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À quoi sert le sociologue?
Pierre Bourdieu
Je vais essayer de procéder de la façon suivante : j’ai reçu les questions qui avaient été
préparées à mon intention et j’ai essayé de les organiser selon un ordre qui m’a paru cohérent et
économique parce qu’il me permettait de répondre plus globalement en évitant les répétitions. Ce que je
voudrais d’abord dire, c’est que j’ai conscience de ce que peut avoir d’un peu artificiel, la relation dans
laquelle nous sommes. Je souhaiterais qu’elle le soit moins en finissant qu’en commençant : la structure
théâtrale dans laquelle nous sommes placés, les rangs vides que vous avez laissés devant moi, tout cela
manifeste une distance à l’égard de la parole que je vais vous proposer et non vous imposer, et
j’aimerais bien que cette distance disparaisse. Pour faire cela, si j’osais, j’analyserais la situation dans
laquelle nous sommes, ce qui est une des propriétés de la sociologie : très souvent les sociologues
“ amateurs ”, ceux qui se servent en amateur du peu de sociologie qu’ils savent, utilisent la sociologie
pour cataloguer, catégoriser, classer ou en un mot épingler, pour dire : “ tu n’es qu’un... ”. Dans mon
vision, la sociologie n’est pas du tout destinée à cela, elle est plutôt un instrument par lequel on cherche
à comprendre ce que l’on est un instrument parmi d’autres bien sûr ; avec la psychanalyse, la
psychologie, l’épistémologie, etc. Toutes ces sciences que l’on appelle : “ sciences de l’homme ” ont à
nos yeux la même fonction : permettre de savoir un petit peu mieux ce que l’on fait, ce que l’on est : et
c’est déjà une réponse à un certain nombre de questions.
Je pense que derrière la plupart des questions, il y avait une sorte de mise en question du
sociologue : vous avez dit de manière plus ou moins euphémisée : “ A quoi servez-vous ? Est-ce que
vraiment vous avez une fonction dans l’existence ? ”. Je vous avouerai qu’il m’arrive d’en douter et une
des raisons pour lesquelles je suis ici, c’est un peu pour me sentir justifié d’exister en tant que
sociologue. Alors il faut que vous m’y aidiez, ne serait-ce que par gentillesse, en m’aidant à faire ce que
je vais essayer de faire. Je vais essayer de répondre assez vite aux questions qui m’ont été posées de
telle manière que cet écran de questions que vous avez interposé entre vous et moi laisse la place,
peut-être, à des questions plus réelles, qui se posent vraiment à vous, ou plus exactement, que ce que je
vais essayer de dire vous permettra peut-être de poser.
Je reviens sur la situation : le poème final dit assez bien ce que vous devez penser ; il exprime
l’expérience de ce fait social que nous sommes en train de vivre, la conférence pédagogique - l’un de
vous dit “ est-ce que vous n’allez pas participer à la messe ? ”- : on se réjouit, on retrouve les copains,
mais on sait qu’il faut subir un certain nombre de rituels et je fais partie de ce rituel. Il me semble que la
sociologie mérite un peu mieux qu’un accueil obligé et rituel. Vous demandez : ”Qu’est-ce qui vous a
incité à accepter l’invitation de Monsieur KLAPKA ? ”. Effectivement, c’est une question qui se pose. Si je
commence par là, c’est parce que ma présence est une réponse à beaucoup de questions que vous
posez. Chez beaucoup d’entre vous, il y a une vision relativement pessimiste de la sociologie. La
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sociologie serait une science théorique (je pense que ce n’est pas très laudatif sous la plume de ceux
qui emploient ce mot), une science lointaine, pratiquée par des gens qui n’ont vraisemblablement pas
pratiqué eux-mêmes la pédagogie et qui, s’ils la pratiquaient, ne tiendraient pas le genre de discours
qu’ils tiennent. Cette image de la sociologie est, me semble-t-il, tout à fait fausse et, au fond, une des
choses que je voudrais démontrer par ma présence c’est cela : malheureusement, je ne peut pas faire
ce que je fais aujourd’hui tous les jours mais si j’avais plusieurs vies, je le ferais aussi.
Cela dit, en tant que chercheur, mon travail est d’essayer de faire progresser la conscience et
la connaissance ; le travail du sociologue consiste à rendre à tout le monde, au premier venu, la
possession de cette chose tout à fait bizarre qu’est le monde social. Autrement dit, de même que les
sciences de la nature - je vais dire des choses qui vont paraître très triviales et très générales mais qui
me semblent importantes -, de même que les sciences de la nature nous ont rendu, comme disait
Descartes, maîtres et possesseurs de la nature, je pense que la sociologie se donne pour but - elle est
évidemment très loin de l’atteindre - de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature sociale. Il s’agit
de connaître les lois du monde social, de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi
nous pensons ce que nous pensons et du même coup, plus la sociologie est avancée, plus elle tend à
donner une impression de déterminisme. Et ceci conduit à un certain nombre de questions qui m’ont été
posées et qui revenaient à dire : “ Est-ce qu’il y a quelque chose à faire ? La sociologie peut-elle servir à
quelque chose ? Est-ce que nous, nous pouvons faire quelque chose de la sociologie et, est-ce que
vous, sociologue, pouvez faire quelque chose pour nous ou plus exactement est-ce que dans notre
pratique la sociologie peut avoir des effets ? ”. Contre la vision de la sociologie comme une sorte
d’instrument de connaissance abstrait, relativement lointain, être ici c’est supposer qu’il y a un effet
pratique de la diffusion de la connaissance du monde social. La sociologie s’efforce d’établir des lois
(historiques) du fonctionnement social, celle par exemple qui fait que le capital culturel va au capital
culturel, la loi selon laquelle plus les gens possèdent de compétence culturelle par leur famille ou par leur
éducation, ou par leur éducation redoublant les effets de la famille, etc., plus ils acquièrent facilement le
capital culturel et les profits procurés par ce capital. Voilà l’exemple de lois dont on peut tirer
apparemment des conclusions pessimistes et un certain nombre des questions qui me sont posées vont
en ce sens : en tant que membres de ce corps enseignant dont l’effet est de contribuer à reproduire des
inégalités sociales préexistantes, en tant que membres de ce corps enseignant qui contribue à un effet
de conservation, sommes-nous en quelque sorte responsables de la conservation ? Est-ce que la
sociologie n’est là que pour nous désespérer, autrement dit la sociologie n’est-elle là que pour nous
épingler comme contribuant à conserver ? C’est une représentation que, je le répète, ma présence
même démentit. Je pense que la connaissance des lois sociales est la condition de toute transformation
du monde social. Personne n’a jamais eu l’idée de reprocher à Galilée de détruire le rêve de vol ; c’est au
contraire parce que Galilée a découvert la loi de la pesanteur que l’on a pu voler. C’est en tout cas dans
la mesure où nous connaissons les lois selon lesquelles le capital culturel se transmet d’une génération
à une autre, que nous avons quelque chance de suspendre partiellement les effets de ces mécanismes.
Je prolonge un peu sur ce point parce que beaucoup de questions posées se situent sur le terrain du
normatif : “ Faut-il... devons-nous... doit-on ? ”. Normalement un sociologue n’a pas pour métier de dire
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“ Vous devez enseigner la langue parlée ou vous devez l’enseigner comme ceci plutôt que comme cela,
ou vous devez enseigner la langue ordinaire ou la langue savante ”. Un sociologue dit : Si vous voulez
enseigner la langue parlée, vous avez toutes chances de vous heurter à telle ou telle difficulté, de
rencontrer tel obstacle et, ce faisant, il ne vous condamne pas à l’échec, au contraire, il vous offre le peu
de chances de réussite que vous avez. Aussi longtemps qu’on ne connaissait pas la loi de la pesanteur,
il arrivait à des gens qui voulaient voler ce qui est arrivé à Icare ; et je pense que beaucoup de réformes
pédagogiques, beaucoup de fausses révolutions pédagogiques échouent parce que les réformateurs ou
les transformateurs sont ce que l’on appelle “ utopistes ”, c’est-à-dire ignorants des contraintes sociales ;
ils les défient et ces contraintes sociales ont raison contre eux. C’est là un autre principe pratique que l’on
peut tirer de la connaissance de la sociologie, une réforme, une innovation lancée dans de mauvaises
conditions est extrêmement dangereuse : Elle se condamne à l’échec et elle diminue les chances d’une
réussite ultérieure puisqu’on pourra se servir de cet échec pour dénoncer à l’avance toute tentative de
transformation qui se donnerait les conditions minimales de réussite. Autrement dit, les sociologues
raisonnent absolument comme les autres scientifiques avec la différence que, évidemment, notre
connaissance est beaucoup moins avancée. Cela dit, par exemple, s’agissant du monde scolaire, il est
vrai que nous avons une capacité de prévision considérable. Avec 3 ou 4 variables, 3 ou 4 propriétés de
chaque élève, la profession de son père, de sa mère, c’est-à-dire le temps libre de sa mère, la résidence,
la distance à une ville, le sexe, avec 3 ou 4 variables, on peut se donner, avec une précision très forte les
chances de réussite dans telle ou telle carrière, dans telle ou telle filière scolaire, etc. Cette prévision
évidemment n’est pas un destin, elle peut avoir pour fonction de s’auto-démentir. La loi de la pesanteur
vous dit, si vous sautez du 4e étage, vous arriverez au sol avec telle vitesse et la fonction de cette loi peut
être de vous inviter à chercher les moyens de la rendre inopérante. Pour les lois qu’établit le sociologue
concernant la transmission des avantages sociaux, c’est la même chose.
Cela dit, il appartient au politique et à l’ensemble des agents sociaux de définir les fins. Mais, il
y a aussi une science des conditions dans lesquelles se définissent les fins. Le sociologue ne vous dira
donc pas ce qu’il faut faire, il vous dira, par exemple, les fins de l’action pédagogique sont un enjeu de
lutte entre toutes sortes d’agents parmi lesquels il y a les enseignants, mais aussi les parents d’élèves,
etc. Il suffit de réfléchir à ce qu’est une réforme de l’Université pour voir que les fins du système scolaire
se débattent exactement comme les fins de la politique monétaire de la France et qu’il y a des enjeux
sociaux, des luttes, des rapports de force. Ce que le sociologue pourra faire, c’est dire : si vous voulez
poser telle fin - que personnellement il peut trouver légitime ou illégitime -, vous avez telle ou telle chance
de réussite étant donné les rapports de force entre les gens qui, actuellement, ont des chances de se
mobiliser pour poser ou combattre cette fin. Là encore, je pense que le rôle du sociologue est de fournir
les moyens d’une politique rationnelle, - si tant est qu’une politique puisse être rationnelle -, les moyens
d’une action rationnelle visant à poser telle ou telle fin. C’est, je crois, un premier point et j’ai évoqué un
certain nombre des problèmes que vous aviez posés. La sociologie cherche à établir des lois à partir de
l’observation de relation régulière entre des événements et elle s’efforce de donner une formulation
rigoureuse de ces relations régulières mais la connaissance même de ces relations peut, sous certaines
conditions, dans certaines limites, être utilisée comme un instrument pour transformer ces relations.
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La question très générale sur les fonctions de la sociologie se spécifiait pour s’appliquer au cas
particulier des instituteurs. On me demandait souvent : Que peut apporter la sociologie à l’instituteur et le
sociologue peut-il aider l’instituteur ?
Quelle est la place que peut recevoir la sociologie dans la
formation de l’instituteur ? La pédagogie devrait-elle prendre en compte les efforts de la sociologie ?
Quels sont les rapports entre la pédagogie et la sociologie ? J’ai déjà répondu un peu mais je voudrais
prolonger un instant. J’ai dit tout à l’heure que j’aurais pu analyser la situation dans laquelle nous
sommes ; je n’ai pas tous les éléments, il faudrait que je connaisse très bien la structure sociale du
public, la structure hiérarchique dans laquelle se situe cet événement, etc. Je pense que si je faisais
cette analyse, je donnerais un exemple d’un usage possible et capital de la sociologie en particulier dans
la situation pédagogique. Quand je fais de la sociologie, je suis comme tous les chercheurs : Je cherche
à savoir pour savoir, je cherche à comprendre pour comprendre. Par exemple, lorsque je travaille, c’est
un problème qui en fait surgir un autre et il est vrai que bien que je me sois trouvé souvent sur des
terrains où des problèmes politiques brûlants se posaient, en Algérie, etc. - en fait, ce sont souvent des
interrogations théoriques qui m’ont amené à me poser des problèmes politiques et souvent j’ai été
étonné des applications politiques qu’on pouvait faire de mes “ découvertes ” théoriques. Autrement dit,
chez le chercheur, il y a, et je pense qu’il faut lui accorder cela, une espèce de goût du savoir pour le
savoir qui peut d’ailleurs s’accompagner d’une nostalgie de l’utilisation sociale de son savoir. Dans la
pratique, la sociologie peut avoir une fonction tout à fait éminente, outre celle que j’ai évoquée tout à
l’heure, celle qui consiste à permettre de penser l’action dans laquelle on est engagé et surtout les
contraintes qui pèsent sur cette action, de manière à les accepter librement lorsque l’on ne peut pas faire
autrement ou à les transformer dans les limites du possible sociologiquement. Ceci peut vous paraître
très abstrait, mais un instituteur dans sa classe que peut-il faire de la sociologie ? Très souvent, vous
donnez au sociologue, tout en le lui refusant, un rôle messianique. En fait, je pense que la sociologie
peut aider à faire mieux ce que tout bon instituteur fait en pratique sans savoir comment il le fait et même
sans savoir qu’il le fait. Quand un instituteur dit - beaucoup de vos questions disent cela - au fond, est-ce
que vous avez de l’expérience pratique, est-ce que vous avez enseigné, etc., et veut dire : “ Nous,
pédagogues, nous avons une compétence spécifique acquise dans la pratique qui ne peut être
possédée que par quelqu’un qui a fait vingt an de métier, etc. et c’est quelque chose d’irremplaçable ;
avec toutes vos théories, vous n’en saurez jamais le millième ”. Bien sûr, c’est un système de défense,
mais qui contient une forme de vérité. Un des paradoxes des sciences sociales, c’est que très souvent,
elles dépensent beaucoup d’énergie pour savoir des choses que tout le monde sait mais autrement, sur
un mode tel que les gens ne savent pas ce qu’ils savent. Je pense qu’une expérience pédagogique
accomplie, - quelqu’un dont on dit : ça, c’est vraiment un bon instit - contient une maîtrise tout à fait
ordinaire d’une situation sociale de différenciation. Un bon instituteur est quelqu’un qui a une sociologie
spontanée, une sociologie “ pifométrique ” de sa classe. Nous vivons tous, dans les ¾ de nos actions,
sur la base de cette connaissance qui est aveugle à elle-même. Nicolas de Cuse appelait cela la “ docte
ignorance ”. Nous ne savons pas ce que nous faisons et pourtant c’est comme si nous savions.
L’exemple le plus simple, c’est la pratique sportive. Un bon sportif, c’est quelqu’un dont on dit qu’il a le
sens du placement : il est toujours à l’endroit où la balle va tomber, il n’a pas l’air de courir et il est
toujours là avant les autres, etc. Dans la plupart des milieux sociaux, ceux qui réussissent ce sont ceux
qui ont le sens du placement, le sens de l’investissement bien placé, au bon endroit. Cette connaissance
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pratique est ce qui fait qu’un écrivain va donner son livre à tel éditeur plutôt que tel autre ; que, dans le
système scolaire, on va choisir telle filière plutôt que telle autre, qu’on va quitter les filières en déclin pour
prendre des filières apparemment risquées qui vont devenir brusquement intéressantes. Cette espèce
de sens du placement est une forme de maîtrise sociologique. Le travail du sociologue s’appuie sur la
connaissance pratique que détiennent les gens eux-mêmes. Chaque fois que je commence à travailler
sur un milieu nouveau, je suis comme un petit débutant - d’ailleurs, les informateurs traitent à juste titre le
sociologue ou l’ethnologue comme un petit enfant à qui on explique les choses -. Le travail du sociologue
consiste pour un part à accoucher les gens d’une connaissance qu’ils ont et qu’en même temps ils n’ont
pas complètement, parce que ce qu’ils en disent n’a rien à voir avec ce qu’ils font. Si vous prenez un
joueur de rugby et que vous lui dites : “ Tu as fais une feinte de passe, comment as-tu fait ? ” il vous dit
des choses tout à fait triviales, ce qu’on entend à la radio quand, à la fin d’un match, on va interviewer les
joueurs (les sportifs disent ce qu’ils ont lu dans l’Equipe). Donc, pour leur faire dire vraiment ce qu’est
une feinte de passe, il faut avoir beaucoup d’humilité. Le travail du sociologue consiste pour une part à
assister quelqu’un dans le travail qu’il faut faire pour savoir ce que l’on fait.
Je reviens à la question que je posais tout à l’heure : “ Qu’est-ce que l’instituteur peut faire de
la sociologie ? Il peut s’en servir pour savoir un petit peu mieux faire ce qu’il fait de toute façon au
pifomètre. Par exemple, tous les enseignants de France et de Navarre font remplir des fiches à leurs
élèves - c’est un rituel de début d’année -, puis on le range et on n’en parle plus alors qu’en fait les
contiennent des renseignements de 1re importance, à condition non d’en faire une analyse statistique,
mais de les lire intelligemment, de prendre en compte la profession du père mais aussi celle de la mère,
de réfléchir un peu sur la forme de capital culturel et linguistique, mais aussi de temps libre que cela
implique, etc. Autrement dit, une forme à peine améliorée des fiches de renseignements que l’on fait
remplir de façon rituelle et une lecture intelligente de ces fiches peuvent permettre une perception
différentielle fine d’une partie des différences qui sont présentes dans une classe. Le fait de rendre
visibles ces différences, de les rendre visibles en tant que sociales et non sous leur forme retraduite soit
dans le langage scolaire (les bons et les mauvais), soit en langage psychologique ce qui, j’allais dire, est
pire, est très important. Il y a beaucoup de choses qui sont purement sociales et qu’on retraduit en
différences caractérielles (étant entendu évidemment que cette vérité sociale n’épuise pas la totalité
d’une personne).
J’en viens naturellement à une question posée deux fois et qui me paraît très importante :
“ Quelle est l’influence de l’origine sociale d’un instituteur dans les rapports élèves-maître ? ” C’est une
question de fait (on ne dit pas faut-il ? Ne faut-il pas ?), donc sur laquelle il y a un discours scientifique
possible. Je peux seulement vous fournir un certain nombre d’indications - malheureusement, il n’y a pas
assez de travaux sur cette question -, en m’appuyant sur quelques travaux américains et d’autre part sur
une connaissance des lois générales des communications entre gens et milieux différents. Un certain
nombre de travaux américains ont établi qu’il y avait des liens sociaux inconscients qui affectaient les
rapports entre élèves et maîtres. Ceci est évident, la sociologie enfonce parfois des portes ouvertes,
mais ces évidences ne sont évidentes qu’une fois qu’elles sont dites. Donc les maîtres et les maîtresses
de “ classes moyennes ” (j’emploie la taxinomie des auteurs américains) sont inconsciemment portés à
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trouver préférables les enfants issus des mêmes milieux et, au contraire, ils ont des réactions de
répulsion à base éthique inconsciente à l’égard des enfants de milieux différents, inférieurs. C’est une
chose que la sociologie atteste de mille façons. Un des exemples les plus forts de cet effet d’affinités à
base de propriétés sociales inconscientes, c’est ce que les sociologues appellent l’homogamie,
c'est-à-dire le fait que des gens se marient entre eux, que les gens dotés des mêmes propriétés sociales
ont des chances beaucoup plus grandes de se marier entre eux que les gens dotés de propriétés
sociales différentes. On peut se demander comment cela se fait. Dans la plupart des sociétés
anciennes, le mariage était régulé de façon consciente par les adultes, par les parents ; jusqu'à Molière
les parents mariaient les enfants et l’homogamie était assurée explicitement par des interventions
consciences de la famille obéissant soit à des règles de parenté, soit à des règles économiques (il ne
faut pas déroger, il faut épouser des gens à peu près du même niveau comme dans la plupart des
sociétés paysannes) . Dans ces cas là, l’ajustement des conjoints apparaît comme normal puisqu’il est
le produit d’une volonté, d’une finalité. Or, dans nos sociétés, le “ choix ” du conjoint (“ choix ” entre
guillemets ” est laissé à la liberté entière des deux partenaires : ils se rencontrent au bal et aux
conférences pédagogiques, il ont le coup de foudre, ils se marient... Pourtant, ce “ choix ”, quand le
sociologue l’étudie statistiquement, apparaît sinon totalement déterminé, du moins comme non
aléatoire. Ce qui a été vécu comme un jeu de l’amour et du hasard, comme une sorte de rencontre
absolument imprévisible - c’est ce qui en fait le charme -, est en réalité grandement déterminé, ou du
moins se situe dans des limites négatives. Si donc il n’y a pas de volonté, comment peut-on observer
quelque chose qui se laisserait facilement décrire dans la logique de la volonté ? C’est un des problèmes
centraux de la science sociale : beaucoup de choses sont telles que ça a l’air “ fait pour ”. Une des
grosses difficultés c’est de neutraliser cette sorte de réflexe que nous avons tous et qui, quand un
phénomène apparaît, nous porte à transformer le constat de processus en description finaliste et à
chercher derrière toute action dotée de sens soit une finalité individuelle (“ c’est le chef de l’état qui l’a
voulu), soit une finalité collective (“ c’est la classe dominante). J’insiste beaucoup sur ce point parce que
c’est un des gros obstacles à la transmission de la sociologie et à l’utilisation saine de l’acquis
sociologique. Dans la réalité, cela ne se passe ainsi : il y a des foules d’actions qui ont l’air finalistes. Tout
se passe comme si une série d’occasions, sociales, variables selon les milieux, dans la bourgeoisie, les
rallyes, les réceptions, les clubs, ailleurs les conférences pédagogiques, et, plus généralement, la
division en disciplines comme en groupes socialement homogènes (quand on va par exemple dans les
facultés, de la philosophie à la géographie, l’origine sociale des étudiants diminue) avaient pour but de
produire des groupes aussi homogènes que possible sous le rapport de l’origine sociale, avec les
conséquences que l’on sait en matière d’homogamie. Dans le cas des grandes écoles, tout se passe
comme si on avait un petit démon de Maxwell qui serait chargé de trier les candidats de manière à ce
que l’on ait dans la même école le plus de gens possibles ayant le plus de choses possibles en commun.
Les polytechniciens vont être beaucoup plus catholiques que les normaliens et ces gens vont être
rassemblés pour un contact durable à un âge où se font les amitiés. On créé ainsi des liens durables qui
peuvent être sanctionnés par les mariages ou par des amitiés qui sont au principe de la cooptation dans
la direction des grandes entreprises, etc. On a ainsi des foules de phénomènes qui donnent l’apparence
de la finalité et qui, en fait, sont des mécanismes sociaux sans sujet, que personne n’a voulus. Personne
n’a fait un plan du système des grandes écoles et l’une a été créée à la Révolution, l’autre en 1880, etc. ;
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pourtant quand on l’étudie aujourd’hui, on a l’impression qu’il y a une logique qui fait que à HEC on va
trouver beaucoup de fils de commerçants, à l’Ecole Normale , beaucoup de fils d’instituteurs et de
professeurs et à l’ENA beaucoup de fils de hauts fonctionnaires parisiens. Pour en revenir au mariage,
les groupes homogènes d’étudiants sont un des mécanismes à travers lesquels se réalise l’homogamie
de façon presque aussi parfaite que par l’intervention des familles. Pourquoi ? Parce que ces groupes
d’étudiants sont aussi homogènes que possible socialement. J’ai fait un long détour mais je voulais vous
raconter les choses de manière aussi concrète et aussi complexe que possible.
Dans la pratique à quoi peut servir la sociologie ? La sociologie peut permettre de faire, en
toute connaissance de cause, des opérations que l’on fait confusément dans la pratique. Par exemple,
quand on fait un sociogramme - la psychologie se diffuse plus facilement sur le système de
l’enseignement que la sociologie pour des raisons sociologiques - on regarde Paul, combien de choix ?
Est-ce une étoile ou pas ? Mais on ignore les propriétés sociales de Paul. Si on mettait, Paul, fils de
cadre moyen, peut-être comprendrait-on pourquoi, parce qu’il y a des choix dont le principe peut-être
une affinité de manière d’être. De même la préférence qu’ont les professeurs des classes moyennes
pour les élèves du même milieu, cette préférence a pour principe (tant pis, il faut que je lâche un grand
mot) un habitus, un acquis qui va fonctionner comme une nature, une propriété acquise dans la famille
par l’apprentissage, par toutes les actions de socialisation, d’éducation, une sorte de système de
dispositions, de manière d’être permanentes, de goûts, de préférences, etc. qui oriente à la fois notre
perception des autres, notre perception des nourritures, nos choix en matière de partenaires sexuels,
d’amis, etc. Ce système de dispositions, ces lunettes sociales que nous avons sont donc ce qui, là où
nous croyons aller à l’aveugle ou à la liberté, oriente des choix comme le choix du conjoint, d’une
discipline, etc.
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On voit mieux, il me semble, ce que la sociologie peut faire. Un instituteur peut utiliser la
sociologie pour essayer de se comprendre et de mieux comprendre ses pratiques : le fait d’être
instituteur n’a pas du tout le même sens pour celui qui est fils de mineur de 50 ans que pour celle qui est
femme, fille de cadre moyen de 30 ans. Ces différences qu’il ne faut pas penser comme un fatum,
comme un destin, vont orienter, à travers ce que j’appelle l’habitus, la perception des élèves. C’est
l’habitus qui sera au principe des préférences complètement inconscientes, qui n’ont rien à voir avec le
favoritisme, qui sont en un sens pires que le favoritisme conscient ; qui sera au principe de la pédagogie,
ou du rapport à la pédagogie, du rapport au métier, ascétique, puritain ou au contraire “ relax ”, nouveau
style ; du rapport aux syndicats et aux partis, etc. On peut faire de la sociologie un instrument de
connaissance de ce que l’on est, de ce “ caractère ” socialement constitué qu’est l’habitus, et en même
temps des situations sociales dans lesquelles ce caractère va intervenir, étant entendu que chaque fois,
cette espèce de caractère social va produire des effets différents selon l’espace social dans lequel il va
fonctionner. Il y a un usage clinique de la sociologie : on peut appliquer l’analyse sociologique à un
individu dans sa singularité et comprendre une bonne partie de ce que d’ordinaire on laisse, à tort, à la
psychologie. Je pense que le travail de la sociologie, c’est d’élaborer la connaissance de l’individu de
telle manière que la psychologie puisse ensuite faire vraiment son travail (il n’y a rien de pire à mes yeux,
que d’expliquer psychologiquement ce qui n’est pas psychologique).
Mais je crains d’être trop long. Si j’étais sûr que la discussion s’ouvre maintenant, je m’interromprais tout
de suite, mais j’ai très peur de ces rangs vides, de cette distance dont je parlais tout à l’heure et je
continue encore un moment. Je pense que la pédagogie ferait un progrès considérable si d’une part les
principes sociologiques de la pédagogie pratique devenaient plus conscients et si d’autre part cette
pédagogie pratique, se fondant davantage sur la sociologie, accueillait à sa juste place tous les apports
de la psychologie, à ce moment là beaucoup plus puissants. Je pense qu’il est important de réintroduire
le social dans la perception et que souvent, en omettant de percevoir le social, on se prive d’une
possibilité réelle d’action parce que dans une certaine mesure, ce que le social a fait, le social peut le
défaire ; alors que le naturel, on n’y peut rien. Mon travail initial a consisté à détruire ce que j’appelle
l’idéologie du don. Cette idéologie du don est tout à fait funeste parce que réellement fataliste. Alors que
s’il apparaît, ces que différences, que nous naturalisons, que nous constituons comme naturelles en les
pensant comme des dons, sont liées à des propriétés sociales, ce que le social a fait, le social peut le
défaire, ce qui est historique peut être transformé par l’histoire (évidemment il y a parfois de l’irréversible,
il y a des handicaps sociaux très puissants, cumulatifs). Réintroduire une dimension sociale dans la
perception que le maître a de ses élèves, c’est lui donner une liberté de plus. Je pense que la sociologie
en dévoilant des nécessités donne un peu de liberté. La pédagogie rationnelle, par opposition à une
pédagogie sauvage ou utopiste, essaie de tirer parti au maximum des espaces de liberté en sachant
éventuellement se servir d’une nécessité contre une autre.
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P.B. “ Je souhaite des questions ”
R.K. “ La parole est à la salle ”
Question : Le “ coup de force ” impliqué par la prise de parole du “ maître ” est-il totalement injustifié au niveau de
l’école élémentaire, quand il s’agit d’imprégner les enfants d’une ambiance linguistique que certains ne
connaîtraient jamais chez eux.
Réponse : Il faut à la fois que je réponde à la question et que je montre comment le sociologue se situe par rapport
à elle. Au fond, ce n’est pas une question de sociologue. Il y a des situations de communication dans
lesquelles le locuteur autorisé est si autorisé que peu importe si on comprend : beaucoup de situations
politiques sont de ce type. Dans beaucoup de situations, l’essentiel de ce qui se passe réside dans les
conditions qui font que ce qui se passe peut se passer : c'est-à-dire l’essentiel passe inaperçu. Ce qui
constitue un fait social capital : dans le monde social, les choses les plus importantes vont de soi et le
rôle du sociologue, c’est de rendre ces choses conscientes, et en les rendant conscientes de rendre
possible l’action.
J’ai reformulé la question : il n’y a pas coup de force : c’est comme ça. L’autorité, elle est là : c’est un fait.
Il y a des cas où la sociologie constate des jugements de valeur, des faits de valeur, si l’on permet
l’alliance de mots. Dès le moment où il prend la parole, l’instituteur impose sa langue avec toute
l’autorité déléguée qui lui vient de ses diplômes, de ses titres, du système scolaire et celui qui n’a pas la
langue qu’il emploie n’a qu’à sortir. Il ne sort pas tout de suite. Mais en général... Quand je dis ça, il ne
s’agit pas de culpabiliser. C’est un fait qu’en tant qu’instituteur, c’est moi qui ai l’estrade, c’est moi qui ai
le tableau, c’est moi qui donne des notes, c’est moi qui ai le bon langage. Alors ce fait étant constitué, on
peut dire, quand je m’adresse à des gens qui n’ont pas le bon langage, que dois-je faire : est-ce que par
exemple je dois assumer en toute bonne conscience mon langage ? Est-ce que je ne peux pas me
servir de cette autorité du bon langage pour mettre en question l’autorité du bon langage ? L’analyse
n’est ni culpabilisante, ni démobilisante ; elle permet de choisir en toute connaissance de cause. Si vous
dites : c’est comme ça, je ne peux pas faire autrement, l’inspecteur ne le permettrait pas, vous avez
choisi. Si vous dites : je veux subvertir le rapport pédagogique, vous allez encore vous servir de
l’autorité pédagogique pour disqualifier le langage dominant. Mais qu’est-ce que cela implique ? Vous
allez faire de l’espace relativement autonome d’une classe (au sens scolaire) un marché linguistique
particulier où l’on pourra parler argot, où l’on pourra parler comme on parle à la maison (à supposer que
ce soit possible, c’est une utopie). Mais en fait, est-ce que c’est sociologiquement réaliste ? Le
sociologue vous dira : attention, vous faites un petit ilôt autonome dans un univers qui continue à
fonctionner selon d’autres lois. Est-ce qu’on peut faire une révolution pédagogique dans le sous-espace
pédagogique sans poser le problème général de transformation des rapports de domination
linguistique ? Mais où se situe le principe des rapports de domination linguistique ? Il faudrait prolonger,
analyser la contribution que la littérature apporte à la reproduction de ces rapports de domination - avec
par exemple des phénomènes comme les prix littéraires qui sont à la littérature, ce que les collections
sont à la haute couture -. Si on prolongeait cette analyse, à la fin, vous seriez comme moi et vous diriez :
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je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire ! Je vais renforcer l’image du sociologue que vous aviez au
départ : finalement, qu’est-ce que c’est que ce théoricien qui nous laisse tout seul dans notre classe
avec nos problèmes.
Je vais dire ma conviction. Au fond, la plupart des questions que vous m’avez posées s’adressent à un
prophète, pas à un sociologue. Un prophète, c’est quelqu’un qui répond à tout - à la façon de ce qu’on a
appelé à Paris un nouveau philosophe -, qui vous dit tout sur les rapports entre les camps soviétiques et
la guerre d’Israël, sur les rapports entre la réforme de l’Université et les progrès de la science. Je pense
que le fait de répondre comme je le fais, en laissant chacun devant le problème un petit peu mieux posé,
c’est un acte politique. Mon travail politique, si j’en avais un, ce serait de donner aux gens des
instruments pour penser eux-mêmes ce qu’ils chargent les hommes politiques de penser à leur place.
Question du psychologue à propos de l’opposition clinique/statistique.
Quand j’ai dit clinique, c’était uniquement pour les besoins de la communication ; évidemment en
sociologie, comme en psychologie, les lois supposent la statistique. Aussi longtemps que l’on n’a que
quelques cas, c’est comme si l’on n’avait rien. Cela dit, je pense qu’il y a des choses fines, subtiles que
dans un premier temps on ne saisit que par des études de cas très approfondies. Ce que je dis là, je le
dis contre toute la tradition de ma discipline ; très souvent la sociologie, ayant partie liée avec la
statistique, a préféré travailler de façon extensive plutôt que de façon intensive, et on a établi des
régularités superficielles. Mais si on en restait là, très souvent on ne comprendrait rien. On fait souvent
de grands pas scientifiques par une étude très approfondie d’un tout petit nombre de cas étudiés dans
toute leur complexité, et à partir desquels on peut relancer des démarches de vérification statistique à
grande échelle : il est important de revenir à cette connaissance non pas du singulier, mais des
propriétés générales qui ne se saisissent qu’à l’échelle singulière.
Demande de précisions sur “ Ce que le social a fait, le social peut le défaire ” et sur la possibilité de faire
quelque chose contre le handicap social.
C’est un problème très compliqué. Ce qui est certains, c’est qu’on ne peut pas supprimer le handicap
social par décret, par une réforme scolaire. Je pense que les gens qui n’acceptent pas le monde comme
il est, qui veulent soit réformer, soit révolutionner le monde social, ont toujours surestimé la capacité de
transformation. Je pense que plus la sociologie sera avancée, plus elle paraîtra pessimiste. Plus la
sociologie connaîtra les mécanismes de nécessité, plus nous saurons tout ce qui nous contraint, plus
cette forme d’utopisme irresponsable qui tient lieu souvent de programme politique aux partis de
gauche en prendra un coup. Un des rôles de la sociologie, disons un des rôles que je m’assigne, en tant
que sociologue, c'est-à-dire : attention, ne surestimez pas la maîtrise que nous avons du monde social.
Parce que les mêmes qui viendront sceptiques, en traînant les pieds à une conférence de sociologie
délégueront à des gens qui en savent mille fois moins sur le monde social le pouvoir d’agir sur ce
monde. S’agissant de savoir ce qu’il faut faire et ce qu’on peut faire pour combattre l’efficacité des lois
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sociales qui tendent à reproduire les inégalités, tout ce que peut faire la sociologie, c’est mettre en garde
contre l’utopisme. Il est évident que ce sont des choses sur lesquelles on n’agit pas par décret.
Une réforme pédagogique passe par le dernier des contractuels qui vient d’être nommé à l’école
d’Hazebrouck. Et c’est l’interaction de tous ces gens qui vont investir leurs petits intérêts, leurs petites
ambitions, le diplôme qu’il ont obtenu, celui qu’ils auraient voulu obtenir, leurs échecs, leurs réussites,
etc. que sortira l’avenir du système scolaire. Or il faut partie de l’idéologie professionnelle des hommes
politiques de croire qu’on s’empare de l’appareil d’état (c’était le modèle léniniste) et qu’ensuite il n’y a
plus qu’à appuyer sur les boutons pour tout changer. Comme si les ministres étaient responsables... Ils
ne sont coupables de rien sauf de se croire responsables...
Ce n’est pas une philosophie pessimiste ; tout au contraire : les actions de transformation profonde
supposent une mobilisation profonde, supposent une explication profonde, supposent que chacun dans
sa paroisse sache un peu plus ce qu’il fait. Mais je n’ai pas répondu directement à la question de savoir
si on peut faire quelque chose contre le handicap social...
Question : A propos de la nostalgie du chercheur...
Un des problèmes que je me pose depuis très longtemps, sur le mode de la nostalgie, c’est de brancher
réellement la recherche sur de la pratique de recherche, sur de la recherche pratique. J’ai des relations
avec certains syndicats qui font des choses que les chercheurs ne peuvent pas faire parce qu’il y a des
endroits où les chercheurs n’ont pas accès, et qui les font mieux parce qu’avec l’aide des chercheurs ils
peuvent améliorer, leurs observations et leurs analyses, etc. Ceci n’est pas facile. Parce que de même
que chez les instituteurs la sociologie se heurtera à une espèce d’anti-intellectualisme défensif-agressif,
dans les syndicats il aura à compter avec un ouvriérisme qui a les mêmes fonctions. Il y a les obstacles
hiérarchiques, il y a des foules d’obstacles sociaux à la réalisation d’une intégration réelle de la
recherche et de la pratique. En plus il y a tous les mauvais chercheurs qui ont un intérêt vital à ce que la
connexion ne se fasse pas.
Question : A propos de la contestation de la linguistique par la sociologie. Y a-t-il une visée ou une
tentation impéraliste de la sociologie ?
Voilà un des malentendus que suscite la sociologie. Toute science se donne pour projet d’expliquer le
plus possible, sans sortir de ses propres limites, de ses propres critères de définition de l’objet. Par
exemple en ce qui touche tous les phénomènes concernant le corps, l’on aura tendance à dire que c’est
l’affaire de la biologie ou de la psychanalyse. Pour le sociologue, il y a là un espèce de défi : j’ai montré
que l’image du corps propre telle qu’elle est constituée par les autres est un des éléments les plus
importants de la constitution de la personnalité. Sans faire intervenir la biographie clinique que
considère la psychanalyse, on peut comprendre un certain nombre de phénomènes très importants de
la constitution de la personnalité à partir de variables sociales. En tant que sociologue, je pense que je
n’abandonnerai le phénomène considéré aux dons biologiques, aux varables psychologiques, qu’après
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avoir mis à l’épreuve toutes les variables sociologiques possibles : au psychologue de se défendre, au
linguiste de se défendre. Mon travail c’est de faire reculer la frontière le plus loin possible. Pas du tout
par impérialisme. Au contraire, je pense qu’en ce moment la sociologie est en train de rendre service à
la linguistique, en contrant ce modèle totalitaire. La linguistique à force d’imposer son mode de pensée
finit par vider les sciences sociales, l’anthropologie, la sociologie, etc. de leur contenu. J’espère que les
linguistes vont se poser des problèmes que leur domination leur permettait d’esquiver. Les luttes entre
les sciences sont vitales : la science a progressé par la lutte.
Question : “ Langage en situation et exercices structuraux ”.
Je n’ai pas beaucoup insisté dans mes réponses sur les questions qui concernent le langage parce que
je pensais que c’était là qu’il y avait le plus de questions polies. Ce qui ne veut pas dire que ces
questions ne m’intéressent pas.
Faire des exercices structuraux d’usage du langage à vide, on peut dire que c’est méconnaître cette
propriété du langage que rappellent les sociologues : tout langage est fait pour être parlé en situation,
donc ça ne prépare pas aux situations ordinaires de la vie où il faudra parler en situation, donc il faut
réintroduire de la vie, etc. En fait, il y a beaucoup de situations dans la vie, et sans doute les plus
importantes pour faire une carrière, où il faut parler comme si on faisait des exercices structuraux : les
examens, les situations d’interviews, les situations politiques. Que fait la sociologie ? Elle vous dit :
qu’est-ce qu’une situation scolaire ? Elle vous dit que quels que soient vos efforts pour mettre la vie
dans l’école, l’école c’est l ‘école, c’est un univers artificiel. Une partie de mes réflexions sur le langage
sont nées d’une réflexion sur l’usage scolaire du langage. L’école exige et récompense l’usage du
langage “ pour rien ”. Or ce rapport au langage est très inégalement encouragé selon les classes
d’origine. Autrement dit ce qui distingue les différents milieux, c’est, entre autres choses, la possibilité
d’y parler pour parler, hors situation, c'est-à-dire sur un mode proche du mode qui est dominant à
l’école. D’où l’importance de faire une espèce d’auto-analyse : Qu’est-ce que c’est que de parler dans
une situation scolaire, qu’est-ce que le mode d’expression que je demande quand je ris “ racontez vos
dernières vacances ” - ce que personne ne ferait spontanément même pour sa grand-mère -. Dans les
enquêtes sur les opinions politiques, dans les sondages, on observe que les taux de non-réponse
varient selon la question posée, le sexe, la classe sociale, le niveau d’instruction. On observe en
particulier que les taux de non-réponses aux questions qui demanderaient pour être “ répondues ” cette
posture que demande l’école sont étroitement liés au niveau d’instruction. Cette espèce de discours
neutralisé qu’il faut tenir dans les dissertations est très inégalement distribué selon les classes sociales ;
les mêmes qui interrogés d’une certain façon vous feront une théorie magnifique des rapport entre le
syndicat et les ouvriers chez Renault, si vous leur dites “ Pensez-vous que l’action des syndicats doive
se développer au profit des communes ouvrières, etc. ” vous diront n’importe quoi. Qu’en conclure au
point de vue pédagogique ? Rien. Mieux vaut être honnête et ne pas faire croire qu’il y a des réponses
scientifiques à des questions pédagogiques. En ce qui concerne précisément le problème des
handicaps, notre travail a consisté à établir historiquement la liaison entre la scolarisation obligatoire,
donc l’apparition d’un public scolaire non prédisposé socialement, et l’apparition des taxinomies
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psychologico-médicales dont le paradigme est représenté par les travaux de Binet. Ces travaux
éclairent sur le psychologie, sur la fonction qu’elle a remplie ; on voit ensuite comment des tas de
problèmes qui étaient des problèmes sociologiques ont été médicalisés (exemple du QI). Je pense qu’à
toutes les époques, il y a une lutte pour le monopole d’une clientèle ; médicaliser une catégorie, c’est
produire une clientèle. Par exemple, entre psychiatres et psychanalystes, il y a une lutte qui se reproduit
d’ailleurs au niveau scientifique. Il importe que les instituteurs sachent qu’ils sont invoqués dans ces
luttes. Je pense qu’il est important que vous sachiez que la recherche, c’est aussi votre affaire. Au
risque de paraître utopiste, je dirai qu’il faudrait donner la formation la plus élevée à l’ordre
d’enseignement dit le plus bas. Parmi les effets que produit le système scolaire, il y a les effets de
hiérarchisation qui font que les gens, même quand ils comprennent, ne se sentent pas le droit de
comprendre (c’est une chose que j’ai sentie en lisant certains questionnaires). Le système scolaire doit
produire des différences et des différences reconnues et il doit faire reconnaître aux gens qu’il met du
mauvais côté de la barrière qu’il est bien qu’ils y soient et qu’ils ne pouvaient être ailleurs. Il y a une
forme de persuasion clandestine qu’exerce le système scolaire en particulier sur les gens qu’il range
dans les catégories dites, intérieures du système d’enseignement : il développe en eux une forme
d’anti-intellectualisme avec un zeste de ressentiment et en même temps une espèce de
reconnaissance excessive des hiérarchies intellectuelles ; les deux choses n’étant pas du tout
contradictoires, au contraire, l’agressivité n’étant souvent que l’inversion d’un respect excessif. Je
pense que ça a des effets tout à fait funestes en ce sens que les gens s’excluent eux-mêmes de savoirs,
de connaissances qui leur sont non seulement possibles mais nécessaires.
Question : Approfondissement de la question des handicapés.
Sur le problème des handicapés, je ne dis pas que c’est bien qu’ils soient intégrés ou pas, je dis qu’il y a
une lutte pour le monopole des handicapés qui constituent une clientèle intéressante. Par exemple , le
privé est en concurrence très forte avec le public sur ce terrain et c’est un des biais par lequel le privé
grignote du terrain. De façon générale, le privé s’approprie les terrains difficiles (les handicapés, les fils
d’immigrés, les cas sociaux, etc.) parce qu’il est en mesure de le faire, étant donné ses propriétés ; et
ensuite ça s’institutionnalise. Il y a suffisamment de gens intéressés à ces cas pour qu’il y ait une
concurrence autour d’eaux et la concurrence scientifique souvent n’est que le reflet de lutte entre des
corps, entre des gens qui ont des intérêts d’un tout autre ordre. De même, à propos de l’opposition
inné-acquis, un de ces problèmes qui ressurgissent périodiquement alors que scientifiquement, ils n’ont
aucun intérêt : selon qu’on réponde l’un ou l’autre, ça va être tel corps ou tel autre qui va s’approprier une
clientèle. De même encore, tout ce qui tourne autour du corps aujourd’hui est un gros enjeu de lutte. Les
fausses luttes scientifiques sont souvent la retraduction au niveau des intérêts dits intellectuels de
conflits entre des corps pour s’approprier une clientèle. Le cas des handicapés, quelle qu’en soit la
définition, comme le cas des caractériels, toutes ces catégories qu’on a baptisées en grande partie
parce qu’elles posaient des problèmes au système scolaire, tous ces cas là ne peuvent être traités de
façon monopolistique et ne peuvent être traités que dans une concurrence contrôlée. On demande
souvent à la recherche d’arbitrer des problèmes qui ne sont pas les siens : quand le chercheur répond,
c’est qu’il est au service inconsciemment d’un groupe de pression.
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Question : Dévaluation de l’image de l’instituteur
Le statut de l’instituteur, je vais répondre honnêtement, c’est un terrain mal connu. Nous n’avons pas de
très bonnes enquêtes sur le corps des instituteurs et surtout nous n’avons pas, ce qui serait encore plus
important, d’études longitudinales permettant de comparer la position de l’instituteur dans l’espace social
à différents moments sous le rapport de la rareté culturelle, des revenus. Cela dit, je peux donner
quelques indications et essayer de préciser la question. Un effet classique de l’accroissement
numérique d’une profession s’accompagne d’une perte de rareté. Effet simple qui a frappé tout le corps
enseignant. Je pense aussi qu’il y a des phénomènes structuraux très importants, l’accès d’une plus
grande partie de la population à l’enseignement de type secondaire ou supérieur s’est aussi
accompagné d’une perte de rareté. Je pense d’ailleurs que c’est un phénomène qui a touché tous les
gens qui dans l’espace social sont riches en capital culturel plus que de capital économique. Par
exemple au niveau des intellectuels, la rareté relative des intellectuels par rapport à des fractions
dirigeantes qui sont beaucoup plus instruites qu’elles ne l’étaient, il y a 50 ans, a beaucoup diminué ; tout
le rapport entre le pouvoir et les intellectuels a été transformé par ce changement.
Lorsque vous parlez de manque de confiance des parents, je me demande s’il s’agit de quelque chose
qui surgit dans l’expérience de chacun de vous et si ce n’est pas un discours reçu qui se diffuse dans le
milieu. Je pense qu’il y a aussi une chose importante, c’est le changement du recrutement social et
sexuel du corps des instituteurs. Avec la scolarisation généralisée, le phénomène d’inflation des titres
scolaires et leur dévaluation corrélative, le métier d’instituteur qui était le terme d’une promotion pour les
gens qui sortaient de la classe ouvrière ou paysanne, etc. est aussi devenu le refuge de gens ayant
obtenu des titres, qui à une autre époque, leur auraient valu des positions de professeurs du secondaire.
Ces changements me paraissent importants pour comprendre les conflits à l’intérieur du milieu, les
transformations de la pédagogie, les luttes sur la pédagogie. Beaucoup de conflits vécus en terme
ultimes se comprennent très vite et se dédramatisent dès qu’on voit qu’ils correspondent à des
trajectoires sociales et à des personnels très différents, c'est-à-dire à des catégories de gens qui
importent dans leur métier des habitus tout à fait différents : des rapports au métier, des systèmes de
valeurs inconscients, des visions du monde, des goûts tout à fait différents. Dans le corps des
instituteurs, il s’est passé beaucoup de choses comme ça que j’aimerais pouvoir étudier. Je ne peux pas
en dire plus pour le moment.
Intervention à ce propos sur le conflit pédagogie traditionnelle - pédagogie rénovée.
Je pense que là aussi, il s’agit de conflits ultimes. J’ai dit quelque part - c’est une phrase que vous avez
beaucoup reprise - “ il y a des gens qui sont prêts à mourir pour l’orthographe ”. Je voulais dire qu’il y a
des cas où des enjeux pédagogiques suscitent des investissements tellement forts qu’on voit bien qu’il
s’agit d’autre chose. Je crois que beaucoup de conflits qui se jouent sur le terrain pédagogique sont des
conflits ultimes qui engagent des systèmes de valeurs, des visions du monde, des représentations sur la
sexualité, sur la manière de vivre, de tenir son corps, de mettre une cravate ou non, de manifester le
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respect ou pas. Quand des choses comme ça sont en question, les gens deviennent très mauvais. Il
s’agit de choses qui touchent à des pulsions élémentaires ; ils défendent leur peau sociale, leur manière
de vivre, ils voudraient que l’univers social soit peuplé de gens comme eux (cela joue un rôle très
important dans les situations de cooptation). Ils défendent leur habitus, quelque chose de beaucoup plus
vital que leur salaire, c'est-à-dire leur idée d’eux-mêmes, leur identité, leur self-estime, leur virilité, leurs
souvenirs de jeunesse, un monde comme ils voudraient qu’il soit, tout ce qui donne sens à leur vie. Du
côté des jeunes - j’ai toujours décrit les vieux parce que c’est plus facile -, il y a des mutations du rapport
pédagogique qui sont évidemment fonctionnelles (pour ceux qui les accomplissent) ; on comprend tout
de suite, dès qu’on met en rapport entre le poste et le capital de l’occupant et celui qui l’occupe, qu’il y a
pour certains un intérêt vital à redéfinir le poste à leur mesure.
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