des ressources génétiques à la biodiversité cultivée

DES RESSOURCES GÉNÉTIQUES À LA BIODIVERSITÉ CULTIVÉE
La carrière d'un problème public mondial
Christophe Bonneuil et Marianna Fenzi
S.A.C. | Revue d'anthropologie des connaissances
2011/2 - Vol. 5, n° 2
pages 206 à 233
ISSN 1760-5393
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2011-2-page-206.htm
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Pour citer cet article :
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Bonneuil Christophe et Fenzi Marianna, « Des ressources génétiques à la biodiversité cultivée » La carrière d'un
problème public mondial,
Revue d'anthropologie des connaissances, 2011/2 Vol. 5, n° 2, p. 206-233. DOI : 10.3917/rac.013.0206
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RESSOURCES BIOLOGIQUES
DES RESSOURCES
GÉNÉTIQUES À LA
BIODIVERSITÉ CULTIVÉE
La carrière d’un problème public
mondial
CHRISTOPHE BONNEUIL
MARIANNA FENZI
RÉSUMÉ
Le terme de « ressources génétiques » était au cœur de la
Convention sur la Diversité Biologique adoptée à Rio en 1992.
Mais comment ce concept de « ressources génétiques » fut-il
forgé ? Quels savoirs, imaginaires et formes de gestion du vivant y
étaient associés ? Quelle fut sa place à différentes périodes dans la
topologie très dynamique des problèmes environnementaux plané-
taires ? Depuis 1992, la question des « ressources génétiques » fait
l’objet au contraire d’un réétiquetage sous le vocable de « biodi-
versité cultivée » et leur valeur est réappréciée au prisme de la
notion de « services écosystémiques ». Comment rendre compte
de l’absorption des « ressources génétiques » dans ces nouveaux
cadrages discursifs dominants dans les arènes internationales ?
À la croisée d’une histoire culturelle des sciences, sensible à la
coproduction des savoirs et des imaginaires, et d’une sociologie
des problèmes publics, attentive à la dynamique des problèmes
environnementaux dans une mosaïque d’arènes et au travail des
acteurs pour rendre saillant et traitable un problème à travers
des cadres cognitifs et normatifs particuliers, nous analysons ici
la carrière des ressources génétiques agricoles végétales comme
problème public mondial du milieu du XXe siècle à aujourd’hui.
Mots clés : biodiversité, ressources génétiques, services écosys-
témiques, dynamique des problèmes publics
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Le terme de « ressources génétiques » était au cœur de la Convention sur
la Diversité Biologique adoptée à Rio en 1992. Celle-ci se donnait en effet
d’entrée de jeu pour objectifs « la conservation de la diversité biologique,
l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages
découlant de l’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un
accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des
techniques pertinentes… » (CDB, 1992, Art. 1.). Il s’agissait donc de conserver
la biodiversité par la mise en marché équitable de ses éléments, les « ressources
génétiques ». Mais comment ce concept de « ressources génétiques » fut-
il forgé ? Quels savoirs, imaginaires et formes de gestion du vivant y étaient
associés ? Comment un phénomène de recul de la biodiversité cultivée, guère
immédiatement tangible par tous, a-t-il pu être rendu visible, discutable et
mesurable ? Quelles alertes parvinrent à le porter dans les arènes internationales
et à le constituer comme un problème environnemental mondial ? Quelle fut
sa place à différentes périodes dans la topologie très dynamique des problèmes
environnementaux planétaires ?
Depuis 1992 cependant, la question des « ressources génétiques » fait l’objet
d’un réétiquetage sous le vocable de « biodiversité cultivée » et leur valeur est
réappréciée au prisme de la notion de « services écosystémiques ». Comment
rendre compte de l’absorption des « ressources génétiques » dans ces nouveaux
cadrages discursifs dominants dans les arènes internationales ? Comment
interfèrent les stratégies, les intérêts, les savoirs et les représentations dans
cette ascension puis ce refl ux ? Comment à différentes périodes la question
des ressources génétiques est-elle articulée, par certains acteurs et certaines
constructions narratives, à d’autres problèmes environnementaux globaux ?
Et comment, tout au long de la carrière de la perte de diversité génétique
des espèces cultivées comme problème public mondial, se sont négociées
les frontières et les articulations entre agriculture et environnement, entre
« primitif » et moderne, entre ex-situ et in-situ, entre nature et culture ?
Nous disposons de plusieurs travaux historiques ou sociologiques relatifs
à l’évolution de la gouvernance internationale des ressources génétiques des
plantes cultivées, éclairant notamment la prise en charge de leur conservation
(Pistorius, 1997), la place de celle-ci dans une succession de régimes agro-
alimentaires (« agro-food regimes ») qui articulent des façons de connaître,
des pratiques de manipulation du vivant, des modes de production et des
modèles de régulation (Pistorius et Wijk, 1999 ; Bonneuil et Thomas, 2009).
La montée d’un gouvernement de la biodiversité par la marchandisation des
ressources biologiques (Boisvert et Vivien, 2005 ; Thomas, 2006) ou encore les
mobilisations et les confl its politiques et culturels qui se nouent autour de la
biodiversité (Escobar, 1998 ; Ollitrault, 2004 ; Foyer 2010) sont également bien
connues. Notre perspective est ici différente et complémentaire. Il s’agit, en
mobilisant l’histoire culturelle des sciences de tracer la notion de « ressources
génétiques » jusqu’aux généticiens soviétiques des années 1920 autour de
Nicolaï Vavilov, et l’ensemble de représentations du vivant, de l’agriculture
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et de la société que ce concept incorpore et transportera longtemps avec lui
avant que ne s’affi rment d’autres représentations portées par d’autres cultures
épistémiques dans d’autres arènes. Il s’agit aussi, dans le sillage de la sociologie
des problèmes publics, de souligner l’importance des cadres cognitifs dans
l’action publique, non seulement dans les mécanismes qui mettent en place les
solutions aux problèmes mais aussi au sein du système d’acteurs qui participe
à une sélection progressive d’informations et de représentations de la réalité
(Muller, 2000 ; Hajer, 1995). À la croisée d’une histoire culturelle des sciences,
sensible à la coproduction des savoirs et des imaginaires, et d’une sociologie des
problèmes publics, attentive à la dynamique des problèmes environementaux
dans une mosaïque d’arènes et au travail des acteurs pour rendre saillant et
traitable un problème à travers des cadres cognitifs et normatifs particuliers,
nous analysons ici la carrière des ressources génétiques agricoles végétales
comme problème public mondial du milieu au XXe siècle à aujourd’hui.
1. L’INVENTION DES « RESSOURCES
GÉNÉTIQUES » ET DE SES ARÈNES
INTERNATIONALES (1920- ANNÉES 1960)
1.1. Un concept issu du modernisme génétique du milieu du
XXe siècle
La notion de « ressources génétiques » associe une représentation de la nature
comme ressource et l’idée que la diversité du vivant se jouerait essentiellement
au niveau du gène. Cette vision ressourciste de la nature a pu être analysée
comme l’essence même du projet de la science moderne (Heidegger, 1954).
Sans remonter aussi loin ni discuter cette thèse dans sa généralité, on retrouve
cette mise en avant de la diversité du vivant comme ressource chez bien des
naturalistes depuis Linné (Bonneuil, 2009). Ainsi le directeur du Muséum
d’Histoire Naturelle conçoit-il en 1893 les colonies comme des réserves à
inventorier et mettre en valeur :
« Les habitants du vieux monde ont les yeux fi xés sur ces régions vierges
où la nature est si riche et dont les ressources restent cependant sans
emploi (…) il faut augmenter le patrimoine des générations qui nous
succéderont, en travaillant à l’exploitation des ressources des territoires
récemment acquis à la France et où dorment les réserves de l’avenir (…).
Il s’agit maintenant de tirer parti de ces possessions nouvelles et, pour
cela, il faut savoir ce qu’elles produisent, par quelles races d’hommes
elles sont habitées, quelle est leur faune, quelle est leur fl ore » (Milne-
Edwards, 1893, 8).
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Dans l’esprit des naturalistes qui monopolisent alors l’expertise d’inventaire
et de mobilisation de la diversité du vivant et de mobilisation des espèces
(transferts planétaires de plantes via les jardins botaniques), c’est l’espèce qui
est l’unité de compte de la richesse, de la diversité biologique. Dirigeant de
vastes collections qu’ils décrivent comme des trésors, ils relient la richesse des
espaces naturels à leur abondance en nouvelles espèces potentiellement utiles.
C’est cette vision ressourciste ancienne que la génétique moderne réinvestit
en déplaçant la focale de l’espèce vers le gène. Darwin avait relativisé la
pertinence ontologique de l’espèce tandis que les sélectionneurs de la fi n du
XIXe et du début du XXe siècle avaient exploré et mobilisé la diversité variétale.
La lecture particulaire de l’hérédité (plutôt que continuiste) qui culmine avec la
« redécouverte » des lois de Mendel en 1900 fait du gène (où plutôt de l’allèle)
l’unité fondamentale du vivant : unité de transmission, de mutation, de sélection
(théorie synthétique de l’évolution) et d’« amélioration » du vivant. Ainsi, le
mendélien britannique William Bateson affi rme-t-il en 1902 que « l’organisme
est une collection de traits. Nous pouvons retirer le caractère jaune et brancher
[plug in] le vert, retirer la hauteur et brancher le nanisme » (cité par Allen,
2003, 67). Le concept de gène dans la génétique classique s’apparente à la pièce
standardisée d’un agencement industriel modulable, la « machine végétale »
(Thurtle, 2007 ; Bonneuil, 2008).
C’est dans ce contexte que naît la notion de ressources génétiques mise
en avant par Nicolai Vavilov et ses collègues. Formé par Bateson, Vavilov
appartient à la brillante génération de généticiens (Philipchenko, Serebrovsky,
Timoféef-Ressowsky, Dobzhansky…) qui dominèrent la biologie soviétique
dans les années 1920, avant l’ascension du lyssenkisme, et contribuèrent à la
théorie synthétique de l’évolution comme une mathématique de la répartition
des allèles dans des populations (Adams, 1979). Plusieurs d’entre eux étaient
engagés dans le projet d’une modernisation génétique de l’Union soviétique qui
comprenait un projet eugéniste mais aussi l’envoi de centaines de prospections
génétiques dans les Républiques de la périphérie soviétique et dans le monde
entier, pour rapporter du germoplasme des races animales et variétés végétales
de la planète et moderniser l’agriculture nationale. En 1940, la collection de
l’institut de Vavilov à Leningrad ne comprend pas moins de 250.000 accessions,
dont 30.000 pour le blé. De cette vaste entreprise impériale et de son bagage
mendélien, Vavilov dériva une pensée géographique des gènes, leur répartition
et leur diversité et inventa le concept de « centres d’origine », zones de
domestication d’une plante, plus riche en diversité (Vavilov, 1926). Outre les
apports archéologiques et évolutionnistes, de ces vastes prospections dans les
régions les plus riches en gènes, s’inscrivaient dans la quête moderniste de la
plante améliorée, l’animal optimal et l’homme nouveau (Flitner, 2003) :
« Nous cherchons à maîtriser le processus historique (...) à trouver
les éléments de base, les “briques et le ciment” à partir desquels les
espèces et variétés modernes sont constituées. Nous avons besoin de
cette connaissance pour posséder le matériau initial de l’amélioration
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