ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? QU’EST-CE QU’UN « GRAND TEXTE » PHILOSOPHIQUE ? L’allégorie de la Caverne, immédiatement précédée par une analyse des genres de connaissance, est un des passages les plus célèbres de « La république » de Platon. Le Doute et le Cogito exposés par Descartes dans son « Discours de la méthode » et dans ses « Méditations métaphysiques » font partie de ces thèmes universellement abordés dans les études de philosophie. La réputation de ces textes d’anthologie n’est pas surfaite. Ce sont là de « grands textes » . Qu’est-ce qu’un « grand texte » philosophique ? Celui que la tradition philosophique nous propose comme tel ? Sans doute ! Le jugement de la tradition est un signe de reconnaissance de sa valeur, mais ce n’est pas la raison de sa valeur. Un texte philosophique est « grand » à un double titre : d’abord parce que son auteur a réussi à penser, avec beaucoup de justesse, un ou plusieurs aspects essentiels de notre existence humaine et ensuite parce qu’il offre au lecteur la possibilité de penser à nouveau, par lui-même et comme à sa source en lui-même, ces divers aspects de sa propre existence. Un texte philosophique est « grand » parce qu’il nous est intérieur, parce qu’il peut recevoir un sens qui vient du fond de notre être, là où nous pouvons vraiment rejoindre son auteur parce que nous sommes rejoints par lui. Un grand texte reçoit un sens qu’il nous aide à découvrir en nous-mêmes, et ainsi sa juste vérité nous révèle notre réalité authentique. À l’école d’un grand texte philosophique, il nous est donc possible « d’entrer en philosophie ». Nous disons « entrer en philosophie » et non « servir d’introduction à une présentation de la philosophie ». C’est « banaliser » un grand texte, le rendre « insignifiant » que de s’en servir comme d’une publicité pour la philosophie. La publicité nous parle d’une chose qu’elle ne sera jamais, même si elle nous offre un « échantillon » de ce dont elle parle. Honorer un grand texte philosophique, ce n’est pas lui 2 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? demander de nous « parler de » la philosophie, c’est « en faire avec lui ». « Faire de la philosophie avec un grand texte philosophique » ce n’est pas seulement s’en servir comme d’un matériau qu’on transforme pour en faire un produit dérivé, à l’image du potier qui fait son vase « avec » de l’argile, ni seulement recourir à son aide comme à un modèle ou un patron, pour faire de même ; mais c’est vraiment faire de la philosophie « ensemble avec » lui, comme des parents font « ensemble » leur enfant, un être nouveau, et leur bonheur familial. Il n’est pas d’êtres qui, à sa mesure, ne fassent exister d’autres êtres ou ne les fassent être davantage. La lecture signifiante d’un texte philosophique nous met déjà dans une situation de dialogue, préparatoire à la lente découverte que le sens ultime de l’existence se dévoile dans la véritéo de la communication de l’être : « être, c’est faire être ». PHILOSOPHER EN VERITE AVEC LUCIDITE CRITIQUE Philosopher, c’est avoir l’audace d’inventer un sens de l’Être qui soit approprié à la 1 véritéo de l’existence humaine, et que l’on puisse réaliser comme un idéal de vie. C’est là une œuvre éminemment personnelle. Personne ne peut nous remplacer et inventer à notre place le sens de notre existence. Pourtant c’est bien un sens à visée universelle que celui qui procède d’une œuvre d’invention personnelle en philosophie ! On n’invente pas de sens seulement « par et pour soi », mais aussi « avec et pour les autres ». D’autres en ont donc déjà inventés « pour nous ». Nous n’inventons donc des sens qu’en continuant d’inventer, en prolongeant l’inventivité d’autres avant nous. Inventivité d’autrui qui féconde la nôtre. o 1. Nous écrivons « vérité » (vérité-exposant « o »), pour signifier qu’il s’agit de la « vérité Ontologique », c’est-à-dire de la « réalité en tant qu’elle est intelligible en ellemême », c’est-à-dire susceptible d’être connue adéquatement par un être intelligent. « Véritél » (vérité-exposant « l ») signifiera qu’il s’agit de la « vérité logique », c’està-dire de la propriété du jugement pour autant qu’en cet acte le sujet connaissant se conforme à lui-même en tant qu’être connaissant (aspect d’exercice de la pensée en lien avec l’aspect formel du jugement ou du discours) et à l’objet connu en tant que réalité connue (aspect de détermination de la pensée en lien avec l’aspect matériel du jugement ou du discours). ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 3 C’est pourquoi une telle entreprise ne peut être menée à bien dans l’isolement et la solitude. Pour être vraiment fructueuse, elle doit être fécondée. Elle doit donc prendre appui sur la tradition des efforts humains qui s’appliquèrent déjà à cette tâche. Instruits de la diversité des sens ainsi inventés par les hommes, nous pouvons mieux approcher la véritéo de l’existence humaine qui nous apparaît plus clairement à travers eux. En approchant mieux la réalité de notre existence humaine grâce aux éclairages de ces divers sens que nous livre la tradition philosophique, nous pouvons aussi en retour mieux apprécier la valeur de ces sens déjà inventés en les confrontant critiquement à l’aune de la véritéo de l’existence humaine, telle qu’elle est réelle en nous-mêmes. Nous pouvons ainsi les confirmer ou les infirmer, les modifier, les compléter ou les affiner. Travail que nous faisons pour nous-mêmes, certes, mais aussi pour d’autres, actuels et futurs, parce que nous l’avons fait avec d’autres, actuels et passés, pour que la tradition se poursuive de manière vivante. La lucidité critique, qui nous fait comparer toute tradition de sagesse à la réalité de notre existence, marque l’accès à l’« âge adulte » de la philosophie. L’« enfance » de la pensée philosophique recevait une tradition de sagesse comme si elle était la « révélation » adéquate et indiscutable de la véritéo de notre existence, sans soupçonner ou sans admettre que cette tradition puisse être insuffisante et donc amendable. « Adolescente », la pensée philosophique se contente seulement de comparer un courant de tradition à un autre, c’est-à-dire en fait une opinion reçue à une autre, une croyance transmise à une autre. Dans le premier cas, les œuvres d’invention des devanciers sont reçues « filialement, selon diverses lignées » comme des héritages intangibles des Pères, et dans le second, les diverses créations du passé, mises toutes sur un même plan de valeur, sont appréciées — voire dépréciées — conflictuellement, comme si elles étaient l’objet de tension et de rivalité entre frères ou entre copains. Dans ces deux premières situations, les véritésl de la tradition ne sont pas appréciées en elles-mêmes, c’est-à-dire en référence à la réalité qu’elles expriment. Ou bien elles sont « pré-jugées » 4 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? quand elles sont reçues de l’extérieur comme une « révélation » ou un « héritage » des Anciens, ou bien elles sont l’objet d’un choix en fonction de critères étrangers, lorsqu’elles sont seulement confrontées entre elles, mises en tension ou en rivalité les unes avec les autres. Dans l’un et l’autre cas, les œuvres d’invention de sens, que nous transmet la tradition, ne sont pas reprises en leur dynamisme, ni renouvelées en elles-mêmes. Avant d’être « adulte » une pensée philosophique n’est pas capable d’« engendrer » à son tour un sens nouveau. Pour le devenir et être féconde, elle doit faire « renaître » une parole ancienne en la « dotant » d’un sens plus riche, pour l’avoir revivifiée à sa source permanente dans notre « expérience d’être » actuelle. Ainsi elle donnera le jour à une « parole » plus adéquatement « expressive » de la véritéo de l’existence. En effet, un sens pour notre existence — qu’on l’estime reçu de la tradition, soit comme un « uniforme prêt à porter » qu’on endosse par obligation, soit comme un « menu choisi à la carte » au gré de notre fantaisie, ou qu’au contraire on se l’imagine, illusoirement sans doute, comme le fruit supposé de notre seule méditation —, un sens, donc, pour notre existence, quelle que soit la manière dont nous nous le sommes approprié, n’est vraiment un « sens » qu’en référence à la réalité qu’il vise et qu’il nous permet aussi de construire, celle de notre existence humaine, bien réelle en chacun et en tous à la fois. L’EXIGENCE REFLEXIVE La lucidité critique d’une pensée philosophique adulte témoigne ainsi, dans sa démarche de confrontation avec la réalité de l’existence, d’une prise de conscience explicite de l’« exigence réflexive » qui est la source même de la pensée et de la sagesse proprement philosophiques. Sagesse adulte, parce que « critique » d’elle-même, discernant la valeur de ses jugements par étalonnage avec la réalité de l’existence d’où elle procède et sur laquelle elle se prononce. Sagesse « critique » parce que consciente explicitement de sa nature proprement réflexive. Sagesse « explicite » enfin, parce que, comme prise de conscience, elle est assortie d’une démarche d’auto-contrôle d’elle-même en toutes ses expressions. Cette surveillance permanente d’elle-même n’est pas un accessoire surajouté de l’extérieur à la pensée philosophique. ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 5 Elle procède de son exercice constitutif, pour autant qu’en son exigence de rigueur réflexive, l’acte de penser philosophiquement descend jusque sur le plan même du discours, s’incarnant dans la diversité des langues. Il donne ainsi naissance à deux types de langages philosophiques : d’abord à un langage par symboles tirés de notre milieu de vie, et ensuite à un langage par « confessions méthodologiques », c’est-à-dire par comptes rendus de la pensée à l’œuvre et par programmations systématisées d’œuvres de pensée. Le langage par symboles, qui est premier dans l’ordre de l’expression formulée, continue d’être fonctionnel dans le langage par confessions. Ce dernier est un discours en second, mais il dévoile, parce que délibérément réflexif, l’œuvre de pensée en son intégralité originelle, notamment tandis qu’elle « use », en exercice et en initiative première, du langage par symboles et qu’elle se signifie elle-même en ses déterminations ontologiques « par des symboles » issus du monde des « phénomènes » et de nos rapports avec eux. Ainsi peut s’atténuer progressivement l’écart qui sépare une intelligibilité réflexive relationnelle de son discours initialement objectiviste et « chosiste ». Il y a en effet un décalage inévitable entre d’une part la pensée d’un sens que la conscience saisit en la véritéo exercée de son être, et d’autre part son expression empruntée au langage que nous utilisons d’abord pour les choses du monde et pour nos rapports avec elles. Pour s’exprimer, la pensée philosophique, réflexive en son essence, « détourne » une part du langage « objectif » de sa fonction première de médiation avec les choses et elle s’en sert en le transmutant en « symboles » d’une réalité autre que les choses qu’il désigne primitivement ; elle y fait naître les symboles comme symboles en les rapportant, avec une intention signifiante, à sa propre réalité pensante. Mais cet « écart » ou cette « disparité » entre une intelligibilité réflexive et un outil d’expression, objectif de par sa fonction première, ne peut s’effacer entièrement. Il ne peut s’effacer, car la conscience bien qu’incarnée ne peut « égaliser » et identifier à elle son « incarnation ». La fonction symbolisatrice de ce langage maintient une distance entre le symbolisant « objectif » et le symbolisé « réflexif », en même temps qu’elle en permet le franchissement. Se servant d’un langage objectif, la conscience 6 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? philosophique n’y est cependant pas asservie. Elle ne doit donc pas s’y laisser asservir, en laissant sa fonction symbolisatrice succomber au poids d’une « signifiance » originelle des choses. Voilà pourquoi, le discours du philosophe doit rester en permanence sous le contrôle et la surveillance critique de la réflexion. En conséquence s’élabore un « second » langage, un langage sur le langage-par-symbolismes-objectifs, un langage en lequel la pensée se donne un compte rendu de sa démarche vécue, tandis qu’elle est en train de s’exprimer par « symboles ». Il ne s’agit pas, en ce cas, d’un simple commentaire, à son tour descriptif et symbolique, des symboles utilisés, ni de leur explication par d’autres symboles pour en apprécier la justesse par rapport à ce qu’ils veulent symboliser. La redondance d’un langage symbolique sur un langage déjà symbolique, à l’instar d’« études poétiques » d’œuvres poétiques, si elle n’est pas sans intérêt littéraire, ne permettrait guère à la pensée philosophique de progresser dans son intelligence de l’existence. Au lieu d’un langage réflexe qui reste d’orientation objective, il s’agit plutôt de voir dans l’interprétation critique que la pensée philosophique porte sur son langage symbolique, un discours réflexe, certes, mais d’orientation réflexive. Sous le langage par symboles, la pensée philosophique retrouve son initiative propre. Et au-delà de lui, elle va décrire son propre mouvement de recherche du sens de l’existence. Elle va se montrer en son travail de création et d’invention du sens. Elle va se dévoiler en action de philosopher. Elle se donne en témoignage de ce qu’elle affirme. Elle « confesse » ses essais et les propose comme « pistes d’entraînement » pour volontaires audacieux. Par là, et en un nouveau langage, la conscience réflexive en son exercice relationnel d’être s’ouvre, dans la lucidité critique, une nouvelle voie pour s’exprimer, et pour vivifier une tradition pour le futur, une voie complémentaire de celle du symbolisme objectif UNE PENSEE PHILOSOPHIQUE CALQUEE SUR LE LANGAGE OBJECTIF Platon nous permet d’entrer en philosophie par la voie du symbolisme objectif. Sa pratique de la réflexion philosophique se montre tout en se dissimulant sous les péripéties d’un grand drame cosmique que chacun revit dans sa propre histoire. Ce grand drame postule que la vérité du sens de l’existence est « en ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 7 nous, certes, mais cachée en nous ». Aussi nous nous faisons généralement illusion de la bien connaître, puisque nous sentons confusément sa présence « en nous », mais nous l’ignorons plutôt, puisqu’elle est « cachée » en nous. Certains cependant s’imaginent tellement la posséder, sans voir qu’elle leur échappe alors tout au fond d’eux-mêmes, qu’ils prétendent en user comme d’une chose extérieure. Ils poussent même l’illusion jusqu’à en offrir à qui veut une semblable possession au cours d’un marchandage intéressé. Or il se révèle vite qu’il nous est impossible de la recevoir comme une chose toute faite de la part de ceux qui prétendent nous la vendre. Nous ne la découvrons que si nous l’enfantons du tréfonds de nous-mêmes et la mettons au jour dans le dialogue avec un « sage-homme ». Cet homme compétent, dans l’accouchement de la vérité par chacun — comme l’est le personnage de Socrate s’entretenant avec Phèdre, jeune homme de Myrrinonte, dans le dialogue qui porte son nom : le Phèdre —, nous expliquera, que cette vérité est « en nous » parce que jadis, notre âme, lorsqu’elle était associée à la promenade d’un dieu, a pu contempler, par-delà la voûte céleste en quelque sorte, cette vérité éternelle en elle-même, selon ses différents aspects qui éclairent notre présente existence dans le monde. Au contact des choses sensibles donc et dans les conduites multiformes de nos perceptions, sentiments, pensées et actions, nous nous « ressouvenons » de ces essences éternelles qui en sont les modèles. Dans le symbolisme de toutes les choses qui sont sous la voûte céleste, nous pouvons nous représenter effectivement les diverses contingences de notre vie dans le monde et dans la société. Et dans les vérités éternelles qui sont au-delà de cette voûte, il nous faut déceler les nécessités constitutives de notre être, nécessités qui ont leur fondement en l’absolu même de l’Être divin. Enfin leur contemplation, lorsque notre âme est associée à un dieu, n’est autre que l’image cosmique visant tout en la voilant la perfection de la réflexion philosophique en notre être. Nous disons qu’elle n’est que l’image cosmique de la « réflexion », rien qu’une image, même si elle est cosmique, car par la « réflexion » il nous est donné d’avoir accès aux lois mêmes de l’être, lois que le Cosmos « reflète » à sa manière, mais qu’il ne peut égaler. Quant à la « ressouvenance », elle représente notre pratique même de la connaissance réflexive de nous-mêmes. 8 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? D’une manière plus générale, on pourrait dire qu’une philosophie de l’Objet doit se comprendre comme un « symbole » d’une philosophie du Sujet et doit donc être décodée et recodée, c’est-à-dire interprétée comme une projection active du Sujet sur un miroir-Objet. UNE PENSEE PHILOSOPHIQUE APPUYEE SUR L’ACTE DE PENSER Descartes nous permettra d’emprunter la voie de la lucidité critique pour accéder au cœur de la réflexion philosophique et métaphysique. Encore faut-il parcourir cette voie jusqu’à son terme ! Descartes ouvre la voie de la lucidité critique. Kant la prolongera. Tous nous sommes invités à y faire route. Il serait injuste de réclamer de celui qui ouvre la voie..., qu’il la parcourt aussi toute entière. Il serait en revanche déraisonnable, sous prétexte qu’un initiateur n’achève jamais son œuvre..., de ne pas apprécier à sa juste valeur l’apport réflexif de Descartes. La voie ouverte pour une philosophie du Sujet, enfin, ne doit pas s’arrêter au sujet individuel, comme s’il pouvait trouver son accomplissement dans la solitude de son être. La philosophie du Sujet se doit de reconnaître que la perfection du sujet n’est possible que dans une structure intersubjective constituée de sujets relationnels entre eux, relationnels entre eux non en raison d’un manque et d’une imperfection initiale, mais en raison de leur perfection ontologique, même si celle-ci est en eux limitée et non infinie. La raison ultime en est que l’Infini dans l’être, autrement dit Dieu, est relationnel en lui-même et pas seulement avec les œuvres de sa création ; en lui-même il est structure relationnelle parfaite de Sujets infinis. Inventer, en philosophe véritable, un sens approprié à la vérité de l’existence ne peut se faire sans qu’on s’interroge aussi sur cette forme de penser qu’on met en œuvre lorsqu’on invente un tel sens. En d’autres termes, il est impossible de ne pas s’interroger, lorsqu’on veut faire et qu’on fait de la philosophie, sur la nature de la connaissance philosophique elle-même. Une telle interrogation accompagne plus ou moins explicitement toute recherche philosophique. Elle s’insère aussi dans une tradition de pensée et nous la faisons nôtre en dialogue également avec les grands textes philosophiques. Réciproquement faire de la philosophie « en dialogue avec les grands textes » ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 9 nous conduit à retrouver en eux cette interrogation. Ce qui s’avère nécessaire en notre propre activité de pensée, l’a été également pour les auteurs de ces textes. Mais comme nous l’avons dit, leur fréquentation ne cherche pas seulement en eux une matière à penser, un modèle à suivre, mais elle tend à réaliser « avec eux » une œuvre nouvelle, un renouvellement enrichi dans une même lignée. UNE PENSEE PHILOSOPHIQUE CONSCIENTE D’ELLE-MEME ET DES AUTRES FORMES DE PENSEE « Entrer en philosophie », tout en nous interrogeant, dès le départ, sur la nature de la connaissance philosophique, afin d’atteindre plus sûrement le terme d’une vérité donnant tout son sens à l’existence, telle est notre intention. De plus nous voulons le faire en adhérant avec lucidité critique à notre nécessaire insertion dans une tradition. Enfin dans nos « analyses méthodologiques » de Platon et de Descartes, nous avons voulu nous placer dans une relation où notre recherche se trouverait « fécondée » par des textes en lesquels ces deux philosophes, l’un dans une démarche « projective », l’autre dans une démarche « réflexive » actualisaient déjà une même préoccupation et traitaient donc théoriquement et pratiquement du problème de la connaissance philosophique « dès l’entrée » en philosophie. Le problème de la connaissance peut faire l’objet des méditations du philosophe à plus d’un titre. On peut estimer qu’il s’y intéresse parce que la connaissance est « une » des activités humaines parmi d’autres, à côté de l’activité volontaire, de celle de sa sensibilité, de son activité économique ou politique, etc. On se forme ainsi l’idée que le philosophe s’intéresse à la connaissance comme le physicien s’intéresse à un secteur particulier de la réalité matérielle : la lumière ou les fluides ou autre chose encore. Selon cette façon de voir, la connaissance serait une partie de l’objet de la philosophie, partie elle-même encore décomposable et autorisant par exemple l’étude de la pensée scientifique à travers ses étapes historiques ou l’étude de la pensée mathématique. On pourrait même concevoir alors que les philosophes puissent aussi étudier semblablement la pensée philosophique, c’est-à-dire la manière de faire de la philosophie, comme ils ont étudié la manière dont on fait la science. Dans la mesure où une telle étude est objectivement possible, c’est-à-dire 10 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? à partir du moment où ils pourraient analyser les œuvres philosophiques qui ont été élaborées avant eux, on accentuerait encore la spécialisation et le morcellement dans l’étude descriptive et analytique de la connaissance humaine, mais en même temps on serait amené à s’interroger sur la valeur même des différentes manières ainsi connues dont les philosophes par le passé ont fait de la philosophie, quel qu’ait pu être l’objet de leur méditation. L’étude spécialisée de la connaissance, perçue d’abord comme un problème parmi d’autres, se trouve alors traversée par une question qui rejaillit sur tous les objets de la pensée philosophique ou, si l’on préfère, sur l’objet de la philosophie pris dans toute sa généralité. Il y a là une interférence surprenante entre deux préoccupations, au premier abord très éloignées l’une de l’autre. Mais la situation devient même paradoxale si l’on considère, au travers de l’étude particulière précisément des œuvres philosophiques, que c’est dès les premières tentatives philosophiques que nous voyons l’homme s’interroger sur la nature de sa connaissance philosophique, avant même qu’il ne dispose de systèmes constitués pour y observer sa mise en pratique. De plus cette interrogation comme interrogation « antérieure » à toute systématisation, en cours ou achevée, ne se démentira jamais au long de l’histoire de la philosophie. Pourquoi ? Remarquons donc bien que l’interrogation sur la nature de la connaissance n’a pas en philosophie le même caractère particulier que l’interrogation sur le travail, la politique ou même sur Dieu. Elle n’est pas une question parmi d’autres, rassemblée avec ces dernières dans l’objet général de la philosophie. Elle est en quelque sorte coextensive à l’objet de la philosophie ellemême sans s’identifier cependant avec lui. Mais pour éviter d’identifier le problème de la connaissance avec l’objet de la philosophie, et comme il ne peut pas le déborder et lui être extérieur, n’est-on pas obligé alors d’en faire quand même un thème particulier ? Si oui, faudrait-il en conséquence renoncer à sa coextensivité à l’objet de la philosophie et faire fi du témoignage de l’histoire qui fait du problème de la connaissance non une question parmi d’autres, fût-elle la première, mais une interrogation permanente sans cesse reprise à propos de toutes les autres questions ? Comment sortir de ce dilemme qui semble nous conduire en première apparence à sacrifier une vérité au bénéfice de l’autre ? ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 11 Il y aurait absurdité à subordonner la recherche de la vérité au choix de l’une contre l’autre. Les exigences d’intégralité et d’unité nous imposent de n’en négliger aucune, mais d’en montrer au contraire la cohérence. Il faut donc quitter le plan d’une analyse « objectivante » qui situe uniquement, en les séparant, le problème de la connaissance et particulièrement celui de la connaissance philosophique à côté et parmi d’autres problèmes. Il faut ensuite comprendre, en revenant vers le sujet, que le problème de la connaissance coïncide avec l’intention philosophique elle-même ! Expliquons-nous. C’est en effet par souci de penser philosophiquement d’une manière toujours plus authentique que l’homme s’intéresse à son pouvoir de connaître et cherche à le comprendre. De la philosophie — c’est-à-dire de la parfaite connaissance de soi selon notre être — l’homme « cherche à s’approcher par différentes voies jusqu’à ce qu’il ait découvert l’unique sentier qui y conduit » (Kant), et lorsqu’il l’a découvert, il doit sans cesse s’assurer qu’il ne s’en écarte pas sur des pistes sans issue. Cherchant donc à se connaître vraiment, l’homme s’enquiert aussi nécessairement si la manière dont il se connaît est la bonne manière de se connaître. L’intention philosophique comporte donc en permanence, et parce qu’elle est philosophique précisément, une préoccupation de la nature et de la qualité de cette forme de connaissance2. Cela amène le philosophe à comparer cette connaissance de soi aux autres formes de connaissance, principalement à la connaissance des choses sensibles et à celle des entités logico-mathématiques. Le projet philosophique implique donc toujours et en toutes ses étapes une méditation sur la connaissance humaine. Le philosophe ne peut se dispenser, même s’il n’étudie pas la connaissance comme une activité particulière de l’homme parmi d’autres, d’élaborer une théorie de la connaissance sous peine de prétendre faire explicitement de la philosophie sans avoir besoin de savoir comment en faire — ce qui serait une contradiction et partant une impossibilité de faire de la philosophie. Or l’homme fait de la philosophie, donc il s’interroge sur les voies de la 2. On pourra apprécier ici la similitude et la différence qu’il y a entre l’étude expérimentale d’une conduite de connaissance expérimentale qui lui est distincte et le contrôle critique permanent de la réflexion philosophique elle-même en son propre exercice. 12 ENTRER EN PHILOSOPHE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? connaissance, il en élabore une théorie. Le problème de la connaissance est donc coextensif à l’objet de la philosophie en général et à toutes ses parties, sans s’identifier à lui, tout en pouvant également en faire partie. C’est en quelque sorte une étude particulière, non seulement parmi d’autres, mais associée à chacune des autres et à elle-même, c’est-à-dire sans en omettre aucune. Comment ces aspects s’accordent-ils entre eux ? C’est que le problème de la connaissance peut se développer en deux temps ou plutôt sur deux plans, comme moments permanents de l’entreprise philosophique : d’une part, comme problème général, en tant que « problème critique », c’est-à-dire comme l’expérience la plus achevée de la pensée qui s’infléchit vers son essence en une recherche de « l’unique sentier » et comme surveillance permanente d’un plan de route tandis que « réflexivement » elle s’exprime à elle-même son essence. D’autre part, en tant que problème particulier, comme « ontologie de la connaissance », dans la mesure où en s’explicitant à lui-même son essence le sujet conscient comprend que ses voies de connaissance sont fondées en la structure de son être. Cette connaissance réflexive de l’ontologie de la connaissance, amenée en la pensée par la vigilance critique, mais non pas « déduite » d’elle, augmente et précise le pouvoir de cette dernière dans l’étude philosophique de toutes les autres questions. Cette étude, pour être valable, devra être « critiquement réflexive ». Ces deux moments de la pensée philosophique se renforcent l’un l’autre. Vérités critiques et vérités métaphysiques sur le connaître humain s’épaulent réciproquement. Aussi est-ce un problème très secondaire, voire sans consistance, que de se demander ce qui est premier de l’ontologie ou de la critique de la faculté de connaître. Ce qui est assez remarquable chez les philosophes qui, par conscience professionnelle pourrions-nous dire, élaborent une théorie de la connaissance afin de bien comprendre et situer le savoir philosophique, c’est de voir, sous la disparité des langages, l’identité de la démarche inflexive qui, les « détournant » des savoirs non philosophiques, non pour les rejeter, mais pour ne pas s’y confiner, ni les utiliser contre leur nature, les amène à la pensée proprement réflexive, et comment la réalité de cette démarche à visée générale est une justification particulière de la distinction des savoirs en même temps qu’une étape de la prise de conscience de leur différenciation dans l’histoire. ENTRER EN PHILOSOPHIE ! QU’EST-CE QUE C’EST ? 13 Pour prendre conscience de cette différenciation des savoirs corrélative d’une authentique compréhension de la connaissance philosophique, choisissons d’être instruits par Platon dans le cadre d’une philosophie de l’objet et par Descartes dans le cadre d’une philosophie qui se tourne vers le sujet. Ce « passage de l’objet au sujet », indispensable aussi pour progresser en philosophie, ainsi que l’a fait remarquer Kant, est lui-même une démarche inflexive et une nouvelle illustration de l’effort critique dans la recherche de la forme de connaissance spécifique de la philosophie : à savoir la « réflexion ». Nous aurons donc sans cesse présent à l’esprit l’avertissement de Kant qu’on ne fait pas de philosophie en adoptant un mode de pensée tourné par nature vers les phénomènes. Entrons donc en philosophie, avec lucidité critique, en effectuant aussi ce passage d’une philosophie de l’Objet à une philosophie du Sujet, tendus vers le sens de l’existence qui se dégage de la véritéo relationnelle de notre être ! Le témoignage platonicien de l’ascension de l’âme vers le Bien et le discernement cartésien de l’indubitablement Vrai nous en rapprocheront. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>