PANORAMA D’HISTOIRE MONDIALE (1) :
LE MONDE DE L’ISLAM
Nous commençons aujourd’hui notre premier parcours dans l’histoire du monde médiéval, qui
prendra la forme d’un panorama général en quatre séances. Il va de soi qu’en adoptant un tel
découpage, nous allons concentrer notre réflexion sur les principales civilisations de l’oikoumène
médiéval, sur celles qui ont pesé le plus sur le devenir du monde, au détriment des sociétés les plus
discrètes. Fidèle au principe établi lors de la première séance (pour faire de l’histoire, il faut d’abord
décentrer son regard, regarder le monde sous un angle qui ne nous est pas familier), nous ne
prendrons pas l’histoire européenne comme point de départ, mais l’histoire du monde de l’Islam.
Quelques remarques s’imposent pour expliquer ce choix.
De toutes les grandes civilisations mondiales, la civilisation de l’Islam est la seule à se constituer
toute entière au cours du millénaire médiéval. Certes, l’Islam est l’héritier des civilisations qui l’ont
précédé sur les terres il établit sa Loi. Mais l’Islam n’en est pas moins la grande nouveauté, le
principal bouleversement intervenu sur la carte du monde au cours de la première moitié du
millénaire médiéval, ce que l’on appelle le Haut Moyen Âge. De plus, l’Islam a formé en l’espace
de trois siècles le plus vaste ensemble politique, social et culturel que le monde ait jamais connu
un ensemble qui s’étire des rives l’océan Atlantique aux rives de l’Indus, du sud de l’Europe à
l’Asie centrale et au nord de l’Inde, qui occupe en d’autres termes la plus grande partie des terres
centrales de l’Ancien monde. Ces terres, pour la plupart arides ou semi-arides, sont le berceau de la
civilisation sédentaire, est née et s’est développée dans l’Antiquité la civilisation de
l’agriculture, de l’écrit, de l’État, de la ville. Au Moyen Âge, en revanche, les terres passées sous la
domination de l’Islam ne sont plus les peuplées du monde : on estime à 20 % la part de la
population mondiale qui, vers l’an Mil, vit dans le monde de l’Islam, qu’elle soit musulmane ou
non-musulmane.
Nous touchons un point essentiel : si l’on veut comprendre l’importance historique de l’Islam, il
faut distinguer clairement l’islam comme religion et l’Islam comme civilisation. L’islam est d’abord
une religion, une nouvelle religion monothéiste qui va se diffuser dans le monde au fur et à mesure
que ses premiers fidèles, les Arabes, vont se tailler un immense empire mondial. Mais l’Islam est
aussi une civilisation, la civilisation née de ce premier empire arabe qui a placé sous une
domination unique des peuples qui vivaient jusque-là séparément ; l’Islam, c’est la civilisation née
de l’étonnante synthèse des cultures, des langues et des religions que le premier empire arabe a
unifié sous sa coupe. Le monde de l’Islam au Moyen Âge, ce sont donc les Arabes partis à la
conquête du monde, mais aussi les pays romains et grecs en Méditerranée, les pays persans, turcs et
indiens en Asie. Le monde de l’Islam, ce sont des musulmans, mais aussi des chrétiens et des juifs,
des zoroastriens, des manichéens, des hindouistes. Pour distinguer clairement l’Islam comme
civilisation et l’islam comme religion, on utilise une convention d’écriture : Islam / islam ; on
appellera islamique ce qui relève de la civilisation et musulman ce qui relève de la religion.
Bienvenue dans la civilisation la plus riche et la plus diverse du monde médiéval !
I. L’ISLAM EN EXPANSION
Pour saisir l’Islam dans toute sa diversité, il faut rappeler à grands traits les phases de son
expansion dans l’histoire mondiale.
Le premier paradoxe de cette grande civilisation est d’être e dans un bout du monde, en marge
des grands courants de civilisation de l’Antiquité : dans la péninsule arabique, plus précisément
dans les oasis du Hedjaz. C’est là, qu’entre 610 et 632, un homme prêche une nouvelle religion,
d’abord à La Mecque [illustration], une petite ville fréquentée par des marchands de tous les
horizons en raison de son temple, la Ka‘ba, sont honorées de très nombreuses divinités et en
raison des foires commerciales qui sont organisées là, sur le territoire sacré du temple ; puis à
Médine, une oasis située plus de 200 km au nord de La Mecque, cet homme, Muhammad /
Mahomet, s’est exilé en 622 : son exil (hijra) marque le point de départ du comput islamique, le
calendrier de l’Hégire qui reprend l’année lunaire traditionnelle chez les Arabes d’avant l’islam.
Nous reviendrons plus longuement sur cette nouvelle religion : retenons pour le moment que l’islam
(la soumission à Dieu) est fondé sur la croyance en l’unicité de Dieu, sur la la mission prophétique
de Muhammad et sur la révélation de la parole divine en langue arabe, une révélation rassemblée
dans le Coran, récitation de la parole divine avant de devenir un livre au cours du siècle qui suivit la
mort du Prophète de l’islam.
La révélation de la parole divine dans la langue des Arabes et la mission prophétique de
Muhammad, censé être le dernier des prophètes de Dieu, sont indissociables du mandat donné ainsi
aux Arabes : s’unir alors même qu’ils étaient divisés plus qu’aucune autre société, s’unir et
conquérir le monde pour le soumettre à la Loi de Dieu, alors même qu’ils vivaient en marge du
grand courant du monde. Les conquêtes arabes, lancées dès avant la mort du Prophète, sont à
proprement parler foudroyantes [voir carte]. En moins de vingt ans, quelques dizaines de milliers
de cavaliers arabes se sont emparés de la Palestine, de la Syrie, de l’Égypte, de l’Iraq et de l’ouest
de l’Iran. En 732, un siècle exactement après la mort du Prophète, quand les Francs de Charles
Martel dispersent près de Poitiers un petit groupe de cavaliers arabes partis en razzia trop loin de
leurs bases, ils n’imaginent pas que leur exploit, fondateur dans la conscience historique
occidentale, n’aurait aucune conséquence, ni même aucun retentissement dans l’immense empire de
l’Islam. À cette date, l’autorité du calife, l’empereur de l’Islam, s’étend depuis Damas, sa capitale,
vers l’ouest : sur l’ensemble de la rive sud de la Méditerranée, jusqu’aux Pyrénnées et à la
Narbonnaise ; vers le nord : jusqu’aux montagnes du Caucase ; vers l’est, jusqu’à l’Asie centrale et
au nord de l’Inde.
La rapidité et l’ampleur spatiale des conquêtes arabes ne s’expliquent pas facilement. Il faut d’abord
s’entendre sur le mot conquête : quelques dizaines de milliers de cavaliers se sont imposés à
plusieurs millions d’habitants ; pour cela, ils ont vaincu les armées des souverains qui régnaient sur
ces nombreux pays et sont emparés des villes ; il faudra plusieurs siècles pour que la domination de
l’Islam pénètre en profondeur les campagnes et l’écrasante majorité de la population. Le contexte
général des conquêtes arabes est également déterminant : les premiers cavaliers de l’Islam ont, en
quelques années, affronté victorieusement deux des plus grands empires de la fin de l’Antiquité :
l’empire romain d’Orient, avec Constantinople pour capitale, et l’empire perse sassanide, avec
Ctésiphon pour capitale ; deux empires qu’une guerre interminable avait opposé depuis les années
570 et qui se présentaient exangues et épuisés dans les années 630 quand la nouvelle menace surgit
du Désert. L’empire romain d’Orient renonce à défendre la Syrie et l’Égypte, puis l’Afrique
romaine ou la lointaine péninsule ibérique, mais parvient à conserver l’ouest de l’Asie mineure et
Constantinople, assiégée en vain par deux fois par la flotte arabe. L’empire perse, en revanche, ne
résiste pas aux assauts des Arabes, ouvrant la conquête rapide et définitive de l’Iraq, de l’Iran et de
l’Afghanistan.
La faiblesse des vieux empires ne doit pas nous conduire à sous-estimer l’efficacité militaire des
Arabes, fondée sur la rapidité de mouvements de la cavalerie et sur la maîtrise des voies
d’approvisionnement, fondée sur le cheval et sur le dromadaire. Dans leur progression hors de la
péninsule arabique, les cavaliers arabes ne font que suivre le chemin que leurs caravanes parcourent
déjà depuis longtemps jusqu’en Syrie et jusqu’au Maghreb. Le premier empire arabe est un empire
de marchands caravaniers ! Face à leur rapidité de mouvement, les lourdes armées des empires
sédentaires sont trop lentes et doivent évacuer les villes les unes après les autres. La redoutable
efficacité de la cavalerie arabe permet d’expliquer également les limites atteintes par les conquêtes :
dans la péninsule ibérique, ce sont les Pyrénées ; en Asie mineure, les Monts du Taurus ; en haute
Mésopotamie, les montagnes d’Arménie ; en Inde, la barrière de l’Hindu Kush qui vont
durablement marquer les limites bio-géographiques de l’expansion de l’Islam. Ni le cheval, ni le
dromadaire, ne se prêtent en effet aux espaces forestiers d’altitude. En Asie centrale en revanche, le
métissage du dromadaire arabe avec le chameau de Bactriane, qui supporte mieux le froid de la
steppe, va accompagner l’expansion arabe vers l’est.
Pour ceux qu’une analyse géographique de l’histoire de l’Islam intéresserait tout particulièrement,
voir les travaux de Xavier de Planhol :
Les fondements géographiques de l’histoire de l’islam, Flammarion, 1968
Les nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmne, Fayard, 1993
II. L’EMPIRE DE L’ISLAM
Au milieu du VIIIe siècle, l’Islam a ainsi atteint les limites de sa première expansion. C’est dans ce
cadre territorial immense que se stabilise alors l’empire de l’Islam. La première capitale, Médine,
bien trop périphérique par rapport aux nouvelles conquêtes, a été délaissée dès les années 660 au
profit de Damas, l’une des plus anciennes villes de Syrie, la Syrie qui est aussi la première province
les tribus émigrées d’Arabie se sont installées massivement. Établi à Damas, le calife, qui est
tout à la fois le guide des musulmans et l’empereur de l’Islam, peut conduire la guerre contre le
principal objectif : Constantinople, la Nouvelle Rome, la Ville par excellence. L’échec des deux
sièges de Constantinople affaiblit les califes de Damas, d’autant plus contestés qu’ils cherchent à
maintenir la domination exclusive des Arabes sur tous les peuples de l’empire. En 750, une
véritable révolution porte à la tête de l’empire une nouvelle dynastie, celle des Abbassides, qui font
de leur parenté avec le Prophète la source de leur légitimité.
La Révolution abbasside s’appuie tout particulièrement sur les nouveaux musulmans, ces habitants
de l’empire qui ont choisi de se convertir à l’islam, à la religion de leurs maîtres arabes. Or, les
convertis sont surtout nombreux dans l’ancien empire perse, dans la population persane d’Iraq et
d’Iran, où les Abbassides comptent la majorité de leurs partisans. Le changement dynastique
s’accompagne logiquement d’un rééquilibrage spatial de l’empire qui installe sa nouvelle capitale
au cœur de l’Iraq : Madinat al-Salam, la Ville du salut, mieux connue sous le nom de Bagdad, est
fondée en 762 ; ce n’est encore qu’une vaste cité palatiale, mais en deux siècles, elle va devenir
l’une des plus grandes villes du monde médiéval. La destinée des Abbassides est indissociablement
liée à celle de Bagdad. C’est là que pendant cinq siècles, jusqu’à la prise de la ville par les Mongols
en 1258, le califat abbasside va chercher à maintenir son autorité sur le monde de l’Islam.
Sous les Abbassides, l’empire de l’Islam connaît un remarquable développement. Certes, les
provinces les plus éloignées du centre, comme al-Andalus ou le Maghreb extrême, échappent
rapidement à l’autorité directe de Bagdad. Mais, à l’aune des autres constructions politiques du
monde médiéval, l’État abbasside apparaît comme le mieux organisé et le plus centralisé, davantage
encore que l’État byzantin pourtant de dimensions plus réduites et au moins autant que l’État
chinois sous la dynastie des Song, aux XIe et XIIe siècles. L’unité de l’empire tient avant tout à
l’unité de langue, au statut de langue universelle acquis par l’arabe en moins de deux siècles.
L’arabe est bien sûr la langue de la révélation divine, et le Coran est sans aucun doute le texte le
plus abondamment copié d’un bout à l’autre du monde de l’Islam [illustration]. La mise par écrit
de l’arabe a gagné en précision et la grammaire de la langue a été codifiée, une vaste entreprise
les secrétaires persans de l’administration abbasside ont joué un grand rôle. L’arabe est également la
langue du droit islamique, dont les grandes écoles se forment entre le VIIIe et le IXe siècle et
diffusent leurs règles et leurs conceptions de la société d’un bout à l’autre de l’empire : la diffusion
du droit islamique, auquel pouvaient faire appel les populations non-musulmanes de l’empire, est
l’un des principaux facteurs de formation d’une civilisation proprement islamique.
L’arabe est enfin la langue de l’administration, d’une administration les secrétaires persans
jouent un rôle majeur, donnant naissance à une vaste littérature scientifique, technique, pratique ou
divertissante en langue arabe. Par leur intermédiaire, l’arabe est devenu le réceptacle d’une partie de
l’héritage scientifique et littéraire des civilisations grecque, persane et indienne. Les nombreuses
traductions commandées soit par le souverain, soit par le milieu urbain lettré des secrétaires de
l’administration, ont suscité un remarquable développement scientifique, en langue arabe, tout
particulièrement en médecine [illustration], en mathématiques et en astronomie ces savoirs qui
sont les plus scientifiques et qui sont par conséquent les plus aisément traduisibles. Un héritage que
l’Occident chrétien s’empressera de recueillir aux XIIe et XIIIe siècle : ce n’est pas un hasard si
notre mot algèbre vient de l’arabe ǧabr (action de ramener les parties au tout, les fractions à
l’unité). Pour ceux qui s’intéresseraient au développement des sciences en langue arabe au cours du
Moyen Âge, voir :
Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe, Aubier, 2005
Roshdi Rashed (dir.), Histoire des sciences arabes, Seuil, 1997
Pour l’histoire des mots arabes passés en français, de douane à abricot, voir :
Salah Guemriche, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Seuil, 2007
Dans l’énorme production textuelle en langue arabe de l’époque abbasside, je veux m’attarder sur
un genre littéraire particulier, très novateur dans sa forme et son propos et intimement lié à
l’existence de l’empire de l’Islam : j’entends par la géographie humaine qui s’est éponouie en
langue arabe, particulièrement aux IXe et Xe siècles. Héritière de la géographie grecque savante
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !