“ Vous devez enseigner la langue parlée ou vous devez l’enseigner comme ceci plutôt que comme cela,
ou vous devez enseigner la langue ordinaire ou la langue savante ”. Un sociologue dit : Si vous voulez
enseigner la langue parlée, vous avez toutes chances de vous heurter à telle ou telle difficulté, de
rencontrer tel obstacle et, ce faisant, il ne vous condamne pas à l’échec, au contraire, il vous offre le peu
de chances de réussite que vous avez. Aussi longtemps qu’on ne connaissait pas la loi de la pesanteur,
il arrivait à des gens qui voulaient voler ce qui est arrivé à Icare ; et je pense que beaucoup de réformes
pédagogiques, beaucoup de fausses révolutions pédagogiques échouent parce que les réformateurs ou
les transformateurs sont ce que l’on appelle “ utopistes ”, c’est-à-dire ignorants des contraintes sociales ;
ils les défient et ces contraintes sociales ont raison contre eux. C’est là un autre principe pratique que l’on
peut tirer de la connaissance de la sociologie, une réforme, une innovation lancée dans de mauvaises
conditions est extrêmement dangereuse : Elle se condamne à l’échec et elle diminue les chances d’une
réussite ultérieure puisqu’on pourra se servir de cet échec pour dénoncer à l’avance toute tentative de
transformation qui se donnerait les conditions minimales de réussite. Autrement dit, les sociologues
raisonnent absolument comme les autres scientifiques avec la différence que, évidemment, notre
connaissance est beaucoup moins avancée. Cela dit, par exemple, s’agissant du monde scolaire, il est
vrai que nous avons une capacité de prévision considérable. Avec 3 ou 4 variables, 3 ou 4 propriétés de
chaque élève, la profession de son père, de sa mère, c’est-à-dire le temps libre de sa mère, la résidence,
la distance à une ville, le sexe, avec 3 ou 4 variables, on peut se donner, avec une précision très forte les
chances de réussite dans telle ou telle carrière, dans telle ou telle filière scolaire, etc. Cette prévision
évidemment n’est pas un destin, elle peut avoir pour fonction de s’auto-démentir. La loi de la pesanteur
vous dit, si vous sautez du 4e étage, vous arriverez au sol avec telle vitesse et la fonction de cette loi peut
être de vous inviter à chercher les moyens de la rendre inopérante. Pour les lois qu’établit le sociologue
concernant la transmission des avantages sociaux, c’est la même chose.
Cela dit, il appartient au politique et à l’ensemble des agents sociaux de définir les fins. Mais, il
y a aussi une science des conditions dans lesquelles se définissent les fins. Le sociologue ne vous dira
donc pas ce qu’il faut faire, il vous dira, par exemple, les fins de l’action pédagogique sont un enjeu de
lutte entre toutes sortes d’agents parmi lesquels il y a les enseignants, mais aussi les parents d’élèves,
etc. Il suffit de réfléchir à ce qu’est une réforme de l’Université pour voir que les fins du système scolaire
se débattent exactement comme les fins de la politique monétaire de la France et qu’il y a des enjeux
sociaux, des luttes, des rapports de force. Ce que le sociologue pourra faire, c’est dire : si vous voulez
poser telle fin - que personnellement il peut trouver légitime ou illégitime -, vous avez telle ou telle chance
de réussite étant donné les rapports de force entre les gens qui, actuellement, ont des chances de se
mobiliser pour poser ou combattre cette fin. Là encore, je pense que le rôle du sociologue est de fournir
les moyens d’une politique rationnelle, - si tant est qu’une politique puisse être rationnelle -, les moyens
d’une action rationnelle visant à poser telle ou telle fin. C’est, je crois, un premier point et j’ai évoqué un
certain nombre des problèmes que vous aviez posés. La sociologie cherche à établir des lois à partir de
l’observation de relation régulière entre des événements et elle s’efforce de donner une formulation
rigoureuse de ces relations régulières mais la connaissance même de ces relations peut, sous certaines
conditions, dans certaines limites, être utilisée comme un instrument pour transformer ces relations.