Séquence 1-Leur vie est un roman
Lecture analytique Marcel Schwob
Article intéressant : http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique55 :
Article de Maud Lecacheur et Aurélie Arrufat:auquel j'emprunte les éléments de l'intro
Grand lecteur de Villon, traducteur de Shakespeare, admirateur de Stevenson. Parues en 1896, les Vies
imaginaires offrent au lecteur le récit de vies singulières, allant d’Empédocle aux assassins MM. Burke
et Hare : ces êtres, réels pour la plupart, demeurent relativement peu connus par rapport à d’autres figu-
res de leur temps, et c’est leur singularité excentrique qui les rassemble. Il s’agit pour l’auteur d’écrire
entre les lignes de leur biographie supposée, d’imaginer ce qu’ont pu être leurs vies, par un déplacement
de l’érudition qui substitue l’ouverture des possibles de l’imagination à la causalité historique. L’ensem-
ble frappe par une concision – le récit de chacune des vingt-deux vies tient en moins de cinq pages –
revendiquée par Marcel Schwob qui s’affranchit des règles de la biographie traditionnelle, qui ambi-
tionne l’exhaustivité, pour créer le genre nouveau de la biographie fictionnelle .
L’œuvre de Marcel Schwob s’ouvre sur la distinction entre l’art et la science historique, à laquelle il reproche
sa visée trop générale, au mépris de l’individu. Dans une biographie historique, seuls les faits et gestes des
grands hommes nous sont transmis, en cela qu’ils se rattachent à un événement, à une idée générale ayant
contribué à écrire l’histoire totale telle que nous la connaissons. Marcel Schwob désire rendre au particulier
toute sa richesse et sa valeur potentielle. Ce qui nous intéresserait dans la vie d’un homme ne résiderait ni
dans ses grandes actions, ni dans ses idées, mais bien plutôt dans son extrême singularité : ainsi, le moment
où l’excentricité du personnage le fait bifurquer par rapport à l’univers des grands hommes fascine l’auteur.
« L’art est à l’opposé des idées générales, ne décrit que l’individuel, ne désire que l’unique. Il ne classe pas ; il
déclasse » : ce geste de déclassement perpétuel est visible dans l’usage exclusif des sous-titres des vies, qui
construit une typologie ironique que le récit vient distordre en s’écartant de la terminologie inaugurale. C’est
par exemple la vie d’Alain le gentil qui est moins soldat, défenseur de l‘ordre, qu‘un brigand fauteur de
désordre.
Il découle de cette distinction entre biographie historique et biographie fictionnelle une prise de distance à
l’égard du vrai. Les Vies imaginaires s’affranchissent des règles traditionnelles : des faits tels que la naissance,
la mort, la filiation sont souvent modifiés afin d’atteindre l’unicité de chaque individu. Toutefois, cet écart
par rapport à l’histoire ne signifie pas un refus de l’érudition historique : Marcel Schwob cultive le goût du
détail (une marque au flanc droit de Cyril Tourneur) et de l’anecdote (la révélation de Cratès devant une
représentation du Télèphe d’Euripide) sans se soumettre à l’histoire totalisante, afin d’ouvrir le récit à la
polyphonie – principe d’écriture de La Croisade des enfants – à la multiplicité des possibles
« L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer
dans un chaos de traits humains. » Schwob page 16
Dire l’unique passe par une tension entre l’extrême concision de chaque récit, qui semble rapprocher
étrangement la vie et la mort par cette brièveté même, malgré une narration elliptique, et une esthétique du
détail, lieu de la singularisation de chaque être où se condensent l’intériorité d’un personnage selon la logi-
que du biographème que théorisera Barthes : le vêtement prend ainsi une importance significative pour
Frate Dolcino qui tient à garder son mantelet sur le bûcher, ou pour Gabriel Spenser qui fait d’un drap cra-
moisi à frange dédorée une robe de théâtre. De cette tension jaillit une intensité rejouée d’une vie à l’autre.
Marcel Schwob entend « donner autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare, […]
raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou crimi-
nels. » (p. 17)
La plupart de ces personnages connaissent des trajectoires tragiques, presque tous côtoient la misère et
l’exclusion, et les héros de cette œuvre sont pour l’ensemble des prostituées, des voleurs, des pirates, voire
des assassins : à cet intérêt envers la richesse des marges répond une phrase du Pape Grégoire IX dans La
Croisade des enfants, selon laquelle « Dieu accorde la même part au grain de sable et à l’empereur. »
Le souci ethnographique du proche se manifeste non sans humour par un travail sur les parlures, qui en ren-
dant compte de l’argot d’un personnage – celui de Walter Kennedy par exemple – cherche à faire entendre
la rhétorique d’une époque.