COMMENT FAVORISER L’ACTIVITÉ DES AUXILIAIRES Elizabeth Rat-Morris Agrocampus Ouest Favoriser l’activité des auxiliaires est une des actions cohérentes à mettre en œuvre dans une stratégie environnementale au jardin. « Stratégie » vient du grec στρατός, armée, et αγειν, conduire : “ Art de coordonner l’action de l’ensemble des forces pour conduire une guerre, gérer une crise ou préserver la paix ”, son objectif est global, à long terme. Les termes, donc les concepts, utilisés en protection des plantes sont issus du vocabulaire guerrier, mal adapté aux objectifs actuels de cette «protection», mot maintenant préféré à «lutte». La protection des plantes s’inscrit dans la démarche globale de développement durable. Ses objectifs sont de protéger nos plantes, cultivées ou non, vis-à-vis des organismes bioagresseurs, en respectant l’environnement biotique et abiotique, à un niveau de dégâts ou désagréments acceptable. gonistes d’agents phytopathogènes (bactéries, virus…) et les organismes décomposeurs (recycleurs) ne seront pas abordés ici (voir Albouy, 2011). La protection biologique par conservation vise à préserver les auxiliaires présents dans l’agroécosystème et à en augmenter la diversité et la quantité en aménageant l’environnement pour favoriser leur activité à notre profit. On parle alors de biodiversité fonctionnelle. Cet aménagement peut être complété par des lâchers ponctuels d’auxiliaires (Rat-Morris, 2009). En agissant sur les chaînes trophiques, nous fournirons à nos auxiliaires le gîte et le couvert. Quelles bases scientifiques ? Comprendre les relations entre les plantes et leur environnement peut permettre d’agir en faveur des plantes. Le fonctionnement des chaînes trophiques, les interactions entre les différents protagonistes et leur évolution dans le temps sont abordés par différentes approches scientifiques. Avec l’étude de la dynamique des populations et de la génétique des populations, l’écologie chimique fournit des clés intéressantes pour comprendre les communications entre les plantes, les bioagresseurs et leurs ennemis. En cette année de la chimie, il m’a paru intéressant de porter un regard sur la façon dont les plantes attirent ou repoussent leurs ennemis et dont les auxiliaires trouvent les plantes et les proies ou hôtes qui permettent leur développement, via une messagerie chimique. I. Quels sont nos moyens ? La protection biologique intégrée(1), qui valorise la portée des éléments naturels de régulation des bioagresseurs en privilégiant la protection biologique, répond à nos objectifs (RatMorris, 2009). Robert Barbault (2011), dans son introduction à ce colloque, insiste : “ il faut agir avec la nature et pas contre elle ”. Nos auxiliaires (du latin auxilium secours, « Personne ou chose qui aide temporairement ou accessoirement ») sont principalement les animaux prédateurs et parasitoïdes(2), et les pollinisateurs. Les agents entomopathogènes, les organismes anta- (1) La protection Intégrée est une conception de la protection phytosanitaire fondée sur la connaissance du milieu et de la dynamique des populations présentes dans les agroécosystèmes. En valorisant la portée des éléments naturels de régulation, son application fait intervenir, de façon aussi compatible que possible, l’ensemble des techniques et méthodes capables de maintenir les ravageurs et maladies en dessous des seuils de dégâts économiques, tout en satisfaisant aux exigences d’ordre écologique, toxicologique et économique. (Adapté de F.A.O., 1970, O. I. L. B. – S. R. O. P., 1973 et Brader, 1975). Le terme de PBI (protection biologique intégrée) est utilisé pour signifier le choix prioritaire de la protection biologique pour la protection intégrée d’une culture ou d’un écosystème. Un parasitoïde est un insecte qui se développe sur ou dans un autre organisme, son hôte, en général un autre insecte, entraînant à terme la mort de celui-ci comme conséquence directe ou indirecte de son développement. (2) 10 II. La communication chimique les pucerons B. brassicae par attraction du parasitoïde spécialiste D. rapae. Interactions et communication chimique. Les défenses des • Performances des pucerons Brevicoryne brassicae (spécia- plantes sont constitutives et/ou induites. Les défenses constitutives font partie intégrante de la plante. Leur expression demeure constante indépendamment des facteurs environnementaux. Ces défenses peuvent être de nature physique (épines, trichomes, soies ou cires), et/ou chimique (par ex. les glucosinolates chez les Brassicacées). Ces défenses peuvent aussi être induites en réponse à l’attaque d’un phytophage (Green et Ryan, 1972). En plus de ces mécanismes de défenses directes, les plantes peuvent bénéficier de défenses indirectes en favorisant l’action des ennemis naturels des bioagresseurs phytophages. Pour cela, elles peuvent fournir aux ennemis naturels – nos auxiliaires – des refuges physiques, des sources de nourriture complémentaires, ou des signaux chimiques volatils leur permettant de trouver plus efficacement leurs hôtes ou proies. Les ennemis naturels sont capables de reconnaître de manière spécifique les composés émis par les plantes attaquées par leurs phytophages hôtes (Agbogba et Powell, 2007). liste), Myzus persicae (généraliste), et de leur parasitoïde commun Diaeretiella rapae sur différentes Brassicacées (Le Guigo, 2011). La séquestration des glucosinolates de sa plante hôte par le puceron B. brassicae constitue une bonne défense contre les prédateurs, mais pas contre le parasitoïde. Les performances du parasitoïde ne sont pas en relation avec celles du puceron M. persicae, ni avec le caractère des plantes testées : cultivées (chou Brassica oleracea, colza B. napus) ou non cultivées (moutarde noire B. nigra et moutarde des champs Sinapis arvensis). • Défenses indirectes des Brassicacées contre la mouche du chou (Pierre, 2011). Des expériences en olfactométrie montrent que Trybliographa rapae, parasitoïde spécialiste de la mouche du chou, Delia radicum, insecte consommateur de racine, n’est pas attiré par les choux attaqués simultanément par la mouche du chou (espèce hôte du parasitoïde) et par la piéride du chou Pieris brassicae, ravageur folivore, (espèce non hôte). L’attaque simultanée par les espèces hôte et non hôte réduit l’efficacité du comportement de recherche du parasitoïde. Les essais de plein champ sur le brocoli Brassica oleracea var. italica montrent par ailleurs que les taux de parasitisme de D. radicum sont considérablement réduits sur les plantes attaquées simultanément par la mouche et la piéride du chou. L’écologie chimique s’intéresse à ces communications chimiques complexes : ECOMONES [ HORMONES PHEROMONES ALLOMONES SEMIOCHIMIQUES [ ALLELOCHIMIQUES [ KAIROMONES Ces exemples montrent la complexité des relations entre les différents niveaux trophiques. De telles études orientent cependant les choix pour l’aménagement du jardin. Substances sémiochimiques : signaux chimiques servant au transfert d’information chez les êtres vivants. Substances allélochimiques : substances permettant des signaux entre des individus d’espèces différentes. Les allomones confèrent l’avantage à l’espèce émettrice (ex. substances de défense), les kairomones confèrent l’avantage à l’espèce réceptrice (ex. attractifs alimentaires, stimulateurs de ponte). III – Aménager le jardin Choix de plantes et abris. Le choix judicieux des plantes, et de leur association, permet de fournir aux auxiliaires la nourriture et l’habitat, tout au long de l’année, afin de les maintenir et de les attirer. Des refuges leur fournissent un abri pendant l’hiver. Les mécanismes de reconnaissance de la plante par l’insecte impliquent l’olfaction, le goût, la vision, les organes mécanorécepteurs, ainsi que la coïncidence spatio-temporelle des cycles. Celle-ci est principalement dépendante de la température pour tous les animaux sans régulation thermique (= poïkilothermes). Elle peut être régulée par la diapause et/ou la migration. L’étude sur la dynamique des populations des espèces du complexe Chrysoperla carnea, réalisée par Johanna Villenave en 2006 pour sa thèse au laboratoire PBI de l’INHP, illustre bien les démarches conduisant au choix des végétaux. Elle montre par les inventaires et l’analyse du contenu des tubes digestifs (identification des grains de pollens consommés et du miellat), que ces Chrysopidae utilisent plusieurs types d’habitats pour leur cycle de vie. Les adultes de Chysoperla affinis sortant de diapause apparaissent dans les agroécosystèmes dès janvier et se nourrissent alors de pollen d’espèces arborescentes et arbustives. Les générations suivantes se nourrissent et pondent sur végétation basse, de juin à mi-août. À partir de septembre, elles commencent à se nourrir de miellat dans la végétation arborescente pour constituer leurs réserves lipidiques. À partir de novembre, les adultes diapausants migrent vers les sites d’hivernage (greniers, bûchers, boîtes d’hivernage…) En hiver, quelques individus sortent des sites d’hivernage et consomment du pollen de plantes fleurissant durant cette période. Chrysoperla lucasina présente à peu près les mêmes types de déplacements et de migra- Les interactions entre les chaînes tritrophiques et l’environnement sont l’objet de recherches dans l’UMR Bio3P (Agro- campus-Ouest). Les exemples suivants sont tirés des thèses soutenues en décembre 2011 par Pauline Le Guigo et Prisca Pierre. • Influence de la présence de colza voisin sur la colonisation du chou par les pucerons Brevicoryne brassicae et leur parasitoïde Diaeretiella rapae (Le Guigo, 2011). Sur le terrain, le taux de parasitisme du puceron du chou par D. rapae est plus important sur le chou quand il est entouré par des plants de colza. Au laboratoire, les parasitoïdes choisissent préférentiellement les colzas voisins sains puis passent sur les choux infestés. Ainsi, les colzas voisins protègent les choux contre 11 www.snhf.org hyménoptères mouche syrphide tions, mais cette espèce apparaît inféodée à la végétation basse (Villenave, 2006). Le jardin dans son environnement. Le jardin n’est pas isolé : la protection biologique intégrée doit et peut être gérée à l’échelle du territoire dans lequel il se situe. Les ceintures vertes de villes permettent des actions en cohérence entre les exploitations agricoles, les espaces verts et les jardins particuliers. Ces actions doivent s’appuyer sur une organisation de l’espace où l’aménageur ou l’urbaniste doivent assurer une bonne connectivité, évitant que les voies de circulation servent à séparer plus qu’à relier et donnant leur pleine importance aux liaisons végétales. S’il est difficile de connaître les besoins alimentaires et les habitats de chaque espèce, miellat et pollen sont au menu de nombreux auxiliaires parasitoïdes, prédateurs et pollinisateurs : hyménoptères, mouches, syrphidés aux larves prédatrices, chrysopes, et bien d’autres auxiliaires potentiels. Cela conduit à fournir tout au long de l’année des plantes fleuries dans les différentes strates, avec des associations végétales adaptées. En hiver par exemple, noisetier, lierre, laurier-tin, bruyère, mercuriale procurent pollen et nectar. Le choix de variétés résistantes s’impose bien sûr chaque fois que c’est possible (voir M.C. Daunay et R. Brand, 2011). La diversité des espèces est un atout, de même que la diversité au sein d’une même espèce végétale (plantes issues de semis plutôt que boutures pour les haies par exemple). On rejoint ici les objectifs du maintien de la biodiversité. Conclusion Favoriser l’activité des auxiliaires est de l’intérêt commun de tous, jardiniers, agriculteurs, gestionnaires d’espaces verts, aménageurs du territoire. La recherche est nécessaire pour valider (ou invalider) l’expérience de terrain et les intuitions qui guident une bonne part des aménagements proposés, et pour trouver de nouvelles pistes pour une protection des plantes cohérente avec le développement durable. Organisation spatiale. L’organisation spatiale facilite la connexion entre les différents milieux dans le jardin et avec les abords. Pour chaque espèce, le paysage est caractérisé par la surface d’habitat disponible, la qualité de l’habitat, la connectivité ou l’isolement de cet habitat. La complexité accroît les interfaces possibles et donc augmente les opportunités d’interactions (positives ou négatives, de notre point de vue). Le jardin accueillant pour les auxiliaires doit allier connectivité, complexité et zones refuges. Il comporte, avec un choix de végétaux adaptés : - des haies dites «entomophiles», alliant différentes strates de végétation ; - des zones enherbées en bordure des planches du potager, des bandes fleuries ; - des zones d’»herbes folles», plantes pouvant ailleurs paraître indésirables, comme les orties ; - des gazons plus proches de la pelouse botanique que du terrain de golf ; - une diversité de plantes dans le potager et le jardin d’agrément ; - des refuges, comme des tas de bois, des murets, des «maisons à insectes». Il est intéressant de laisser une part importante à la végétation indigène, à laquelle la faune locale est mieux adaptée qu’à des espèces exotiques. Les différents compartiments du jardin peuvent être reliés par un continuum de végétation plutôt que séparés par un gazon ras ou des aires minéralisées. Références Agbogba B.C. & Powell W., 2007. Effect of the presence of a nohost herbivore on the response of the aphid parasitoid D to the host-infested cabbage plants. Journal of Chemical Ecology 33 : 2229-2235. Albouy V., 2011. Rôle des Insectes. Colloque SNHF, Montpellier, 20 mai 2011. Barbault R., 2011. La biodiversité : une autre façon de voir le monde. Colloque SNHF, Montpellier, 20 mai 2011. Daunay M.C. & Brand R., 2011. Bien choisir les espèces et les variétés. Colloque SNHF, Montpellier, 20 mai 2011. Green T.R & Ryan C.A., 1972. Wound induced proteinase inhibitor in tomato leaves. Evidence for a proteinase inhibitor inducing factor. Federation Proceedings, 31(2): A862. 12