Retour salutaire à Payerne

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Retour salutaire à Payerne
Avec Un Juif pour l’exemple, le Genevois Jacob Berger propose une adaptation
très libre et réfléchie du fameux roman polémique de Jacques Chessex.
Dévoilé hors compétition à Locarno en août dernier, Un Juif pour l’exemple y a eu droit à
plusieurs projections supplémentaires. Accueil enthousiaste amplement mérité pour ce
quatrième long métrage de Jacob Berger (lire portrait) qui s’avère, il faut bien le dire, en tous
points exemplaire. En portant à l’écran le livre éponyme de Jacques Chessex, qui revenait sur
un crime antisémite perpétré à Payerne en 1942, le cinéaste genevois a en effet déjoué tous les
pièges qui se profilaient.
À commencer par celui de la fidélité à ce bref roman excessif et cinglant, où l’auteur vaudois
exorcise ce meurtre abominable qui le hantait depuis l’enfance. Il avait 8 ans au moment des
faits, quand une bande de nazillons assassine «pour l’exemple» le riche marchand de bétail juif
Arthur Bloch (Bruno Ganz), dont le cadavre dépecé sera jeté au fond du lac de Neuchâtel dans
des boilles à lait. Jacob Berger a pris ses libertés avec ce texte inadaptable: 70 % des scènes
du film ont été inventées. Au verbe virulent de Chessex et à ses outrances, il oppose une mise
en scène sobre et elliptique. Alors que l’écrivain plongeait dans l’horreur, le cinéaste la tient
judicieusement à distance – pour lui donner du sens.
L'écrivain convoqué
En dépit de son thème clés en main, Un Juif pour l’exemple n’est pas non plus un pensum
édifiant sur le devoir de mémoire. Puisque chacun sait d’avance ce que raconte cet ignoble fait
divers, inutile de s’appesantir. Sec comme un coup de trique, ramassé sur 72 minutes, ce film à
froid refuse l’emphase comme le suspense malsain. Il aligne au contraire de courtes scènes
signifiantes, comme autant de pièces d’un vaste puzzle.
Mieux encore, au-delà de la restitution des faits, c’est la figure de l’écrivain qui est convoquée à
l’écran. On voit le petit Jacques en témoin des événements, mais aussi le Chessex accablé de
2009 (ressuscité par André Wilms), affrontant les réactions violentes déclenchées par son
ouvrage ou visitant le passé tel un fantôme. En évoquant la réception du roman, Jacob Berger
questionne le rôle politique de l’artiste et ce qu’il en coûte. Des critiques dédaigneuses des
médias jusqu’à sa mort d’un crise cardiaque en pleine conférence à Yverdon alors qu’il était
interpellé par un auditeur, sans oublier la sinistre mascarade du carnaval des Brandons.
Echos contemporains
Certes, le cinéaste pointe ainsi du doigt une Suisse qui peine à assumer les zones d’ombre de
son histoire, mais son film ne tourne pas au pur réquisitoire. Au lieu d’un «Rapport Berger»
focalisé sur le passé, Un Juif pour l’exemple nous renvoie au présent. Des éléments
contemporains parasitent la reconstitution (immeubles, voitures, uniformes de police),
suggérant les correspondances inquiétantes entre l’Europe d’alors et celle d’aujourd’hui.
Ces détails anachroniques, peut-être inspirés par les limites d’un budget modeste, permettent
en même temps d’éviter le verni vintage du film d’époque. Un Juif pour l’exemple échappe dès
lors à l’esthétique ripolinée du genre comme à sa dramaturgie. Jacob Berger lui préfère souvent
la portée symbolique d’images fortes: les ruelles de Payerne de nuit sous la lumière
expressionniste de Luciano ­Tovoli, l’éviscération prémonitoire d’un porc, ou cette flaque de
sang coulant inexorablement vers les chaussures de l’écrivain tétanisé s’invitant sur la scène du
crime – plan qui pourrait à lui seul résumer le film..
Mathieu Loewer
© Le Courrier
17 septembre 2016
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