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MÉNAGES ET FAMILLE : LA THÉORIE REVISITÉE
Communication au séminaire
"Ménage et famille en Afrique : bilan, enjeux et perspectives de la recherche"
Lomé, 4 au 9 décembre 1995
Jean-Luc Dubois
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Introduction
Cette communication a pour but d’examiner quels ont été les apports et quelles sont les
limites de la recherche économique sur les familles et sur les ménages. Un sujet qui n’est pas
facile en raison de la variété des questions relatives aux ménages et de l’évolution constante vers
une plus grande complexité dans les problèmes étudiés (Morin 1994). Pourtant le fait de se
cantonner à la seule démarche économique devrait permettre de mieux sérier les problèmes pour
comprendre le lien entre l’évolution de la pensée économique et la mise en oeuvre des politiques
économiques et sociales. Tout ceci dans le cas bien particulier de l’Afrique Sub-saharienne.
L’économie est la science de la gestion optimale de ressources rares, au sein d’une
communauté, et dans un univers de contraintes économiques, sociales, politiques et culturelles
(revenu, temps, espace, obligations sociales, croyances, etc.), afin d’obtenir un résultat donné :
par exemple niveau de consommation par tête, niveau de profit, taux de croissance du PIB, etc..
Ce principe de rationalité se traduit par une affectation des ressources disponibles qui se veut
optimale, en termes de montants alloués et de domaines d’intervention retenus. Le système de
prix, ou plutôt de valeur, qui s’en déduit joue un rôle essentiel dans ces affectations : il guide, par
exemple, le choix de dépenser 1 Franc supplémentaire dans des investissements productifs ou, au
contraire, dans des investissements sociaux.
La politique économique, par le biais d’une série de décisions aux niveaux macro-
économiques, nationaux ou régionaux, ou meso-économique sectoriels, agit dans ce sens. Elle
s’appuit sur la connaissance des comportements micro-économiques des différents acteurs :
groupes sociaux, ménages et individus, entreprises, administrations, etc.. Dans ce papier nous
mettons l’accent sur les ménages, groupes sociaux et individus, en tant qu’entités responsables
des décisions d’allocation des ressources à la production, la consommation, l’épargne ou
l’investissement, etc..
Dans ce cadre, la recherche économique vise à comprendre le comportements des acteurs
- c’est à dire leurs motivations, les choix à leur disposition, leurs décisions - aux différents
niveaux macro, meso et micro-économique. Ceci afin de formuler, à la lumière des observations
et résultats obtenus, des propositions de décision pour la politique économique. Pour répondre à
cet objectif, on prend en compte trois aspects complémentaires de la recherche : (i) la création
d’un cadre de référence conceptuel et théorique qui donne les définitions et fait le point des
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Economiste IRD/ORSTOM, Coordonnateur du projet OCISCA (Observatoire du Changement et de
l’Innovation Sociale au Cameroun) à Yaoundé. Article retravaillé avec J-M. Gastellu, Economiste
IRD/ORSTOM, et publié en 1997 sous le titre En Economie : lunité retrouvée, la théorie revisitée in Ménages
et familles en Afrique : approches des dynamiques contemporaines, M. Pilon, Th. Locoh, E. Vignikin, P. Vimard
(eds), Les Etudes du CEPED n°15, CEPED, Paris, chap 4 pp.75-97
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connaissances sur le sujet ; (ii) la mise au point de méthodes d’observation et d’instruments de
mesure permettant de nérer des informations sur la réalité économique ; et (iii) la valorisation
des résultats par l’élaboration et l’évaluation de politiques économiques et de projets de
développement,
I. CADRE DE RÉFÉRENCE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE
Un cadre de référence propre à l’économie des ménage est indispensable afin, d’une part,
de s’accorder sur la définition des principaux concepts : ménage, famille, individu, etc., et,
d’autre part, de créer, par l’apport de nouvelles découvertes, un corpus de connaissance
suffisamment cohérent pour être opérationnel. Il s’agit d’une contribution à l’avénement
d’une science économique “purequi, bien que pouvant être remise en cause à tout moment par
changement de paradigme, a prétention à une certaine universalité (Kuhn 1983).
1. Les aspects conceptuels
Le terme de famille est ambigu. Dans son premier sens, il désigne des individus liés par le
sang : frères et soeurs, père et mère, oncles et tantes, grands parents, cousins, et éventuellement
des alliés par mariage. Mais d’un autre côté, on entend par famille le groupe des gens qui vivent
ensemble dans un même foyer sous l’autorité d’une personne. Le même vocable désigne deux
choses différentes. D’où la suggestion de remplacer le terme famille par parenté (ou parentèle)
dans le premier sens et groupe domestique dans le deuxième sens (Mendras 1989).
Le terme de ménage va plus loin encore. Il rajoute au groupe domestique (unité de
résidence : habiter sous un même toit) d’autres conditions comme partager le budget (unité
budgétaire), prendre ses repas en commun (unité de consommation) générant en son sein des
groupes budgétaires et des groupes de commensalité. L’expérience montre qu’en Afrique les
gens qui se retrouvent au sein d’un ménage peuvent ne pas partager le même lien de parenté, et
qu’il y a confusion entre les unités de résidence, de décision, de budget, etc. D’autre part, la
mobilité extrême des individus fait que ces diverses unités varient en permanence. Le ménage se
définit alors comme un ensemble d’individus reconnaissant l’autorité d’un chef, reliés ou non par
des liens de parenté, vivant sous un même toit, mettant en commun leurs ressources et partageant
leurs repas. Le ménage est ainsi une entité abstraite, composée de ces diverses unités qu’il faut
définir au cas par cas après observation sur le terrain, mais qui correspond bien à l’analyse
économique et permet les calculs d’indicateurs par tête, l’étude des comportements d’utilisation
du revenu et des habitudes de consommation (Blaizeau et Dubois 1990 tome II).
Cependant la parenté se double d’un système de droits et d’obligations qui lie les
différentes personnes et fournit à chacune des dotations initiales (Sen 1984). Ce système définit,
dans la parentèle stricte, le rôle des femmes et la place des enfants, redistribuant, de ce fait, les
effets de revenu et la pauvreté au sein du ménage. Ce système peut s’étendre à une parentèle
élargie au lignage, et même au clan, en ce qui concerne les droits sur la terre, le devoir de
funérailles, etc.. Il en résulte une priorité lexicale des obligations communautaires qui a pour
effet de modifier l’optimalité des affectations budgétaires au sein du nage (Mahieu 1991,
Koulibaly 1995).
Enfin la composition démographique de la famille a une forte influence sur le niveau et
les sources de revenu, et sur l’affectation des dépenses. Le fait que la famille soit monoparentale
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et qu’une femme soit chef de famille, ou qu’elle soit polygamique, la présence de plusieurs
adultes, d’un nombre différent de filles et de garçons, de diverses tranches d’âge d’enfants, etc.,
sont autant d’éléments explicatifs d’un niveau de vie ou de comportements différents.
2. Les approches théoriques
Diverses écoles théoriques ont influencé la pensée en économie. Il s’agit des écoles
libérale, néo-classique, keynésienne, marxiste, structuraliste, institutionnaliste, et régulationniste.
La pensée néo-classique est, malgré ses défauts, la plus diversifiée en ce qui concerne le
comportement des individus et des ménages. Elle fournit des explications au plus grand nombre
de situations. Sa prétention à l’universalité lui impose de trouver des ponses aux critiques des
autres écoles de pensée. Sa reconnaissance actuelle, comme mode de pensée dominant, dénoncé
sous le terme de “pensée unique”, et sa volonté d’intégrer des aspects non directement
économiques en font, dans ce domaine, l’école de pensée la plus florissante actuellement.
a) Les bases de la pensée néo-classique
La pensée néo-classique est issue du courant classique libéral (Smith, Ricardo, Mill) qui
insiste sur les initiatives individuelles, sur l’importance des échanges et un rôle de l’État limité à
la correction des déséquilibres sociaux, pour augmenter la richesse d’un pays.
Trois courants fondent la pensée néo-classique : l’école de Lausanne avec Walras et
Pareto qui met l’accent sur l’équilibre général, l’école anglaise de Cambridge avec Jevons,
Marshall et Pigou qui examine les équilibres partiels, et l’école de Vienne de l’individualisme
méthodologique qui, avec Menger, Wieser, Hayek, Schumpeter, etc., explique les faits sociaux à
partir des comportements individuels. Toutes ces écoles justifient à leur manière le marché
comme le meilleur instrument de gestion économique. L’école de Cambridge est la seule qui
s’intéresse aux problèmes de bien-être (Pigou) et aux conséquences sociales des imperfections du
marché admettant de ce fait l’intervention de l’État pour en corriger les aspects négatifs. Elle
poursuit ainsi la tradition classique.
Les individus et ménages sont alors considérés comme des acteurs effectuant un certain
nombre d’actes économiques : production, consommation, épargne, etc.. Le marché (pour les
biens, l’emploi et la monnaie) est l’unique processus capable de donner une valeur aux échanges
(par le système de prix) et d’équilibrer de façon stable l’offre et la demande en quantités. Pour
décrire ce processus de nombreux concepts sont nécessaires : l’utilité (ou satisfaction) et la rareté
sont les sources de la valeur d’un bien, la maximisation sous contrainte d’une fonction objectif
est à l’origine du processus, la substitution entre facteurs de production ou entre biens de
consommation déterminent des courbes d’indifférence ou d’isocoût, les élasticités d’offre et de
demande mesurent les variations d’offre ou de demande en fonction des modifications du revenu
ou des prix, les coûts d’opportunité évaluent les options alternatives.
Sur le marché des biens, les individus consommateurs maximisent leur utilité sous
contrainte budgétaire, et à l’optimum, sous certaines conditions, le prix d’un bien égale l’utilité
marginale, ce qui permet de déduire les équations de demande. Les individus producteurs
maximisent leur profit - résultant de la valeur des ventes dont on retranche les consommations
intermédiaires - sous contrainte technique exprimée par des coefficients de production. A
l’optimum, et sous certaines conditions, le prix d’un bien égale la productivité marginale et les
équations de coût se déduisent du programme. Avec un raisonnement identique on détermine les
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taux de salaire et d’intérêt sur les marchés des facteurs de production, travail et capital.
L’ensemble des équations correspondantes constituent le modèle dit de Arrow-Debreu. Il permet
de déterminer un système de prix d’équilibre si certaines hypothèses sont vérifiées comme la
décentralisation et l’indépendance des décisions des agents, la concurence pure et parfaite
(atomicité des individus, homogénéité des produits, libre entrée sur le marché, transparence des
informations), la divisibilité des produits, la convexité des fonctions d’utilité et des espaces de
production, etc.. Ce modèle ne prétend pas représenter l’économie réelle. Il montre cependant
que sous certaines hypothèses il existe bien un système de valeur qui optimise les échanges
(Debreu 1984).
La réalité économique montre qu’une bonne partie de ces hypothèses ne sont pas
vérifiées. Il y a des ententes entre acteurs, une information imparfaite, des rendements croissants,
des rentes multiples, une fragmentation des marchés, etc.. De plus, les problèmes
méthodologiques s’accroissent lorsqu’on veut intégrer des contraintes autres que budgétaire,
temporelle ou technique, comme c’est le cas lors de la prise en compte des aspects
intergénérationnels, des obligations communautaires, des croyances, etc.. Enfin, le passage du
comportement rationnel d’un individu à celui d’un ménage, entité fréquemment observée et
analysée, pose problème. jà approché par Samuelsom, avec l’introduction d’un indice de bien-
être du ménage, puis Becker, avec son théorème de l’enfant gâté, il demande de choisir des
approches différentes selon les situations : agrégation des préférences individuelles et des points
de rupture, décision dictatoriale ou comportement coopératif, attitude altruiste ou égoïste
impliquant une articulation différente des fonctions d’utilité individuelle au sein de la fonction
d’utilité collective (Bourguignon et Chiappori, 1994). Dans le cas africain, la complexité
s’accentue avec la forte différenciation des individus et des ménages qui est basée sur les rôles
confiés aux hommes et aux femmes, aux aînés et aux cadets sociaux, aux diverses générations,
etc..
b) Les adaptations du cadre néo-classique
On peut cependant remarquer que le cadre néo-classique est suffisamment adaptable pour
tenir compte des nombreuses critiques formulées à l’encontre du marché ou même de la
rationalité économique des individus. Les récents développements ont tenu compte des critiques
keynésiennes et structuralistes et, dans une moindre mesure, marxistes, concernant l’imperfection
des marchés (fragmentation, information imparfaite, externalités, anticipations), la nécessité
d’une intervention de l’État (politique monétaire et budgétaire, lutte contre la pauvreté et
l’exclusion, vision de développement à long terme), le rôle des différentes classes sociales
(pauvres et non-pauvres, groupes de pression), etc.. Est ainsi apparu le courant de la synthèse
(Hicks, Samuelsom, Patinkin, Clower, etc.) considéré comme néo-classique par certains
(référence à la rationnalité économique, la défense du marché, la recherche de l’équilibre général)
et néo-keynésiens par d’autres (rôle actif de la monnaie, justification de l’intervention de l’État,
chômage involontaire résultant d’une insuffisance de la demande, déséquilibre entre l’épargne
fonction du revenu et l’investissement fonction du taux d’intérêt).
Dans les années 60, Becker, Mincer et Schultz développent l’idée que l’on peut réaliser
un investissement en capital humain quand on effectue des dépenses destinées à améliorer la
productivité future du travail humain. Les dépenses d’éducation (en formation initiale ou par
accumulation d’expériences), de santé (en incluant la nutrition et l’accès à l’eau potable) rentrent
dans cette catégorie. Elles permettent d’établir un lien entre les rémunérations obtenues au cours
du cycle de vie et les investissements qui ont été effectués initialement. Cette logique de
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maximisation sous contrainte d’une satisfaction est étendue à tous les domaines démographiques
(mariage et divorce, fertilité, planification familiale, relations au sein d’un ménage) et sociaux
(stratégie des femmes mariées, criminalité, justice, etc.). Elle soulève, cependant, le problème
fondamental du réductionisme économique qui ne considère que les comportements utilitaristes
de l’être humain.
Cependant les travaux de Sen (1987), l’introduction des droits et obligations
communautaires (Mahieu 1989), la prise en compte de l’altruisme africain et de l’importance de
l’information acquise par l’âge (Koulibaly 1995), l’existence d’un capital social lié au lieu
d’habitation et de travail (Schiff 1992), l’introduction de fonctions de choix qualitatifs dans
l’étude de l’accès à la santé, à l’éducation (DSA 1993), à l’habitat (Grootaert et Dubois 1987,
Thuillier 1992), permettent de corriger certains de ces excès.
Les stratégies de conflit entre groupes sociaux, chères à l’analyse marxiste, sont reprises,
dans le cadre néo-classique à travers la théorie du marchandage, la théorie de la menace et des
compromis (Schelling) le bluff, les attitudes irrationnelles, les successions de dialogue et de
ruptures sont considérées comme l’essence même du jeu social. La théorie des jeux (Von
Neumann et Morgenstern) systématisera cette approche.
c) Les approches actuelles
De nouvelles voies théoriques concernant l’économie des ménages sont en cours
d’exploration, soit par remise en cause des hypothèses de l’économie néo-classique, soit par
proposition d’autres ouvertures. On peut en citer quelques unes.
La nouvelle microéconomie institutionnaliste (Simon 1991) soutient que l’efficacité des
mécanismes concurrentiels, loin d’être la règle, constitue l’exception et que le marché walrasien,
institution parmi d’autres, est une fiction qui devrait être remplacée par le concept de contrat :
contrat d’achat, de vente et de travail impliquant des coûts de transaction. Les outils d’analyse
sont alors la théorie des jeux (Myerson 1991) qui étudie comment se comportent des individus
rationnels en situation conflictuelle et l’économie de l’information qui aborde les difficultés
d’acquisition de l’information. Certaines hypothèses de la concurence pure et parfaite sont ainsi
abandonnées, comme l’atomicité et l’autonomie des acteurs, la transparence de l’information. On
peut alors étudier le comportements des ménages en situation de non-coordination des décisions
individuelles ou d’asymétrie de l’information. L’analyse du marché du travail avec ses théories
du salaire d’efficience (les entreprises fixent de hauts salaires pour inciter les travailleurs à
produire à un niveau d’effort élevé, ces hauts salaires entrainant du chômage) ou des
négociations collectives, l’évaluation de l’efficacité des politiques d’emploi constitue l’une des
applications de ces approches qui montrent l’inefficacité des transactions marchandes ne
conduisant plus à un optimum général mais à un gaspillage des ressources (Cahuc 1993).
Les années centes ont été marquées par un regain d’intérêt pour l’analyse de
Schumpeter. L’analyse évolutionniste qui en résulte met l’accent sur le rôle central de
l’innovation dans les stratégies de compétitivité actuelle et dans les possibilités de relance de la
croissance interne. Il s’agit d’analyser l’ensemble des processus d’innovation qu’ils soient
technologiques, économiques ou sociaux, qui rendent les produits et services de la société plus
performants sur les marchés internes ou externes. On s’intéresse à la capacité des acteurs,
individus, ménages et groupes sociaux, à générer des initiatives, à les faire accepter socialement
et à les diffuser afin que des effets se fassent sentir au niveau macro-économique (Le Bas 1995).
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