même, et en deuxième lieu la permanence de la substance. Ce ne sont pas les sens qui sont trompeurs, mais l’usage qu’on en fait. Tout ça pour dire que si la lecture psychanalytique est intéressante, elle ne peut faire l’économie d’une lecture philosophique et historique du texte de Descartes. Sinon, on risque de tomber dans le factuel et l’anecdotique que Descartes condamnait fortement. Jacques PAIN (sciences de l’éducation) : à propos de l’intervention de Gérard Pirlot, je trouve la démarche intéressante (et c’est forcément provocant !). J’ai lu de telles analyses de Kant, Schopenhauer. Anzieu a fait un certain nombre de portraits de cet ordre, et c’est vrai que Lacan y compris s’y est risqué. Je ne suis pas un spécialiste, tu as parfaitement raison, Alain, dans tes propos. Mais je ne sais pas si ça touche à ce que dit Descartes. Peut-on faire une analyse psychanalytique de Descartes ? Jusqu’à quel point peut-on appliquer une analyse psychanalytique au génie ? Ça, c’est une vraie question, ancienne certes. Je suis plutôt d’accord, mais c’est vrai qu’il faut prendre des précautions. Il faut pouvoir discuter ! Carine MERCIER (philosophie) : j’avais une question à propos de l’intervention de Gérard Pirlot, et c’est dommage de ne pas avoir de réponse. Ma question porte sur le statut et l’objectif de ce discours. Il me semble qu’ils sont problématiques. Si l’objectif est de proposer une explication des raisons pour lesquelles Descartes a été amené à formuler le cogito, alors cette explication est très contestable. Le cogito peut s’expliquer à partir de l’histoire de la pensée, de la logique et des Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 88 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT objectifs propres à la philosophie de Descartes, mais non à partir de l’enfance et des traumatismes psychiques de Descartes. Sinon, comment expliquer que les nourrissons qui, avant Descartes, ont perdu leur mère et ont été élevés par leur grand-mère ou une nourrice, n’aient pas eux aussi conçu une telle pensée ! Certes, on pourrait dire à juste titre que les œuvres ont de multiples déterminations, et peuvent s’inscrire dans plusieurs types d’histoire. Mais il me semble que la psychanalyse, à moins de devenir une simple association d’idées ou l’énoncé de simples intuitions, doit, comme toute autre discipline, proposer son explication ou son interprétation d’une œuvre à partir de données solides et suffisantes. Peut-on donner un sens psychanalytique à l’œuvre de Descartes sans connaître la manière dont lui-même vivait la perte de sa mère ? L’explication psychanalytique ne repose-t-elle pas sur un matériel précis ? Celui que peut fournir une cure justement, c’est-à-dire non pas quelques faits biographiques mais des rêves, des pensées, des associations d’idées que l’analysant confie à son psychanalyste – ou tout au moins qu’il aurait couché sur le papier. En un mot, il me semble que le discours psychanalytique doit répondre à certaines conditions pour s’exercer, sans quoi il risque de commettre ce que le langage commun dénonce, à juste titre, comme de la « psychanalyse sauvage ». Il me semble qu’il s’agit d’une question de rigueur, et plus encore d’éthique. Il est sûr que cette interprétation du cogito de Descartes ne peut guère lui faire de mal, mais il n’en est pas ainsi lorsque des psychanalystes proposent, à partir de quelques données, une interprétation des conflits psychiques qui déterminent un individu à son insu ! Enfin, peut-être la psychanalyse ne trouve-t-elle sa pertinence qu’au regard d’un domaine d’objets limités – celui qui la constitue justement comme une discipline distincte de toute autre : celui des névroses et des psychoses. Peut-être est-il alors problématique de proposer une explication psychanalytique de n’importe quel phénomène humain, de n’importe quelle création, à moins de les considérer comme des symptômes, mais cela est encore plus contestable ! Michel KREUTZER (éthologie) : la psychanalyse ne doit-elle traiter que des névroses ? Doit-elle s’imposer un objet d’étude dont le périmètre serait bien défini et pour toujours circonscrit ? Je dis souvent à mes étudiants, de manière un peu provocatrice, que les théories (toutes les théories) sont hégémoniques et totalitaires et qu’elles ont raison de l’être. Imaginez-vous un auteur qui dirait : « voilà, j’ai une théorie et des concepts pour expliquer le comportement de X ou de Y, mais je ne sais pas si je peux les généraliser à d’autres individus ? ». On ne va pas construire autant de théories qu’il y a de sujets singuliers ou de situations particulières. Les théories doivent avoir l’ambition d’être les plus générales possible. De plus, elles doivent montrer qu’elles sont meilleures que leurs concurrentes qui ont l’ambition d’analyser, d’expliquer et de donner du sens aux mêmes faits. C’est en cela qu’elles sont « totalitaires » : elles cherchent à exclurent les autres théories, d’où les débats, voire les polémiques entre « écoles de pensée ». Les théories et ensembles conceptuels sont « hégémoniques » au sens où, partant d’un champ restreint d’applications, elles s’étendent vers d’autres objets ou sujets d’études qui n’étaient pas forcément imaginables au début de la construction théorique. Je pourrais fournir de multiples exemples en biologie (darwinisme, béhaviourisme…), ici, pour la psychanalyse, bien que n’étant pas un spécialiste, je perçois légitimement les mêmes mouvements. Partons du constat freudien qu’une méthode et une théorie, la psychanalyse, peut s’appliquer à une maladie mentale comme l’hystérie, l’auteur généralise aux névroses, peut-être à toutes les névroses. Puis, quand il dispose d’un outil théorique qui permet d’expliquer l’ordre ou le désordre des choses dans le monde du mental, pourquoi ne pas passer des névroses aux psychoses, puis passer du pathologique au normal et montrer une certaine continuité ? C’est alors, pour reprendre les titres d’ouvrages freudiens tels que « le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient », « la psychopathologie de la vie quotidienne » et « la science des rêves ». Ensuite, pourquoi ne pas essayer de comprendre l’origine de la civilisation et d’autres événements liés à la culture ? Imaginerait-on une théorie qui dirait : « je suis une petite théorie limitée au champ restreint de l’observation qui m’a vu naître » ? Carine MERCIER : je voudrais répondre en disant deux choses. Tout d’abord, sur l’aspect « totalitaire » de toute théorie, c’est-à-dire sur sa tendance à s’étendre au maximum et à dominer Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 89 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT autant que possible les autres théories. Je crois que sur ce point, il faut distinguer le mouvement de la recherche et l’extension réelle d’une science : sans doute est-il légitime pour un chercheur d’essayer d’étendre ses hypothèses au maximum pour les tester et essayer de trouver d’autres champs d’application. Mais c’est autre chose que de prétendre à la validité scientifique de cette extension à propos d’une hypothèse au départ liée à des conditions particulières. Certes, quelquefois, l’apport scientifique peut être réel, mais il y le risque de produire ainsi ce que Canguilhem appelait des « idéologies scientifiques », c’est-à-dire des discours qui cherchent à étendre de manière injustifiée des résultats scientifiques, parce qu’ils sont appelés par une demande sociale de fournir des explications et des moyens d’action. Canguilhem donne en exemples l’idéologie de l’hérédité, ou encore l’idéologie de l’évolutionnisme. Or, à chaque fois, ces idéologies ont pu cautionner des politiques sociales ou juridiques qui étaient indéniablement contestables : l’eugénisme, l’hygiène sociale, etc. C’est justement ce genre de phénomènes que Foucault cherche à analyser et à critiquer ! Or, je crois que cette vigilance critique n’est pas une manière de faire la loi à la recherche scientifique, c’est une mise en lumière nécessaire des effets de pouvoir qu’emporte avec elle une telle extension idéologique (pour reprendre le terme de Canguilhem) du savoir. Deuxième élément de réponse concernant cette fois la psychanalyse. Je ne sais pas si on peut appliquer directement le raisonnement précédent à la psychanalyse, parce que celle-ci se présente tantôt comme une science, tantôt comme une réflexion à partir d’une pratique. Dans le cas où elle prétend à la scientificité, alors, comme pour toutes les autres sciences, je crois que son extension doit répondre à certains critères. Si on veut se parer de l’autorité que confère le statut de science, alors il faut plier son discours à des règles de production et de légitimation. Aucun scientifique, sans doute, ne pourrait contester cette nécessaire rigueur ! Mais, dans le cas où la psychanalyse se présente comme une réflexion à partir d’une pratique (la cure), alors cette réflexion doit être cette fois référée à cette pratique. Évidemment, la psychanalyse peut tout à fait former, à partir de cette expérience de la cure, une théorie générale sur la constitution du sujet, sur le fonctionnement de la conscience dans son rapport à l’inconscient, etc. Mais il me semble que la prétention à expliquer la vie et l’œuvre d’un individu à son insu, à partir de quelques éléments biographiques, est beaucoup plus problématique. Et ce, pour deux raisons. D’une part, une raison interne au champ de la psychanalyse : comme je le disais tout à l’heure, n’est-il pas nécessaire, pour expliquer les formations inconscientes d’un individu, de disposer d’autres éléments qui ne sont accessibles que dans une cure justement ? Les rêves, ou les souvenirs tels qu’ils sont racontés par l’individu lui-même, les associations d’idées, etc. D’autre part, et c’est la raison qui est pour moi la plus importante : une raison « éthique ». La cure est un contrat passé entre deux sujets, l’un acceptant dans certaines conditions de livrer sa vie et ses pensées les plus intimes à l’autre pour que celui-ci puisse l’aider. Or, ce contrat qui, à mon avis, est le seul qui puisse légitimer l’interprétation psychanalytique d’une vie singulière (et non plus du développement général de tout sujet), n’est pas présent dans tous les cas où le psychanalyste, de son propre fait, propose une interprétation de ce qui détermine cette vie à son insu, à partir de quelques éléments qui ne sont pas livrés volontairement par le sujet. Il me semble qu’il y a là une certaine violence. Michel KREUTZER : je ne suis pas psychanalyste, donc je ne peux pas avoir un discours sur la psychanalyse et la place des psychanalystes. Maintenant sur un des premiers points : personne ne livre sa vie. L’interprétation, c’est ce qui se substituerait à l’individu et à ce qu’il connaîtrait de luimême. Il me semble avoir perçu quelque chose de ce type dans vos propos. Je ne pense pas que les animaux par exemple (puisque c’est ma spécialité !) soient capables de comprendre les raisons pour lesquelles ils se comportent ainsi. Donc oui, on pourrait essayer de leur expliquer, mais ils ne comprendraient même pas. Carine MERCIER : effectivement, on peut dire que l’interprétation que donne un psychanalyste ne se substitue pas à ce que l’individu ressent et sait de lui-même. Mais pourtant, cela a un effet sur l’individu parce que cette parole ne vient pas de n’importe qui mais de quelqu’un qui, comme le disait Lacan, est perçu par l’individu comme « supposé savoir ». Et puis, il y a une autorité de la Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 90 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT psychanalyse, dans notre société, qui est incontestable. Je crois qu’une interprétation psychanalytique n’est pas équivalente à une explication sociologique ou autre parce qu’elle prétend livrer, expliquer le plus intime de l’individu. C’est en cela que je parle de violence. Il y a, je crois, de nombreuses analyses, notamment des antipsychiatres, qui montrent l’effet sur l’individu d’un diagnostic ou d’une interprétation : c’est un effet d’objectivation, de chosification qui épingle l’individu à une certaine identité, qui peut transformer complètement le rapport qu’il a à lui-même et la manière dont les autres le considèrent. Là, est la violence : et c’est une violence proprement humaine qui ne peut pas affecter les animaux. Jacques PAIN : alors moi j’ai envie de vous dire deux ou trois mots là-dessus. Je suis attaché à plusieurs groupes analytiques, enfin plus particulièrement aux groupes de psychothérapie institutionnelle et sur Paris, il y a « Espace analytique », un groupe lacanien qui était présent la dernière fois d’ailleurs. Donc, je connais un peu, par éclectisme, et il ne faut pas dire « la » psychanalyse, ni « la » méthode psychanalytique car il y a peut-être trente écoles différentes aujourd’hui. Un peu comme la philosophie. Ainsi, si l’on peut dire cela et soulever des hypothèses lacaniennes ou postlacaniennes, nous sommes loin de Freud. Par contre, ce qui subsiste, c’est la question que vous posez ici – c’est d’ailleurs le titre d’un livre de Piera Aulagner que vous pouvez lire La violence de l’interprétation paru il y a trente ans – et que l’on retrouve aussi bien dans les sciences exactes qu’en philosophie. Alors, savoir si cela apporte quelque chose ou pas ? Avoir des connaissances sur le vécu d’un homme (cf. Wittgenstein) même s’il y a des choses frappantes, flagrantes, ça a toujours apporté quelque chose, ça permet de mieux comprendre et de mieux situer la problématique. Est-ce que l’on doit le savoir ou ne pas le savoir ? Vous avez raison sur le contrat. Normalement, dans la psychanalyse, il y a un contrat qu’on décide d’un commun accord. Mais quand vous tombez dans le champ du politique ou du culturel, est-ce qu’il faut s’interdire l’interprétation ? Je pense à une analyse de Pasche, un grand psychanalyste parisien des années 60, qui, au premier congrès de Deauville, ça devait être en 53, le premier grand congrès français sur l’angoisse, est allé chercher chez Hegel ce qui tient de la psychose pour expliquer l’angoisse. On peut se demander à quoi ça sert ? Et c’est assez passionnant ce qu’il développe, sur la manière dont cette psychose à dimension un peu paranoïaque est consubstantielle à l’œuvre. Bon, on sait déjà que Hegel pense la fin de l’histoire, désormais ça y est, tout s’arrête avec cette philosophie « retournée » sur elle-même. Il y a quand même un truc qu’on ne peut pas appeler autrement que mégalomaniaque. Alors, ça n’enlève rien à tout ce que je peux éprouver en lisant La phénoménologie de l’esprit et en travaillant sur la dialectique. Mais ça explique aussi certaines caricatures que vont entreprendre des éléments marxistes mal contrôlés, etc. et ce qui se passe sous Staline, il y a des aspects comme ça qui nous viennent de Hegel. Autrement dit, choisissons l’ouverture, pourquoi pas, parce que c’est vrai que ça fait partie des sciences humaines. La psychanalyse et la psychologie sont récentes, les sciences humaines ont un siècle. La psychologie se constitue depuis une dizaine d’années, donc c’est une discipline dont on connaîtra beaucoup plus de choses d’ici cent ans par rapport à la philosophie qui a toujours été la reine-mère, et en France, vous le savez bien, la philosophie s’est quand même permis de contrôler et de tenir le monopole, y compris dans les Écoles Normales. J’ai fait de la philo, j’ai fait une maîtrise de philo, tout en faisant d’autres choses, mais c’est vrai que je me souviens encore maintenant de discussions à propos de l’école, entre les républicains et les autres, ou les pédagogues. Mais il y a quand même quelque chose en philosophie de particulier : penser la philosophie, c’est souvent dans l’exclusion des sciences humaines. Je le dis pour provoquer un peu, mais cela s’est fait tout un temps dans cette idée-là. Cécilia Marie DI BONA (philosophie) : le sujet est dans la langue. C’est Freud qui a écrit que « les psychotiques nous révèlent quelque chose de nous », et P. Ricœur que c’est « quelque chose de ce monde que nous ne voyons plus, le vrai monde, le monde en soi-même, ne le voyant qu’à travers la modélisation linguistique et le conceptuel ». Les hystériques, en perdant les mots, les idées, retombent dans le monde des choses. Beaucoup de travaux montrent que du point de vue anthropologique, l’existence des archétypes est bien présente et qu’elle présiderait à toutes formes de Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 91 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT société, de discours politiques, de niveau linguistique, au niveau des idées. Est-ce qu’il y a un déterminisme dans ce procès-là ? Est-ce que les disciplines psychologiques ne conçoivent pas cette interprétation comme un reflet, une interprétation de la réalité ou peut-être n’y a-t-il pas tout un monde à découvrir que la méthode analytique, la vraie psychiatrie, peut nous aider peut-être à découvrir, à chercher. Une réflexion sur la langue. Un penseur philosophe indien disait que « l’enfant qui se trouve pour la première fois en présence d’un passereau est enchanté, et au moment où sa mère lui dit que c’est un oiseau, tout enchantement est perdu ». La question est encore : est-ce que le niveau langue/pensée est fondamental ? Est-ce que ce chemin-là est irréversible ? Est-ce qu’il y a un déterminisme ? Y a-t-il quelque chose à découvrir ? La mort, c’est la muse de la philosophie depuis toujours. Saint Augustin, dans ses Confessions, disait que s’il n’y a pas directement la mort en face, il existe quand même cette enquête troublante des conditions de son existence. La vie, c’est une échelle qu’il faut jeter au dernier moment (Wittgenstein). La mort d’un être est conçue comme une dimension qui peut disparaître complètement, la source de toute recherche philosophique doit être trouvée dans cette possibilité radicale. Et alors, on voit bien qu’un manque d’amour, un manque d’affectivité dans l’existence, tout comme la mort elle-même, peut être à l’origine d’une recherche, d’une existence. Je pensais aux études de Freud sur Léonard même s’il y a des doutes que l’on peut démontrer de façon directe, la réflexion de la psychiatrie apporte des éléments intéressants à la condition de ne pas les considérer comme déterminisme. Il n’y a pas aucun déterminisme, mais en même temps, la mort est un des éléments à l’origine de la recherche philosophique. Danielle LEEMAN (sciences du langage) : remarques adressées à Carine Mercier. Vos questions me posent problème, car vous avez l’air de douter de la légitimité d’une discipline quelconque à prendre l’objet d’étude qu’elle souhaite choisir. Sous prétexte que Descartes est philosophe, je n’aurais pas le droit en tant que linguiste de dire des choses sur son discours, parce qu’Apollinaire est poète, je ne pourrais pas analyser ses textes poétiques ? C’est une position que je n’adopterais pas : l’analyse des discours prend les discours comme objets et on ne voit pas comment prétendre rendre compte du fonctionnement des discours si l’on exclut d’étudier ce que les gens ont dit ou écrit. En rapport avec votre communication et la critique analytique de Foucault : ce que Foucault reprochait à la psychiatrie (et aux disciplines psy), c’est de créer l’objet qu’elle prétend décrire, mais c’est ce que l’on fait aussi en linguistique. L’objet n’est tel qu’à partir de ce que l’on en fait. Je voulais donc savoir si vous êtes d’accord avec Foucault ? Carine MERCIER : sur le premier point, je ne conteste pas le droit, pour une discipline, de prendre l’objet qu’elle veut : bien sûr, un linguiste peut traiter en linguiste le texte du philosophe Descartes ! Je dis seulement que ce traitement doit répondre à certaines conditions puisque justement l’objet de toute discipline est construit, et donc doit être analysé selon certaines règles. Dans le cas de la psychanalyse, il me semble que l’interprétation d’une vie et d’une œuvre singulières nécessite deux choses : un matériel analytique (celui que fournit la cure : rêves, souvenirs rapportés par le sujet, association d’idées, etc.) et un accord de la part de l’individu. Évidemment quand celui-ci est mort depuis longtemps, un tel accord n’est pas possible : dans ce cas, la seule contrainte, c’est d’avoir un matériel suffisant. Et je ne suis pas sûr que ce puisse être le cas avec Descartes ! Quant à Foucault et sa critique des disciplines psy-, ce qu’il leur reproche ce n’est pas de construire leur objet, puisque lui-même explique que tout objet est historiquement construit à partir de règles de production qu’il s’efforce, en archéologue, de mettre en lumière. Mais il leur reproche de faire passer cet objet construit – le sujet psychologique – pour un objet donné, pour la nature même de l’homme. Sans doute est-ce la tendance de toute science de dire que son objet est la réalité même ? Mais, dans le cas des disciplines psy-, cela a des conséquences qui peuvent être très dangereuses : ce que Foucault analyse et dénonce, ce sont ces effets de pouvoir démesurés attachés à des discours qui n’ont pas toujours une grande rigueur scientifique et qui appartiennent souvent à la catégorie de ce que Canguilhem appelle « idéologie scientifique ». Ainsi, il montre les effets sociaux et politiques d’une théorie comme celle de la « dégénérescence ». Ou encore, le rôle politique et juridique qu’ont joué et que jouent encore les expertises psychiatriques, dont il montre que le contenu scientifique est très Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 92 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT disproportionné par rapport à leurs effets de pouvoir. Alors sur ce point, je suis d’accord avec Foucault, quand on prétend dire une vérité sur un individu singulier et que cette vérité va avoir des effets pour lui-même, pour son entourage, et au-delà des effets politiques et juridiques, dans ces conditions, je crois que la vigilance critique est un devoir et non une censure imposée par une philosophie qui voudrait faire la loi dans le champ des sciences humaines. Danielle LEEMAN : à l’adresse de Cécilia Marie Di Bona. Une réponse à propos de votre réflexion sur l’enchantement. Votre affirmation revient à dire que la nomination même détruirait l’enchantement automatique que crée la perception, la confrontation avec la réalité. C’est possible, mais il faudrait dire à la décharge de la langue qu’elle permet aussi la connaissance et donc la maîtrise du réel et de la réalité, à quoi ne peut prétendre sa seule perception. Jacques PAIN : si vous permettez juste un mot, on ne va pas repartir sur la psychanalyse, mais pour Lacan, à partir de la Spaltung, l’être humain est clivé, l’histoire du sujet, etc., c’est ce qu’il appelle la « fente » et la « refente ». La fente traduit le fait que justement la naissance et le passage à l’état humain nous coupent de quelque chose auquel on n’aura plus accès. Mais ce qu’il appelle la « refente », c’est exactement ça : c’est-à-dire qu’il faut nommer les choses, et c’est ça qui nous fait accéder au statut du symbolique. Mais plus on nomme, plus on travaille dessus et plus on s’éloigne de ce qu’est l’objet, de ce qu’il y avait avant le clivage. Danielle LEEMAN : on s’éloigne de la première dénomination, c’est tout. Jacques PAIN : non, même avant la nomination, il n’y a pas de nomination du tout. Danielle LEEMAN : là, tu ne connais pas l’objet... Jacques PAIN : oui, mais justement, l’enfant il est déjà nommé, mais il ne le sait pas. De toute façon, Lacan a lu en long et en large Hegel, et il parle de choses comme ça... au départ. Alain VULBEAU (sciences de l’éducation) : une question qui va peut-être s’adresser un peu à nos deux interlocutrices (Danielle Leeman et Clémentine Bry). C’est une question quelque peu intéressée. En introduction de notre communication, nous évoquions le fait que notre travail n’était pas stabilisé. On vous a passé les images du générique de l’émission Ma société est violente. Première partie de ma question : que veut dire ce ma ? À qui renvoie ce ma ? Qui parle à travers ce ma ? Est-ce que cela renvoie à une personne plutôt qu’une autre ? Une personne qui parle dont la suite du titre pourrait être : « Ma société est violente, j’aimerais qu’elle ne le soit plus, je n’en veux plus parce que j’en souffre » donc, peut-être un adulte qui souffre de la violence éventuelle des jeunes si c’est d’elle dont il s’agit. Ou bien est-ce que c’est « Ma société est violente », et puis un tour de parole avec les adultes, les enseignants, et peut-être les jeunes eux-mêmes qui veulent parler d’une violence institutionnelle ou de quelque chose comme cela ? Autre aspect concernant les effets. Les jeunes qui parlaient dans ce générique comme vous avez pu le constater n’étaient pas blonds. C’était plutôt des… comme le petit Paul qui est frisé et noir. Est-ce que l’on pourrait tester les effets de cette non-blondeur ? Je pose vraiment la question sérieusement parce que l’on pourrait se dire « c’est un générique qui ne dure que vingt-deux secondes, qu’est-ce que cela peut faire ? » Mais estce que cela a des effets sur le traitement, sur l’organisation de toute l’image et sans doute sur la compréhension ? Mohammed DARMAMME (sciences de l’éducation, à Danielle LEEMAN) : le réalisateur a coupé le générique en deux parties : il y a « viol » comme on le voit, et puis, par un effet de zoom « ente » qui occupe l’ensemble de l’écran. Est-ce que cela a une incidence ? Danielle LEEMAN (à Alain VULBEAU) : je prends la parole parce que vous m’interpellez, mais je suis incapable de répondre au quart de tour, j’ai toujours besoin d’un temps de réflexion ! Ce que les linguistes disent tout à fait banalement, c’est que « ma », bien qu’adjectif possessif, n’indique pas nécessairement la possession : dans l’énoncé « mon bus est en retard », le bus ne m’appartient pas. De même, quand je dis « mon pays c’est Paris », Paris ne m’appartient pas. Le possessif n’indique que la relation avec la personne qui énonce la phrase, qui énonce ce « ma », ce « mon ». La relation Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 93 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT peut être de n’importe quel ordre. Ce qui est stable, c’est que « ma », en rapport avec « je », ne peut être interprété qu’avec la personne qui dit « ma ». Or, sur le générique, « ma » est ininterprétable puisqu’on ne sait pas qui parle, qui l’a écrit. Mais il crée un effet d’exclusion : si c’est « ma », ce n’est pas la tienne, la nôtre, d’où l’étrangeté quand on parle de « société » ; la société est forcément collective : dire la société, notre société, nos sociétés est naturel, mais ma société oblige à rechercher une autre interprétation. La langue ouvre des tas de potentialités (abstraction faite de la situation d’énonciation) : « ma société » peut renvoyer à la société dans laquelle je vis, mais aussi à la société en tant qu’entité commerciale ou encore aux relations interindividuelles : « la société de Paul n’est pas agréable »… il y a donc d’une part des interprétations virtuelles en langue, d’autre part ce qui est énoncé : si on contextualise, on réduit le nombre des interprétations possibles. Pour ce qui concerne l’écriture en viol-ente, elle est bien sûr destinée à faire surgir une association qui n’est peut-être pas immédiate, comme lorsque l’on joue sur connaissance/co-naissance. Wajih GUEHRIA (sciences du langage) : j’ai été interpellé par le terme « jeune » que vous employez et que les médias emploient. Est-ce que le terme « jeune » lui-même ne contribuerait-il pas à la défiguration ? Parce que l’appellation de ces individus par un seul caractère est un stéréotype qui renvoie, entre autres, à « jeune étranger », « beur », « voyou », « délinquant ». En fait, je pense que « jeune » contribuerait à cette déformation que vous avez mise en évidence, et joue un rôle dans la défiguration aussi bien par l’image (que vous venez d’expliquer), mais aussi par la linguistique. Et je crois que l’on ne peut pas nier la contribution des médias par rapport à cela : ils utilisent souvent le mot « jeune » en le mettant entre guillemets pour dire que c’est un discours dialogique, qu’ils l’empruntent à la classe politique pour bien signifier que ce n’est pas le leur. Clémentine BRY (psychologie sociale, à Alain VULBEAU) : les recherches que j’effectue mettent en évidence les effets des stéréotypes d’autres groupes sociaux sur notre propre comportement. Mais il existe tout un pan de recherche appelé « la menace du stéréotype». Il s’agit cette fois des effets du stéréotype du groupe auquel on appartient. Cela a notamment été mis en évidence sur les performances. Par exemple, aux USA, les Noirs sont stéréotypés comme moins intelligents que les Blancs. Or, le simple fait de demander à une personne de noter son ethnie sur une feuille de test l’amène à craindre de confirmer le stéréotype dont il fait l’objet. Il est « menacé » par son stéréotype, ce qui augmente l’anxiété et baisse les performances. C’est le cas également pour les femmes qui sont associées à de mauvaises performances en mathématiques. La menace du stéréotype chez les femmes pourrait en partie expliquer le faible effectif des femmes dans les filières scientifiques. Mais si le genre ou l’ethnie n’est pas rappelé aux personnes, elles ont alors d’aussi bonnes performances que ceux ne faisant pas l’objet d’un tel stéréotype. C’est tout le paradoxe de la menace du stéréotype, l’individu ne veut pas confirmer le stéréotype. Cette anxiété vis-à-vis de la confirmation du stéréotype amène l’individu à « réaliser la prophétie »… Pour le moment, à ma connaissance, la menace du stéréotype n’a été mise en évidence que sur les performances. Mais elle pourrait être à l’origine d’autres comportements. Mohammed DARMAMME : là, c’est ce que Goffman a montré, c’est un stigmate, à savoir la posture qu’ils intériorisent en terme de production de l’information. Par rapport à la question du vocabulaire, il faut savoir que l’éventail du vocabulaire journalistique est très limité. Ils ont quoi : jeunes, adolescents, collégiens, lycéens. Finalement, collégiens et lycéens, ça renvoie à un univers bien identifié, une situation scolaire. On remarque que l’on dit parfois, « un collégien a été tué » ou « un lycéen a été agressé » et que l’acte lui-même n’a rien à voir avec... et ça prête à confusion. Et deuxièmement, peut-être que le terme jeune est chargé, mais c’est le moins nocif. Je parle sous votre contrôle, c’est le terme qui caractérise le moins une population, quelle qu’elle soit. Alain VULBEAU (à Wajih GUEHRIA) : juste un mot pour vous dire, suite à votre remarque, que d’une part la question de la figuration et de la défiguration relève des concepts. Or, on a prévenu au début de notre intervention qu’on n’est pas dans les concepts. Donc, il ne s’agit pas, que ce soit des jeunes, des vieux ou de n’importe qui, de savoir si la défiguration c’est quelque chose de négatif, Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 94 Questions et réactions après les interventions de M. DARMAMME et A. VULBEAU, de C. BRY, de D.LEEMAN, et de G. PIRLOT parce que ce serait une sorte de jugement moral sur éventuellement des journalistes qui ne feraient rien que défigurer des jeunes, et que nous, en employant le terme de « jeune » on ferait un peu comme les journalistes. D’une part, on espère avoir présenté des journalistes qui faisaient un travail infiniment supérieur à ce que pourraient faire des fois un certain nombre de sociologues ou autre ; et d’autre part, évidemment on ne pouvait pas le faire ici, mais je pourrais vous citer les références dans lesquelles on puise, pour effectivement travailler sur cette question de la jeunesse. Mouna BEN-AMOR JEDDI (sciences du langage) : j’ai trois petites remarques à faire à propos de la communication. Sur le plan linguistique, on peut s’interroger sur la question de savoir pourquoi c’est « ma » qui a été utilisé et non pas « notre », surtout le « notre » inclusif. Est-ce qu’il y a une volonté de dissociation : chacun a sa société, donc c’est déjà un refus de communauté ? Deuxième remarque : il y a deux « o » dans la phrase « ma société est violente » et dans les deux mots (« société » et « violence ») la lettre a été noircie. Une troisième remarque : est-ce que vous avez eu l’occasion de rencontrer un autre type de traitement de l’image ? Parce que lorsque l’on fait un communiqué et que l’on se trompe, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, on peut raturer, on peut arracher. Est-ce que ça vous est arrivé de rencontrer, non pas un traitement de défiguration, mais de destruction, de démenti, de gommage… L’autre jour, j’ai entendu Arlette Chabot sur France Culture qui veut que l’on retire la diffusion de l’image du jeune Palestinien qui s’est fait tuer, parce que c’est une image qu’il faut absolument oublier. Qu’est-ce que c’est comme traitement ? Mohammed DARMAMME : par rapport à la question de reconnaître une erreur et de la corriger, il n’y a qu’une réponse : ça ne se corrige pas, car on est dans un flux continu. Nous sommes dans un courant qui emporte tout, et quand on est emporté par ce courant, on n’a pas le temps de s’arrêter et de regarder en arrière. Quand cela arrive, il faut toujours s’interroger sur les raisons. Et dans le cas en question, il s’agit plus d’une opération de lobbying qui est explicable ailleurs que dans le fait d’une déontologie journalistique. Loin de moi là encore de vouloir stigmatiser, mais ils sont pris dans un tel enchaînement notamment depuis un certain temps, depuis que l’aspect commercial a pris le dessus, que pour eux, se tromper... Et j’ai un exemple tout simple, ça va prendre trois ou quatre minutes : janvier 2000, Mantes-la-jolie, dans un collège, tous les médias ont annoncé qu’un gosse a été balancé d’une rambarde parce qu’il avait refusé de faire les devoirs des autres (version officielle qui a fait la une des journaux). Le jour même, à 16h, l’AFP sort une dépêche en disant que ce n’est peut-être pas aussi simple (la proviseure avait mis des réserves sur cette accusation). Mais à 15h57, le Ministre de l’Intérieur fait savoir qu’il fallait punir les jeunes qui ont osé faire cela, qu’il fallait les réprimer de manière exemplaire. Et le soir, paraît dans les journaux : « un jeune gamin de 6e a été balancé par dessus une rambarde parce qu’il refusait de faire ses devoirs ». Le lendemain, un journal comme Le Parisien a montré que l’histoire était un peu plus compliquée, on a continué pendant des jours et des jours à raconter la même chose, et pourtant tout le monde savait que c’était faux. Mais ça casserait une atmosphère qui s’était installée. Trois mois après, la police a fini par faire son enquête et effectivement, les trois jeunes qui ont été mis en cause pour tentative de meurtre, ce qui n’est pas rien, ont été innocentés : ça a pris quinze secondes dans le journal de France 2, alors que pendant une semaine c’était au moins 25 à 30 minutes, rien sur TF1, rien sur France 3, rien sur M6, petit encart dans Le Parisien, une dépêche dans l’AFP. Alors, j’ai demandé pourquoi à la directrice de l’AFP : « Mais Monsieur, si on doit rappeler l’histoire, si on doit recommencer, mais ça n’intéresse plus personne, vous savez ». Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 95 Les figures du déni Natacha ISRAËL LES FIGURES DU DENI NATACHA ISRAËL PHILOSOPHIE « Et si tu n’existais pas, je ne serais qu’un point de plus. Dans ce monde qui vient et qui va, je me sentirais perdu ! », Jœ Dassin « Le concept ni l’extase ne sont opérants », Cioran La mise en intrigue du sujet est telle qu’un privilège a été longtemps consenti ou bien au sujet rationnel, souverain, éclairé, actif, lancé dans le monde dont le contenu lui est peu ou prou subordonné, à « la subjectivité comme lumière », ou bien à la « subjectivité comme nuit » 1, à la figure de l’homme enlisé dans le monde et s’ignorant. Il existe pourtant au moins deux complications de ce rapport du sujet à la raison et à l’Être (à tout ce qui « est »), autrement dit de la manière dont un sujet se compose au sein du rapport, qui sont l’attitude stoïcienne et celle de l’extase 2. Cette contribution propose une brève et incomplète généalogie du rapport pour partie rêvé et dramatisé, relevant de la promesse et de l’orthopédie (jusque dans l’attitude stoïcienne), de l’individu au « sujet », lequel ne naît pas armé, prêt à en découdre, mais vient à nous en créant une scène et, par conséquent, des lignes de fuite et d’égarement. Ce qui demeure secret, mystérieux ou dérobé fonde la dignité humaine. « L’homme est un être fini qui prend conscience de la limite et sort ainsi de sa prison… tout en y demeurant captif. Comprenne qui pourra ! » 3. L’être et le sujet s’évadent hors des définitions et concepts ; tout se découvre inappariable. Le « redevenir étranger » du sujet n’est pas nihilisme béat, ni extase, ni énervement, ni haine, ni surveillance du « soi » 4, ni stoïcisme, ni mélancolie, ni déterritorialisation ou schizophrénie. Sur ce nouvel équinoxe, le sujet, l’éthique et la liberté sont trouvés ensemble en un même et seul trajet. Tels sont les temps forts du propos 5. 1 Merleau-Ponty M., Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1960, p. 249. Nous soulignons, avec et contre Foucault à la fois, que la manière dont l’identité ou le « sujet » est constitué (e) via certaines techniques de soi et certains rapports de domination ou de pouvoir (via des technologies politiques), a peu varié depuis l’Antiquité ; ou plutôt, les mêmes résultats semblent produits (Epictète, Shakespeare, Bataille, Cioran, décrivent des individus déchirés par les mêmes tourments et leur cherchant des remèdes souvent comparables). Foucault parle cependant de continuités en surface et de discontinuités en profondeur, là où nous sommes tentés, pour l’heure, de considérer plutôt l’inverse. Quoi qu’il en soit, essayer de savoir comment quelqu’un comme un sujet est constitué, apparaît (ou non !), permet de poser la question du pouvoir et des libertés, le pouvoir ne s’appliquant selon nous qu’à des sujets libres. La question qui motive cette contribution tient en ces mots : mais « où va-t-on trouver un sujet libre ? » 3 Jankélévitch V., Le pur et l’impur, L’équivoque infinie, Paris, Flammarion, 1960. Plus loin, l’auteur ajoute : « Cette ubiquité paradoxale (…) rend brumeuses, floues et fondantes les disjonctions spatiales telles qu’elles s’expriment dans les adverbes de lieu dedans-dehors, devant-derrière, dessous-dessus, ici et là ; la répartition des places, les rapports de position entre existences impénétrables, l’articulation des concepts enfin perdent tout sens univoque », Ibid., p. 219. 4 Le mot de Sénèque invitant à agir en tout comme si Epicure nous regardait est tout aussi dissuasif et peu constitutif d’une subjectivité éthique et libre que s’il s’agissait de plaire en tout à une police (d’état ou privée). 5 Propos dont l’essentiel se rêve nourri par une conviction personnelle et qui fait provisoirement l’économie de l’argumentation exhaustive. 2 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 96 Les figures du déni Natacha ISRAËL Seul un sujet libre, malgré son absence de proportions, peut accueillir l’éthique (et vivre au sein de rapports gouvernés par la justice ou la proportionnalité) et seul l’accueil de l’éthique marque la souveraineté d’un sujet. L’éthique s’impose au sujet en même temps que la liberté du sujet culmine dans son éthique. L’acte libre est l’acte inattendu, le geste ou le prédicat ajouté à la série hors de la rigueur des concepts et calculs logiques, ayant pour effet d’infléchir le parcours de la « monade », du sujet, sur la courbure du monde et de modifier le monde en l’un ou l’autre de ses points. Acte libre et éthique au plus haut degré celui qui fait passer à la limite, atteindre la lisière, hors la rigidité du raisonnement et sans sacrifier à l’irrationnel. Le degré le plus bas de la puissance d’agir se tient, paradoxalement, dans l’une ou l’autre des sphères du déni (du monde et d’autrui) ; et l’oscillation/aliénation d’une figure du déni à l’autre compromet l’éthique et la liberté d’un sujet au point qu’on est fondé alors, avec Shakespeare, à redouter les éclipses conjuguées de lune et de soleil ou, avec d’autres auteurs, le Minuit de l’humanité. I. Variations autour de la « monade » exaspérée, fascinée, frénétique et mutante… Les figures ou climats ici proposés, qu’il s’agisse de l’effort vers l’unité ou vers l’éclatement, vers l’intériorité ou vers l’extériorité sont malédictions et dénis du sujet ; rationnels malgré le soupçon les désignant parfois comme signes de la folie ou de l’hubris car la démesure n’est pas folie, elle est une impasse dont on revient comme d’une mauvaise rencontre. La clôture (des figures), la totalité, le ban ou le déni sont toujours piégés 6. En avance ou en retard, à la hauteur ou en deçà, désinhibé ou introverti, « in » ou « out », L’individu — la monade — s’expose, s’emballe, s’exporte, s’exalte, s’interrompt, inspire,… Ex et in, exo et endo 7, infiniment, mais vers une intensité véritable ou vers un faux-infini. Exo est l’illusion de la participation avec l’objet et/ou avec les abstractions, les idéalités, qui conduit à la faible consistance personnelle, aux exaspérations, aux addictions, à la mobilisation infinie. Endo désigne davantage l’effort pour consister ou vers la profondeur, même si rien de sûr n’est rencontré dans l’immersion. C’est aussi, davantage que dans l’extériorité furieuse 8, tendre vers la limite du monde où peut apparaître un sujet, lequel ne peut qu’être imminent (et non éminent) selon nous, et se produire paradoxalement dans un au revoir, une tangence, où affleurent sa tension et sa puissance propres. On peut poser, avec Leibniz et Quignard, une équivalence entre exister et tendre vers une limite. Sur une ligne écliptique, un sujet libre et éthique pourra clignoter ou traverser durablement l’ensemble des oppositions ici proposées. Le sujet libre ne les traversera pas en direction d’une absolue prise de congé du monde, de l’indifférence, de l’éthique universaliste, de l’eudémonisme ou du surhomme ; il va endurer le désastre des figures du déni et de l’ennui, vers la dépolarisation. Concrètement : vers autrui, vers la relation, qui sont plus vastes que toute volonté (de s’y dérober, d’habiter tout seul son duplex entre fuite vers l’Infini et raffinement solitaire de sa finitude). 6 Toute philosophie exprime, selon nous, une prédisposition particulière au déni, laquelle devient souvent prédilection, alors qu’elle devrait être une activité visant la libération des dénis et de leurs effets tragiques. 7 Endo désigne essentiellement, chez Quignard, la tentative d’ingérer et incorporer le monde/ce qui manque, et exo celle de l’extraversion ou expulsion d’un trop-plein ; cette contribution est infidèle à la partition, car elle discute la sincérité du projet vers l’incorporation ou vers l’expulsion : la confusion règne absolument sur le sens du mouvement (vers l’intérieur ou l’extérieur) et sur sa fin (qu’est-ce qui manque et qu’est-ce qui est trouvé ? une intensité ou un simulacre ? un dehors ou une illusion de déprise de « soi » ? une véritable intériorité ou la neutralisation des dispositions qui nous permettraient paradoxalement d’y prétendre ?). 8 Dans ce qu’on pourrait dire, avec Jankélévitch, le baroque de l’individu moderne : ses « Impetuoso con stravaganza », « prestissimo e salto », « vertiginoso con furia », « estatico, imperioso »,… Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 97 Les figures du déni Natacha ISRAËL I. 1. « Exo » : absence de profondeur ; dilatation ; fuite vers l’extase ; région des fantômes et des doubles ; pas de liberté malgré la promesse des libérations multiples et malgré le pari « libertin – libertaire » ; illusion de l’intensité et de la vivacité. L’ogre y est le jumeau du nain, car la mégalomanie y verse en micromanie 9. Le « sujet » s’équipe ici d’une vaste orthopédie et se prête au jeu des promesses inconsidérées (sur le sens de l’existence, la transparence des désirs et l’univocité du langage, sur le recul des limites, la domination technique et savante de la nature sur le bonheur et sur la norme, sur le contenu de l’éthique…). Le monde est décor de théâtre et cave pompeuse où le vin est bu jusqu’à la lie et la vie même du sujet rationnel et éclairé confine au « loft », à la parodie de réalité 10. Déni des limites et déni d’autrui (en tant qu’obstacle possible à son « développement personnel ») sont ici des attitudes rationnelles, essentiellement motivées par des incantations humanistes à la hiérarchie, à la réification, à la comparaison… L’homme à la subjectivité universelle et déliée, visant officiellement sa seule conservation, confond l’intensité et l’extériorité et s’absorbe dans le projet infini de sa re-naissance, celle qui verra le jour où, se donnant à lui-même la sur-existence, il accomplira ce dont les fantasmes libertariens dessinent à l’envie le projet : muter 11, réaliser le rêve du surhomme souverain décidant seul de ses propres valeurs, capable de recevoir de lui-même sa propre loi et de la respecter à l’aune d’une maxime universelle qui tient à l’expression de son désir ou de sa force puisque l’un et l’autre sont inaliénables et nécessairement raisonnables. L’homme fort à la raison droite ne connaît pas de passion triste. Séraphin laissant après lui une terre brûlée, il défie la logique formelle, transcende l’existence et l’univers ; son auto-hypnose est motivée et nourrie par le déni/défi de la fragilité et du provisoire, le déni/défi du corps 12 sur lequel doit régner l’Intelligence… il s’élance en vainqueur, sûr de la liberté individuelle inaliénable, mais renonce à une identité propre sur le chemin ; le nom propre y est englouti comme dans Le Procès de Kafka dans le mouvement qui cherche à se soustraire à l’autorité (paternelle), à « l’assignation œdipienne à résidence » 13 : l’énervement du sujet devenu fonction ressemble à la fuite en un labyrinthe, en « un réseau si dense de galeries souterraines que l’on sera devenu littéralement insaisissable, au risque de se perdre soi-même » 14. Le monde est embrasé pour être illusoirement délivré de l’impureté, monde où la métamorphose est préférée à la métaphore et où la communauté de sens, peu à peu, disparaît. 9 Région des « sujets » réducteurs de tête. Le second degré y est premier degré : tout est aplani, aplati, raccourci. « Petits maîtres, petits sujets, petites occupations … », a-t-on envie de dire comme Jankélévitch dans L’austérité et la vie morale : la visée de l’envergure et du grandiose comme tels conduisent le « sujet » au grotesque et à l’étroitesse de vue et de sa forme de vie. 10 Cf. Shakespeare : « il n’y a plus rien de sérieux dans ce monde mortel : tout n’est que hochet » (acte II, scène III), et « la vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure (…) ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… » (Acte V, scène V), in Macbeth, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 270 et p. 313. 11 Cf. Le manifeste des mutants paru sur Internet en 2001 (depuis, la page a disparu, mais Yves Michaud en a reproduit le contenu dans l’ouvrage Humain, inhumain, trop humain, Paris, Micro-Climats, 2002, pp. 114-117) selon qui l’aventure contemporaine de la conservation et de la fructification de soi est trop timide encore, sinon nihiliste : « Petits-fils de Darwin en colère, nous revendiquons pour les nôtres le principe d’imprécaution. (…) En toute liberté. En toute innocence. Au loin brillent les étoiles qui nous attendent depuis le commencement de l’univers. Il est minuit, Dr Faust. Nous évoluerons. Et personne ne nous empêchera ». Il s’agit, selon nous, d’une incantation aux pouvoirs débridés d’une enfance qui s’est départie de tout génie, de toute liberté/faculté de résister et de toute innocence. 12 Le culte du corps est une variante du déni. Il existe une longue mythologie de la libération et de l’acceptation du corps, lequel reste la part maudite et, comme tel, immobilise une partie de la puissance du « sujet ». La réalité sociale s’emploie à conjurer le corps, selon l’anthropologue David Le Breton, en conjuguant sa mise en scène et son effacement, la première éclipsant sa fragilité fondamentale et l’érigeant en corps surnuméraire ou superflu. Dans cette forme de vie, le corps passerait presque pour une transe passagère, parfois agréable, parfois non. 13 Ost F., Lettres et lois, le droit au miroir de la littérature, Kafka, ou l’en deçà de la loi, Bruxelles, Publication des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2001, p. 154. 14 Ibid. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 98 Les figures du déni Natacha ISRAËL Fasciné, sidéré, le « sujet » joue avec sa superbe et diffère la mélancolie constamment. Pourtant, il échoue dans sa démarche d’intensification du « soi » et de l’existence ; visant obstinément l’accroissement continu de sa puissance d’agir, focalisé sur la durée des affects, mais pour y manquer. Le « sujet » demeure en la connaissance du premier genre (inadéquate), ne connaissant que les rapports extrinsèques, confondant intensification de la puissance et son simple épanchement ou gaspillage : ici, la puissance est dépensée inconsidérément, mais la dépense manque d’inspiration. De quoi enrager. Ce climat désigne le lieu de l’enfance sans génie ni panache, des compromissions (collaborations de toutes sortes, pas de résistance à la « norme » d’une conscience dupe d’elle-même et de ses passions), de l’autorité ridicule et capricieuse, de la souveraineté infâme ; infâme parce que la violence y est transformée en droit et que les rapports justes y sont impossibles, elle est la souveraineté qui place les tyrans à la table des esclaves. Rois shakespeariens versatiles, amnésiques, pillards, errant sur la lande, ennemis d’eux-mêmes, sont dans les fers autant que leurs sujets. Dans cette forme de vie, le sujet est agi, joué, possédé. Tôt ou tard, c’est l’effondrement sublimé, dans un ultime effort, en injonction aux (ou « philosophie » des) enfantillages, sacrifices, déréalisations. On rencontre alors, dans la région des extases et délires, les tyrans des drames shakespeariens, Falstaff en sa démesure géniale, ou encore certains des « monstres » conviés par Foucault dans son cours sur Les Anormaux : ils éveillent une forme de sympathie très particulière, logée au-delà des mots, mystique, en ce qu’ils font l’expérience du sacré et portent à l’extrême les injonctions du discours ; discours qui ne dit rien des choses et dont ils montrent le scandale dans la transgression, portant leur personne au pinacle 15 et criant, tel Artaud : puisqu’aucun parmi vous n’est encore sorti en lui-même, puisque vous vous abîmez dans la fausse extériorité, poursuivant votre double, une « âme » épinglée sur le corps, je me fais foudre ou théâtre de la cruauté et vous montre l’envoûtement jusqu’à la destruction des Idées où le non-savoir et l’extase doivent communiquer (selon Bataille) 16. Ce faisant, ils se sacrifient en effet. Refusant la logique et le savoir discursifs, qui sont promesses, paris, motivation, ils expriment le refus de la valeur, de la morale et des abstractions, même et surtout lorsqu’ils prétendent les avoir retournées en élevant leur refus à la dignité suprême d’un Absolu. Ils font de leur vie un sacerdoce contre « l’âme, prison du corps » 17. Leur projet est l’absence de projet et la destruction du mythe de l’idée pour faire, comme le souligne Sollers — citant Artaud —, « régner à sa place/la manifestation tonnante/de cette explosive nécessité/dilater le corps de ma nuit interne/du néant interne/de mon moi/qui est nuit/néant/irréflexion/, mais qui est explosive affirmation/qu’il y a quelque chose/à quoi faire place/ : mon corps » 18. On remarque à quel point Artaud comme Bataille ont à l’esprit les fatalités du corps et de l’expression humaine, mais pour verser dans un autre excès : la prison de la « dialectique de guerre où tantôt l’interdit, tantôt la transgression prennent provisoirement le dessus » 19, où toute réflexion et projet humain cessent de tenir lieu d’interjection, n’obtiennent plus succès dans le devenir et sont contraints 15 Bataille G., L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1954. Ce qui permet à Philippe Sollers d’affirmer de Georges Bataille qu’en contestant la possibilité d’un sens dernier, le mouvement de sa pensée est de « nous introduire nous-mêmes avec lui dans cette absence de fin, de nous remettre sans fin (…) dans ce qui ne saurait avoir d’autre signification que la consumation et la dépense d’une énergie insatiable. Par où nous voyons que parlant à l’extérieur de la science, il parle en effet pour elle et son avenir » (nous soulignons). L’expérience (dite paradoxalement intérieure) constitue à la fois la grandeur et l’échec du « sujet » s’y engageant : elle ne vise pas à quitter la dialectique du sujet, mais à la rappeler sur le terrain même de l’enjeu qui est, poursuit Sollers, « que les postures “scientifiques” et “philosophiques”, quoique justifiées et nécessaires, laissent échapper l’essentiel. Elles doivent être affirmées. », in L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1968, pp. 110-111. C’est cette injonction à affirmer, à démontrer l’(in) validité du projet philosophico-scientifique qui nous semble être un manquement de plus à la liberté et à l’éthique du sujet, car le devoir d’affirmation et de sacrifice est toujours accompli sur le mode exaspéré, donc assujetti. La ruse de l’envoûtement, de l’exorcisme, de l’extase ne nous paraît ni anti-hégélienne ni antiidentitaire. 17 Contre l’âme doublant le sujet qui s’exaspère en vue de rejoindre sa représentation fantasmée dans les discours et les projets. 18 P. Sollers, op. cit., pp. 103-104. 19 Ibid., p. 113. 16 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 99 Les figures du déni Natacha ISRAËL d’admettre, sans pouvoir l’exprimer, l’« échec dans l’éternel » (selon Cioran) auquel conduit la « soif infructueuse de soi-même ». Cioran poursuit : « Une fois perdus l’assurance théorique et l’orgueil de l’intelligible, on peut essayer de tout comprendre, de tout comprendre pour soi-même. On arrive alors à se réjouir dans l’inexprimable, à passer ses jours en marge du compréhensible et à se vautrer dans la banlieue du sublime. Pour échapper à la stérilité, il faut s’épanouir au seuil de la raison » 20. Le refus du travail, de l’investissement, de l’anticipation, du jeu réglé de la promesse, des compétitions, commun aux artistes géniaux 21, rejoint paradoxalement la figure de l’« homme sans avenir » 22 assujetti à cet ordre : en lui, l’artiste génial et maudit, le nihiliste, le mélancolique et la figure du travailleur dont le temps est celui de la répétition morne, tous fraternisent. Ici émerge la possibilité d’un désassujettissement 23 (aux figures variées du déni), le frémissement d’une éthique (il y a en effet comme une sainteté de la transgression, celle-ci nous montrant l’impasse où nous sommes en la méconnaissant), mais ça n’est pas encore ça. L’esprit de transgression n’est pas tant « celui du dieu animal qui meurt » 24 que le degré ultime de l’exaspération (qu’auront nourrie les injonctions du discours commun à l’ordre et à la hiérarchie). Ce qui s’oppose à cette hiérarchie ordonnée ne tient pas à la transgression (qui est stigmatisation, variante de la souveraineté infâme) ou à l’expérience « insensée », mais à celle de la désidération 25… I. 2. « Endo » : illusion de la profondeur infinie ou de l’abysse mélancolique ; illusion de la finitude ou auto-suffisance néostoïcienne (où l’intériorité et l’extériorité coïncideraient enfin) ; illusion de la fin des passions ; difficile liberté (aspects conservateurs ou abstentionnistes de l’implication du sujet dans la cité). Le projet qui vise la fin de tout projet, malgré l’extase des commencements, tutoie d’emblée le « retard » mélancolique, interdit et abasourdi. Puissance-de-ne-pas du scribe Bartleby, entêtée ou enkystée à l’extrême, le mélancolique échoue à son tour à sortir en lui-même. La pensée « prise au piège de son gigantisme » verse dans le mutisme où l’Incommensurable, encore une fois, est affronté, mais c’est lui qui terrasse l’individu. Certains des écrits de Duras, Cioran, Wittgenstein en ses heures sombres (à titre d’exemple) ou les personnages de Hamlet et Richard II chez Shakespeare, signalent un climat dangereux, un pôle sombre et aveugle de l’esprit, la puissance d’agir la plus basse du « sujet ». Et même Claudel lorsqu’il fait dire à Mésa, dans Partage de Midi : « Cela du moins est à moi » à propos de sa souffrance, ce qu’il faut comprendre à la fois comme l’immense difficulté de « garder tout son cœur (…), d’être seul (…) d’attendre, Et d’endurer, et d’attendre, et d’attendre toujours » et comme la 20 Cioran, Précis de décomposition, Apothéose du vague, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1949, pp. 48-49. Cf. Bataille G., La littérature et le mal, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1957. 22 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, L’être social, le temps et le sens de l’existence (ch. 6), Une expérience sociale : des hommes sans avenir, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997, pp. 262-265. 23 « À un discours positif et actif (scientifique, philosophique, politique) répond (…) une action à l’intérieur du discours (où la « littérature » vient occuper une place transformatrice) », écrit Sollers à propos de Bataille, et le citant plus loin : « Le sacrifice est un roman, c’est un conte, illustré de manière sanglante, ou plutôt, c’est à l’état rudimentaire, une représentation théâtrale, un drame réduit à l’épisode final, où la victime animale ou humaine joue seule, mais joue jusqu’à la mort » (nous soulignons), op. cit., p. 115. 24 Le « dieu animal » est, chez Bataille, « ce qui s’oppose en nous à la réduction et à la hiérarchie du discours, au lexique fini et à la pensée linéaire », in Sollers P., op. cit., p. 116. Il est une autre variante du déni, ou autre fiction du « sujet », qui correspond au fantasme de la violence originelle et souveraine. 25 Bataille cherche à mettre en branle le système hiérarchisé des individus clos et séparés que maintient fictivement, telle une seconde nature ou nature redoublée, « la séparation et l’opposition des concepts, l’ignorance de leurs rapports réciproques », P. Sollers, op. cit., p. 119. Il aperçoit ce qu’il y a de violent et de merveilleux dans la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, dans la déchirure — souveraine – de l’homme qui s’égale à ce qui est, mais l’homme « de » Bataille oublie de lui dire adieu une fois « le toit du temple » rejoint. L’homme « de » Quignard affronte encore plus loin la dimension du secret, du non-dit (indicible), car il se désidère : il ne fusionne pas avec ce à quoi il s’égale, ne s’y abolit pas, mais s’en déprend aussitôt pour pouvoir l’aimer. 21 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 100 Les figures du déni Natacha ISRAËL satisfaction de tenir toutefois un rempart, en son malheur, contre la vanité de toute chose 26. C’est une lutte de chaque instant contre ou en vue de l’inconsistance (deux variantes de l’état pseudodésespéré) ; Sartre dit que le sujet donne souverainement rendez-vous à sa tristesse, qu’il fait en cela preuve de mauvaise foi, mais celle-ci lui donne consistance : « Je reste seul. Vous ne connaîtrez pas une telle chose que ma douleur. Cela du moins est à moi. Cela du moins est à moi », assène Mésa. Dans cette forme de consistance, ce « réseau de lenteur » 27, cette « fixité engloutissante » 28, comme dans l’expérience mutique de Lol V. Stein 29, le sujet se montre assidu à quelque chose, « puissant, aigu », dit encore Mésa chez Claudel ; mais le mutisme y devient passion à vocation d’absolu tyrannique, immobilisant la puissance. Pouvoir disposer de soi et du monde et s’y refuser, se mettre hors compétition, don mystérieux selon Cioran, est une variante du déni car cette attitude méconnaît le corps qui agit et pâtit sans intermittence. Cette « philosophie » contrefait la justice, l’éthique et la liberté : l’homme y « marche toujours de son pas infini de prisonnier », « force arrêtée, déplacée vers l’absence. Arrêtée dans son mouvement de fuite. L’ignorant, s’ignorant » 30. Toutefois, dans la mélancolie ou le refus de la mobilisation infinie, tremble la condition de l’issue ; de l’éthique comme souveraineté arrachée au « soi » tragique dont la fiction est dépassée, et de la souveraineté comme éthique surgie de l’adieu aux figures du déni. De la naissance jusqu’à la mort, le voyage s’accroît constamment jusque dans la stase mutique du refus du monde. Même « l’homme le plus inoccupé du monde », ainsi que se définit Cioran dans un (paradoxal) sursaut d’orgueil, reste un indélivré (un artiste ou un producteur qui n’échappera pas à son devenir-sujet). On n’aura que l’illusion d’avoir fui le « soi » vers l’Incommensurable, ou celle, symétrique, d’avoir fait le tour des choses et de soi. L’usurpation et les manquements à la liberté sont au rendez-vous pour le sujet engoncé dans le renoncement au monde et au langage, ou pour celui qui cherche à se comprendre et à se contenir soimême jusqu’à l’étouffement, ou pour « s’ouvrir par le milieu comme un livre » 31 et s’y (re) cueillir avec l’alibi de la modestie ; c’est pourquoi la variante « raisonnable » ou « tranquille » du projet qui vise la profondeur, l’intériorité, l’intensité, celle du néo-stoïcien ou du sujet concentré, sérieux, est à son tour hors de saison. Il est « monade » fermée, sans fenêtre, non pour prévenir la violence d’autrui mais celle du monde entier qui y insiste cependant à la manière d’une hérésie, même et surtout lorsqu’il croit l’avoir absorbé. Le temps et l’espace sont pris avec soi comme des fardeaux 32. Ainsi, le monde n’existe pas pour cette variante de la monade, mais elle n’est toujours pas désidérée d’ellemême 33. « Sois ce monde, et il y en aura un » : cette forme de vie parodie le mot de Nietzsche sur 26 Mésa dit, plus haut (c’est nous qui soulignons) : « J’ai vécu dans une telle solitude entre les hommes ! Je n’ai point trouvé/Ma société avec eux. (…) Tout a été vain. Il n’y a rien de fait. J’avais en moi/La force d’un grand espoir ! Il n’est plus. J’ai été trouvé manquant. J’ai perdu mon sens et mon propos », in Claudel P., Partage de Midi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 1994, p. 79. Ce propos fait écho à celui de Richard II, chez Shakespeare : « ma douleur est toujours à moi. […] je règne toujours sur cela » (IV, 1, 181-183). L’identité se brise et le monde se disloque ; l’homme est un acteur qui contrefait le monarque et le monde un rêve, un jeu d’ombres dans le miroir de la vanité ou des larmes. 27 Duras M., L’amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1971, p. 11. 28 Ibid., p. 18. 29 Lol V. Stein tend sa lutte/son être vers le souvenir d’un mot qui n’existe pas, qui a fait défaut : « ç’aurait été un motabsence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire, mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, (…) en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres ». Plus loin, de façon encore énigmatique, Duras ajoute : « Mais Lol n’est encore ni Dieu ni personne », (nous soulignons). Le Ravissement de Lol V. Stein, in Duras : Romans, cinéma, théâtre, un parcours 19431993, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 762. 30 M. Duras, op. cit., p. 12. 31 P. Claudel, op. cit., p. 77. 32 Cf. le Narrateur de « La Recherche… » qui ne nous semble pas tant retrouver le temps, la mémoire, à la faveur d’extases soudaines, que les ingérer patiemment avec l’obstination compulsive de celui qui se constitue comme sujet à travers l’acte d’écrire pour tout embrasser, tout comprendre ; la jalousie tragique du Narrateur renvoie précisément à cette inquiétude sourde et aveugle de la perte, à l’angoisse de la désidération. 33 Ce que Proust désire, tout comme Kafka visant la fin de la souveraineté du Père sur sa vie en l’acte d’écrire, c’est, dans notre hypothèse, la fin du monde, du temps, de l’espace, des passions, de leur dilatation/expansion, sans y réussir (cf. le Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 101 Les figures du déni Natacha ISRAËL l’océan. Sa lucidité retranche le sujet de l’agitation, des énervements, mais il n’a pas encore essuyé la défaite ; il lutte encore contre le monde à la façon de Wittgenstein dans le Tractatus : niant qu’il puisse exister un sujet en ce monde et assénant que s’il en est un, il est son monde et rien d’autre 34. Son rapport au temps s’oppose strictement à celui du sujet exaspéré ; sa forme de vie est celle de la répétition plutôt que celle de la projection infinie, de la sculpture de « soi » plutôt que de la fuite en avant, des pratiques ritualisées plutôt que de l’illusion du perpétuel ré-enchantement du monde. Héroïque dans sa suffisance, la puissance d’agir du néo-stoïcien est la plus ferme, mais n’est pas la plus grande ni la plus libre, par conséquent. II. Quand le sujet « paraît », libre et éthique… Le « sujet » exaspéré veut transformer ce qu’on dit conscience tragique du monde en fête et splendeur de l’humanité, ressourcer le « mal » dans le « bien », acquiescer à l’instant et à l’éphémère mais pour leur élever un temple où, idolâtrés, ils tyrannisent les sujets mutants, branchés ou new age qui désirent dès cette vie l’harmonie des contraires. La monade leibnizienne peut laisser croire, d’abord, qu’il s’agit d’être harmonique en effet et d’exprimer le monde en y déployant l’ensemble de ses virtualités, ou encore que la monade n’est séparée des autres que par différences épanouissantes et contingentes (compréhensibles seulement à l’aune du grand dessein divin), mais c’est manquer d’imagination. La monade n’est pas obligée à la performance ni à la fuite en avant, à vouloir ce qu’elle est ni à être ce qu’elle veut ; elle tire ses idées d’un fond obscur et désire son corps non pour s’accroître indéfiniment mais pour être limitée, recevoir son poids, sa masse et, partant, sa singulière puissance. Pour atteindre la ligne de flottaison, la monade s’emploie à sentir et expérimenter plutôt qu’à sonder son for intérieur 35. Bonne nouvelle : il n’est pas de monade qui se damne et se redamne à chaque instant, sinon par métaphore ! Pour qu’apparaisse la monade libre, à la lisière du monde, quelque chose (quelqu’un ?) doit, tel un coup de foudre et au risque de la dispersion, fendre l’armure ou l’orthopédie du « sujet » dont la forme de vie est celle du déni (de la mauvaise foi, variante sartrienne, de la fausse puissance, celle qui place le tyran du côté de l’esclave, variante spinoziste). Wittgenstein et Stanley Cavell à sa suite, ont formulé la nécessité du retournement du sujet dans le corps et la fatalité de l’expression ; Proust et Pascal Quignard, quant à eux, ont décrit les passions comme ces tempêtes précédant le calme, annonçant le rapport neuf à la mémoire, au temps et au monde, qui consiste en l’acte de tout embrasser en un adieu, encourageant à l’apprentissage de la désidération. Proust, qu’il y réussisse lui-même ou non, invite à épouser jusqu’à l’ordinaire du son de cloche, de la petite phrase d’une sonate, pour s’en séparer de façon ultime et non pour s’y perdre avec l’espoir d’en tirer la vérité ultime de l’existence 36. S’y absorber serait en être en permanence affecté, serait faire l’expérience de l’Impossible, du Réel (dirait Lacan), de l’inhumain, de l’impersonnalité ab-solue (sans lien). « Je titre évocateur d’une nouvelle du recueil Les plaisirs et les jours : La fin de la jalousie. Il faut en finir. Avec la jalousie, avec l’amour s’il doit s’y réduire, avec le monde,…). C’est une hyperesthésie qui échoue dans sa recherche de l’anesthésie ou de la paix intérieure (jamais trouvée, semble-t-il, par l’écrivain). Une autre littérature, comme celle de Shakespeare, consiste davantage à escorter ou à épouser le déploiement infini du monde et des passions. Pas celle de Proust, selon la lecture que nous proposons. 34 « Je suis mon monde. (Le microcosme) », selon Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus, 5. 63, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 93. Plus loin, il indique que le sujet métaphysique distinct du je psychologique est une frontière du monde signalant qu’il n’y a pas de co-appartenance du monde et du sujet et tenant là un début de solution : si le sujet est son monde à part du monde, reste à le désidérer un peu de lui-même et l’on peut supposer qu’une rencontre aura lieu à la frontière ou lisière qui sépare le sujet du monde. 35 Jankélévitch évoque « le sot projet de se peindre » que Pascal reprochait à Montaigne, et l’adonnement aux fureurs et ivresses de la subjectivité dans L’austérité et la vie morale, observant le « volontariat de l’illusion » en matière de connaissance de soi et d’autrui tant qu’on s’en tient à la violence du préjugé et qu’on ne s’emploie pas, avant toute chose, à interrompre le mouvement de la totalisation (de soi ou d’autrui) pour celui, contraire, de la réceptivité aimante. 36 C’est dans l’acte du retrait, de la séparation, que cette vérité adviendra beaucoup plus sûrement que dans la durée de l’extase : celle-ci marque le premier acte ; le suivant est bien plus déterminant pour une vie humaine. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 102 Les figures du déni Natacha ISRAËL vous ai connu, adieu ! » ; les œuvres passées à la postérité semblent avoir été conçues à l’ombre de cet adage. L’adieu (jusqu’à l’adieu qui vise le monde comme nous contenant, pour s’en séparer) ne redouble pas le déni car il est adieu au déni. Les figures du sujet proposées plus haut sont déni de l’adieu. Le mouvement critique, selon Sloterdijk, provient de l’individu plutôt que des rencontres ou freins extérieurs. Il y aurait un seuil à partir duquel il a la possibilité de se frotter les yeux, d’apercevoir la ligne interrompant l’ascension héroïque vers l’éternité des Idées, du Beau et du Bien, pour accepter les fictions du sujet comme telles et sortir dans la dissidence, l’étrangeté, l’inqualifiable. En effet, dans une forme ultime de la passivité qui est la « patience » et la maîtrise même selon Levinas, « l’égoïsme de la volonté se place au bord d’une existence qui ne porte plus l’accent sur soi » 37. La mort ou l’anéantissement sont encore une impatience, un déni, même sous l’aspect passionnant du suicide stoïcien ou dans la figure du mélancolique. La souffrance, selon Levinas, mais on pourrait dire encore le désenivrement avec Cioran, le désenchantement du fiasco avec Quignard, sont épreuves de liberté qui exilent la subjectivité hors des limites du déni, où elle soutire du « temps pour prévenir sa propre déchéance sous la menace de la violence » 38. C’est la définition de l’être libre, menacé constamment par la violence du déni, de la démesure, de l’objectivation. Tout cela n’a de sens que « dans un monde où je peux mourir par quelqu’un et pour quelqu’un » 39, cependant. « Le sujet est un hôte » 40, dit encore Levinas, lequel reçoit de la séparation, de l’adieu (aux clôtures tragiques/figures du déni), son existence comme sujet ; dans l’accueil désidéré, désirant 41, d’autrui et du monde, s’ouvre aussitôt « la dimension de l’intériorité ». Nous suggérons la socialité première de cet adieu, de cet écart de solitude où chaque incident ou nouveauté tombe d’abord, témoignant de l’irréductible quant-à-soi, et celle du « moi » qui émerge au sein du rapport neuf au monde et à autrui délivrés de son ressentiment, de sa mesquinerie, de l’exaspération sidérée et sidératrice (qui est angoisse de la perte). Volonté de l’ego, éthique, liberté se tiennent ensemble (c’est dire la dignité de leur position) dans « l’accord passionnel » 42 avec autrui. On ne peut pas parler d’une identité pré-sociale, de la naissance d’un sujet avant l’accord avec autrui, même si l’une et l’autre en sont séparés : nous l’avons dit, c’est au risque d’être dévastée mais aussi d’être révélée que l’individualité entrevoit d’une autre et de son étrangeté la splendeur catastrophique ; et à ce prix qu’un sujet libre et éthique pourra s’affirmer 43. Le passage qui conduit vers la sérénité n’a rien de serein. 37 Levinas E., Totalité et Infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1971, p. 266. Ibid., p. 265. 39 Ibid., p. 267. 40 Ibid., p. 334. Comme tel, bien sûr, il peut être colonisé, vampirisé ; les individus sont surtout concentrés dans les régions de l’exaspération et de la mélancolie ou des passions tristes ; il y a les éteignoirs, d’un côté, et ceux qui se laissent éteindre, tyranniser, dévaster. On peut parler d’un vampirisme de masse, en ce sens. 41 Pascal Quignard établit l’équation parfaite du désir et de la désidération : le sujet désire le monde et autrui, aime, à condition d’être désidéré. Dans la sidération ou la fascination, il est encore épris de lui-même. La rencontre avec le monde et autrui reste inaccessible, malgré tout calcul sur la compatibilité amoureuse des prénoms, en dépit ou à cause des gisements promis de potentiel en chacun de nous, du SMS et de Hotmail. 42 Quignard P., Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 183. Il parle alors de la rareté de la nudité qu’on ne trouve que « dans le visage nu dans sa honte ». Il ajoute : « La dénudation désidère », « défascine la violence », « désenchante le fiasco ». Cette dénudation n’est pas le corps montré dans son impudeur, mais au contraire aperçu dans sa primordiale pudeur. 43 Ceci est très sensible déjà chez Duras dans le climat que nous disons mélancolique : elle dessine, dans La douleur notamment, une communauté dans/de la souffrance. Prendre la douleur d’autrui, lui confier la sienne, sont des expériences quotidiennes (à condition de ne pas vivre enfermé dans le déni). Il n’y a pas de « propre » de la douleur ni, par suite, de « propre » du sujet comme somme d’états d’âme privés, pas de « soi » qui ne soit constitué ou tramé par le dynamisme des autres ou, à l’inverse, par leur retard (dans la jouissance ou le bonheur), leur douleur. Nous sommes les effets des causes d’autrui et les causes de leurs accidents (lesquels fondent une vaste responsabilité commune qui tire la communauté hors de l’accidentel et la menace à chaque instant de destruction, puisqu’on ne peut être, tel Duras, tout entier « remplacé par le 38 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 103 Les figures du déni Natacha ISRAËL L’autre qui dé-contenance l’individu dans l’événement de la douceur ou dans celui de la violence le fait naître comme sujet libre, éthique et unique 44. Ligne de flottaison où le sujet demeure très anxieux de son arbitraire, où il est en permanence affecté par la menace ou le scandale de l’autosuffisance, par l’excès de sérieux du stoïcien qui ratifie dans son geste malheureux la vocation de tout devenir 45, comme le guettent toujours l’excès de ferveur ou de mélancolie, ou encore la vulgarité de l’énervement, l’enfance sans génie du projet infini. Avec Wittgenstein, on peut soutenir que les événements du monde sont éthiquement neutres, pareillement accidentels, qu’il n’y a pas d’« éthique du monde », et admettre aussi bien que la séparation, la désidération du monde et du sujet permettent l’événement de l’éthique et de la bonté tout à fait au-delà des catégories et des normes ; l’éthique et la bonté ne commercent pas avec la raison contingente et le système des équivalences (ou du neutre) puisqu’elles sont tout à fait arrachées à l’accidentalité, à l’objectivité, à la définition de l’être, et demeurent au-delà de toute clôture et de toute modalité ici envisagées. C’est hors d’une esthétique de l’existence et des sophismes que nous dictent nos joies et tristesses que sont rencontrées l’éthique et la liberté. Dans l’imminence de la séparation et de la désidération lucide, le « soi » vient en effet se poser, il affleure spontanément ; avant l’événement ou la splendeur d’autrui (qui fait la joie et la tristesse mêlées de cet adieu) il n’était que virtualité en somme. La solitude du sujet, dans l’événement de sa « naissance », est condition sine qua non. Il vient traverser l’ensemble des figures (du déni) du sujet ; la perte, « savoir triste » selon Cioran, n’a que l’allure de la mélancolie. Elle devient joie puisque tout y est arraché à l’indifférence. Le « soi » est inassignable mais solitaire, séparé, distinct et distingué. Il n’est pas harmonique à tout prix ni à se rompre, mais en vue de la justice, de la liberté et de l’éthique. Comment dans les faits se remet-il en mouvement, après l’événement de l’adieu, sans convertir le fiasco en argument, en espérant toujours son plaisir et celui d’autrui ? Il y a autant de réponses possibles que d’individus. Wittgenstein, quand il parle de décence et d’éthique, ne vise pas autre chose que l’exercice d’une conscience soucieuse de s’aveugler le moins possible, affrontant les dangers de la lucidité, celle-ci devant lui indiquer la bonne voie sans quoi, en se retournant, elle aurait honte 46 absolument de ne l’avoir pas choisie. Conclusion Le sujet apparaît ou se compose, au sens propre, autour d’une vacance primordiale, selon Cioran, ou d’une absence (pas de co-présence de l’individu à un « soi » assignable ou qu’on puisse arraisonner) ; élevé au-dessus de l’abîme, le sujet n’a pas de lieu. « Je suis cet intervalle entre moi et moi-même », écrit Pessoa ; ne faudrait-il pas dire plutôt : je suis cet intervalle entre moi et chaque être aimé ? Entre « moi » et la prochaine monade, le prochain unique, le point de tangence entre les deux mondes : c’est là que je suis, fais, agis, parle et me tiens. Mouvement ou fugue bien tempérée du sujet, sur l’impulsion amoureuse, aimante ou conflictuelle (où se mêlera l’amitié), seuls supplice » d’autrui et l’on ne peut vouloir l’engloutir dans sa douleur ponctuelle). Il faut travailler, de concert, à sauver autrui de soi-même, de sa violence, à se conserver comme interlocuteur possible face à lui. Pour se faire face mutuellement, « l’existence doit être investie comme liberté », écrit Levinas, et comme éthique ou décence fondamentale du rapport, de la proportion. Le cœur est contraint dans le contact avec l’autre monde que soi, dit encore Quignard, sans privation de liberté. La liberté est davantage dans le tact que dans son contraire, dit plus simplement. Il en faut beaucoup à cause des rapports entre affects, lenteurs, vitesses individuelles, dont la composition crée des humeurs et mélanges complexes (potentiellement explosifs). 44 Ce principe de séparation est encore, par suite, une pétition contre toute idée de clone, d’identique ou d’identité reproductible. 45 Jankélévitch V., Philosophie morale, L’Aventure L’Ennui Le Sérieux, Paris, Flammarion, coll. « Mille & une pages », 1998, p. 970. 46 Cf. Bouveresse J. sur l’éthique de Wittgenstein dans Wittgenstein : la rime et la raison, Science, éthique et esthétique, notamment La volonté, le destin et la grâce, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1973. Le thème de la honte nous semble l’un de ceux qui mérite particulièrement d’être rediscuté désormais à l’aune de la description de nos formes de vie. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 104 Les figures du déni Natacha ISRAËL permettent de rejoindre la liberté comme éthique. On ne peut rien dire vraiment de l’éthique (de son contenu) et cependant seule dans une attitude éthique se montre la liberté d’un sujet. « Le bonheur est un émerveillement qui se dit adieu à lui-même », écrit Quignard. Chaque instant rebondit dans cet adieu ; la nouveauté y recommence infiniment. Comment le sujet pourrait-il encore connaître l’ennui et le déni du monde et d’autrui ? On peut alors réinterpréter le mot de Wittgenstein, dans le Tractatus (6.43), sur le monde qui « doit se réduire ou s’accroître comme totalité. Le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux ». Non seulement, il y a un « exercice possible de la volonté transcendantale, qui affecte le monde dans sa totalité en lui conférant une certaine qualité globale », mais encore y a-t-il un changement de dimension, un passage à la limite ou à la lisière du monde /de l’éthique, tel qu’il y a ou bien rétrécissement/déni ou bien expansion/liberté et joie. Tout comme l’intérieur et l’extérieur s’impliquent, le secret de l’âme appelle une ouverture, une expansion, un déploiement de force dont l’effet excède la prédiction ; le déni appelle son dépassement et le délaissement ou le dénuement d’autrui appelle l’éthique. Bibliographie BATAILLE G., L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1954. BATAILLE G., La littérature et le mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1957. BOUVERESSE J., WITTGENSTEIN : la rime et la raison, Science, éthique et esthétique, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1973. BOURDIEU P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997. CIORAN, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1949. CLAUDEL P., Partage de Midi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 1994. DURAS M., L’amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1971. DURAS M., « La douleur », in Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997. 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Bien que je n’évoque pas les sensations physiques, celles-ci sont cependant à l’origine de ma démarche, produites par la pratique d’une voie de combat japonaise. C’est d’ailleurs une caractéristique des « voies » (do en japonais) d’offrir cet entrelacs des dimensions corporelles, esthétiques et intellectuelles. Le maître est celui qui parvient à unifier ces dimensions dans la fulgurance d’un combat ou de la réalisation d’un lavis. Quinze ans plus tard, que ce soit dans un séminaire à EuroPsy 1 ou dans des rencontres comme aujourd’hui, j’ai cette chance de pouvoir évoquer certains aspects de cette culture qui font sens pour plusieurs d’entre nous, dans le travail avec les psychotiques ou avec des personnels confrontés à la violence 2. Le titre de cette intervention met en relief deux aspects très importants de la culture et de la subjectité 3 japonaise. D’aucuns reconnaîtront dans le titre l’allusion aux livres de Junichirô Tanizaki Éloge de l’ombre, et de Karlfried Graf Dürckheim Le Japon et la culture du silence. Au-delà de ce clin d'œil, je vous propose de réfléchir sur certaines dimensions structurant la subjectité japonaise : ombre et invisible, silence, mort, précarité, dont on remarque déjà le lien « thanatique». Mais aussi, la honte, le respect de la hiérarchie et le sens du devoir. Cependant, il faut rester sur ses gardes. Le Japon est un sujet piégé et ce, à plusieurs degrés. Tout d’abord, rien ne serait plus facile que de tomber dans un travers usuel : l’attrait du folklorisme et de l’étrangeté. J’entends par là une habitude des médias d’exacerber ce qui est le plus différent de notre culture pour une recherche du spectaculaire à tout prix. Au choix : la nature « formicole» ou robotique du peuple japonais avec la figure de l’ouvrier fanatiquement dévoué à son entreprise jusqu’à la mort par karoshi ; ou celle du kamikaze, tout aussi fanatiquement dévoué à l’empereur. Citons également l’enfer des études secondaires avec bachotage intensif et bizutage extrême (jusqu’à la mort également). Autre sujet classiquement évoqué, les adolescents nippons coupés du monde extérieur, plongés toute la journée dans la réalité virtuelle, les fameux otakus ; ou bien les adolescentes qui se prostituent par l’intermédiaire des téléphones portables, ou les clubs de suicides collectifs recrutant leurs membres par Internet. N’oublions pas les jeux télévisés sadisant les candidats et les émissions de divertissement particulièrement bêtifiantes avec humour scatologique et plaisanteries graveleuses à l'envie. Sans oublier les illustrés ouvertement révisionnistes, mangas pronazis, pédophiles et j’en passe, placés à hauteur d’enfant en piles volumineuses dans les meilleures librairies. 1 Euro-psy est une association présidée par Ginette Michaud, qui promeut la psychothérapie institutionnelle (courant Jean Oury) au moyen de séminaires, de formations et d'un colloque annuel. Nous y co-animons un séminaire : « Psychothérapie institutionnelle et pensée asiatique ». 2 Pour un exposé de nos conceptions : Paysages et figures de la violence, Pain J. (dir.), Michaud G. (préf.), Vigneux, Matrice, 2003. 3 Nous emploierons ce terme, à l'exemple du plus important philosophe japonais, Nishida Kitarô, afin de réserver celui de subjectivité au fait d’être subjectif. Selon Nishida, « subjectité » désigne « le fait d’être sujet et acteur». Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 107 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER J’évoquais un piège à plusieurs degrés : le second est beaucoup plus pernicieux mais constitue également une de ces dimensions de la subjectité japonaise. Il s’agit d’un effet de « l’art de l’avantage » 4. Issu de Chine, l’art de l’avantage est une pratique du secret et de la désinformation, une tactique visant à mystifier l’autre pour en tirer profit ou protéger son intimité. Cette pratique est présente à tous les niveaux de la culture, au sein même de la communication et de la transmission des arts traditionnels. J'évoquerais pour illustrer cette désinformation une pratique qui m'est familière : le karaté. Lorsque qu'il a été introduit en Occident dans les années cinquante, aucun expert japonais n’évoquait les origines okinawaïennes de cet art. Moins encore la source chinoise. Il a fallu plusieurs dizaines d’années pour connaître les filiations historiques : la transmission d'une pratique chinoise à certains individus de l'île d'Okinawa, puis l'enseignement au Japon. Les guerres avec la Chine (avec crimes de guerre et expérimentations sur l’homme) et l’occupation militaire de l’île d’Okinawa par les Japonais ont une part de responsabilité dans ce déni des origines 5. Mais l’art de l’avantage a également permis à ces fameux experts de nous vendre ce que l’on voulait recevoir : invincibilité, « cri qui tue », main de fer et autres fadaises. Consolons-nous en sachant que les Chinois et les Okinawaïens avaient également mystifié les Japonais en leur transmettant ce qui allait devenir le karaté. De façon moins anecdotique, le même phénomène s’est produit avec l'enseignement du zen par lequel l’Occident est si fasciné. L’écrivain japonais qui a le premier décrit en détail ce courant du bouddhisme, Daisetz Suzuki, l’a fait sous la forme d’une pratique quasi instinctive, spontanée, avec des maîtres qui répondent aux questions plus vite que leur ombre 6. Comme si la vitesse primait sur la pertinence. Il ne restait plus qu’à associer le zen aux arts martiaux pour obtenir une belle image d’Épinal : samouraï méditant sur fond de jardin zen. Ceux qui ont vu Le dernier samouraï avec T. Cruise me comprendront. C’est donc prévenus que nous allons pouvoir décrire certaines dimensions de la matrice subjectale japonaise. Cette matrice résulte de la conjonction de facteurs géographiques, historiques, culturels et sociaux. Elle est proche de ce que Watsuji Tetsurô désigne sous le terme « fudô » pour parler tout à la fois du milieu géographique, du climat et des mœurs, l’insularité de fait 7. Ses effets se font sentir sur l’écriture, la langue, la structure sociétale ou les relations interindividuelles, mais non de manière déterministe comme certains on pu l’interpréter en lisant sans le comprendre ce théoricien du fudô . En effet, Watsuji différencie clairement le « milieu » 8 de l’« environnement ». L'environnement est défini par des grandeurs physiques à la différence du milieu qui intègre les dimensions culturelles et sociales. I. Les grandes dimensions du milieu japonais a) L’importance de la mort Prenons acte de l’omniprésence de la mort dans la culture japonaise, relevée par de nombreux auteurs. Nous pouvons y voir l’effet de plusieurs facteurs : tout d’abord un habitat hostile 4 Pour plus de détails sur cet « art », La voie du samouraï de Thomas Cleary en bibliographie. Sur cette histoire, consulter Histoire du karate-do de Tokitsu Kenji, en bibliographie. 6 Essais sur le bouddhisme zen, PUF, en trois volumes. 7 Sans approfondir plus, il s’est développé au Japon fin XIXe le concept de « complexe insulaire » censé fonder et rationaliser la spécificité nippone. Il semble que l’on puisse y voir un bon exemple de l’art de l’avantage à destination de la population japonaise, mais aussi des étrangers; pour plus de détail : Japon Pluriel, t.l, p.293 (voir bibliographie). 8 Le terme de « milieu » a été proposé par Augustin Berque pour traduire fudô. Cet auteur a présenté et développé les thèses de Watsuji, et en particulier avec son concept de « médiance », voir bibliographie. 5 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 108 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER (volcanisme très actif et ses conséquences : séismes, tsunamis, incendies, glissements de terrain ; mais aussi un peuplement réduit à une très faible surface du territoire et le passage régulier de typhons). Citons également une succession de guerres entre clans suivie d’une dictature de 250 ans imposant la paix intérieure et la fermeture quasi totale du pays aux influences étrangères, ce qui a profondément militarisé la société. D’où une prévalence de la hiérarchie, de la verticalité dans la structure sociale et d’une fantasmatique morbide, sadique et violente, courante parmi les Japonais. La culture samouraï a donc eu une profonde influence sur la culture japonaise. Centré autour de la mort, que ce soit au combat ou par suicide rituel (dont le terme exact est seppuku et non la formulation vulgaire hara-kiri), cet ethos guerrier a infiltré le procès de subjectivation. Maurice Pinguet, dans son ouvrage fameux La mort volontaire au Japon, a particulièrement détaillé cette influence. Cet auteur évoque ainsi l’importance des suicides d’accompagnements dans la littérature classique et l’apprentissage du rituel d’éventration dès l’enfance chez les guerriers (vers 5-6 ans). Les ouvrages classiques de l’époque féodale sont tous centrés sur le bien-mourir et la préservation de la face. De fait, le sang du suicide lave la honte de la faute et restaure l’honneur du fautif. Un guerrier pouvait également se suicider pour protester contre une décision inique et entraînait parfois ainsi le décisionnaire dans la mort comme un contre-don. En mars 1999, un cadre de la compagnie Bridgestone pénètre dans le bureau du président de la compagnie. Il vient protester contre la réduction de personnel touchant les membres de son équipe (ainsi que lui-même), alors qu’ils sont loyaux et dévoués depuis des décennies. Après une heure de harangue, cet homme de 58 ans ôte sa chemise et tire un couteau de trente-cinq centimètres de son attaché-case. — Reviendrez-vous sur le licenciement du personnel ? demande-t-il. — Impossible ! répond le président. — Dans ce cas, je vais me trancher le ventre ! conclut le salaryman et sans plus attendre, il se suicide. Cet exemple illustre la permanence de cette relation à la mort instituée par les guerriers féodaux. Notons qu’en Occident, le président aurait eu de grandes chances de prendre un coup de fusil avant que son assassin ne se suicide. Aucun aspect de la vie japonaise ne peut être abordé sans référence à la mort, que ce soit l’amour, la guerre ou la religion. Pour les Japonais, la mort n’est pas seulement la fin de la vie, elle occupe une place positive et faire face à la mort avec la juste attitude est une des plus importantes réalisations de la vie. Remarquons que les Japonais n’ont jamais envisagé de résister aux aléas de leur environnement. Ils ont au contraire développé une architecture adaptée, légère et résistante, de bois et de papier, ce qui les a conduit à développer un lien social tout de discrétion. L’intimité n’est pas abritée par des murs et des portes mais cachée derrière le masque d’une exquise politesse. La lucidité des Japonais face à la précarité de leur situation a également favorisé l’installation du bouddhisme dont le credo se base sur l’illusion des apparences et l’impermanence des phénomènes. Plusieurs courants du bouddhisme se sont développés au gré des échanges avec la Chine, des plus ésotériques aux plus sobres, dont le zen (il existe également plusieurs courants dans le zen). Il s’est produit une alliance contre-nature entre le zen et les arts guerriers lorsque les samouraïs ont puisé dans le zen une méthode de maîtrise de leurs émotions. En fait, seule une minorité de pratiquants de sabre ont réellement atteint l’éveil décrit par le zen. Le plus connu en Occident, Musashi Miyamoto, héros du roman La pierre et le sabre 9, auteur dans la réalité du Traité 9 De Yoshikawa Eiji. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 109 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER des cinq anneaux 10 au XVIe siècle, serait considéré de nos jours comme un individu déséquilibré tant sa quête vers la perfection est obsessionnelle, socialement inacceptable à son époque même, parsemée de cadavres. Son Traité dégouline littéralement de sang et sa compréhension du zen est bien inférieure à celle de maîtres de sabre plus tardifs. Le symbole traditionnel de la précarité de la vie est la fleur de cerisier dont la floraison est si brève. La contemplation des cerisiers sous la neige pendant une nuit de pleine lune est un motif esthétique classique ; des poèmes étaient composés à cette occasion, illustrant le mono no avare, le « sentiment des choses passées ». Les fleurs ne sont pas belles en dépit de la brièveté de leur existence, mais en raison de cette brièveté. Les samouraïs se comparaient parfois à cette fleur pour décrire leur rapport à la mort. Un aphorisme ancien dit que « tout comme la fleur de cerisier est la fleur par excellence, le samouraï est l’homme par excellence ». Les kamikazes ont repris cette conception et l’un d’eux écrira par exemple avant de s’élancer : « Puissions-nous tomber comme des fleurs de cerisiers : si pures et rayonnantes ». L’abondante littérature, les théâtres nô et kabuki puis les médias modernes ont popularisé la figure du samouraï épris d’honneur et de justice jusqu’à la mort. Figure idéalisée et mythique s’il en est, comme notre chevalerie occidentale. Les Yakusa se sont d’ailleurs approprié cette figure idéale, prétendant incarner les héritiers des valeurs samouraïs (usage du sabre au combat, amputation rituelle du doigt, fidélité au clan et à l’oyabun /parrain). Il a fallu les films de Kitano Takeshi pour montrer le ridicule de ces personnages, nonobstant le danger et la gangrène qu’ils imposent à la société japonaise. b) Le respect de la hiérarchie Un autre courant philosophique a joué un rôle très important dans l’élaboration d’un sujet dévoué au groupe, à sa place dans une hiérarchie verticale 11, reproduisant dans la famille le lien avec l’empereur : il s’agit du confucianisme. De nouveau, la Chine est à l’origine de cette pensée décrivant les relations justes entre parents et enfants, supérieurs et inférieurs, gouvernants et gouvernés. La vertu fondamentale y est la piété filiale au sein de la famille et la fidélité envers le souverain. Le confucianisme a pu être éclipsé un temps par le bouddhisme mais a resurgi dans les périodes militaires dont la période ultranationaliste précédant la seconde Guerre mondiale. Pour en terminer avec le confucianisme, la fidélité à l’empereur ou au suzerain s’est transmise jusqu’à l’entreprise qui peut être envisagée comme un clan. L’alliance des vertus confucianistes, de la patience et de la persévérance bouddhistes ont fourni au pouvoir institutionnel des techniques d’encadrement très efficaces. Si le bouddhisme insiste sur le couple ignorance/éveil, le confucianisme sur la vertu et la morale, le shintô est basé sur la souillure et la purification. Il s’agit de la seule religion autochtone, d’essence chamanique. Elle a également été le support du nationalisme en plaçant l’empereur au centre de l’état, entouré par les militaires. L’empereur est censé descendre de la déesse du soleil, sa lignée est sans interruption depuis le IVe siècle. La divinité de l’empereur sera un axe vital de la propagande militaire. c) L'impureté 10 Traduit et commenté par Tokitsu Kenji, voir bibliographie. La société japonaise de Chié Nakané détaille cette structure verticale mais s'inscrit dans une vision déterministe de la culture et fait partie de ce que l'on appelle les nihonjin-ron, les « études nationales ». 11 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 110 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER Une grande partie de l’ostracisme envers certaines fractions de la population s’explique par le rejet de l’impureté promulgué par le shintô. Les professions en contact avec les produits animaux (bouchers, tanneurs, corroyeurs, équarrisseurs ou fossoyeurs) sont souillées et transmettent cette souillure à leur descendance. Les eta (immondes) et les burakumin (trois millions de personnes) sont des groupes qui subissent toujours une discrimination qui prend sa source dans un passé fort ancien. De même, les lépreux (dont la levée de la discrimination officielle date de 1996 12), les handicapés ou les malades mentaux sont victimes d’un ostracisme social. L’entourage craignant la souillure par contamination, ils sont également baptisés hinin « non-humains ». Pour finir, remarquons que les trois courants sont immanentistes et mettent l’accent sur la relation entre esprit et sensation, les arts sont des voies de réalisation spirituelle et sont d’ailleurs préférés aux élaborations abstraites. II. Le rapport à la parole Il est fort probable que le bouddhisme ait également eu un rôle important dans la relation qu’entretiennent les Japonais avec la parole. En effet, selon cette pensée, les mots sont inaptes à décrire la réalité, de même que la pensée discursive et analytique s’avère impropre à l’expérience de l’éveil. Notons un certain rejet des textes et l’importance accordée au quotidien. Le sens profond des choses s’acquiert par intuition (yugen). Toute la tradition des fameuses énigmes zen, les koans (qui semblent absurdes à l’entendement) se base sur ce constat. Pour exemple, citons les plus connus : « quel est le son produit par le claquement d’une main ? Un chien a-t-il la nature de bouddha ? » Les réponses des maîtres zen aux questions de leurs disciples paraissent également dénuées de sens. À celui qui demande : « quelle est la nature de bouddha ? », il sera répondu : « un sac de riz », ou « le cyprès dans le jardin » ou « un bâton merdeux ». La trivialité, voire la brutalité (les coups n’étaient pas rares), sont des armes que ne négligeaient pas les maîtres interrogés par des disciples trop obtus. Il s’agit par là même de mettre en évidence que la révérence faite aux concepts (et bouddha est aussi un concept) empêche le disciple de voir « ici et maintenant ». L’école rinzai proposait donc ces énigmes à la sagacité des disciples qui devaient fournir une réponse lors d’un entretien quotidien avec le maître, jusqu’à la réponse juste, témoignant d’un certain éveil. Peut-être que cet arrêt souhaité de la pensée discursive est, dans une certaine mesure, proche de « l’épuisement du dire » en psychanalyse ? Lacan dira, dans le Séminaire (livre XX), que « ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen, et le zen, ça consiste à ça — à te répondre par un aboiement, mon petit ami. C’est ce qu’il y a de mieux quand on veut sortir de cette affaire infernale, comme disait Freud ». Répondre par un aboiement au lieu d’un mot, peut-être, mais l’exemple qui est évoqué par Lacan est celui du koan cité plus haut, sur le chien et la nature de bouddha. La réponse classique est le son « Mu ! », qui signifie également « vide ». Or, le vide est un concept central du bouddhisme, qui a influencé toute la culture japonaise. Dans la peinture, la calligraphie, le jeu de l’acteur nô, la technique du maître de sabre, c’est l’état de vide qui permet la réalisation de l’acte-juste. Le vide est ce qui permet au phénomène d’émerger. Le vide dans la parole est ce qui permet au sens d’émerger. a) Quelques mots sur l’usage de la parole et la langue japonaise En Occident, on s’appuie principalement sur la parole alors qu’au Japon, le souci de l’harmonie privilégie le non-verbal. Il faut essayer de comprendre l’autre, de deviner ce qu’il pense. 12 Chemouilli P., « Lèpre et discrimination dans le Japon moderne », in Japon Pluriel, Paris, Picquier, 2001,t.4, p.263. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 111 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER La plus grande crainte est de blesser les sentiments d’autrui, de troubler l’harmonie. Ainsi, il a été remarqué que les Japonais utilisent préférentiellement des tournures qui suggèrent la « spontanéité » plutôt que la « transitivité », plus spécifique de l’Occident. L’agent s’efface au profit de l’événement qui advient : ce que l’on peut illustrer dans la progression suivante : — l’enfant a cassé le vase — le vase a été cassé par l’enfant (passif) — le vase a été cassé (agent sous-entendu) — le vase s’est cassé L’effacement de l’agent correspond également aux critères de politesse japonais. 13 Le contexte joue donc un rôle très important : le japonais serait la langue la plus contextuelle, d’après les linguistes. Au Japon, la personne est au centre d’un réseau très dense où chacun est renseigné sur ce qui arrive dans l’entourage. Dans la communication, beaucoup d’éléments sont donc intériorisés par les interlocuteurs ou présents dans l’environnement. Il y a beaucoup de non-dits. On parle de communication « ishin den shin », d’esprit à esprit ou de cœur à cœur pour désigner cette compréhension tacite, par sympathie. La logique linéaire en Occident, de cause à effet, devient au Japon une démarche étudiant les conséquences à long terme d’actions apparemment sans liens 14. Pour illustrer mon propos, un proverbe dit que « le vent qui souffle est bon pour les charpentiers » 15. Le vent et la poussière indisposent les gens et les dépriment, ils jouent donc d’un instrument à cordes, le shamisen, pour se distraire. Certaines cordes vont donc se casser or, elles sont faites de boyaux de chat. Il va donc falloir sacrifier certains animaux pour remplacer les cordes. Le nombre de chats diminuant, les souris vont proliférer et pour se nourrir, elles seront plus nombreuses à ronger le bois des silos à grain. Il faudra alors réparer les silos, ce qui fera la prospérité des charpentiers : le vent qui souffle est bon pour les charpentiers. En découvrant ce proverbe, je suis certain que beaucoup ont pensé que le vent était utile aux charpentiers parce qu’il abîmait les toits, ce qui est un raisonnement linéaire, de cause à effet. La langue même est très adaptée à l’expression des sentiments et des sensations et moins à la conceptualisation, à l’abstraction et au raisonnement. Elle est allusive et concise ; cette concision se retrouve également dans l’écriture idéographique. Très souple, elle est apte à exprimer le ressenti avec subtilité : le verbe penser signifie également sentir, ressentir. Nous avions évoqué le goût pour la mystification des Japonais dans leur commerce avec les étrangers. Ceux-ci vont rencontrer de grandes difficultés dans leur maîtrise de la langue japonaise car cette maîtrise est perçue comme une atteinte à l’identité culturelle. Pour exemple, il y a de fortes chances que, si vous vous adressez à un employé de banque dans un excellent japonais, celui-ci vous réponde en anglais pour vous renvoyer à votre condition de gaïjin, d’étranger16. Les Japonais séjournant à l’étranger sont eux même victimes de brimades à leur retour : on les suspecte d’avoir acquis un mode de pensée et des comportements différents, ce ne sont plus de vrais Japonais. Il existe ainsi des collèges et des lycées réputés pour leur sévérité où sont envoyés les adolescents ayant séjourné trop longtemps à l’étranger avec leurs parents, pour réapprendre à être de vrais Japonais. b) Langue et hiérarchie 13 Shimamori R., « Entre la spontanéité et la politesse », in Japon Pluriel, Paris, Picquier, 1999, t.3, p.267. Ce qui correspondrait au mode abductif qu’évoque parfois Jean Oury (reprenant C. S. Pierce). 15 Explication tirée de l'ouvrage de Jocelyne Sourisseau, pp. 174-175 (en bibliographie). 16 Dans un sens péjoratif. 14 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 112 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER La hiérarchie, qui est la base de la conception des rapports humains, selon l’âge et le sexe, dans la famille ou l’entreprise, se retrouve dans la langue avec la langue des femmes par exemple. Ce qui correspondait autrefois à une ségrégation : la femme appelle son mari « maître » et lorsqu’elle se marie, elle abandonne son prénom pour okusan (celle qui habite au fond). Il est très mal vu pour une femme d’utiliser les mots de la langue des hommes. Cette hiérarchie incorpore dans le discours les règles de politesse mais aussi le contenu même. La façon de s’exprimer va donc varier en fonction de plusieurs facteurs : la relation avec l’interlocuteur (familiale, amicale, intime, professionnelle), la différence d’âge, le sexe, la hiérarchie sociale et professionnelle. c) Subjectité relationnelle Ainsi, ce qui est le plus intéressant pour nous, c’est que le moi individuel tel que nous l’envisageons en Occident depuis les Lumières, n’existe pas au Japon. Il n’advient que dans la relation à l’autre. Bin Kimura écrit que « le je n’est pas celui qui crée la relation, mais est engendré par elle », et a détaillé cette dimension de l’Entre (aïda) dans l’ouvrage du même nom. Étymologiquement, « être humain » (ningen) désigne l’espace entre les personnes 17. L’individu est solidaire de son environnement relationnel, ce qui est commun est l’entre-nous-deux : le gen (ou aida). Il n’existe donc pas d’individu au sens occidental puisqu’il est défini par la place occupée dans la hiérarchie du groupe, d’où une conscience hypertrophiée du groupe. D’ailleurs, la syllabe « nin » signifie tout à la fois soi-même, un homme et les hommes. L’Occident a posé le sujet autonome mais au Japon, on évite cette personnification. Selon les facteurs que nous avons évoqués plus haut, il y aura une dizaine de mots possibles pour « je ». En plus de ces équivalences de nos pronoms personnels, il existe des mots désignant les rôles (professionnels, ou de rang hiérarchiques) que le sujet joue dans la relation. Dans la langue japonaise, le groupe verbal peut apparaître sans marque de personne, le sujet est le plus souvent absent car suggéré par le contexte. La phrase « umi ni iku » littéralement « la mer-à-aller » peut signifier selon le contexte ou la situation « je vais à la mer, tu vas à la mer, etc. avec différents suffixes marquant l’interrogation, la négation, le degré d’achèvement de l’action et le degré plus ou moins formel du discours. L’identité japonaise est indéfinie et ouverte et Taga Shigeru, un des amis japonais qui travaille à la traduction des textes de Jean Oury ajoute que l’idée d’individualité lui paraît la plus étrangère pour l’esprit japonais traditionnel. III. Pour conclure J’aimerais conclure en insistant sur l’intérêt qu’il y a à travailler sur ces pensées d’Asie, japonaise mais aussi chinoise. La Chine a d’ailleurs été à l’origine d’un grand nombre d’éléments de la culture japonaise (religions, écriture, urbanisme, peinture, poésie, etc.). Nous sommes plusieurs à penser à Euro-Psy qu’elles éclairent les impensés de notre culture occidentale, dont la psychanalyse. Un séminaire est ainsi dévoué à l’élucidation des rapports entre les concepts de l’institutionnel et ceux de l’esthétique japonaise. Mais de nombreuses voies sont à explorer. J'ai pu lire dans le séminaire de Lacan intitulé « RSI » des choses tout à fait passionnantes sur « l’appréhension d’un dire silencieux » et le bon usage d’un « silence opportun ». Et je vous rappelle la citation puisée dans le livre XX, séminaire « Encore ». La matrice subjectale japonaise pose les conditions de possibilité même de la psychanalyse dans ce pays. Comment, en effet, pratiquer cette technique avec des personnes qui usent de la parole comme nous l’avons décrit. La méfiance viscérale envers toute forme de confession ou 17 Saïto T., « La question de l'individu et du tout chez Watsuji, Kuki et Nishida dans les années 1930 et 1940 », in Japon Pluriel, t.4, Paris, Picquier, p.316. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 113 Le sujet japonais entre ombre et silence Philippe BERNIER d’épanchement devant autrui (modèle de la cure-type), sans parler de l’association libre, est un défi à la psychanalyse. Un autre défi est la question de l’universalité des concepts. Les travaux de Freud ont été très vite traduits et commentés, et un Japonais, Kosawa Heisaku, proposera même à Freud en 1932 une alternative au complexe d’Œdipe : le complexe d’Ajase (centré sur le principe maternel du pardon) 18. Freud ne répondra jamais aux courriers de ce Japonais. Ainsi, s’il existe des travaux universitaires importants sur Freud et Lacan, les psychothérapies sont menées sur le modèle anglo-saxon. Il n’y a pas de psychanalystes en cabinet au Japon. Jung est beaucoup plus apprécié que Freud car certains de ces concepts résonnent avec la pensée groupale japonaise. Lorsque nous avons rencontré les Japonais qui s’intéressaient à l’institutionnel, ils ont clairement perçu l’importance de l’étape de l’analyse institutionnelle. Or, le poids de la hiérarchie au Japon est un obstacle énorme à toute mise en place de la psychothérapie institutionnelle. Paradoxalement, les auteurs japonais Nishida Kitarô et Watsuji Testutarô ont, bien avant Heidegger, attiré l’attention sur le fait que la remise en cause de la subjectité moderne est liée inévitablement à la question du milieu. Et qu’est-ce que la psychothérapie institutionnelle sinon l’effort pour offrir aux psychotiques un lieu pour se reposer, pour que leur subjectité décante (J. Oury) ? Bibliographie Nous recommandons la lecture des volumes de la collection Japon Pluriel, Paris, Picquier, cinq volumes à ce jour. Ces publications sont les actes de colloques de la Société française des études japonaises et regroupent des articles portant sur tous les aspects de la société japonaise : économie, arts, histoire, langue… BERNIER P., CHEDRI H., de LUCA-BERNIER C., MARQUES V., PORTERIE J., ZAYAS C., Paysages et figures de la violence, dir. Pain J., préf. Michaud G., Vigneux, Matrice, 2003. BERQUE A., Le sauvage et l'artifice, Paris, Gallimard, 1986. BIN KIMURA, L'Entre, Grenoble, Million, 2000. CHIE N., La société japonaise, Paris, Armand Colin, 1974. CLEARY T., La voie du samouraï, Paris, Seuil, 1992. PINGUET M., La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984. DÜRCKHEIM K. G., Le Japon et la culture du silence, Paris, Le Courrier du Livre, 1985. SOURISSEAU J., Bonjour/Konichiwa, Paris, L'Harmattan, 2003. SUZUKI D., Essais sur le bouddhisme zen, Paris, Albin Michel, 2003. TANIZAKI J., Éloge de l’ombre, Paris, P.O.F, 1977. TOKITSU K., Histoire du karaté-do, Paris, SEM, 1993. TOKITSU K., Miyamoto Musashi, Méolans-revel, DésIris, 1998. 18 Picone M., « Le complexe d'Ajase : mythe et psychologie dans les Nihonjin-ron », in Japon Pluriel, Paris, Picquier, 1995, t.1, p.103. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 114 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU LA TRANSFIGURATION DU SUJET POLITIQUE DE HOBBES A SPINOZA De la sujétion volontaire à la multitude libre CHRISTOPHE MIQUEU PHILOSOPHIE POLITIQUE La notion de sujet dans l’histoire de la philosophie politique s’inscrit traditionnellement, et presque systématiquement depuis Hobbes, dans la problématique de l’obéissance volontaire au souverain. Le sujet, au sens politique du terme, est par définition celui qui obéit aux règles édictées par l’autorité disposant légitimement du pouvoir de dire le droit. Mais avec Spinoza apparaît pour la première fois, à la fin du XVIIe siècle, aux côtés de la conception classique de la sujétion politique consentie, l’idée d’un sujet politique collectif, la « multitude », qui ne se réduit ni au peuple ni à une entité dispersée car il constitue de fait l’action politique. Le développement complexe et ambigu des usages contemporains qui sont faits de ce concept originairement spinoziste de multitude mériterait à lui seul une étude approfondie. Toutefois, l’objet de cet article n’est pas de les commenter car nous pensons qu’ils relèvent tout autant, si ce n’est plus, de l’engagement dans la lutte politique que de la réflexion philosophique. Nous nous proposons plutôt de revenir à la source du texte spinoziste afin de tenter de comprendre quel usage exact l’auteur lui-même entend faire du terme de multitude et de saisir à quel point il offre à son lecteur une figure tout à fait originale du sujet politique, compris non plus simplement comme l’individu consentant dans son intérêt à obéir aux lois, mais comme l’entité collective dynamique qui constitue le corps politique lui-même en luttant pour la reconnaissance de ce qui lui est utile, autrement dit comme l’acteur ayant le premier rôle dans la conception du droit commun. En quoi une telle transfiguration du sujet politique bouleverse-t-elle l’approche alors déjà commune d’une notion systématisée par Hobbes ? Comment ce renouvellement problématique métamorphose-t-il radicalement la compréhension de ce qu’est la communauté politique, qui tendait à se réduire depuis Hobbes à une juxtaposition d’individus s’associant par intérêt ? « C’est l’obéissance qui fait le sujet » C’est par cette célèbre formule que Spinoza semble le mieux résumer la conception traditionnelle du sujet politique (subditus) qu’il reprend à son compte dans le chapitre XVII du Traité théologico-politique 1, lorsqu’il s’interroge sur l’étendue réelle du pouvoir de l’État. Quels que soient les moyens utilisés par le souverain pour y parvenir – terreur, clémence, patriotisme, etc. –, ce qui compte est bien la fin visée c’est-à-dire l’obéissance. Le sujet politique a en effet comme principale caractéristique l’obligation d’obéir, c’est-à-dire d’agir conformément aux commandements du souverain. Ainsi contribue-t-il à la conservation de l’État. Spinoza justifie avec suffisamment de clarté le sens de cette notion aux paragraphes 9 et 10 du chapitre XVI du Traité théologico-politique. C’est au sujet qu’il revient en effet d’exécuter les ordres du souverain et de suivre ce que ce dernier 1 « Obtemperantia subditum facit », TTP, XVII, § 2, traduction de J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, 1999, pp. 536537. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 115 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU déclare être le droit. Le sujet n’est cependant en rien identifiable à l’esclave du souverain puisqu’en agissant par commandement, il est « utile à la communauté et, par conséquent à lui aussi » 2, et se donne la possibilité, en suivant la raison collective qui anime les lois, de la liberté rationnelle. C’est à son prédécesseur, Hobbes, que Spinoza reprend cette conception de la sujétion politique, au point que l’on a trop souvent réduit la philosophie politique de Spinoza à celle de Hobbes 3. Grâce à cette conception méthodiquement exposée par sa science anthropologicopolitique, Hobbes était parvenu à résoudre l’aporétique contradiction entre le droit naturel individuel et la contrainte collective légitime. La théorie de l’obéissance hobbesienne est donc tout entière liée à cette antinomie au fondement de la politique moderne entre la liberté et la loi. En effet, naturellement doué d’une faculté d’agir comme il l’entend, l’individu, selon Hobbes, est spontanément réfractaire à toute autorité distincte de la sienne propre. Or, cette immédiateté apolitique ne peut que le conduire à une opposition perpétuelle contre ses semblables. Telle est la situation conflictuelle originelle qui caractérise le concept d’état de nature. Mais c’est précisément de ce droit naturel de se gouverner luimême que Hobbes va déduire la nécessité pour l’individu de consentir à l’avènement d’un souverain absolu. Car ce droit entre nécessairement en contradiction avec la loi naturelle qui l’oblige à la conservation de son existence, et qui prime en lui rationnellement sur tout. On ne peut indéfiniment s’adonner à une liberté absolue sans nuire à un moment donné à la liberté semblable que possède l’autre. Cette première loi s’imposant à l’impulsion naturelle de leur droit va conduire sans détour les individus à éviter l’opposition perpétuelle aux autres et les entraîner à confier simultanément toute leur force à un pouvoir commun souverain « qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté » 4. La loi politique va donc pacifier les relations inter-humaines en limitant la liberté individuelle, conduisant ainsi l’individu à l’état social par la sujétion. Aussi, le sujet hobbesien est celui qui peut dire à chaque instant du souverain : « j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » 5. La figure du sujet politique, telle qu’elle est tracée par Hobbes, est donc celle d’un sujet doué de raison, capable à tout le moins de calculer son intérêt. Le sujet est l’homme raisonnable, apte à apprendre la vie en société, la modération nécessaire qui caractérise la civilité en son sein, et en conséquence à mesurer ses actes, à freiner la spontanéité bestiale de son désir : « si l’on compare l’état de nature à l’état politique, c’est-à-dire la liberté à la sujétion, on trouvera la même proportion entre elles qu’il y a entre le dérèglement des appétits et la raison, ou, si je l’ose dire, entre les bêtes et les hommes raisonnables » 6. La licence naturelle est ce que l’état politique exige d’abandonner au profit de la sujétion. Toute démesure sociale serait en effet contraire à la vie en communauté et à l’intérêt de chacun. Mieux vaut donc toujours consentir à un pouvoir contraignant plutôt que de ne point survivre dans une guerre naturelle de tous contre tous. La crainte commune – qu’engendre en chacun une situation originelle dénuée de toute assurance sur la vie individuelle – ne peut que conduire à un consensus sur la nécessité d’un pouvoir cœrcitif garantissant la vie collective en limitant l’usage du droit naturel individuel à ce que les lois civiles autorisent ou passent sous silence. Se soumettre politiquement n’est avant tout qu’une manière habile et proprement humaine de se conserver et de persévérer dans l’existence. 2 TTP, XVI, § 10, p. 521. Cette tendance interprétative à faire de Spinoza un continuateur de l’auteur du Léviathan, n’apportant que de trop légères modifications à la pensée hobbesienne pour qu’il soit utile de s’y attarder, se retrouve par exemple dans Labrousse R., Introduction à la philosophie politique, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 161, ou dans la plus récente Histoire de la pensée politique moderne de J. H. Burns (traduction de J. Ménard et C. Sutto, Paris, PUF, 1997, pp. 494-505). 4 Léviathan, II, chap. XVII, traduction de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 177. 5 Ibid. 6 De Cive, traduction de G. Mairet, Paris, Librairie Générale Française, 1996, II, chap. VII, § 18, p. 150. 3 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 116 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU La sujétion est bien en cela le remède artificiel contre la spontanéité apolitique des individus. Elle forge en eux, par le biais de l’obéissance aux règles souveraines, le caractère sociable qui assure la conservation de chacun grâce à la conservation de l’État. L’existence des châtiments contre les résidus de tout abandon anarchique primaire, qui prend la forme dans l’état civil de la désobéissance, garantit cette conservation collective. Il ne faut pas en conclure pour autant que le devoir d’obéissance n’est suivi par les sujets que pour éviter les châtiments. Les peines qui suivent une infraction aux lois du souverain ne sont qu’un motif supplémentaire pour garantir au maximum l’obéissance de tous les particuliers. Néanmoins, la conception de l’obéissance des sujets que développe Hobbes est bien plus « simple » 7 que cette crainte de subir la punition à laquelle on aurait tendance à la réduire. L’obéissance est en effet en premier lieu et à strictement parler la mise en pratique efficace de la sujétion à laquelle chacun a consenti, de sorte que l’autorité transférée au souverain soit bien effective et non simplement supposée. « Ce droit absolu du souverain demande une obéissance des sujets telle qu’il est nécessaire au gouvernement de l’État, c’est-à-dire, telle que ce ne soit pas en vain qu’on ait donné à celui qui commande la puissance souveraine » 8. C’est donc l’obéissance qui réalise effectivement l’état politique en concrétisant la relation hypothétique, scellée par le pacte, entre les sujets et le souverain. L’obéissance est non seulement ce sans quoi « le droit d’empire serait inutile » 9, mais encore ce par quoi la nécessaire sujétion devient réellement utile. C’est la raison pour laquelle cette obéissance qui est exigée du sujet ne peut s’identifier à une soumission passive, car la légitimité de l’autorité souveraine réside précisément dans le consentement de ceux qui obéissent. La sujétion est obéissance volontaire et non pas servitude, et c’est en cela qu’elle définit la citoyenneté pour Hobbes. La sujétion politique est plus précisément encore soumission conventionnelle nécessaire de la volonté particulière à la puissance souveraine en vue de contribuer individuellement à l’union pacifiée de tous. Et une telle soumission raisonnable n’est possible et réelle qu’à partir du moment où chacun renonce volontairement à son droit naturel de résister à ce que peut lui imposer l’autre 10. Le sujet politique désigne bien en cela l’individu qui reçoit et se plie volontiers à des commandements, dès lors qu’il prend conscience que seule une autorité souveraine qui le représente légitimement peut décider des règles de la conservation de son existence et les garantir avec certitude. En qualité de représentant des gouvernés, le souverain a le pouvoir de décider ce que les sujets auront à exécuter 11. Il en résulte d’une part que la sujétion politique est indissociable « de celui qui exerce la souveraineté » 12, qui par sa personne unifie la multitude 13 ; et d’autre part que l’individu, sujet du souverain, représente une sorte de 7 De Cive, II, chap. VI, § 13, p. 129. Ibid., pp. 128-129. 9 Ibid., p. 129. 10 De Cive, II, chap. V, § 7, p. 116 : « cette soumission de la volonté de tous les particuliers à celle d’un homme seul, ou d’une assemblée, arrive lorsque chacun témoigne qu’il s’oblige à ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette cour, à laquelle il est soumis » ; § 11, p. 117 : « Cette puissance de commander et ce droit d’empire consistent en ce que chaque particulier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet homme ou à cette cour qui tient les rênes du gouvernement. Ce qui ne peut point être arrivé d’autre façon qu’en renonçant au droit de résister ; car personne ne peut naturellement communiquer sa force à un autre ». 11 Cf. les analyses de Ch. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza, critique de Hobbes, Paris, PUF, 1998, pp. 251-260. Cf. en particulier, p. 260 : « ils [les sujets] n’auront, au sens strict du terme, plus aucune décision à prendre pour faire quoi que ce soit, puisqu’ils ont décidé, une fois pour toutes, de ne plus rien décider de faire en se reconnaissant, par avance, auteurs de tout ce que fera et dira leur représentant. Ainsi, la fiction juridique de la représentation les isole juridiquement comme auteurs et ne les rassemble fictivement que dans l’unité du représentant qui décide désormais, et lui seul, des actions qu’ils auront à exécuter ». 12 De Cive, II, chap. V, § 11, p. 117. 13 Cf. Léviathan, I, chap. XVI, p. 166 : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude ». 8 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 117 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU « commencement politique » 14, d’atome politique originel, capable de s’autodéterminer à prendre part, par la sujétion, à la vie collective. De cette conception du sujet politique, déterminante dans l’histoire de la philosophie politique, le Spinoza du Traité théologico-politique semble en particulier reprendre l’idée essentielle d’un lien indissoluble entre obéissance et civilité. Il n’y a de vie commune que par l’obéissance à des règles qui s’imposent à tous et remettent ainsi en cause la capacité individuelle dont chacun croit disposer de n’agir qu’à sa guise. Toute la difficulté vient cependant du fait que l’obéissance des sujets ne va absolument pas de soi. Si la fidélité des sujets est ce sans quoi la société politique ne peut se conserver, il n’en demeure pas moins qu’elle est toujours ce dont le souverain a le plus de mal à s’assurer. Sur ce constat, Hobbes et Spinoza sont sans conteste d’accord. Tous deux observent que la nécessité de la société politique s’explique par l’incapacité des hommes à se gouverner eux-mêmes, à suivre rationnellement ce qui convient à leur propre nature 15. Mais les conséquences politiques de ce constat vont être absolument opposées. Alors que, comme on vient de le voir, c’est sur le fond d’une telle anthropologie que Hobbes élabore la théorie du contrat de soumission absolue des sujets au souverain, Spinoza va au contraire être amené à démontrer qu’une sujétion réduite à la soumission volontaire et individuelle aux lois souveraines ne peut suffire pour comprendre le processus de constitution du corps politique. C’est l’effort d’affirmation commun qui fait la multitude Si le Traité théologico-politique reste empreint de l’influence de la conception du sujet politique hobbesien, le Traité politique semble l’avoir définitivement rejetée. On explique souvent la distinction entre les philosophies politiques de Hobbes et Spinoza en recourant à la Lettre L que ce dernier écrit à Jarig Jelles en 1674, c’est-à-dire dans une période située entre la publication de ses deux grands ouvrages politiques. Dans cette lettre, Spinoza affirme que sa différence avec Hobbes tient dans la « continuation de l’état de nature » 16 au sein de l’état politique. Cette continuation est justifiée par le recours au concept de droit naturel par lequel chaque individu détient un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance 17. Traduite politiquement, l’idée est que le souverain institué auquel consentent à se soumettre les sujets l’emporte en puissance sur eux en raison de l’affirmation de son droit naturel. Le pouvoir du souverain auquel obéissent les sujets n’est donc rien d’autre que son droit naturel en tant qu’il s’impose à la puissance de tous, alors que Hobbes 14 Nous reprenons le terme employé par J. Benoist pour caractériser la subjectivité. Cf. « La subjectivité », dans Kambouchner D. (dir.), Notions de philosophie, Paris, Gallimard, 1995, Tome II, p. 501. 15 Cf. De Cive, II, chap. VI, § 13, p. 128, note : « si les hommes savaient se gouverner eux-mêmes, et s’ils vivaient selon les lois de nature, ils n’auraient que faire de politique ; l’ordre des États ne leur serait point nécessaire, et il ne faudrait point les tenir dans le devoir par une autorité publique » ; TTP, XVII, § 4, p. 541 : « Que la conservation de l’État dépende essentiellement de la fidélité des sujets, de leur vertu et de leur constance dans l’exécution des commandements, c’est ce que l’expérience et la Raison enseignent le plus clairement du monde. Mais il n’est pas si facile de voir de quelle façon diriger ces sujets pour qu’ils conservent constamment vertu et fidélité. Car tous, gouvernants et gouvernés, sont des hommes, à savoir des êtres enclins à préférer le plaisir au travail. Pire, ceux qui savent à quel point est diverse la complexion de la multitude en désespèrent presque, car elle se gouverne non pas par la raison mais par les seuls affects » ; TP, I, § 5, p. 15 : « croire que la multitude ou ceux qui gèrent les affaires publiques peuvent être amenés à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or évoqué par les poètes, c’est-à-dire d’une histoire imaginaire » ; VI, § 2 : « Si la nature humaine était ainsi disposée que les hommes désirassent le plus ce qui leur est utile, on n’aurait besoin d’aucun art pour maintenir la concorde et la loyauté ; mais il est certain que la nature humaine est constituée tout autrement ; il faut donc nécessairement établir l’État de telle sorte que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, qu’ils le veuillent ou non, ce qui importe au salut commun ; autrement dit que tous soient contraints, de gré ou de force, spontanément ou par nécessité, de vivre selon le commandement de la raison ». 16 Lettres L, traduction de Ch. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 283. 17 TTP, XVI, § 2, pp. 505-507. Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 118 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU concevait l’état politique, la sujétion et la souveraineté comme une rupture conventionnelle avec toute naturalité. Autrement dit, cette lettre confirme ce que le Traité théologico-politique développait déjà sans faire explicitement référence à Hobbes, à savoir l’universalité du droit naturel, mais en déduit une conséquence que Spinoza ne pouvait encore tirer en 1670 : la suppression de tout passage conceptuel entre état de nature et état politique, c’est-à-dire la remise en question de la théorie du pacte. Si désormais les deux concepts cohabitent, c’est donc que l’association qui conduit à la sujétion politique ne relève pas d’un contrat. Si les hommes cherchent naturellement à conserver leur droit naturel dans l’état politique, c’est donc que l’association politique n’est plus volontaire mais relève d’un état de fait qui aspire à sa légitimation. Cependant, il restait à Spinoza à élaborer le concept permettant de justifier la disparition du consentement individuel initial. Cela va précisément être le rôle du concept de multitude, qui, en cela, concentre les conséquences politiques de la remise en cause d’une métaphysique du librearbitre au profit d’une ontologie de la « libre nécessité ». Loin de signifier la désunion comme c’était le cas chez Hobbes, le terme de multitudo désigne l’ensemble des relations interindividuelles complexes et souvent conflictuelles qui animent l’existence sociale concrète, instituent la communauté politique et en conditionnent le droit. Par cette dimension active, la multitude rend compte du mouvement collectif qui entraîne un ensemble d’individus à conserver dans son existence (toujours en devenir) un rapport de forces singulier et à en exiger la légitimation. La multitude dans la pensée spinoziste ne peut donc en aucun cas donner lieu au délire d’un élan spontanément adéquat et rationnel de la collectivité, qui n’existerait que dans « l’île d’utopie » 18. Elle n’est au contraire rien d’autre que la théorisation de la réalité collective dont l’expérience nous permet de saisir l’essence. En revanche, ce concept contribue effectivement à rendre inopérant celui de sujet au sens où Hobbes le définissait : réduit à la stricte soumission volontaire, il ne permet en tant que tel de rendre compte des rapports de puissance naturels qui conduisent un ensemble d’individus à prendre une orientation institutionnelle particulière, à déterminer un choix majoritaire ou à imposer la validation d’une direction commune. La multitude nous ramène donc au réel politique, qui, loin de se borner au consentement individuel du sujet raisonnable, est un complexe collectif conditionnant le souverain lui-même. Ce terme permet de saisir conceptuellement le processus qui conduit une pluralité d’individus à produire du « consentement commun » 19, autrement dit de comprendre comment des individus multiples peuvent s’unir en une communauté qu’ils auraient naturellement tendance à rejeter. Car les relations naturelles, synthétisées par Spinoza sous le concept de multitude, sont par définition passionnelles et non rationnelles. Le § 1 du chapitre VI du Traité politique nous apprend par exemple à quel point cette essence affective est à l’origine aussi bien des dissensions que des accords au sein de la multitude, puisque si « les discordes et les séditions […] éclatent souvent dans le corps politique » 20, c’est aussi la « force de quelque passion commune » 21 qui explique qu’elle « puisse être conduite comme par un seul esprit ». Unité affective ne signifie donc pas pour autant uniformité, car les variations affectives ne sont pas des exceptions au sein d’une multitude d’individus tous singuliers. Tant qu’elles ne détruisent pas l’association, elles sont les événements récurrents qui témoignent des soubresauts de toute vie commune et des transformations internes qui amènent, par le jeu des rapports de puissance, à de nouveaux accords. Ce que Spinoza inaugure, c’est donc l’idée que les individus, associés et socialement existants, non seulement ne sont pas passifs mais en plus sont collectivement actifs puisque les mouvements interindividuels inhérents à la multitude traduisent des exigences communes, ou à tout le moins majoritaires, mais jamais définitivement fixées, toujours en devenir, qui déterminent les gouvernants 18 TP, traduction de P.-F. Moreau, Paris, Réplique, 1979, I, § 1, p. 11. « ex communi consensu », TP, II, § 16, 17 & 19, p. 29. 20 TP, VI, § 2, p. 59. 21 Ibid. 19 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 119 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU dans l’élaboration des lois. Il est donc important de ne pas faire de contresens sur cette idée et de ne pas voir, derrière cette théorie originale du sujet [de la] politique, l’idée que les lois relèveraient d’une volonté générale orientant idéalement le sort commun. Au contraire, Spinoza, en insistant sur les variabilités affectives et les rapports de force qui animent la multitude, s’efforce de délimiter sa dimension constituante et non constituée afin d’éviter deux écueils : Le premier consisterait à réduire la multitude à cette pluralité disparate et sans ordre comparable à « une hydre à cent têtes » 22 que décrivait Hobbes. La multitude spinoziste n’est pas une simple juxtaposition des volontés désordonnées car précisément, les individus qu’elle associe s’efforcent en commun, par le jeu des passions communes et du rapport de force naturel, d’instituer en droit et donc de rendre stable politiquement au-delà des faits, ce sur quoi la majorité s’accorde. Le second consisterait à identifier la multitude au concept politique de peuple. La multitude, en ce qu’elle est l’association originelle des individus à l’état de nature, ne peut se confondre avec cette unité fictive des citoyens toujours en cours de constitution qu’est le peuple. Notons d’ailleurs que ce concept, très utilisé dans le Traité théologico-politique lorsqu’il est question des Hébreux, n’est plus employé par Spinoza dans le Traité politique 23. Seul semble en effet compter le processus d’institution continu mais complexe du droit commun. C’est pourquoi Spinoza n’hésite pas, par exemple, à montrer que la multitude peut errer et même qu’elle peut être esclave. Si le meilleur État est sans conteste « celui où les hommes passent leur vie dans la concorde » 24, il n’en demeure pas moins que tous les États ne correspondent pas à cet idéal. Bien plus, la soumission du plus grand nombre peut être une réalité partagée au rythme des affects de crainte. Mais précisément, une telle multitude ignore l’obéissance et ne connaît que l’esclavage 25 : « un corps politique où la paix dépend de l’inertie des sujets que l’on conduit comme un troupeau uniquement formé à l’esclavage, mérite plus justement le nom de solitude que celui de corps politique » 26. L’association d’esclaves, aux antipodes du peuple de citoyens, est donc une forme possible de l’existence de la multitude qui se réduit alors à une simple juxtaposition d’individualités isolées, solitaires et enfermées dans la crainte. Une telle apparence de paix témoigne en l’occurrence de l’absence d’état politique et de la domination, certes précaire mais effective, du droit naturel d’un tyran sur la multitude. Il suffit alors que la multitude, animée par l’« indignation générale » 27 face à l’absence cruelle de tout droit politique, s’efforce de « tirer vengeance du dommage subi en commun » 28 pour qu’elle l’emporte en puissance sur le tyran, le défasse et exige du nouveau souverain — qui ne tire que d’elle et de la concorde qu’elle établit son pouvoir de dire le droit — l’institution de la première des revendications qu’elle vient d’imposer dans les faits : la liberté politique, principe même de tout état civil. On comprend dès lors pourquoi, lorsque Spinoza en vient à redéfinir la notion de sujet dans le premier article du chapitre III du Traité politique, la différence avec Hobbes est bien plus marquée qu’elle ne pouvait l’être dans la lettre à Jarig Jelles. En effet, on peut immédiatement observer que 22 De Cive, II, chap. VI, § 2, p. 121, note. A une occurrence près, en TP VII, § 5, p. 85, lorsqu’il reprend la thématique classique du « salus populi » pour désigner cette loi suprême que le roi, auquel la multitude a transféré son pouvoir, doit suivre. 24 TP, V, § 5, p. 57. 25 C’est alors, comme le met en valeur F. Zourabichvili, dans Le conservatisme paradoxal de Spinoza, Paris, PUF, 2002, « dans le combat pour l’indépendance que la multitude renoue avec le sens et le goût de la liberté » (p. 257). La liberté recherchée se confond ici avec le désir de l’état civil, si bien que cette « liberté acquise au combat est à la fois indépendance nationale et expérience de la citoyenneté » (p. 261). 26 TP, V, § 4, p. 57. 27 TP, III, § 9, p. 41. Cf. les analyses du concept d’indignation proposées par A. Matheron : « Le problème de l’évolution de Spinoza du Traité théologico-politique au Traité politique », by E. Curley, P.-F. Moreau, E. J. Brill (ed.), Spinoza, Issues and Directions. The Proceedings of the Chicago Conference, Leiden, New York, Kobenhavn, Köln, 1990 ; « Passions et institutions chez Spinoza », dans La raison d’État, politique et rationalité, Lazzeri Ch.et Reynié D. (dir.), Paris, PUF, 1992 ; « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste », dans Spinoza : Puissance et Ontologie, Revault d’Allonnes M. et Rizk H. (dir.), Paris, Kimé, 1994. Cf. aussi les analyses de Ch. Lazzéri, op. cit., pp. 273-276. 28 Ibid. ; cf. aussi TP, VI, § 1, p. 59. 23 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 120 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU désormais, la notion de sujet n’est pas restreinte à la question du rapport d’obéissance au souverain mais qu’elle ne se conçoit que comme corollaire de celle de citoyen : « nous nommons les hommes ״citoyens ״, dans la mesure où en vertu du droit de la société civile ils jouissent de tous les avantages du corps politique ; et ״sujets ״dans la mesure où ils sont tenus d’obéir aux institutions et aux lois de ce corps politique ». Cette corrélation unique dans l’œuvre de Spinoza est selon nous centrale car elle exprime précisément à l’état politique la dualité essentielle que l’on retrouve à l’état naturel dans le concept de multitude, entre désir d’affirmation et effort de stabilisation. Tout membre du corps politique se conçoit à la fois comme recevant un certain nombre d’avantages et autres droits de la collectivité, et comme obéissant aux règles et autres obligations communes de cette collectivité. Cette réciprocité entre les droits et les devoirs de la vie en société donne un équilibre et un visage tout à fait neuf au sujet spinoziste. Le sujet n’est plus cet individu isolé qui, dans la solitude de son calcul utilitaire, découvre, à l’image du sujet hobbesien, la nécessité d’obéir dans l’assurance vie que lui apporte la puissance souveraine. Le sujet s’affirme désormais en tant que citoyen, comme membre d’une collectivité apte à exiger que son obéissance lui soit effectivement utile. Autrement dit, le sujet ne se réduit plus à celui qui est utile à la communauté et à lui-même en obéissant aux lois puisqu’il est désormais celui qui obéit parce que la communauté lui est aussi utile en lui accordant des droits. Ce qui a été radicalement modifié est le sens de l’inscription collective dont la logique est rendue grâce au concept de multitude. Cette incorporation, cette inscription au sein du corps politique ne s’identifie plus à une généreuse et charitable soumission de chacun en vue du salut collectif que l’on sait peser sur les épaules du souverain, car elle relève de la satisfaction ici et maintenant de revendications et autres exigences communes qu’impliquent une obéissance commune. Autrement dit, l’utilité de l’obéissance n’est que la contrepartie nécessaire de l’utilité de la société qui est première. Le concept de multitude vient donc consolider cette articulation novatrice entre obéissance et reconnaissance de droits collectifs que sous-tend la corrélation du citoyen et du sujet dans le Traité politique. Comme l’indique l’article suivant, le droit de l’État n’est pas ce que le souverain, pris comme un individu protecteur auquel tous se soumettent, édicte, mais ce que la puissance des individus pris tous ensembles comme membres d’un même corps politique et conduits « comme par un seul esprit » 29, détermine. L’institution progressive du droit résulte en effet de la puissance immanente de la multitude dont les membres divers sont nécessairement déterminés à s’entendre, au gré des rapports de force et malgré les rivalités permanentes, sur ce qui est le plus utile à tous : « Ainsi le droit de nature qui est propre au genre humain ne peut-il guère se concevoir que là où les hommes ont une organisation juridique en commun : là où ils peuvent, ensemble, revendiquer des terres pour les habiter et les cultiver, se protéger, repousser toute violence et vivre comme le juge bon leur communauté. En effet plus nombreux sont ceux qui s’unissent de cette façon, plus ils ont de droits ». Dans cet extrait transparaît clairement la force revendicatrice contenue dans le concept de multitude et dans la conception spinoziste de la citoyenneté 30. Elle est absolument cruciale pour comprendre ces mouvements complexes au fondement de la vie en communauté. L’existence du droit passe d’abord par le désir de reconnaissance partagé par les membres d’une communauté, de ce qu’ils estiment naturellement être leurs droits c’est-à-dire les avantages communs qu’ils considèrent leur revenir au sein du corps politique. Le droit commun ne fait donc qu’établir comme règle commune à un moment précis ce que le plus grand nombre exige pour son obéissance et tente 29 TP, III, § 2, pp. 32-34. Nous renvoyons aux analyses de L. Bove qui dans La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 1996, p. 241 sq, démontre que « c’est vers une nouvelle figure de la citoyenneté, au sein de l’auto-constitution de la multitude comme « sujet » autonomestratégique, que nous conduit la réflexion politique spinoziste » (p. 243). 30 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 121 Transfiguration du sujet politique de Hobbes à Spinoza Christophe MIQUEU d’imposer dans les faits, et c’est bien en cela que le droit constitue l’institutionnalisation des mouvements sociaux de la multitude. C’est donc à juste titre que Spinoza peut : 1) Concevoir un droit immanent : le droit ne désigne plus en effet l’ensemble des règles que le souverain, en raison de son autorité transcendante – à l’image de Moïse vis-à-vis du peuple hébreu –, édicte à ses sujets, mais l’ensemble des règles qui sont élaborées en raison des mutations internes de la société civile. 2) Définir le droit « par la puissance de la multitude » 31 : la multitude, en tant qu’association immédiate d’individus, abstraction faite de toute régulation politique, ou pour le dire autrement, à l’état de nature, est la fiction nécessaire qui permet de saisir conceptuellement l’effort collectif de mutation sociale et de stabilisation du corps politique à l’origine du droit commun. La multitude est bien en cela le sujet actif de la politique. La multitude « libre » est alors l’agent de la constitution politique des individus en citoyenssujets. La liberté de la multitude signifie l’existence de l’état politique c’est-à-dire la présence en l’esprit de chacun des membres du corps politique de la chose publique. Cet état se caractérise par le fait que les individus au sein de la multitude, en désirant continûment la reconnaissance de nouveaux droits, cherchent à imposer leur conception de ce qu’est la « vie humaine » 32, et, d’un même mouvement, obéissent aux lois communes qui rendent possible l’institution progressive de leurs aspirations. Autrement dit, ce n’est pas le consentement individuel continu qui fait la société politique, mais bien l’effort commun pour la reconnaissance de nouveaux droits qui est indissociable du consentement commun à obéir aux règles déjà établies. Aussi les individus ne deviennent-ils des sujets que parce qu’ils deviennent des citoyens. Ainsi, Spinoza révolutionne bien la figure hobbesienne du sujet politique en focalisant son attention sur la multitude. La problématique de l’obéissance volontaire n’est alors plus centrale, puisque celle de l’affirmation de l’utile commun s’y substitue. Loin de toute chimère politique, tant de la transcendance de l’autorité souveraine que de l’idéal d’une révolution spontanée, Spinoza s’attache à traduire en concept ce que l’expérience politique nous enseigne afin de mieux saisir dans son essence, et malgré son apparence complexe et disparate, cette réalité collective qui fait la politique. 31 TP, II, § 17, p. 29. TP, V, § 5, p. 57 : « j’entends par là […] celle qui se définit non pas uniquement par la circulation du sang et par les autres fonctions communes à tous les animaux, mais essentiellement par la raison, et par la vertu et la vie véritable de l’esprit ». 32 Les cahiers de l’Ecole, numéro 2 122