3
INTRODUCTION
Les récits et études des croisades oscillent depuis l’époque de Voltaire entre une
nostalgie souvent d’inspiration romantique pour les pèlerinages et des critiques acerbes
1
.
Ainsi, le médiéviste Jacques Le Goff, affilié à l’Ecole des Annales, affirme que « les
croisades n’ont apporté à la Chrétienté ni l’essor commercial né de rapports antérieurs avec le
monde musulman et du développement interne de l’économie occidentale, ni les techniques et
les produits venus par d’autres voies, ni l’outillage intellectuel fourni par les centres de
traduction et les bibliothèques de Grèce, d’Italie (de Sicile avant tout) et d’Espagne […] » : le
passif en tensions, en abus financiers et en exactions sur les routes d’Europe vers Jérusalem
ne laisserait voir « que l’abricot comme fruit possible ramené des croisades par les
chrétiens
2
. »
Si elles semblent appartenir à un passé entièrement révolu, les croisades gardent un
imaginaire important, nourri par la menace ottomane en Europe aux XVIème et XVIIème
siècles, par la colonisation et la décolonisation
3
. À ce titre, la polysémie du terme même de
croisade mérite l’attention. Dans son acception restreinte, la Croisade avec un C majuscule est
un phénomène historique associé au Moyen Âge et aux voyages en Terre sainte, une
succession de croisades singulières dont des aspects violents, religieux, économiques et
culturels sont variablement soulignés selon les études. En revanche, dans son acception
élargie, une croisade est une action militante pour une cause tenue pour morale ou juste,
comme la Prohibition de l’alcool dans l’entre-deux-guerres aux Etats-Unis, ou comme les
conflits dits « humanitaires » et contre le terrorisme des années 1990 et 2000, avec ou sans
ironie. Cette superposition sémantique doit être interrogée dans la mesure où elle peut être
reliée à des constructions intellectuelles historiques de l’autre et à des justifications érudites
des croisades remontant parfois au XIIIème siècle
4
.
1
Said, Edward W., Orientalism, Londres : Penguin Books, 2003 (1
ère
éd. 1978), pp.168-169
2
Le Goff, Jacques, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris : Flammarion, 2008 (1
ère
éd. 1964),
pp.53-55
3
Poumarède, Géraud,
Pour en finir avec la Croisade, Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux
XVIème et XVIIème siècle, Paris : Presses Universitaires de France, 2009 (1
ère
éd. 2004), 702 p.
4
Tolan, John, Les sarrasins, Paris : Flammarion, 2003, pp.22-24